Pot-Bouille/2
II
Lorsque madame Josserand, précédée de ses demoiselles, quitta la soirée de madame Dambreville, qui habitait un quatrième, rue de Rivoli, au coin de la rue de l’Oratoire, elle referma rudement la porte de la rue, dans l’éclat brusque d’une colère qu’elle contenait depuis deux heures. Berthe, sa fille cadette, venait encore de manquer un mariage.
— Eh bien ! que faites-vous là ? dit-elle avec emportement aux jeunes filles, arrêtées sous les arcades et regardant passer des fiacres. Marchez donc !… Si vous croyez que nous allons prendre une voiture ! Pour dépenser encore deux francs, n’est-ce pas ?
Et, comme Hortense, l’aînée, murmurait :
— Ça va être gentil, avec cette boue. Mes souliers n’en sortiront pas.
— Marchez ! reprit la mère, tout à fait furieuse. Quand vous n’aurez plus de souliers, vous resterez couchées, voilà tout. Ça avance à grand’chose, qu’on vous sorte !
Berthe et Hortense, baissant la tête, tournèrent dans la rue de l’Oratoire. Elles relevaient le plus haut possible leurs longues jupes sur leurs crinolines, les épaules serrées et grelottantes sous de minces sorties de bal. Madame Josserand venait derrière, drapée dans une vieille fourrure, des ventres de petits-gris râpés comme des peaux de chat. Toutes trois, sans chapeau, avaient les cheveux enveloppés d’une dentelle, coiffure qui faisait retourner les derniers passants, surpris de les voir filer le long des maisons, une par une, le dos arrondi, les yeux sur les flaques. Et l’exaspération de la mère montait encore, au souvenir de tant de retours semblables, depuis trois hivers, dans l’empêtrement des toilettes, dans la crotte noire des rues et les ricanements des polissons attardés. Non, décidément, elle en avait assez, de trimbaler ses demoiselles aux quatre bouts de Paris, sans oser se permettre le luxe d’un fiacre, de peur d’avoir le lendemain à retrancher un plat du dîner !
— Et ça fait des mariages ! dit-elle tout haut, en revenant à madame Dambreville, parlant seule pour se soulager, sans même s’adresser à ses filles, qui avaient enfilé la rue Saint Honoré. Ils sont jolis, ses mariages ! Un tas de pimbêches qui lui arrivent on ne sait d’où ! Ah ! si l’on n’y était pas forcé !… C’est comme son dernier succès, cette nouvelle mariée qu’elle a sortie, afin de nous montrer que ça ne ratait pas toujours : un bel exemple ! une malheureuse enfant qu’il a fallu remettre au couvent pendant six mois, après une faute, pour la reblanchir !
Les jeunes filles traversaient la place du Palais-Royal, lorsqu’une averse tomba. Ce fut une déroute. Elles s’arrêtèrent, glissant, pataugeant, regardant de nouveau les voitures qui roulaient à vide.
— Marchez ! cria la mère, impitoyable. C’est trop près maintenant, ça ne vaut pas quarante sous… Et votre frère Léon qui a refusé de s’en aller avec nous, de crainte qu’on ne le laissât payer ! Tant mieux s’il fait ses affaires chez cette dame ! mais nous pouvons dire que ce n’est guère propre. Une femme qui a dépassé la cinquantaine et qui ne reçoit que des jeunes gens ! Une ancienne pas grand’chose qu’un personnage a fait épouser à cet imbécile de Dambreville, en le nommant chef de bureau !
Hortense et Berthe trottaient sous la pluie, l’une devant l’autre, sans avoir l’air d’entendre. Quand leur mère se soulageait ainsi, lâchant tout, oubliant le rigorisme de belle éducation où elle les tenait, il était convenu qu’elles devenaient sourdes. Pourtant, Berthe se révolta, en entrant dans la rue de l’Échelle, sombre et déserte.
— Allons, bon ! dit-elle, voilà mon talon qui part… Je ne peux plus aller, moi !
Madame Josserand devint terrible.
— Voulez-vous bien marcher !… Est-ce que je me plains ? Est-ce que c’est ma place, d’être dans la rue à cette heure, par un temps pareil ?… Encore si vous aviez un père comme les autres ! Mais non, monsieur reste chez lui à se goberger. C’est toujours mon tour de vous conduire dans le monde, jamais il n’accepterait la corvée. Eh bien ! je vous déclare que j’en ai par-dessus la tête. Votre père vous sortira, s’il veut ; moi, du diable si je vous promène désormais dans des maisons où l’on me vexe !… Un homme qui m’a trompée sur ses capacités et dont je suis encore à tirer un agrément ! Ah ! Seigneur Dieu ! en voilà un que je n’épouserais pas, si c’était à refaire !
Les jeunes filles ne protestaient plus. Elles connaissaient ce chapitre intarissable des espoirs brisés de leur mère. La dentelle collée au visage, les souliers trempés, elles suivirent rapidement la rue Sainte-Anne. Mais, rue de Choiseul, à la porte de sa maison, une dernière humiliation attendait madame Josserand : la voiture des Duveyrier qui rentraient, l’éclaboussa.
