G. Charpentier (p. 75-98).


IV


Dès le lendemain, Octave s’occupa de Valérie. Il guetta ses habitudes, sut l’heure où il courait la chance de la rencontrer dans l’escalier ; et il s’arrangeait pour monter souvent à sa chambre, profitant du déjeuner qu’il venait prendre chez les Campardon, s’échappant s’il le fallait du Bonheur des Dames, sous un prétexte. Bientôt, il remarqua que, tous les jours, vers deux heures, la jeune femme, qui conduisait son enfant au jardin des Tuileries, passait par la rue Gaillon. Alors, il se planta sur la porte du magasin, il l’attendit, la salua d’un de ses galants sourires de beau commis. À chacune de leurs rencontres, Valérie répondait poliment de la tête, sans jamais s’arrêter ; mais il voyait son regard noir brûler de passion, il trouvait des encouragements dans son teint ravagé et dans le balancement souple de sa taille.

Son plan était déjà fait, un plan hardi de séducteur habitué à mener cavalièrement la vertu des demoiselles de magasin. Il s’agissait simplement d’attirer Valérie dans sa chambre, au quatrième ; l’escalier restait désert et solennel, personne ne les découvrirait là-haut ; et il s’égayait, à l’idée des recommandations morales de l’architecte, car ce n’était pas amener des femmes, que d’en prendre une dans la maison.

Pourtant, une chose inquiétait Octave. La cuisine des Pichon se trouvait séparée de leur salle à manger par le couloir, ce qui les forçait de laisser souvent leur porte ouverte. Dès neuf heures, le mari partait à son bureau, pour ne rentrer que vers cinq heures ; et, les jours pairs de la semaine, il allait encore tenir des livres, après son dîner, de huit heures à minuit. D’ailleurs, aussitôt qu’elle entendait le pas d’Octave, la jeune femme poussait la porte, très réservée, presque sauvage. Il ne l’apercevait que de dos et comme fuyante, avec ses cheveux pâles, serrés en un mince chignon. Par cet entrebâillement discret, il avait seulement surpris jusque-là des coins d’intérieur, des meubles tristes et propres, des linges d’une blancheur éteinte sous le jour gris d’une fenêtre qu’il ne pouvait voir, l’angle d’un lit d’enfant au fond d’une seconde chambre, toute une solitude monotone de femme tournant du matin au soir dans les mêmes soins d’un ménage d’employé. Jamais un bruit, du reste ; l’enfant semblait muet et las comme la mère ; à peine entendait-on parfois le murmure léger d’une romance, que celle-ci fredonnait pendant des heures, d’une voix mourante. Mais Octave n’en était pas moins furieux contre cette pimbêche, ainsi qu’il la nommait. Elle l’espionnait peut-être. En tout cas, jamais Valérie ne pourrait monter, si la porte des Pichon s’ouvrait ainsi continuellement.

Justement, il croyait l’affaire en bon chemin. Un dimanche, pendant une absence du mari, il avait manœuvré de façon à se trouver sur le palier du premier étage, au moment où la jeune femme, en peignoir, sortait de chez sa belle-sœur pour rentrer chez elle ; et elle avait dû lui parler, ils étaient restés quelques minutes à échanger des politesses. Enfin, il espérait, la fois prochaine, pénétrer dans l’appartement. Le reste allait tout seul, avec une femme d’un tempérament pareil.

Ce soir-là, on s’occupa de Valérie, chez les Campardon, pendant le dîner. Octave tâchait de les faire causer. Mais, comme Angèle écoutait, jetant des regards sournois à Lisa, en train de servir un gigot d’un air sérieux, les parents d’abord se répandirent en éloges. L’architecte, d’ailleurs, défendait toujours la « respectabilité » de la maison, avec une conviction de locataire vaniteux, qui semblait en tirer toute une honnêteté personnelle.

— Oh ! mon cher, des gens convenables… Vous les avez vus chez les Josserand. Le mari n’est pas une bête : il est plein d’idées, il finira par trouver quelque chose de très fort. Quant à la femme, elle a du cachet, comme nous disons, nous autres artistes.

Madame Campardon, plus souffrante depuis la veille, couchée à demi, bien que sa maladie ne l’empêchât pas de manger de fortes tranches saignantes, murmurait à son tour, languissamment :

— Ce pauvre monsieur Théophile, il est comme moi, il traîne… Allez, Valérie a du mérite, car ce n’est pas gai, d’avoir sans cesse près de soi un homme tremblant la fièvre, et que le mal rend le plus souvent tracassier et injuste.

Au dessert, Octave, placé entre l’architecte et sa femme, en apprit plus qu’il n’en demandait. Ils oubliaient Angèle, ils parlaient à demi-mots, avec des coups d’œil soulignant les doubles sens des phrases ; et, quand l’expression leur manquait, ils se penchaient l’un après l’autre, ils achevaient crûment la confidence à l’oreille. En somme, ce Théophile était un crétin et un impuissant, qui méritait d’être ce que sa femme le faisait. Quant à Valérie, elle ne valait pas grand’chose, elle se serait tout aussi mal conduite, même si son mari l’avait contentée, tellement la nature l’emportait. Personne n’ignorait du reste que, deux mois après son mariage, désespérée de voir qu’elle n’aurait jamais d’enfant, et craignant de perdre sa part de l’héritage du vieux Vabre, si Théophile venait à mourir, elle s’était fait faire son petit Camille par un garçon boucher de la rue Sainte-Anne.

