Librairie de l’Opinion (p. 155-163).

XIX.

— Au bout de deux ans, continua Balthazar, nous fûmes relâchés et alors nous nous dîmes qu’il fallait nous mettre à la recherche de ce qui restait de nos familles. C’était une rude tâche, car les Anglais nous avaient dépouillés de ce qui nous restait des cinq cents couronnes de la mère Thériot ; mais, nous avions une bonne dose de courage, et tantôt à pied, tantôt dans quelque charrette où l’on nous donnait passage par charité, nous arrivâmes à New York. C’est dans cette ville que nous trouvâmes quelques indices de ceux que nous cherchions. En parcourant les rues, nous nous vîmes en présence des affiches que Louis Comeau, le brave cœur, avait fait coller sur les murs de New York aussi bien que sur ceux de Boston, de Philadelphie et des autres grandes villes des colonies anglaises. Vous savez, je suppose, que pour guider nos malheureux frères dans leurs recherches, Comeau, le héros, envoie continuellement des émissaires avec des listes de noms qu’ils affichent partout. Sur celle qui était devant moi, je lisais, au milieu d’une centaine de noms ; Landry, Thériot, à la Louisiane, sur les bords du Mississippi. Ça devaient être les nôtres et il fallait aller les rejoindre. Voilà ce que nous nous dîmes, Périchon, et moi, et nous nous mîmes bravement en route. Dieu seul peut dire les difficultés, les entraves que nous rencontrâmes. Souvent il fallait nous arrêter pendant des semaines, pour travailler sur une ferme, afin d’y gagner de quoi continuer notre voyage. Une fois Périchon tomba malade et, pendant un long mois, il me fallut le soigner. Mais grâce au ciel, je vous ai retrouvé, mon père, et toutes mes infortunes sont oubliées Me voilà près de vous pour vous aider, pour vous soigner, vous et Pouponne.

— Ou plutôt pour me voir mourir, mon fils ; mais n’importe ! je ne puis que remercier ce Dieu bon qui t’a ramené à temps pour recevoir mon dernier soupir. Écoute-moi bien Balthazar, ajouta le vieillard ; moi mort, tu épouseras Pouponne aussitôt que vous aurez fait les préparatifs nécessaires ; disons dans trois mois… tu dois comprendre mon gars, qu’y faut un protecteur à c’t’enfant… De plusse, parceque le vieux s’ra mort, y n’faut pas que ça empêche les amis d’s’amuser… j’exige qu’vos noces, alles soient juste aussi fringantes qu’les miennes alles étiont ; j’veux qu’on s’amuse et qu’on en gobe tant qu’assez… y faut aussi qu’y s’y trouve d’la boustifaille à en jeter dehors. Vous m’entendez ?

— Oui père, répondit Balthazar.

— J’veux que tout l’monde du campement soit invité, les vieux, les mères, les gars, les jeunes filles, même les p’tits enfants : faut que tout ça danse aux noces de Pouponne et de Balthazar. Vous m’avez bien compris n’est-ce pas ? ajouta-t-il.

— Oui père, répondirent les fiancés à la fois.

— Et maintenant, mes enfants, agenouillez vous là, tous les deux, pour que je vous bénisse.

Ils obéirent, et le père Landry, les deux mains étendues sur ces deux jeunes têtes inclinées, murmura à voix basse une prière pour leur bonheur. Et, lorsque Balthazar se fut relevé :

— Fils, dit le vieillard, ya encore queuque chose qui me gigule l’âme : comment s’fait y que tu n’sois pas retourné à l’armée en sortant d’prison ? aurais-tu déserté ton poste pour t’mette à not’recherche ?

— À l’armée ! répéta Balthazar avec étonnement, mais, vous n’avez donc pas su ?…

— Su quoi ? demanda le père Landry.

— Ah ! répondit Balthazar avec hésitation, notre armée… mais elle n’existe plus.

— Comment ? aurait elle été battue ?

— Non, répondit le jeune homme en baissant la tête, elle s’est fondue partiellement devant les trois corps d’invasion des Anglais. Refoulés de tous cotés par l’ennemi, jusque dans Montréal, nos hommes s’aperçurent qu’ils étaient plus que quelques milliers de soldats, sans vivres et sans munitions… et, il a fallu se rendre.

— Et le pays est perdu ?

— Perdu sans ressources, répondit Balthazar qui n’osait regarder son père.