Dans l’escalier, la mère et les demoiselles, éreintées, enragées, avaient retrouvé leur grâce, lorsqu’elles avaient dû passer devant Octave. Seulement, leur porte refermée, elles s’étaient jetées à travers l’appartement obscur, se cognant aux meubles, se précipitant dans la salle à manger, où M. Josserand écrivait, à la lueur pauvre d’une petite lampe.
— Manqué ! cria madame Josserand, en se laissant aller sur une chaise.
Et, d’un geste brutal, elle arracha la dentelle qui lui enveloppait la tête, elle rejeta sur le dossier sa fourrure, et apparut en robe feu garnie de satin noir, énorme, décolletée très bas, avec des épaules encore belles, pareilles à des cuisses luisantes de cavale. Sa face carrée, aux joues tombantes, au nez trop fort, exprimait une fureur tragique de reine qui se contient pour ne pas tomber à des mots de poissarde.
— Ah ! dit simplement M. Josserand, ahuri par cette entrée violente.
Il battait des paupières, pris d’inquiétude. Sa femme l’anéantissait, quand elle étalait cette gorge de géante, dont il croyait sentir l’écroulement sur sa nuque. Vêtu d’une vieille redingote usée qu’il achevait chez lui, le visage comme trempé et effacé dans trente-cinq années de bureau, il la regarda un instant de ses gros yeux bleus, aux regards éteints. Puis, après avoir rejeté derrière ses oreilles les boucles de ses cheveux grisonnants, très gêné, ne trouvant pas un mot, il essaya de se remettre au travail.
— Mais vous ne comprenez donc pas ! reprit madame Josserand d’une voix aiguë, je vous dis que voilà encore un mariage à la rivière, et c’est le quatrième !
— Oui, oui, je sais, le quatrième, murmura-t-il. C’est ennuyeux, bien ennuyeux…
Et, pour échapper à la nudité terrifiante de sa femme, il se tourna vers ses filles, avec un bon sourire. Elles se débarrassaient également de leurs dentelles et de leurs sorties de bal, l’aînée en bleu, la cadette en rose ; et leurs toilettes, de coupe trop libre, de garnitures trop riches, étaient comme une provocation. Hortense, le teint jaune, le visage gâté par le nez de sa mère, qui lui donnait un air d’obstination dédaigneuse, venait d’avoir vingt-trois ans et en paraissait vingt-huit ; tandis que Berthe, de deux ans plus jeune, gardait toute une grâce d’enfance, ayant bien les mêmes traits, mais plus fins, éclatants de blancheur, et menacée seulement du masque épais de la famille vers la cinquantaine.
— Quand vous nous regarderez toutes les trois ! cria madame Josserand. Et, pour l’amour de Dieu ! lâchez vos écritures, qui me portent sur les nerfs !
— Mais, ma bonne, dit-il paisiblement, je fais des bandes.
— Ah ! oui, vos bandes à trois francs le mille !… Si c’est avec ces trois francs-là que vous espérez marier vos filles !
Sous la maigre lueur de la petite lampe, la table était en effet semée de larges feuilles de papier gris, des bandes imprimées dont M. Josserand remplissait les blancs, pour un grand éditeur, qui avait plusieurs publications périodiques. Comme ses appointements de caissier ne suffisaient point, il passait des nuits entières à ce travail ingrat, se cachant, pris de honte à l’idée qu’on pouvait découvrir leur gêne.
— Trois francs, c’est trois francs, répondit-il de sa voix lente et fatiguée. Ces trois francs-là vous permettent d’ajouter des rubans à vos robes et d’offrir des gâteaux à vos gens du mardi.
Il regretta tout de suite sa phrase, car il sentit qu’elle frappait madame Josserand en plein cœur, dans la plaie sensible de son orgueil. Un flot de sang empourpra ses épaules, elle parut sur le point d’éclater en paroles vengeresses ; puis, par un effort de dignité, elle bégaya seulement :
— Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !
Et elle regarda ses filles, elle écrasa magistralement son mari sous un haussement de ses terribles épaules, comme pour dire : « Hein ? vous l’entendez ? quel crétin ! » Les filles hochèrent la tête. Alors, se voyant battu, laissant à regret sa plume, le père ouvrit le journal le Temps, qu’il apportait chaque soir de son bureau.
— Saturnin dort ? demanda sèchement madame Josserand, parlant de son fils cadet.
— Il y a longtemps, répondit-il. J’ai également renvoyé Adèle… Et Léon, vous l’avez vu, chez les Dambreville ?
— Parbleu ! il y couche ! lâcha-t-elle dans un cri de rancune, qu’elle ne put retenir.
Le père, surpris, eut la naïveté d’ajouter :
— Ah ! tu crois ?