Campardon se pencha une dernière fois à l’oreille d’Octave.

— Enfin, vous savez, mon cher, une femme hystérique !

Et il mettait, dans ce mot, toute la gaillardise bourgeoise d’une indécence, le sourire lippu d’un père de famille dont l’imagination, brusquement lâchée, se repaît de tableaux orgiaques. Angèle baissa les yeux sur son assiette, évitant de regarder Lisa pour ne pas rire, comme si elle avait entendu. Mais la conversation tournait, on parlait maintenant des Pichon, et les paroles louangeuses ne tarissaient pas.

— Oh ! ceux-là, quels braves gens ! répétait madame Campardon. Parfois, lorsque Marie sort avec sa petite Lilitte, je lui permets d’emmener Angèle. Et je vous le jure, monsieur Mouret, je ne confie pas ma fille à tout le monde ; il faut que je sois absolument certaine de la moralité des personnes… N’est-ce pas, Angèle, que tu aimes bien Marie ?

— Oui, maman, répondit Angèle.

Les détails continuèrent. Il était impossible de trouver une femme mieux élevée, dans des principes plus sévères. Aussi fallait-il voir comme le mari était heureux ! Un petit ménage si gentil, et propre, et qui s’adorait, et où l’on n’entendait jamais un mot plus haut l’un que l’autre !

— D’ailleurs, on ne les garderait pas dans la maison, s’ils se conduisaient mal, dit gravement l’architecte, oubliant ses confidences sur Valérie. Nous ne voulons ici que des honnêtes gens… Parole d’honneur ! je donnerais congé, le jour où ma fille serait exposée à rencontrer des créatures dans l’escalier.

Ce soir-là, il conduisait secrètement la cousine Gasparine à l’Opéra-Comique. Aussi alla-t-il chercher tout de suite son chapeau, en parlant d’une affaire qui le retiendrait très tard. Rose pourtant devait connaître cette partie, car Octave l’entendit murmurer, de sa voix résignée et maternelle, lorsque son mari vint la baiser avec son effusion de tendresse accoutumée :

— Amuse-toi bien, et ne prends pas froid, à la sortie.

Le lendemain, Octave eut une idée : c’était de lier amitié avec madame Pichon, en lui rendant des services de bon voisinage ; de cette manière, si elle surprenait jamais Valérie, elle fermerait les yeux. Et une occasion se présenta, le jour même. Madame Pichon promenait Lilitte, alors âgée de dix-huit mois, dans une petite voiture d’osier, qui soulevait la colère de M. Gourd ; jamais le concierge n’avait voulu qu’on montât la voiture par le grand escalier, elle devait passer par l’escalier de service ; et comme, en haut, la porte du logement se trouvait trop étroite, il fallait chaque fois démonter les roues et le timon, ce qui était tout un travail. Justement, ce jour-là, Octave rentrait, lorsque sa voisine, gênée par ses gants, se donnait beaucoup de mal pour retirer les écrous. Quand elle le sentit debout derrière elle, attendant qu’elle débarrassât le palier, elle perdit complètement la tête, les mains tremblantes.

— Mais, madame, pourquoi prenez-vous toute cette peine ? demanda-t-il enfin. Il serait plus simple de mettre cette voiture au fond du couloir, derrière ma porte.

Elle ne répondit pas, d’une timidité excessive, qui la laissait accroupie, sans force pour se relever ; et, sous le bavolet de son chapeau, il voyait une rougeur ardente lui envahir la nuque et les oreilles. Alors, il insista.

— Je vous jure, madame, cela ne me gênerait nullement.

Sans attendre, il prit la voiture, l’emporta de son air aisé. Elle dut le suivre ; mais elle restait si confuse, si effarée de cette aventure considérable dans sa vie plate de tous les jours, qu’elle le regarda faire, ne trouvant autre chose que des bouts de phrase balbutiés.

— Mon Dieu ! monsieur, c’est trop de peine… Je suis confuse, vous allez vous encombrer… Mon mari sera bien content…

Et elle rentra, elle s’enferma cette fois hermétiquement, avec une sorte de honte. Octave pensa qu’elle était stupide. La voiture le gênait beaucoup, car elle l’empêchait d’ouvrir sa porte, et il lui fallait se glisser de biais chez lui. Mais sa voisine paraissait gagnée, d’autant plus que M. Gourd voulut bien, grâce à l’influence de Campardon, autoriser cet embarras, dans ce fond de couloir perdu.

Chaque dimanche, les parents de Marie, monsieur et madame Vuillaume, venaient passer la journée. Comme Octave sortait, le dimanche suivant, il aperçut toute la famille en train de prendre le café ; et il pressait le pas par discrétion, lorsque la jeune femme s’étant penchée vivement à l’oreille de son mari, celui-ci se hâta de se lever, en disant :

— Monsieur, excusez-moi, je suis toujours dehors, je n’ai pu encore vous remercier. Mais je tiens à vous exprimer combien j’ai été heureux…

Octave se défendait. Enfin, il dut entrer. Bien qu’il eût déjà bu du café, on l’obligea d’en accepter une tasse. Pour lui faire honneur, on l’avait placé entre monsieur et madame Vuillaume. En face, de l’autre côté de la table ronde, Marie était reprise d’une de ces confusions, qui, à chaque instant, sans cause apparente, lui jetaient tout le sang du cœur au visage. Il la regarda, ne l’ayant jamais vue à l’aise. Mais, comme disait Trublot, ce n’était pas son idéal : elle lui parut pauvre, effacée, la figure plate, les cheveux rares, avec des traits fins et jolis pourtant. Quand elle fut un peu rassurée, elle eut de petits rires, en reparlant de la voiture, sur laquelle elle ne tarissait pas.

