Poujoulat - Histoire de saint Augustin/11

Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 63-67).
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CHAPITRE ONZIÈME.




Divers travaux de saint Augustin contre les manichéens. — Le concile d’Hippone. — Lettre de saint Paulin de Nole.

(392-395.)


L’élévation d’Augustin au sacerdoce avait eu pour but principal de donner à l’évêque Valère un prêtre qui pût le remplacer dans la prédication de la parole évangélique. Cette fonction, qui n’excluait pas les autres fonctions du ministère sacré, laissait à Augustin, toujours si économe de son temps, le loisir d’écrire. Dans les derniers mois de l’année de son ordination, ou au commencement de l’année suivante (392), le nouveau prêtre d’Hippone, poursuivant sa grande tâche contre le manichéisme, composa le livre De l’Utilité de la foi, adressé à Honorat, et le livre Des Deux âmes en réponse aux manichéens, qui établissaient dans l’homme deux âmes, l’une invinciblement déterminée au bien, l’autre invinciblement déterminée au mal.

Dans son livre De l’Utilité de la foi, Augustin dit d’admirables choses sur la nécessité de l’autorité en matière de religion. Il demande si la multitude devra renoncer à la religion, parce qu’à l’aide de la raison elle ne sera pas capable de monter jusqu’à Dieu[1]. Il faut donc que les hommes de génie commencent par marcher eux-mêmes dans la voie commune, la plus sûre pour tous ; c’est l’ordre de la Providence, c’est la loi divine. Ce n’est point par la raison, mais par l’autorité ou le témoignage, que les enfants connaissent leur père et leur mère : c’est une chose de foi. Ôtez cette foi de la famille, et vous verrez se rompre le lien le plus sacré du genre humain. Que resterait-il debout dans la société humaine si nous ne voulions croire que ce que nous comprenons ? C’est par la foi et non par la raison que Jésus-Christ enseignait les peuples. L’autorité naquit de ses miracles, et la foi naquit de son autorité.

Pourquoi, dira-t-on, ne se fait-il plus de miracles ? Augustin répond que les miracles ne toucheraient et n’étonneraient plus personne s’ils se répétaient souvent. La succession des jours et des nuits, le retour des saisons, le pâle dépouillement des arbres et leur renaissance printanière, la force prodigieuse des semences, la beauté de la lumière, la variété des couleurs, des sons, des parfums, toutes ces merveilles écraseraient celui qui les verrait et les connaîtrait pour la première fois. Mais l’habitude d’assister à ces prodiges nous a rendus indifférents.

Un prêtre manichéen, appelé Fortunatus, s’était fait une renommée ; il exerçait une fâcheuse influence sur les catholiques simples, et, dans l’orgueil de sa fausse science, il semblait défier le monde entier. On pria Augustin de conférer publiquement avec Fortunatus sur la loi religieuse ; il y consentit ; mais le prêtre manichéen hésitait à se mesurer avec un tel adversaire. Cependant, pressé, forcé par les instances des siens et ne pouvant reculer devant le champ de bataille qui lui était ouvert, Fortunatus accepta la lutte. On convint du jour et du lieu : les Thermes de Sosius furent choisis pour théâtre de la conférence. On nomma des notaires ou greffiers pour tenir compte de la discussion. Le 28 août (392), la foule des curieux se précipita dans l’enceinte du combat théologique. Cette dispute, qui nous a été conservée[2], dura deux jours. Le maître manichéen ne put échapper aux démonstrations catholiques, ni soutenir la secte dont il était un des principaux apôtres. Tous ceux qui l’avaient cru jusque-là grand et docte, acquirent la preuve de son peu de savoir. La honte obligea Fortunatus de quitter Hippone, où il ne revint plus. Sa défaite atteignait gravement le manichéisme. Les hérétiques sincères qui avaient assisté à la lutte et ceux qui lurent les actes de la conférence furent ramenés à la vérité catholique.

Une déplorable coutume chez les chrétiens d’Afrique avait plus d’une fois attristé la piété d’Augustin. Sous prétexte d’honorer la mémoire des martyrs, on passait des journées en festins autour des tombeaux des confesseurs de la foi ou dans les églises. Une lettre d’Augustin de l’année 392, adressée à Aurèle, évêque de Carthage, signale ces désordres. Le prêtre d’Hippone sollicite un concile pour détruire ces abus. L’Église de Carthage devra prendre l’initiative. « Ces choses-là, je pense, ne se suppriment pas rudement, durement ou même par ordre : mais par des instructions plus que par des prescriptions, par des avis plus que par des menaces. C’est ainsi qu’on doit agir avec la multitude ; il faut réserver la sévérité pour des fautes commises par un petit nombre de gens[3]. » Le petit peuple charnel, comme l’appelle Augustin, croyait que des festins sur les sépulcres soulageaient les âmes de ceux qui ne sont plus. Il y avait une plus sûre manière d’être utile aux morts : les fidèles n’avaient qu’à distribuer aux pauvres ce qu’ils voulaient offrir sur les tombeaux de leurs proches. Nous trouvons ici la preuve que les oblations pour les morts étaient en usage dans l’Église catholique dès le quatrième siècle.