Hortense et Berthe étaient devenues sourdes. Elles eurent pourtant un faible sourire, en affectant de s’occuper de leurs chaussures, qui étaient dans un pitoyable état. Pour faire diversion, madame Josserand chercha une autre querelle à M. Josserand : elle le priait de remporter son journal chaque matin, de ne pas le laisser traîner tout un jour dans l’appartement, comme la veille par exemple ; justement un numéro où il y avait un procès abominable, que ses filles auraient pu lire. Elle reconnaissait bien là son peu de moralité.
— Alors, on va se coucher ? demanda Hortense. Moi, j’ai faim.
— Oh ! et moi donc ! dit Berthe. Je crève.
— Comment ! vous avez faim ! cria madame Josserand, outrée. Vous n’avez donc pas mangé de la brioche, là-bas ? En voilà des dindes ! Mais on mange !… Moi, j’ai mangé.
Ces demoiselles résistèrent. Elles avaient faim, elles en étaient malades. Et la mère finit par les accompagner à la cuisine, pour voir s’il ne restait pas quelque chose. Aussitôt, furtivement, le père se remit à ses bandes. Il savait bien que, sans ses bandes, le luxe du ménage aurait disparu ; et c’était pourquoi, malgré les dédains et les querelles injustes, il s’entêtait jusqu’au jour dans ce travail secret, heureux comme un brave homme lorsqu’il s’imaginait qu’un bout de dentelle en plus déciderait d’un riche mariage. Puisqu’on rognait déjà sur la nourriture, sans pouvoir suffire aux toilettes et aux réceptions du mardi, il se résignait à sa besogne de martyr, vêtu de loques, pendant que la mère et les filles battaient les salons, avec des fleurs dans les cheveux.
— Mais c’est une infection, ici ! cria madame Josserand en entrant dans la cuisine. Dire que je ne puis pas obtenir de ce torchon d’Adèle qu’elle laisse la fenêtre entr’ouverte ! Elle prétend que, le matin, la pièce est gelée.
Elle était allée ouvrir la fenêtre, et de l’étroite cour de service montait une humidité glaciale, une odeur fade de cave moisie. La bougie que Berthe avait allumée, faisait danser sur le mur d’en face des ombres colossales d’épaules nues.
— Et comme c’est tenu ! continuait madame Josserand, flairant partout, mettant son nez dans les endroits malpropres. Elle n’a pas lavé sa table depuis quinze jours… Voilà des assiettes d’avant-hier. Ma parole, c’est dégoûtant !… Et son évier, tenez ! sentez-moi un peu son évier !
Sa colère se fouettait. Elle bousculait la vaisselle de ses bras blanchis de poudre de riz et chargés de cercles d’or ; elle traînait sa robe feu au milieu des taches, accrochant des ustensiles jetés sous les tables, compromettant parmi les épluchures son luxe laborieux. Enfin, la vue d’un couteau ébréché la fit éclater.
— Je la flanque demain matin à la porte !
— Tu seras bien avancée, dit tranquillement Hortense. Nous n’en gardons pas une. C’est la première qui soit restée trois mois… Dès qu’elles sont un peu propres et qu’elles savent faire une sauce blanche, elles filent.
Madame Josserand pinça les lèvres. En effet, Adèle seule, débarquée à peine de sa Bretagne, bête et pouilleuse, pouvait tenir dans cette misère vaniteuse de bourgeois, qui abusaient de son ignorance et de sa saleté pour la mal nourrir. Vingt fois déjà, à propos d’un peigne trouvé sur le pain ou d’un fricot abominable qui leur donnait des coliques, ils avaient parlé de la renvoyer ; puis, ils se résignaient, devant l’embarras de la remplacer, car les voleuses elles-mêmes refusaient d’entrer chez eux, dans cette « boîte », où les morceaux de sucre étaient comptés.
— C’est que je ne vois rien du tout ! murmura Berthe, qui fouillait une armoire.
Les planches avaient le vide mélancolique et le faux luxe des familles où l’on achète de la basse viande, afin de pouvoir mettre des fleurs sur la table. Il ne traînait là que des assiettes de porcelaine à filets dorés, absolument nettes, une brosse à pain dont le manche se désargentait, des burettes où l’huile et le vinaigre avaient séché ; et pas une croûte oubliée, pas une miette de desserte, ni un fruit, ni une sucrerie, ni un restant de fromage. On sentait que la faim d’Adèle, jamais contentée, torchait, jusqu’à dédorer les plats, les rares fonds de sauce laissés par les maîtres.
— Mais elle a donc mangé tout le lapin ! cria madame Josserand.
— C’est vrai, dit Hortense, il restait le morceau de la queue… Ah ! non, le voici. Aussi ça m’étonnait qu’elle eût osé… Vous savez, je le prends. Il est froid, mais tant pis !
Berthe furetait de son côté, inutilement. Enfin, elle mit la main sur une bouteille, dans laquelle sa mère avait délayé un vieux pot de confiture, de façon à fabriquer du sirop de groseille pour ses soirées. Elle s’en versa un demi-verre, en disant :
— Tiens, une idée ! je vais tremper du pain là-dedans, moi !… Puisqu’il n’y a que ça !
Mais madame Josserand, inquiète, la regardait avec sévérité.