— Jules, si tu avais vu monsieur l’emporter entre ses bras… Ah bien ! ça n’a pas traîné !

Pichon remercia encore. Il était grand et maigre, l’air dolent, plié déjà à la vie mécanique du bureau, ayant dans ses yeux ternes la résignation hébétée des chevaux de manège.

— De grâce ! n’en parlons plus, finit par dire Octave. Vraiment, ça ne vaut pas la peine… Madame, votre café est exquis, je n’en ai jamais bu de pareil.

Elle rougit de nouveau, et si fort, que ses mains elles-mêmes devinrent roses.

— Ne la gâtez pas, monsieur, dit gravement M. Vuillaume. Son café est bon, mais il y en a de meilleur. Et vous voyez comme elle a été fière tout de suite !

— La fierté ne vaut rien, déclara madame Vuillaume. Nous lui avons toujours recommandé la modestie.

lis étaient tous deux petits et secs, très vieux, avec des mines grises, la femme serrée dans une robe noire, le mari vêtu d’une mince redingote, où l’on ne voyait que la tache d’un large ruban rouge.

— Monsieur, reprit ce dernier, on m’a décoré à l’âge de soixante ans, le jour où j’ai eu ma retraite, après avoir été pendant trente-neuf ans commis rédacteur au ministère de l’instruction publique. Eh bien ! monsieur, ce jour-là, j’ai dîné comme les autres jours, sans que l’orgueil me dérangeât de mes habitudes… La croix m’était due, je le savais. J’ai été simplement pénétré de reconnaissance.

Son existence était claire, il voulait que tout le monde la connût. Après vingt-cinq ans de service, on l’avait mis à quatre mille francs. Sa retraite était donc de deux mille. Mais il avait dû rentrer comme expéditionnaire à quinze cents, ayant eu leur petite Marie sur le tard, lorsque madame Vuillaume n’espérait plus ni fille ni garçon. Maintenant que l’enfant se trouvait casée, ils vivaient avec la retraite, en se serrant, rue Durantin, à Montmartre, où la vie était moins chère.

— J’ai soixante-seize ans, dit-il pour conclure, et voilà, et voilà, mon gendre !

Pichon le contemplait, les yeux sur sa décoration, silencieux et las. Oui, ce serait son histoire, si la chance le favorisait. Lui, était le dernier né d’une fruitière, qui avait mangé sa boutique pour faire de son fils un bachelier, parce que tout le quartier le disait très intelligent ; et elle était morte insolvable, huit jours avant le triomphe à la Sorbonne. Après trois ans de vache enragée chez un oncle, il avait eu le bonheur inespéré d’entrer au ministère, qui devait le mener à tout, et où déjà il s’était marié.

— On fait son devoir, le gouvernement fait le sien, murmura-t-il, en établissant le calcul machinal qu’il avait encore trente-six ans à attendre pour être décoré et obtenir deux mille francs de retraite.

Puis, il se tourna vers Octave.

— Voyez-vous, monsieur, ce sont les enfants qui sont lourds.

— Sans doute, dit madame Vuillaume. Si nous en avions eu un second, jamais nous n’aurions pu joindre les deux bouts… Aussi, rappelez-vous, Jules, ce que j’ai exigé, en vous donnant Marie : un enfant, pas plus, ou nous nous fâcherions !… Les ouvriers seuls pondent des petits comme les poules, sans s’inquiéter de ce que ça coûtera. Il est vrai qu’ils les lâchent sur le pavé, de vrais troupeaux de bêtes, qui m’écœurent dans les rues.

Octave avait regardé Marie, croyant que ce sujet délicat allait empourprer ses joues. Mais elle restait pâle, elle approuvait sa mère, avec une sérénité d’ingénue. Il s’ennuyait mortellement et ne savait de quelle façon se retirer. Dans la petite salle à manger froide, ces gens passaient ainsi l’après-midi, en mâchant toutes les cinq minutes des paroles lentes, où ils ne parlaient que de leurs affaires. Les dominos eux-mêmes les dérangeaient trop.

Madame Vuillaume, maintenant, expliquait ses idées. Au bout d’un long silence, qui les laissa tous quatre sans embarras, comme s’ils avaient éprouvé le besoin de se refaire des idées, elle reprit :

— Vous n’avez pas d’enfant, monsieur ? Ça viendra… Ah ! c’est une responsabilité, surtout pour une mère ! Moi, quand cette petite-là est née, j’avais quarante-neuf ans, monsieur, un âge où l’on sait heureusement se conduire. Un garçon encore pousse tout seul, mais une fille ! Et j’ai la consolation d’avoir fait mon devoir, oh ! oui !

Alors, par phrases brèves, elle dit son plan d’éducation. L’honnêteté d’abord. Pas de jeux dans l’escalier, la petite toujours chez elle, et gardée de près, car les gamines ne pensent qu’au mal. Les portes fermées, les fenêtres closes, jamais de courants d’air, qui apportent les vilaines choses de la rue. Dehors, ne point lâcher la main de l’enfant, l’habituer à tenir les yeux baissés, pour éviter les mauvais spectacles. En fait de religion, pas d’abus, ce qu’il en faut comme frein moral. Puis, quand elle a grandi, prendre des maîtresses, ne pas la mettre dans les pensionnats, où les innocentes se corrompent ; et encore assister aux leçons, veiller à ce qu’elle doit ignorer, cacher les journaux bien entendu, et fermer la bibliothèque.