La première lettre d’Augustin contre les donatistes appartient à l’année 392. Elle est adressée à Maximin, évêque donatiste de Sinit, l’ancienne Sunites ou Simites, qui s’élevait sur la route d’Hippone à Carthage. Augustin lui reproche d’avoir rebaptisé un diacre catholique ; il a d’éloquentes paroles lorsqu’il excite le courage religieux et la piété de Maximin, et qu’il l’invite à placer, la vérité au-dessus de toute considération humaine. « La gloire de ce siècle passe, lui dit Augustin, tout ce qui nous séduit ici-bas n’a qu’un jour. Au jour du jugement du Christ, les évêques ne seront défendus ni par leurs sièges élevés, ni par les tentures de leurs chaires, ni par les troupes de vierges sacrées qui vont au-devant d’eux en chantant des cantiques : tous ces honneurs ne leur serviront de rien quand la conscience accusera et que l’arbitre des consciences jugera : les honneurs du temps seront alors des fardeaux, et ce qui aujourd’hui relève, écrasera[4]. » Augustin s’afflige de cette réitération du baptême qui violait un principe fondamental de notre foi. Des Juifs qui voyaient Jésus-Christ pendu à une croix n’ont pas voulu déchirer sa robe, et des chrétiens qui croient qu’il est assis dans le ciel à la droite de son père, osent anéantir son sacrement !

Maximin reviendra dans la suite à l’unité catholique.

Nous venons de voir la première lettre d’Augustin contre le schisme de Donat. Voici son premier ouvrage contre ce schisme ; il est de 393 : c’est un psaume en prose composé d’autant de strophes qu’il y a de lettres dans l’alphabet[5] ; chaque strophe renferme douze versets. Cet abécédaire, fait pour être chanté, destiné à la multitude des fidèles, est un résumé des erreurs des donatistes, de leur histoire, de leurs diverses condamnations, et des raisons les plus frappantes pour mettre la foule des catholiques en garde contre le schisme. Il est net, simple et précis. Le verset : « Ô vous tous qui mettez votre joie dans la paix, jugez de la vérité, » revient à la suite de chaque strophe. Le chant se termine par une prosopopée : c’est l’Église elle-même qui s’adresse aux donatistes en termes graves et touchants.

Le livre contre Adimante, le célèbre disciple de Manès, composé en 393, conciliait les prétendues contradictions que les manichéens croyaient trouver entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Moïse dit dans la Genèse que Dieu créa le ciel, la terre et la lumière ; l’Évangile dit que le monde a été fait par le Verbe qui est Jésus-Christ. Augustin répond que tout chrétien, en lisant la Genèse, reconnaît dans le Dieu créateur l’être infini subsistant en trois personnes dont la seconde a été le sauveur des hommes. Moïse nous montre Dieu se reposant après la création du monde, et, d’après les paroles de Jésus-Christ dans l’Évangile, le père agit sans cesse. Augustin répond que le repos dont il est question dans la Genèse marque seulement la fin de la création, et qu’il n’exclut pas l’action par laquelle Dieu conserve et gouverne continuellement le monde. D’après la Genèse, l’homme est fait à l’image de Dieu, et nous lisons dans l’Évangile ces mots adressés aux Juifs : Vous êtes les enfants du démon[6]. Augustin répond que l’imitation nous rend comme les enfants de ceux que nous prenons pour modèles, et que l’enseignement nous pétrit à l’image du maître que nous écoutons. Quant à l’apparente contradiction entre les préceptes évangéliques de résignation et de pardon et les prescriptions judaïques : œil pour œil, dent pour dent, Augustin fait observer que Jésus-Christ ne blâmait pas la loi du talion, mais seulement la fausse tradition des scribes et des pharisiens qui en permettaient à chacun l’exécution, laquelle devait être réservée aux magistrats : l’Évangile, qui ordonne à tous les hommes le pardon des injures, ne défend pas aux magistrats d’en punir les auteurs. Pour ce qui est du divorce, le Sauveur disait aux Juifs : « C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de renvoyer vos femmes. » L’autorisation du divorce chez les Hébreux affranchissait de toute peine temporelle, et voilà tout : le divorce en lui-même n’en restait pas moins un mal. L’usure était permise aux enfants d’Israël dans leurs rapports avec les étrangers, pour que les Juifs cupides ne dépouillassent pas leurs frères : la législation mosaïque tolérait de moindres maux en vue d’épargner des maux plus grands. Ce qui, aux yeux des manichéens, impliquait contradiction avec l’Évangile n’était qu’imperfection.