À peine le jeune homme eut-il laissé échapper ces paroles qu’il comprit qu’elles tombaient comme la foudre sur son vieux père ; mais la question lui avait été posée si implicitement, elle était par sa nature si difficile à éluder, qu’il n’aurait pas pu le faire sans mentir, et un vrai fils de l’Acadie ne sait pas mentir. Le vieillard oscilla comme un arbre sous un grand vent, mais il ne fut pas renversé sur le coup.

— Pouponne… murmura-t-il en faisant un effort pour se tenir assis sur son lit, Pouponne, approche, mon enfant.

La jeune fille accourut vers lui : il lui passa un bras autour du cou et il ajouta d’un accent brisé :

— As-tu du courage, ma petite fille ?

— Oui père, répondit-elle, je suis exercée au malheur depuis l’âge de quatorze ans et j’en ai à peine vingt… J’endurerai bien cette nouvelle infortune si elle ne vous accable pas, vous… Si vous savez la supporter avec calme, avec résignation.

— Peux-tu marcher longtemps, mon enfant ? endurer le froid et la faim ? demanda encore le vieillard, parlant comme quand on parle dans un rêve.

Les témoins de cette scène se regardaient avec consternation ; bien certainement le pauvre vieux parlait sans savoir ce qu’il disait ; mais la noble enfant à qui il s’adressait était prête à tout pour adoucir ses derniers moments. Elle répondit :

— Vous savez bien, père, que j’ai marché depuis Boston jusqu’ici, et que j’ai vu des hommes épuisés de fatigue tomber morts à mes côtés.

— C’est vrai, ma fille ! c’est vrai ! et j’t’aime pour ta bravoure ! Dis-moi : la nuit est-elle bien noire ?

— L’orage ne fait que cesser, mais le ciel est brillant d’étoiles.

— Eh bien, ma p’tite, partons.

— Partir ! pauvre père ! s’écria la jeune fille avec consternation.

— Oui. Va mettre à part ce qu’il nous faudra pour le voyage ; fais deux paquets, un gros et un petit… fais le petit bien léger pour qu’y ne t’donne pas trop d’fatigue… moi, je m’chargerai du gros… nous prendrons les devants et nous f’rons dire à Balthazar de v’nir nous rejoindre… et il viendra, car il a l’pas pus long qu’nous.

— Mais, vous n’pouvez pas vous l’ver mon père, observa Pouponne, calmez-vous, je vous en prie… et, dites-moi : où voulez-vous aller ?

— Je veux retourner au pays… je veux faire honte à nos gars et les rappeler sous le drapeau de la France… et je veux chasser les Anglais de la terre que nous ont léguée nos pères.

— Tous les chemins praticables sont fermés, observa Balthazar : l’ennemi a contraint les habitants de l’Acadie à prêter le serment d’allégeance… vos fils eux-mêmes ont passé par cette condition.

— Mes fils ! s’écria le vieillard en riant d’un rire qui faisait mal à entendre ; les autres, peut-être… mais pas Balthazar !

Et il relevait sa tête vénérable avec toute la fierté, avec toute la noblesse d’un prophète de Michel-Ange.

— Balthazar comme les autres, dit le jeune homme ; ce serment seul pouvait lui ouvrir les portes de sa prison et lui permettre de se mettre à votre recherche, mon père.

— Balthazar ! répéta le père Landry qui semblait avoir oublié où il se trouvait ; Non ! Balthazar n’a jamais fait ça… on vous a trompé ! ce n’est pas mon enfant, mon dernier né qui se serait déshonoré par une pareille lâcheté ! par un parjure !… Il est jeune, lui… il est soldat… il peut se battre… et vous voulez me faire croire qu’il s’est fait Anglais !… Non ! Non ! ces choses là, ça n’est pas dans l’sang des Landry !

— C’est avec la rage dans le cœur qu’il y a consenti, reprit Balthazar, on ne lui laissait pas d’autre alternative pour sortir de sa prison et venir à vous.

— Mais il aurait dû rester dans sa prison ! y mourir s’il le fallait… s’écria le vieillard avec une exaltation sauvage qui ressemblait à la folie. Il aurait dû savoir ce que les Anglais ont fait aux siens… Il a vu sa famille éparpillée sur le chemin de la proscription et son vieux père, à quatre vingt dix ans se trouver seul, dénué de tout comme un mendiant, et n’avoir pour soutien que cet ange dont la mère a été assassinée par les Anglais. Et lui, le lâche ! à vingt quatre ans, au lieu de combattre, au lieu de mourir, il s’est fait Anglais ! Ah ! je le répète, c’est impossible… Vous mentez, vous qui osez me dire que mon fils, que Balthazar Landry s’est déshonoré.