— Une demoiselle en sait toujours de trop, déclara la vieille dame en terminant.

Pendant que sa mère parlait, Marie, les yeux vagues, regardait dans le vide. Elle revoyait le petit logement cloîtré, ces pièces étroites de la rue Durantin, où il ne lui était pas permis de s’accouder à la fenêtre. C’était une enfance prolongée, toutes sortes de défenses qu’elle ne comprenait pas, des lignes que sa mère raturait à l’encre sur leur journal de mode, et dont les barres noires la faisaient rougir, des leçons expurgées qui embarrassaient ses maîtresses elles-mêmes, lorsqu’elle les questionnait. Enfance très douce d’ailleurs, croissance molle et tiède de serre chaude, rêve éveillé où les mots de la langue et les faits de chaque jour se déformaient en significations niaises. Et, à cette heure encore, les regards perdus, pleine de ces souvenirs, elle avait aux lèvres le rire d’une enfant, restée ignorante dans le mariage.

— Vous me croirez si vous voulez, monsieur, dit M. Vuillaume, mais ma fille n’avait pas encore lu un seul roman, à dix-huit ans passés… N’est-ce pas, Marie ?

— Oui, papa.

— J’ai, continua-t-il, un George Sand très bien relié, et malgré les craintes de sa mère, je me suis décidé à lui permettre, quelques mois avant son mariage, la lecture d’André, une œuvre sans danger, toute d’imagination, et qui élève l’âme… Moi, je suis pour une éducation libérale. La littérature a certainement des droits… Cette lecture lui produisit un effet extraordinaire, monsieur. Elle pleurait la nuit, en dormant : preuve qu’il n’y a rien de tel qu’une imagination pure pour comprendre le génie.

— C’est si beau ! murmura la jeune femme, dont les yeux brillèrent.

Mais Pichon ayant exposé cette théorie : pas de romans avant le mariage, tous les romans après le mariage, madame Vuillaume hocha la tête. Elle ne lisait jamais, et s’en trouvait bien. Alors, Marie parla doucement de sa solitude.

— Mon Dieu ! je prends quelquefois un livre. D’ailleurs, c’est Jules qui choisit pour moi au cabinet du passage Choiseul… Si je touchais du piano encore !

Octave, depuis longtemps, sentait le besoin de placer une phrase.

— Comment ! madame, s’écria-t-il, vous ne touchez pas du piano !

Il y eut une gêne. Les parents parlèrent d’une suite de circonstances malheureuses, ne voulant pas avouer qu’ils avaient reculé devant les frais. Du reste, madame Vuillaume affirmait que Marie chantait juste de naissance ; quand cette dernière était jeune, elle savait toutes sortes de romances très jolies, il lui suffisait d’entendre les airs une seule fois pour les retenir ; et la mère rappela cette chanson sur l’Espagne, l’histoire d’une captive regrettant son bien-aimé, que l’enfant disait avec une expression à arracher des larmes aux cœurs les plus durs. Mais Marie restait désolée. Elle laissa échapper ce cri, en étendant la main vers la chambre voisine, où sa petite dormait :

— Ah ! je jure bien que Lilitte saura le piano, quand je devrais faire les plus grands sacrifices !

— Songe d’abord à l’élever comme nous t’avons élevée toi-même, dit sévèrement madame Vuillaume. Certes, je n’attaque pas la musique, elle développe les sentiments. Mais, avant tout, veille sur ta fille, écarte d’elle le mauvais air, tâche qu’elle garde son ignorance…

Elle recommençait, elle appuya même davantage sur la religion, réglant le nombre des confessions par mois, indiquant les messes où il fallait aller absolument, le tout au point de vue des convenances. Alors, Octave, excédé, parla d’un rendez-vous qui le forçait à sortir. Ses oreilles bourdonnaient d’ennui, il voyait bien que cette conversation continuerait de la sorte jusqu’au soir. Et il se sauva, il laissa les Vuillaume et les Pichon se raconter entre eux, autour des mêmes tasses de café lentement vidées, ce qu’ils se répétaient chaque dimanche. Comme il saluait une dernière fois, Marie, tout d’un coup et sans raison, devint pourpre.

À partir de cette après-midi, Octave, le dimanche, hâta le pas devant la porte des Pichon, surtout lorsqu’il entendait les voix brèves de monsieur et de madame Vuillaume. D’ailleurs, il était tout à la conquête de Valérie. Malgré les regards de flamme dont il se croyait l’objet, elle gardait une réserve inexplicable ; et il voyait là un jeu de coquette. Il la rencontra même un jour, comme par hasard, au jardin des Tuileries, où elle se mit à causer tranquillement d’un orage de la veille ; ce qui acheva de le convaincre qu’elle était diablement forte. Aussi ne quittait-il plus l’escalier, épiant le moment de s’introduire chez elle, décidé à être brutal.

Maintenant, chaque fois qu’il passait, Marie souriait en rougissant. Ils échangeaient des saluts de bon voisinage. Un matin, au déjeuner, comme il lui montait une lettre, dont M. Gourd l’avait chargé, pour s’éviter les quatre étages, il la trouva dans un gros embarras : elle venait d’asseoir Lilitte en chemise sur la table ronde, et tâchait de la rhabiller.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le jeune homme.