— Ne te gêne pas, emplis le verre pendant que tu y es !… Demain, n’est-ce pas ? j’offrirai de l’eau à ces dames et à ces messieurs ?
Heureusement, un nouveau méfait d’Adèle interrompit sa réprimande. Elle tournait toujours, cherchant des crimes, lorsqu’elle aperçut un volume sur la table ; et ce fut une explosion suprême.
— Ah ! la sale ! elle a encore apporté mon Lamartine dans la cuisine !
C’était un exemplaire de Jocelyn. Elle le prit, le frotta, comme si elle l’eût essuyé ; et elle répétait qu’elle lui avait défendu vingt fois de le traîner ainsi partout, pour écrire ses comptes dessus. Berthe et Hortense, cependant, s’étaient partagé le petit morceau de pain qui restait ; puis, emportant leur souper, elles avaient dit qu’elles voulaient se déshabiller d’abord. La mère jeta sur le fourneau glacé un dernier coup d’œil, et retourna dans la salle à manger, en tenant son Lamartine étroitement serré sous la chair débordante de son bras.
M. Josserand continua d’écrire. Il espérait que sa femme se contenterait de l’accabler d’un regard de mépris, en traversant la pièce pour aller se coucher. Mais elle se laissa tomber de nouveau sur une chaise, en face de lui, et le regarda fixement, sans parler. Il sentait ce regard, il était pris d’une telle anxiété, que sa plume crevait le papier mince des bandes.
— C’est donc vous qui avez empêché Adèle de faire une crème pour demain soir ? dit-elle enfin.
Il se décida à lever la tête, stupéfait.
— Moi, ma bonne !
— Oh ! vous allez encore dire non, comme toujours… Alors, pourquoi n’a-t-elle pas fait la crème que je lui ai commandée ?… Vous savez bien que demain, avant notre soirée, nous avons à dîner l’oncle Bachelard, dont la fête tombe très mal, juste un jour de réception. S’il n’y a pas une crème, il faudra une glace, et voilà encore cinq francs jetés à l’eau !
Il n’essaya pas de se disculper. N’osant reprendre son travail, il se mit à jouer avec son porte-plume. Un silence régna.
— Demain matin, reprit madame Josserand, vous me ferez le plaisir d’entrer chez les Campardon et de leur rappeler très poliment, si vous pouvez, que nous comptons sur eux pour le soir… Leur jeune homme est arrivé cette après-midi. Priez-les de l’amener. Entendez-vous, je veux qu’il vienne.
— Quel jeune homme ?
— Un jeune homme, ce serait trop long à vous expliquer… J’ai pris mes renseignements. Il faut bien que j’essaye de tout, puisque vous me lâchez vos filles sur les bras, comme un paquet de sottises, sans plus vous occuper de leur mariage que de celui du grand Turc.
Cette idée ralluma sa colère.
— Vous le voyez, je me contiens, mais j’en ai, oh ! j’en ai par-dessus la tête !… Ne dites rien, monsieur, ne dites rien, ou vraiment j’éclate…
Il ne dit rien, et elle éclata quand même.
— À la fin, c’est insoutenable ! Je vous avertis, moi, que je file un de ces quatre matins, et que je vous plante là, avec vos deux cruches de filles… Est-ce que j’étais née pour cette vie de sans-le-sou ? Toujours couper les liards en quatre, se refuser jusqu’à une paire de bottines, ne pas même pouvoir recevoir ses amis d’une façon propre ! Et tout cela par votre faute !… Ah ! ne remuez pas la tête, ne m’exaspérez pas davantage ! Oui, par votre faute !… Vous m’avez trompée, monsieur, ignoblement trompée. On n’épouse pas une femme, quand on est décidé à la laisser manquer de tout. Vous faisiez le fanfaron, vous posiez pour un bel avenir, vous étiez l’ami des fils de votre patron, de ces frères Bernheim, qui, depuis, se sont si bien fichus de vous… Comment ? vous osez prétendre qu’ils ne se sont pas fichus de vous ? Mais vous devriez être leur associé, à cette heure ! C’est vous qui avez fait leur cristallerie ce qu’elle est, une des premières maisons de Paris, et vous êtes resté leur caissier, un subalterne, un homme à gages… Tenez ! vous manquez de cœur, taisez-vous.
— J’ai huit mille francs, murmura l’employé. C’est un beau poste.
— Un beau poste, après plus de trente ans de service ! reprit madame Josserand. On vous mange, et vous êtes ravi… Savez-vous ce que j’aurais fait, moi ? eh bien ! j’aurais mis vingt fois la maison dans ma poche. C’était si facile, j’avais vu ça en vous épousant, je n’ai cessé de vous y pousser depuis. Mais il fallait de l’initiative et de l’intelligence, il s’agissait de ne pas s’endormir sur son rond de cuir, comme un empoté.
— Voyons, interrompit M. Josserand, vas-tu maintenant me reprocher d’avoir été honnête ?
Elle se leva, s’avança vers lui, en brandissant son Lamartine.