Le livre contre Adimante fut bientôt suivi des deux livres du Sermon sur la montagne. C’est un commentaire de ce discours du Sauveur où l’on entend le ciel lui-même révéler à la terre une morale d’une pureté, d’une perfection jusque-là inconnues.

Le concile général de toute l’Afrique, qui s’ouvrit à Hippone dans la basilique de la Paix, le 8 octobre 393, sous la présidence d’Aurèle, évêque de Carthage, fut pour Augustin une occasion solennelle de plaider la cause catholique. Tous les primats des diverses provinces africaines étaient présents. Ainsi que nous l’avons déjà remarqué, nul prêtre en Afrique, avant Augustin, n’avait eu le droit de prêcher devant un évêque. Dans ce concile d’Hippone, Augustin reçut l’ordre glorieux de prononcer un discours sur la foi et le symbole ; ce discours devint plus tard un livre que nous avons encore[7]. C’est une belle explication de tous les articles du symbole ; à mesure que l’orateur catholique traite des points sur lesquels les manichéens ont erré, il signale leurs doctrines et fait voir tout leur néant, car il ne fallait laisser au manichéisme ni paix ni trêve. L’autorité d’Augustin, simple prêtre, fut grande dans cette assemblée d’évêques : l’Église d’Afrique put apprendre dès ce moment quel puissant secours la Providence venait d’envoyer à la vérité chrétienne, poursuivie, méconnue ou mutilée de tant de façons. Le, temps nous a conservé peu de choses des actes du concile d’Hippone ; par une des décisions de ce concile, l’évêque de Carthage devait chaque année annoncer aux primats des diverses provinces d’Afrique le jour de la célébration de la Pâque. On fut amené à prendre cette décision par l’erreur de l’Église de Stèfe, dans la partie la plus orientale de la Mauritanie, qui avait célébré la solennité pascale hors de son jour. Le décret du concile d’Hippone devait établir plus d’unité dans le culte catholique. La vénérable assemblée décida aussi qu’on tiendrait tous les ans un concile d’Afrique, tantôt à Carthage, tantôt ailleurs. Des règlements importants pour la discipline sortirent du concile d’Hippone. L’abus des festins autour des tombeaux des martyrs et pour le soulagement des morts, abus signalé par Augustin à la piété vigilante de l’évêque de Carthage, ne fut pas oublié sans doute[8].

À cette époque, Augustin n’avait pas encore approfondi les matières de la grâce et de la prédestination. Le livre intitulé : Questions sur l’épître aux Romains, composé en 394, renfermait une inexactitude que le saint auteur a marquée dans la Revue de ses ouvrages ; il pensait alors que la foi venait de nous-mêmes, et qu’elle n’était pas un don de Dieu, ce qui constituait une erreur désignée plus tard sous le nom de semi-pélagianisme. Le Commentaire de l’Épître aux Galates, qui suivit de près le Commentaire de l’Épître aux Romains, renfermait une phrase dont le jansénisme s’est armé pour appuyer le système des deux délectations : « Il est nécessaire, disait Augustin, que nous opérions selon ce qui nous plaît davantage[9]. » Mais les jansénistes ont prêté à saint Augustin une pensée qu’il n’eut jamais. Trois ans avant les deux Commentaires dont ils se sont tant réjouis, saint Augustin, dans le livre Des deux Âmes, avait dit tout le contraire de ce que lui ont fait dire les jansénistes. Au sujet des deux âmes des manichéens, l’une bonne, l’autre mauvaise, Augustin avait déclaré que rien ne pouvait leur être imputé à péché, si elles agissaient par contrainte, et non point par leur volonté propre[10]. L’irrésistible pouvoir de la délectation terrestre dont nous parlent les jansénistes, est tout à fait semblable à l’invincible détermination au mal dont parlaient les manichéens ; Augustin renversait d’un seul coup ces deux sortes d’hérétiques, lorsqu’il écrivait : « Si la nécessité est telle que la résistance soit impossible, ces âmes ne pèchent point[11]. » Nous ajouterons avec saint Augustin que la délibération est la marque d’une volonté libre, et que le repentir, après une action mauvaise, témoigne qu’on pouvait bien faire[12].