— Mais c’est cette petite ! répondit-elle. J’ai eu la mauvaise idée de la déshabiller, parce qu’elle se plaignait. Et je ne sais plus, je ne sais plus !

Il la regarda, étonné. Elle tournait et retournait une jupe, cherchait les agrafes. Puis, elle ajouta :

— Vous comprenez, c’est son père qui m’aide à l’arranger, le matin, avant de partir… Moi, je ne me retrouve jamais toute seule dans ses affaires. Ça m’ennuie, ça m’agace…

La petite, cependant, lasse d’être en chemise, effrayée par la vue d’Octave, se débattait, se renversait sur la table.

— Prenez garde ! cria-t-il, elle va tomber.

Ce fut une catastrophe. Marie avait l’air de ne point oser toucher aux membres nus de sa fille. Elle la regardait toujours, avec l’ébahissement d’une vierge, stupéfaite d’avoir pu faire ça. Et, outre la peur de la casser, il entrait dans sa maladresse une vague répugnance de cette chair vivante. Pourtant, aidée par Octave qui la calmait, elle rhabilla Lilitte.

— Comment ferez-vous donc, quand vous en aurez une douzaine ? disait-il en riant.

— Mais nous n’en aurons jamais plus ! répondit-elle, effarée.

Alors, il plaisanta : elle avait tort de jurer, un enfant est si vite fait !

— Non ! non ! répéta-t-elle avec entêtement. Vous avez entendu maman, l’autre jour. Elle l’a bien défendu à Jules… Vous ne la connaissez pas : ce seraient des querelles interminables, s’il en venait un deuxième.

Octave s’amusait de sa tranquillité à discuter cette question. Il la poussa, sans parvenir à l’embarrasser. Elle, du reste, faisait ce que son mari voulait. Sans doute, elle aimait les enfants ; s’il avait pu en désirer d’autres, elle n’aurait pas dit non. Et, sous cette complaisance, qui se subordonnait aux ordres de sa mère, perçait une indifférence de femme dont la maternité ne s’était pas éveillée. Lilitte l’occupait comme son ménage, qu’elle tenait par devoir. Quand elle avait lavé la vaisselle et promené la petite, elle continuait son ancienne vie de jeune fille, d’un vide somnolent, bercée dans l’attente vague d’une joie qui ne venait point. Octave ayant dit qu’elle devait s’ennuyer, toujours seule, elle parut surprise : non, elle ne s’ennuyait jamais, les journées coulaient tout de même, sans qu’elle sût, en se couchant, à quelle besogne elle les avait passées. Puis, le dimanche, elle sortait parfois avec son mari ; ses parents venaient, ou encore elle lisait. Si la lecture ne lui avait pas donné mal à la tête, elle aurait lu du matin au soir, maintenant qu’il lui était permis de tout lire.

— Ce qui est contrariant, reprit-elle, c’est qu’ils n’ont rien, au cabinet du passage Choiseul… Ainsi, j’ai voulu avoir André, pour le relire, tant ça m’a fait pleurer autrefois. Eh bien ! justement, on leur a volé le volume… Avec ça, mon père me refuse le sien, parce que Lilitte déchirerait les images.

— Mais, dit Octave, mon ami Campardon a tout George Sand… Je vais lui demander André pour vous.

Elle rougit, ses yeux brillèrent. Vraiment, il était trop aimable ! Et, quand il la laissa, elle resta devant Lilitte, les bras ballants, la tête sans une idée, dans l’attitude qu’elle gardait pendant des après-midi entières. Elle détestait la couture, elle faisait du crochet, toujours le même bout, qui traînait sur les meubles.

Le lendemain, un dimanche, Octave lui apporta le livre. Pichon avait dû sortir, pour déposer une carte de visite chez un de ses supérieurs. Et, comme le jeune homme la trouvait habillée, au retour d’une course faite dans le voisinage, il lui demanda par curiosité si elle revenait de la messe, la croyant dévote. Elle répondit que non. Avant de la marier, sa mère l’y conduisait très régulièrement. Pendant les six premiers mois de son ménage, l’habitude étant prise, elle y était retournée, avec la continuelle crainte d’arriver en retard. Puis, elle ne savait pourquoi, après quelques messes manquées, elle n’y avait pas remis les pieds. Son mari détestait les prêtres, et sa mère, maintenant, ne lui en ouvrait même plus la bouche. Cependant, elle restait remuée par la question d’Octave, comme s’il venait d’éveiller en elle des choses ensevelies sous les paresses de son existence.

— Il faudra que j’aille à Saint-Roch, un de ces matins, dit-elle. Une occupation qui vous manque, ça fait tout de suite un vide.

Et, sur ce pâle visage de fille tardive, née de parents trop vieux, parut le regret maladif d’une autre existence, rêvée jadis, au pays des chimères. Elle ne pouvait rien cacher, tout lui montait à la face, sous sa peau d’une finesse et d’une transparence de chlorose. Puis, elle s’attendrit, elle prit les mains d’Octave, d’un geste familier.

— Ah ! que je vous remercie de m’avoir apporté ce livre !… Venez demain, après déjeuner. Je vous le rendrai et je vous dirai l’effet que ça m’aura produit… N’est-ce pas ? ce sera amusant.