— Honnête ! comment l’entendez-vous ?… Soyez d’abord honnête envers moi. Les autres ne viennent qu’ensuite, j’espère ! Et, je vous le répète, monsieur, c’est ne pas être honnête que de mettre une jeune fille dedans, en ayant l’air de vouloir être riche un jour, puis en s’abrutissant à garder la caisse des autres. Vrai, j’ai été filoutée d’une jolie façon !… Ah ! si c’était à refaire, et si j’avais seulement connu votre famille !
Elle marchait violemment. Il ne put retenir un commencement d’impatience, malgré son grand désir de paix.
— Tu devrais aller te coucher, Éléonore, dit-il. Il est plus d’une heure, et je t’assure que ce travail est pressé… Ma famille ne t’a rien fait, n’en parle pas.
— Tiens ! pourquoi donc ? Votre famille n’est pas plus sacrée qu’une autre, je pense… Personne n’ignore, à Clermont, que votre père, après avoir vendu son étude d’avoué, s’est laissé ruiner par une bonne. Vous auriez marié vos filles depuis longtemps, s’il n’avait pas couru la gueuse, à soixante-dix ans passés. Encore un qui m’a filoutée !
M. Josserand avait pâli. Il répondit d’une voix tremblante, qui peu à peu s’élevait :
— Écoutez, ne nous jetons pas une fois de plus nos familles à la tête… Votre père ne m’a jamais payé votre dot, les trente mille francs qu’il avait promis.
— Hein ? quoi ? trente mille francs !
— Parfaitement, ne faites pas l’étonnée… Et si mon père a éprouvé des malheurs, le vôtre s’est conduit d’une façon indigne à notre égard. Jamais je n’ai vu clair dans sa succession, il y a eu là toutes sortes de tripotages, pour que le pensionnat de la rue des Fossés-Saint-Victor restât au mari de votre sœur, ce pion râpé qui ne nous salue plus aujourd’hui… Nous avons été volés comme dans un bois.
Madame Josserand, toute blanche, s’étranglait, devant la révolte inconcevable de son mari.
— Ne dites pas du mal de papa ! Il a été l’honneur de l’enseignement pendant quarante ans. Allez donc parler de l’institution Bachelard dans le quartier du Panthéon !… Et quant à ma sœur et à mon beau-frère, ils sont ce qu’ils sont, ils m’ont volée, je le sais ; mais ce n’est pas à vous de le dire, je ne le souffrirai pas, entendez-vous !… Est-ce que je vous parle, moi, de votre sœur des Andelys, qui s’est sauvée avec un officier ! Oh ! c’est propre, de votre côté !
— Un officier qui l’a épousée, madame… Il y a encore l’oncle Bachelard, votre frère, un homme sans mœurs…
— Mais vous devenez fou, monsieur ! Il est riche, il gagne ce qu’il veut dans la commission, et il a promis de doter Berthe… Vous ne respectez donc rien ?
— Ah ! oui, doter Berthe ! Voulez-vous parier qu’il ne donnera pas un sou, et que nous aurons supporté inutilement ses habitudes répugnantes ? Il me fait honte, quand il vient ici. Un menteur, un noceur, un exploiteur qui spécule sur la situation, qui depuis quinze ans, en nous voyant à genoux devant sa fortune, m’emmène chaque samedi passer deux heures dans son bureau, pour que je vérifie ses écritures ! Ça lui économise cent sous… Nous en sommes encore à connaître la couleur de ses cadeaux.
Madame Josserand, l’haleine coupée, se recueillit un instant. Puis, elle poussa ce dernier cri :
— Vous avez bien un neveu dans la police, monsieur !
Il y eut un nouveau silence. La petite lampe pâlissait, des bandes volaient sous les gestes fiévreux de M. Josserand ; et il regardait sa femme en face, sa femme décolletée, décidé à tout dire et frémissant de son courage.
— Avec huit mille francs, on peut faire beaucoup de choses, reprit-il. Vous vous plaignez toujours. Mais il fallait ne pas mettre la maison sur un pied supérieur à notre fortune. C’est votre maladie de recevoir et de rendre des visites, de prendre un jour, de donner du thé et des gâteaux…
Elle ne le laissa pas achever.
— Nous y voilà ! Enfermez-moi tout de suite dans une boîte. Reprochez-moi de ne pas sortir nue comme la main… Et vos filles, monsieur, qui épouseront-elles, si nous ne voyons personne ? Il n’y a pas foule déjà… Sacrifiez-vous donc, pour qu’on vous juge ensuite avec cette bassesse de cœur !
— Tous, madame, nous nous sommes sacrifiés. Léon a dû s’effacer devant ses sœurs ; et il a quitté la maison, ne comptant plus que sur lui-même. Quant à Saturnin, le pauvre enfant, il ne sait pas même lire… Moi, je me prive de tout, je passe les nuits…
— Pourquoi avez-vous fait des filles, monsieur ?… Vous n’allez peut-être pas leur reprocher leur instruction ? À votre place, un autre homme se glorifierait du brevet de capacité d’Hortense et des talents de Berthe, qui a encore ravi tout le monde, ce soir, avec sa valse des Bords de l’Oise, et dont la dernière peinture, certainement, enchantera demain nos invités… Mais vous, monsieur, vous n’êtes pas même un père, vous auriez envoyé vos enfants garder les vaches, au lieu de les mettre en pension.