L’ami intime d’Augustin, Alype, évêque de Thagaste, avait envoyé à saint Paulin de Nole les principaux travaux du grand athlète de la foi contre les manichéens. En 394, Paulin, écrivant à Alype en son nom et au nom de sa femme Thérasie, unie désormais à Jésus-Christ seul, le remerciait de l’envoi de ces livres, qu’il regardait comme des ouvrages inspirés d’en-haut. Dans une lettre à Augustin lui-même, il parlait des cinq ouvrages envoyés par Alype, qui, disait-il, nourrissaient son âme et guérissaient ses maux. « Ô véritable sel de la terre ! s’écriait le prêtre de Nole en s’adressant au prêtre Augustin ; ô véritable sel de la terre, qui préservez nos cœurs et les empêchez de s’égarer dans les illusions du siècle ! ô lampe dignement placée sur le chandelier de l’Église, dont la lumière, nourrie de l’huile d’allégresse de la mystérieuse lampe aux sept dons, se répand au loin sur les villes catholiques, et chasse les ténèbres par les clartés resplendissantes d’un discours de vérité[13] ! » Le grand Paulin est plein d’amour et d’admiration pour Augustin ; il est heureux de ces cinq livres, sorte de pentateuque contre le manichéisme, qui lui permettent de s’entretenir chaque jour avec lui, et de respirer le souffle de sa bouche. « Elle est (votre bouche), lui dit-il, comme une source d’eau vive, comme une et veine de la fontaine éternelle, parce que le Christ est devenu en vous la source qui rejaillit dans l’éternelle vie ; c’est en vous que mon âme en a soif, et ma terre a désiré s’enivrer de la fécondité de votre fleuve[14] » Saint Paulin envoyait à saint Augustin, en même temps que sa lettre, un pain, en signe d’union et d’amitié. C’était alors l’usage que les évêques et les prêtres envoyassent à leurs amis des pains, en signe de communion ; le plus souvent ces pains avaient été bénits à table. Une marque particulière d’honneur, c’était d’envoyer un pain sans le bénir, pour que l’évêque ou le prêtre qui devait le recevoir le bénît lui-même : En adressant un pain à Augustin, saint Paulin le priait d’en faire un pain de bénédiction.

Nos lecteurs n’ont pas oublié le jeune Licentius, qui prenait une si intéressante part aux entretiens philosophiques de Cassiacum. L’année 395 nous fait songer aux vives inquiétudes d’Augustin sur ce jeune homme, dont les voies n’étaient pas selon Dieu. Licentius resté en Italie, à Rome peut-être, avait écrit une épître en vers au prêtre d’Hippone, son ancien maître ; au milieu du fracas mythologique de cette épître, le fils de Romanien regrettait les jours passés dans la retraite de Cassiacum auprès d’Augustin, s’attristait de sa vie, et célébrait le génie et les vertus de l’homme dont l’absence était pour lui un malheur de toutes les heures. Il s’affligeait des liens qui le retenaient, et qu’il était prêt à briser, disait-il, pour aller joindre Augustin au premier signal. Augustin lui répondit par une touchante lettre[15] où il considère les affaires de ce monde, comme un bruit importun que fait autour de nous la chaîne de notre mortalité. Il parle à Licentius des fers pesants d’ici-bas et du joug léger de Jésus-Christ ; lui reproche de s’occuper de la perfection de ses vers, et de laisser le désordre dans son cœur ; de craindre d’offenser les oreilles des grammairiens par des syllabes mal arrangées, et de ne pas craindre d’offenser Dieu par la dépravation des mœurs. Il l’engage à aller voir Paulin à Nole, à apprendre de ce saint homme comment on passe des joies humaines aux joies plus sûres de l’Évangile. C’est à Romanien qu’Augustin remettait sa lettre pour Licentius ; il lui remettait aussi une lettre pour saint Paulin[16], dont les dernières pages recommandent au saint personnage de Nole celui qu’il appelait son fils. Le prêtre d’Hippone demandait au prêtre de Nole, comme le plus grand témoignage d’amitié, un sévère examen de ceux de ses ouvrages qui étaient entre ses mains ; il le conjurait d’être pour lui ce juste que souhaitait David pour le corriger et le châtier : Paulin ne doit pas être de ces hommes qui répandent sur la tête le parfum de flatterie que redoutait le roi-prophète. L’année suivante, dans une lettre écrite à Romanien, Paulin adressait à Licentius une allocution moitié en prose, moitié en vers, pour le presser d’écouter la voix d’Augustin, et d’aller à Dieu, qui est placé au-dessus des incertitudes de la vie et De la fragilité des empires.