En la quittant, Octave pensa qu’elle était drôle tout de même. Elle finissait par l’intéresser, il voulait parler à Pichon, pour le dégourdir et la lui faire secouer un peu ; car, à coup sûr, cette petite femme n’avait besoin que d’être secouée. Justement, le lendemain, il rencontra l’employé qui partait ; et il l’accompagna, quitte à arriver lui-même au Bonheur des Dames un quart d’heure en retard. Mais Pichon lui sembla moins éveillé encore que sa femme, plein de manies commençantes, tout entier au souci de ne pas crotter ses souliers, par les temps de pluie. Il marchait sur la pointe des pieds, en parlant de son sous-chef, continuellement. Octave qui, dans cette affaire, était animé d’intentions fraternelles, finit par le lâcher, rue Saint-Honoré, après lui avoir conseillé de mener souvent Marie au théâtre.

— Pourquoi donc ? demanda Pichon ahuri.

— Parce que c’est bon pour les femmes. Ça les rend gentilles.

— Ah ! vous croyez ?

Il promit d’y songer, il traversa la rue, en guettant les fiacres avec terreur, travaillé dans la vie du seul tourment des éclaboussures.

Au déjeuner, Octave frappa chez les Pichon, pour reprendre le livre. Marie lisait, les coudes sur la table, les deux mains au fond de ses cheveux dépeignés. Elle venait de manger, sans nappe, un œuf dans un plat de fer-blanc, qui traînait, au milieu de la débandade d’un couvert mis à la hâte. Par terre, Lilitte, oubliée, dormait, le nez sur les débris d’une assiette, qu’elle avait cassée sans doute.

— Eh bien ? demanda Octave.

Marie ne répondit pas tout de suite. Elle avait gardé son peignoir du matin, dont les boutons arrachés montraient son cou, dans un désordre de femme qui se lève.

— J’ai lu à peine cent pages, finit-elle par dire. Mes parents sont venus hier.

Et elle parla d’une voix pénible, la bouche amère. Quand elle était jeune, elle aurait voulu habiter au fond des bois. Elle rêvait toujours qu’elle rencontrait un chasseur, qui sonnait du cor. Il s’approchait, se mettait à genoux. Ça se passait dans un taillis, très loin, où des roses fleurissaient comme dans un parc. Puis, tout d’un coup, ils étaient mariés, et alors ils vivaient là, à se promener, éternellement. Elle, très heureuse, ne souhaitait plus rien. Lui, d’une tendresse et d’une soumission d’esclave, restait à ses pieds.

— J’ai causé avec votre mari, ce matin, dit Octave. Vous ne sortez pas assez, et je l’ai décidé à vous conduire au théâtre.

Mais elle secoua la tête, pâlie d’un frisson. Il se fit un silence. Elle retrouvait l’étroite salle à manger, avec son jour froid. L’image de Jules, maussade et correcte, avait brusquement jeté son ombre sur le chasseur des romances qu’elle chantait, et dont le cor lointain sonnait toujours à ses oreilles. Parfois, elle écoutait : il arrivait peut-être. Son mari ne lui avait jamais pris les pieds dans ses deux mains pour les baiser ; jamais non plus, il ne s’était agenouillé pour lui dire qu’il l’adorait. Cependant, elle l’aimait bien ; mais elle s’étonnait que l’amour n’eût pas plus de douceur.

— Ce qui m’étouffe, voyez-vous, reprit-elle en revenant au livre, c’est lorsqu’il y a, dans les romans, des endroits où les personnages se font des déclarations.

Pour la première fois, Octave s’était assis. Il voulut rire, goûtant peu les bagatelles sentimentales.

— Moi, dit-il, je déteste les phrases… Quand on s’adore, le mieux est de se le prouver tout de suite.

Mais elle parut ne pas comprendre, les regards clairs. Il allongea la main, effleura la sienne, se pencha pour voir un passage du livre, si près d’elle, que son haleine lui chauffait l’épaule, par l’écartement du peignoir ; et elle restait la chair morte. Alors, il se leva, plein d’un mépris où il entrait de la pitié. Comme il partait, elle dit encore :

— Je lis très lentement, je n’aurai pas fini avant demain… C’est demain que ce sera amusant ! Entrez le soir.

Certes, il n’avait aucune idée sur elle, et pourtant il était révolté. Une amitié singulière lui venait pour ce jeune ménage, qui l’exaspérait, tellement il lui semblait idiot dans la vie. Et l’idée lui poussait de leur rendre service, malgré eux : il les emmènerait dîner, les griserait, s’amuserait à les pendre au cou l’un de l’autre. Quand ces accès de bonté le prenaient, lui qui n’aurait pas prêté dix francs, il adorait jeter l’argent par les fenêtres, pour accrocher deux amoureux et leur donner du bonheur.

Du reste, la froideur de la petite madame Pichon ramenait Octave à l’ardente Valérie. Certainement, celle-ci ne se laisserait pas souffler deux fois sur la nuque. Il avançait dans ses faveurs : un jour qu’elle montait devant lui, il avait risqué un compliment sur sa jambe, sans qu’elle parût fâchée.

Enfin, l’occasion guettée depuis si longtemps, se présenta. C’était le soir où Marie lui avait fait promettre de venir : ils seraient seuls pour causer du roman, son mari ne devait rentrer que très tard. Mais le jeune homme avait préféré sortir, pris d’effroi à l’idée de ce régal littéraire. Pourtant, il se risquait vers dix heures, lorsqu’il rencontra sur le palier du premier étage, la bonne de Valérie, l’air effaré, qui lui dit :

— Madame a une crise de nerfs, monsieur n’est pas là, tout le monde en face est au théâtre… Venez, je vous en supplie. Je suis seule, je ne sais que faire.