— Eh ! j’avais pris une assurance sur la tête de Berthe. N’est-ce pas vous, madame, qui, au quatrième versement, vous êtes servie de l’argent pour faire recouvrir le meuble du salon ? Et, depuis, vous avez même négocié les primes versées.
— Certes ! puisque vous nous laissez mourir de faim… Ah ! vous pourrez bien vous mordre les doigts, si vos filles coiffent Sainte-Catherine.
— Me mordre les doigts !… Mais, tonnerre de Dieu ! c’est vous qui mettez les maris en fuite, avec vos toilettes et vos soirées ridicules !
Jamais M. Josserand n’était allé si loin. Madame Josserand, suffoquée, bégayait les mots : « Moi, moi, ridicule ! » lorsque la porte s’ouvrit : Hortense et Berthe revenaient, en jupon et en camisole, dépeignées, les pieds dans des savates.
— Ah bien ! ce qu’il fait froid, chez nous ! dit Berthe en grelottant. Ça vous gèle les morceaux dans la bouche… Ici, au moins, il y a du feu, ce soir.
Et toutes deux traînèrent des chaises, s’assirent contre le poêle, qui gardait un reste de tiédeur. Hortense tenait du bout des doigts son os de lapin, qu’elle épluchait savamment. Berthe trempait des mouillettes dans son verre de sirop. D’ailleurs, les parents, lancés, ne parurent pas même s’apercevoir de leur entrée. Ils continuèrent.
— Ridicule, ridicule, monsieur !… Je ne le serai plus, ridicule ! Je veux qu’on me coupe la tête, si j’use encore une paire de gants pour les marier… À votre tour ! Et tâchez de n’être pas plus ridicule que moi !
— Parbleu ! madame, maintenant que vous les avez promenées et compromises partout ! Mariez-les, ne les mariez pas, je m’en fiche !
— Je m’en fiche plus encore, monsieur Josserand ! Je m’en fiche tellement, que je vais les flanquer à la rue, si vous me poussez davantage. Pour peu que le cœur vous en dise, vous pouvez même les suivre, la porte est ouverte… Ah ! Seigneur ! quel débarras !
Ces demoiselles écoutaient tranquillement, habituées à ces explications vives. Elles mangeaient toujours, leur camisole tombée des épaules, frottant doucement leur peau nue contre la faïence tiède du poêle ; et elles étaient charmantes de jeunesse, dans ce débraillé, avec leur faim goulue et leurs gros yeux de sommeil.
— Vous avez bien tort de vous disputer, dit enfin Hortense, la bouche pleine. Maman se fait du mauvais sang, et papa sera encore malade demain, à son bureau… Il me semble que nous sommes assez grandes pour nous marier toutes seules.
Ce fut une diversion. Le père, à bout de force, feignit de se remettre à ses bandes ; et il restait le nez sur le papier, ne pouvant écrire, les mains agitées d’un tremblement. Cependant, la mère, qui tournait dans la pièce comme une lionne lâchée, s’était plantée devant Hortense.
— Si tu parles pour toi, cria-t-elle, tu es joliment godiche !… Jamais ton Verdier ne t’épousera.
— Ça, c’est mon affaire, répondit carrément la jeune fille.
Après avoir refusé avec mépris cinq ou six prétendants, un petit employé, le fils d’un tailleur, d’autres garçons qu’elle trouvait sans avenir, elle s’était décidée pour un avocat, rencontré chez les Dambreville et âgé déjà de quarante ans. Elle le jugeait très fort, destiné à une grande fortune. Mais le malheur était que Verdier vivait depuis quinze ans avec une maîtresse, qui passait même pour sa femme, dans leur quartier. Du reste, elle le savait et ne s’en montrait pas autrement inquiète.
— Mon enfant, dit le père en levant de nouveau la tête, je t’avais priée de ne pas songer à ce mariage… Tu connais la situation.
Elle s’arrêta de sucer son os, et d’un air d’impatience :
— Après ?… Verdier m’a promis de la lâcher. C’est une dinde.
— Hortense, tu as tort de parler de la sorte… Et si ce garçon te lâche aussi, un jour, pour retourner avec celle que tu lui auras fait quitter ?
— Ça, c’est mon affaire, répéta la jeune fille de sa voix brève.
Berthe écoutait, au courant de cette histoire, dont elle discutait journellement les éventualités avec sa sœur. D’ailleurs, comme son père, elle était pour la pauvre femme, qu’on parlait de mettre à la rue, après quinze ans de ménage. Mais madame Josserand intervint.
— Laissez donc ! ces malheureuses finissent toujours par retourner au ruisseau. Seulement, c’est Verdier qui n’aura jamais la force de s’en séparer… Il te fait aller, ma chère. À ta place, je ne l’attendrais pas une seconde, je tâcherais d’en trouver un autre.