Les deux derniers écrits d’Augustin avant son épiscopat, sont le livre De la Continence et le livre Du Mensonge, que nous devons distinguer d’un autre livre Contre le Mensonge, composé vingt-cinq ans plus tard. Le prêtre d’Hippone attaque vivement, dans cet écrit, l’opinion de ceux qui attribuaient à saint Paul (Épître aux Galates) un mensonge officieux. Nous verrons dans son lieu la dispute d’Augustin avec le vieux Jérôme, l’illustre solitaire de Bethléem.




CHAPITRE DOUZIÈME.




Le Traité du Libre arbitre. — Traité du Libre arbitre par Bossuet.

(395.)


Il nous faut placer ici un ouvrage d’Augustin, commencé à Rome après la mort de sa sainte mère, continué en Afrique dans la retraite de Thagaste, et qui ne fut achevé qu’en 395 ; cet ouvrage est le Traité du libre arbitre, traité important parmi tous ceux où Augustin creuse les grandes questions de cette métaphysique chrétienne dont il est le créateur. Dans le Traité du libre arbitre, divisé en trois livres, de même qu’en des ouvrages dont nous avons parlé précédemment, la sagesse éternelle est montrée à l’homme comme son souverain bonheur ; de vives clartés sont répandues pour résoudre le problème de l’origine du mal et de la prescience divine. Le pélagianisme n’avait pas encore paru ; Augustin ne touche que légèrement aux questions de la grâce ; toutefois, le peu qu’il en dit est conforme à la doctrine qu’il soutiendra avec tant de force et d’autorité, lorsque Pélage et Célestius auront levé leur drapeau. Le Traité du libre arbitre a la forme du dialogue ; saint Augustin adoptait fréquemment cette forme, qui était propre aux philosophes anciens. Il s’entretient dans cet ouvrage avec son ami Évode, le même qui a été son interlocuteur dans le dialogue sur la Grandeur de l’âme. Recueillons quelques traits de ce beau travail.

Après avoir établi que rien dans la création n’égale la raison humaine en excellence, et qu’au-dessus de cette raison humaine il existe un souverain bien, une sagesse infinie, source de toute perfection et de toute joie, Augustin s’afflige et s’étonne de voir les hommes douter du bonheur qui s’attache à la possession de la vérité. Les uns, séduits par des attraits périssables auprès d’une épouse aimée, ou même auprès d’une courtisane, s’écrient qu’ils sont heureux ; et nous, quand nous tenons la vérité entre nos mains, nous doutons si nous le sommes Les autres, pressés par la soif et arrivés au bord d’une source pure, ou pressés par la faim et prenant place à un festin abondant et délicat, répètent qu’ils sont heureux ; et lorsque la vérité désaltère et nourrit notre intelligence, nous n’avons pas encore le bonheur 1 Ceux-ci se proclament heureux au milieu des fleurs et des parfums, et le souffle de la vérité ne nous semble pas un parfum assez suave ! Ceux-là sont ravis, jusqu’à l’extase, d’une belle voix, des sons mélodieux d’un instrument, et nous, quand l’éloquent et harmonieux silence de la vérité pénètre dans notre âme par des routes inconnues, nous cherchons ailleurs la vie heureuse ! L’or et l’argent, l’éblouissante blancheur des perles, le vif éclat des flambeaux sur la terre et des astres dans le ciel, qui ne s’adressent qu’aux yeux, procurent de grandes jouissances à des cœurs humains, et nous, quand la vérité vient éclairer notre raison avec ses

  1. Saint Thomas n’a fait que reproduire la pensée de saint Augustin lorsqu’il a dit : Salubriter ergo divina providit clementia, ut ea etiam quae ratio investigare potest, fide tenenda praeciperet, ut sic omnes facile possent divinae cogitationis participes esse, et absque dubitatione et errore. (Summa, adv. Gentiles, lib. I, cap. 4.)
  2. Acta seu disputatio contra Fortunatum manichasum, 392.
  3. Lettre 22.
  4. Lettre 23.
  5. Depuis la lettre A jusqu’à la lettre V.
  6. Saint Jean, VIII, 44.
  7. De Fide et Symbolo.
  8. Tillemont a donné une analyse de vingt-sept canons du concile d’Hippone. (Mém. ecclés., tome xiii.)
  9. Quod amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est.
  10. Chap. 12, 17.
  11. Si ita coguntur ut resistendi potestas non sit, non peccant.
  12. Chap. 14, 22.
  13. Lettre 25.
  14. Ibid.
  15. Lettre 21.
  16. Lettre 27.