Valérie était allongée dans un fauteuil de sa chambre, les membres rigides. La bonne l’avait délacée, sa gorge sortait de son corset ouvert. D’ailleurs, la crise céda presque tout de suite. Elle ouvrit les yeux, s’étonna d’apercevoir Octave, agit du reste comme devant un médecin.

— Je vous demande pardon, monsieur, murmura-t-elle, la voix encore étranglée. Cette fille n’est chez moi que depuis hier, et elle a perdu la tête.

Sa tranquillité parfaite à ôter son corset et à rattacher sa robe, gêna le jeune homme. Il restait debout, se jurant de ne pas partir ainsi, n’osant pourtant s’asseoir. Elle avait renvoyé la bonne, dont la vue paraissait l’agacer ; puis, elle était allée à la fenêtre, pour aspirer fortement l’air froid du dehors, la bouche grande ouverte par de longs bâillements nerveux. Après un silence, ils causèrent. Ça l’avait prise vers quatorze ans, le docteur Juillerat était fatigué de la droguer ; tantôt ça la tenait dans les bras, tantôt dans les reins. Enfin, elle s’y accoutumait ; autant ça qu’autre chose, puisque personne ne se portait bien, décidément. Et, pendant qu’elle parlait, les membres las, il s’excitait à la regarder, il la trouvait provocante au milieu de son désordre, avec son teint de plomb, son visage tiré par la crise comme par toute une nuit d’amour. Derrière le flot noir de ses cheveux dénoués, qui coulait sur ses épaules, il croyait voir la tête pauvre et sans barbe du mari. Alors, les mains tendues, du geste brutal dont il aurait empoigné une fille, il voulut la prendre.

— Eh bien ! quoi donc ? dit-elle d’une voix pleine de surprise.

À son tour, elle le regardait, les yeux si froids, la chair si calme, qu’il se sentit glacé et laissa retomber ses mains, avec une lenteur gauche, comprenant le ridicule de son geste. Puis, dans un dernier bâillement nerveux qu’elle étouffait, elle ajouta lentement :

— Ah ! cher monsieur, si vous saviez !

Et elle haussa les épaules, sans se fâcher, comme écrasée sous le mépris et la lassitude de l’homme. Octave crut qu’elle se décidait à le faire jeter dehors, quand il la vit se diriger vers un cordon de sonnette, en traînant ses jupes mal renouées. Mais elle désirait du thé simplement ; et elle le commanda très léger et très chaud. Tout à fait démonté, il balbutia, s’excusa, prit la porte, tandis qu’elle s’allongeait de nouveau au fond de son fauteuil, de l’air d’une femme frileuse qui a de gros besoins de sommeil.

Dans l’escalier, Octave s’arrêtait à chaque étage. Elle n’aimait donc pas ça ? Il venait de la sentir indifférente, sans désir comme sans révolte, aussi peu commode que sa patronne, madame Hédouin. Pourquoi Campardon la disait-il hystérique ? c’était inepte, de l’avoir trompé, en lui contant cette farce ; car jamais, sans le mensonge de l’architecte, il n’aurait risqué une telle aventure. Et il restait étourdi du dénouement, troublé dans ses idées sur l’hystérie, songeant aux histoires qui couraient. Le mot de Trublot lui revint : on ne savait pas, avec ces détraquées dont les yeux luisaient comme des braises.

En haut, Octave, vexé contre les femmes, étouffa le bruit de ses bottines. Mais la porte des Pichon s’ouvrit, et il dut se résigner. Marie l’attendait, debout dans l’étroite pièce, que la lampe charbonnée éclairait mal. Elle avait tiré le berceau près de la table, Lilitte dormait là, sous le rond de clarté jaune. Le couvert du déjeuner devait avoir servi pour le dîner, car le livre fermé se trouvait à côté d’une assiette sale, où traînaient des queues de radis.

— Vous avez fini ? demanda Octave, étonné du silence de la jeune femme.

Elle semblait ivre, le visage gonflé, comme au sortir d’un sommeil trop lourd.

— Oui, oui, dit-elle avec effort. Oh ! j’ai passé une journée, la tête dans les mains, enfoncée là-dedans… Quand ça vous prend, on ne sait plus où l’on est… J’ai très mal au cou.

Et, courbaturée, elle ne parla pas davantage du livre, si pleine de son émotion, des rêveries confuses de sa lecture, qu’elle suffoquait. Ses oreilles bourdonnaient, aux appels lointains du cor, dont sonnait le chasseur de ses romances, dans le bleu des amours idéales. Puis, sans transition, elle dit qu’elle était allée le matin à Saint-Roch entendre la messe de neuf heures. Elle avait beaucoup pleuré, la religion remplaçait tout.

— Ah ! je vais mieux, reprit-elle en poussant un profond soupir et en s’arrêtant devant Octave.

Il y eut un silence. Elle lui souriait de ses yeux candides. Jamais il ne l’avait trouvée si inutile, avec ses cheveux rares et ses traits noyés. Mais, comme elle continuait à le contempler, elle devint très pâle, elle chancela ; et il dut avancer les mains pour la soutenir.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya-t-elle dans un sanglot.

Il la gardait, embarrassé.

— Vous devriez prendre un peu de tilleul… C’est d’avoir trop lu.

— Oui, ça m’a tourné sur le cœur, quand je me suis vue seule, en fermant le livre… Que vous êtes bon, monsieur Mouret ! Sans vous, je me faisais du mal.

Cependant, il cherchait du regard une chaise, où il pût l’asseoir.