La voix d’Hortense devint plus aigre, tandis que deux taches livides lui montaient aux joues.
— Maman, tu sais comment je suis… Je le veux et je l’aurai. Jamais je n’en épouserai un autre, quand je devrais l’attendre cent ans.
La mère haussa les épaules.
— Et tu traites les autres de dindes !
Mais la jeune fille s’était levée, frémissante.
— Hein ? ne tombe pas sur moi ! cria-t-elle. J’ai fini mon lapin, j’aime mieux aller me coucher… Puisque tu n’arrives pas à nous marier, il faut bien nous permettre de le faire à notre guise.
Et elle se retira, elle referma violemment la porte. Madame Josserand s’était tournée avec majesté vers son mari. Elle eut ce mot profond :
— Voilà, monsieur, comment vous les avez élevées !
M. Josserand ne protesta pas, occupé à se cribler un ongle de petits points d’encre, en attendant de pouvoir écrire. Berthe, qui avait achevé son pain, trempait un doigt dans le verre, pour finir son sirop. Elle était bien, le dos brûlant, et ne se pressait pas, peu désireuse d’aller supporter, dans leur chambre, l’humeur querelleuse de sa sœur.
— Ah ! c’est la récompense ! continua madame Josserand, en reprenant sa promenade à travers la salle à manger. Pendant vingt ans, on s’échine autour de ces demoiselles, on se met sur la paille pour en faire des femmes distinguées, et elles ne vous donnent seulement pas la satisfaction de les marier à votre goût… Encore si on leur avait refusé quelque chose ! mais je n’ai jamais gardé un centime, rognant sur mes toilettes, les habillant comme si nous avions eu cinquante mille francs de rente… Non, vraiment, c’est trop bête ! Lorsque ces mâtines-là vous ont une éducation soignée, juste ce qu’il faut de religion, des airs de filles riches, elles vous lâchent, elles parlent d’épouser des avocats, des aventuriers qui vivent dans la débauche !
Elle s’arrêta devant Berthe, et, la menaçant du doigt :
— Toi, si tu tournes comme ta sœur, tu auras affaire à moi.
Puis, elle recommença à piétiner, parlant pour elle, sautant d’une idée à une autre, se contredisant avec une carrure de femme qui a toujours raison.
— J’ai fait ce que j’ai dû faire, et ce serait à refaire que je le referais… Dans la vie, il n’y a que les plus honteux qui perdent. L’argent est l’argent : quand on n’en a pas, le plus court est de se coucher. Moi, lorsque j’ai eu vingt sous, j’ai toujours dit que j’en avais quarante ; car toute la sagesse est là, il vaut mieux faire envie que pitié… On a beau avoir reçu de l’instruction, si l’on n’est pas bien mis, les gens vous méprisent. Ce n’est pas juste, mais c’est ainsi… Je porterais plutôt des jupons sales qu’une robe d’indienne. Mangez des pommes de terre, mais ayez un poulet, quand vous avez du monde à dîner… Et ceux qui disent le contraire sont des imbéciles !
Elle regardait fixement son mari, auquel ces dernières pensées s’adressaient. Celui-ci, épuisé, refusant une nouvelle bataille, eut la lâcheté de déclarer :
— C’est bien vrai, il n’y a que l’argent aujourd’hui.
— Tu entends, reprit madame Josserand en revenant sur sa fille. Marche droit et tâche de nous donner des satisfactions… Comment as-tu encore raté ce mariage ?
Berthe comprit que son tour était venu.
— Je ne sais pas, maman, murmura-t-elle.
— Un sous-chef de bureau, continuait la mère ; pas trente ans, un avenir superbe. Tous les mois, ça vous apporte son argent ; c’est solide, il n’y a que ça… Tu as encore fait quelque bêtise, comme avec les autres ?
— Je t’assure que non, maman… Il se sera renseigné, il aura su que je n’avais pas le sou.
Mais madame Josserand se récriait.
— Et la dot que ton oncle doit te donner ! Tout le monde la connaît, cette dot… Non, il y a autre chose, il a rompu trop brusquement… En dansant, vous avez passé dans le petit salon.
Berthe se troubla.
— Oui, maman… Et même, comme nous étions seuls, il a voulu de vilaines choses, il m’a embrassée, en m’empoignant comme ça. Alors, j’ai eu peur, je l’ai poussé contre un meuble…
Sa mère l’interrompit, reprise de fureur.
— Poussé contre un meuble, ah ! la malheureuse, poussé contre un meuble !
— Mais, maman, il me tenait…
— Après ?… Il vous tenait, la belle affaire ! Mettez-donc ces cruches-là en pension ! Qu’est-ce qu’on vous apprend, dites !
Un flot de sang avait envahi les épaules et les joues de la jeune fille. Des larmes lui montaient aux yeux, dans une confusion de vierge violentée.
— Ce n’est pas ma faute, il avait l’air si méchant… Moi, j’ignore ce qu’il faut faire.