— Voulez-vous que j’allume du feu ?

— Merci, ça vous salirait… J’ai bien remarqué que vous portiez toujours des gants.

Et, reprise de suffocation à cette idée, tout d’un coup défaillante, elle donna dans le vide un baiser maladroit, comme au hasard de son rêve, et qui effleura l’oreille du jeune homme.

Octave reçut ce baiser avec stupeur. Les lèvres de la jeune femme étaient glacées. Puis, lorsqu’elle eut roulé contre sa poitrine, dans un abandon de tout le corps, il s’alluma d’un brusque désir, il voulut l’emporter au fond de la chambre. Mais cette approche si rude éveilla Marie de l’inconscience de sa chute ; l’instinct de la femme violentée se révoltait, elle se débattit, elle appela sa mère, oubliant son mari, qui allait rentrer, et sa fille, qui dormait près d’elle.

— Pas ça, oh ! non, oh ! non… C’est défendu.

Lui, ardemment, répétait :

— On ne le saura pas, je ne le dirai à personne.

— Non, monsieur Octave… Vous allez gâter le bonheur que j’ai de vous avoir rencontré… Ça ne nous avancera à rien, je vous assure, et j’avais rêvé des choses…

Alors, il ne parla plus, ayant une revanche à prendre, se disant tout bas, crûment : « Toi, tu vas y passer ! » Comme elle refusait de le suivre dans la chambre, il la renversa brutalement au bord de la table ; et elle se soumit, il la posséda, entre l’assiette oubliée et le roman, qu’une secousse fit tomber par terre. La porte n’avait pas même été fermée, la solennité de l’escalier montait au milieu du silence. Sur l’oreiller du berceau, Lilitte dormait paisiblement.

Lorsque Marie et Octave se furent relevés, dans le désordre des jupes, ils ne trouvèrent rien à se dire. Elle, machinalement, alla regarder sa fille, ôta l’assiette, puis la reposa. Lui, restait muet, pris du même malaise, tant l’aventure était inattendue ; et il se rappelait que, fraternellement, il avait projeté de pendre la jeune femme au cou de son mari. Il finit par murmurer, sentant le besoin de rompre ce silence intolérable :

— Vous n’aviez donc pas fermé la porte ?

Elle jeta un coup d’œil sur le palier, elle balbutia :

— C’est vrai, elle était ouverte.

Sa marche semblait gênée, et il y avait un dégoût sur son visage. Le jeune homme songeait maintenant que ce n’était pas drôle, avec une femme sans défense, au fond de cette solitude et de cette bêtise. Elle n’avait pas même eu de plaisir.

— Tiens ! le livre qui est tombé par terre ! reprit-elle en le ramassant.

Mais un coin de la reliure s’était cassé. Cela les rapprocha, ce fut un soulagement. La parole leur revenait. Marie se montrait désolée.

— Ce n’est pas ma faute… Vous voyez, je l’avais enveloppé de papier, de peur de le salir… Nous l’avons poussé, sans le faire exprès.

— Il était donc là ? dit Octave. Je ne l’ai pas remarqué… Oh ! pour moi, je m’en fiche ! Mais Campardon tient tant à ses livres !

Tous deux se le passaient, tâchaient de redresser le coin. Leurs doigts se mêlaient, sans un frisson. En réfléchissant aux suites, ils restaient vraiment consternés du malheur arrivé à ce beau volume de George Sand.

— Ça devait mal finir, conclut Marie, les larmes aux yeux.

Octave fut obligé de la consoler. Il inventerait une histoire, Campardon ne le mangerait pas. Et leur embarras recommença, au moment de la séparation. Ils auraient voulu se dire au moins une phrase aimable ; mais le tutoiement s’étranglait dans leur gorge. Heureusement, un pas se fit entendre, c’était le mari qui montait. Octave, silencieux, la reprit et la baisa à son tour sur la bouche. Elle se soumit de nouveau, complaisante, les lèvres glacées comme auparavant. Lorsqu’il fut rentré sans bruit dans sa chambre, il se dit, en ôtant son paletot, que celle-là non plus n’avait pas l’air d’aimer ça. Alors, que demandait-elle ? et pourquoi tombait-elle aux bras du monde ? Décidément, les femmes étaient bien drôles.

Le lendemain, chez les Campardon, après le déjeuner, Octave expliquait une fois de plus qu’il venait de cogner maladroitement le volume, lorsque Marie entra. Elle conduisait Lilitte aux Tuileries, elle demanda si l’on voulait lui confier Angèle. Et, sans trouble, elle sourit à Octave, elle regarda de son air innocent le livre resté sur une chaise.

— Comment donc ! c’est moi qui vous remercie, dit madame Campardon. Angèle, va mettre un chapeau… Avec vous, je n’ai pas peur.

Marie, très modeste, dans une simple robe de laine sombre, causa de son mari qui, la veille, était rentré enrhumé, et du prix de la viande, qu’on ne pourrait plus aborder bientôt. Puis, quand elle eut emmené Angèle, tous se penchèrent aux fenêtres, pour les voir partir. Sur le trottoir, Marie poussait doucement, de ses mains gantées, la voiture de Lilitte ; pendant que, se sachant regardée, Angèle marchait près d’elle, les yeux à terre.

— Est-elle assez comme il faut ! s’écria madame Campardon. Et si douce ! et si honnête !

Alors, l’architecte frappa sur l’épaule d’Octave, en disant :

— L’éducation dans la famille, mon cher, il n’y a que ça !