— Ce qu’il faut faire ! elle demande ce qu’il faut faire !… Eh ! ne vous ai-je pas dit cent fois le ridicule de vos effarouchements. Vous êtes appelée à vivre dans le monde. Quand un homme est brutal, c’est qu’il vous aime, et il y a toujours moyen de le remettre à sa place d’une façon gentille… Pour un baiser, derrière une porte ! en vérité, est-ce que vous devriez nous parler de ça, à nous, vos parents ? Et vous poussez les gens contre un meuble, et vous ratez des mariages !
Elle prit un air doctoral, elle continua :
— C’est fini, je désespère, vous êtes stupide, ma fille… Il faudrait tout vous seriner, et cela devient gênant. Puisque vous n’avez pas de fortune, comprenez donc que vous devez prendre les hommes par autre chose. On est aimable, on a des yeux tendres, on oublie sa main, on permet les enfantillages, sans en avoir l’air ; enfin, on pêche un mari… Si vous croyez que ça vous arrange les yeux, de pleurer comme une bête !
Berthe sanglotait.
— Vous m’agacez, ne pleurez donc plus… Monsieur Josserand, ordonnez donc à votre fille de ne pas s’abîmer le visage à pleurer ainsi. Ce sera le comble, si elle devient laide !
— Mon enfant, dit le père, sois raisonnable, écoute ta mère qui est de bon conseil. Il ne faut pas t’enlaidir, ma chérie.
— Et ce qui m’irrite, c’est qu’elle n’est pas trop mal, quand elle veut, reprit madame Josserand. Voyons, essuie tes yeux, regarde-moi comme si j’étais un monsieur en train de te faire la cour… Tu souris, tu laisses tomber ton éventail, pour que le monsieur, en le ramassant, effleure tes doigts… Ce n’est pas ça. Tu te rengorges, tu as l’air d’une poule malade… Renverse donc la tête, dégage ton cou : il est assez jeune pour que tu le montres.
— Alors, comme ça, maman ?
— Oui, c’est mieux… Et ne sois pas raide, aie la taille souple. Les hommes n’aiment pas les planches… Surtout, s’ils vont trop loin, ne fais pas la niaise. Un homme qui va trop loin, est flambé, ma chère.
Deux heures sonnaient à la pendule du salon ; et, dans l’excitation de cette veille prolongée, dans son désir devenu furieux d’un mariage immédiat, la mère s’oubliait à penser tout haut, tournant et retournant sa fille comme une poupée de carton. Celle-ci, molle, sans volonté, s’abandonnait ; mais elle avait le cœur très gros, une peur et une honte la serraient à la gorge. Brusquement, au milieu d’un rire perlé que sa mère la forçait à essayer, elle éclata en sanglots, le visage bouleversé, balbutiant :
— Non ! non ! ça me fait de la peine !
Madame Josserand demeura une seconde outrée et stupéfaite. Depuis sa sortie de chez les Dambreville, sa main était chaude, il y avait des claques dans l’air. Alors, à toute volée, elle gifla Berthe.
— Tiens ! tu m’embêtes à la fin !… Quel pot ! Ma parole, les hommes ont raison !
Dans la secousse, son Lamartine, qu’elle ne lâchait pas, était tombé. Elle le ramassa, l’essuya, et sans ajouter une parole, traînant royalement sa robe de bal, elle passa dans la chambre à coucher.
— Ça devait finir par là, murmura M. Josserand, qui n’osa pas retenir sa fille, partie, elle aussi, en se tenant la joue et en pleurant plus fort.
Mais, comme Berthe traversait l’antichambre à tâtons, elle trouva levé son frère Saturnin, qui écoutait, pieds nus. Saturnin était un grand garçon de vingt-cinq ans, dégingandé, aux yeux étranges, resté enfant à la suite d’une fièvre cérébrale. Sans être fou, il terrifiait la maison par des crises de violence aveugle, lorsqu’on le contrariait. Seule, Berthe le domptait d’un regard. Il l’avait soignée, gamine encore, pendant une longue maladie, obéissant comme un chien à ses caprices de petite fille souffrante ; et, depuis qu’il l’avait sauvée, il s’était pris pour elle d’une adoration où il entrait de tous les amours.
— Elle t’a encore battue ? demanda-t-il d’une voix basse et ardente.
Berthe, inquiète de le rencontrer là, essaya de le renvoyer.
— Va te coucher, ça ne te regarde pas.
— Si, ça me regarde. Je ne veux pas qu’elle te batte, moi !… Elle m’a réveillé, tant elle criait… Qu’elle ne recommence pas, ou je cogne !
Alors, elle lui saisit les poignets et lui parla comme à une bête révoltée. Il se soumit tout de suite, il bégaya avec des larmes de petit garçon :
— Ça te fait bien du mal, n’est-ce pas ?… Où est ton mal, que je le baise ?
Et, ayant trouvé sa joue, dans l’obscurité, il la baisa, il la mouilla de ses pleurs, en répétant :
— C’est guéri, c’est guéri.
Cependant, M. Josserand, resté seul, avait laissé tomber sa plume, le cœur trop gonflé de chagrin. Au bout de quelques minutes, il se leva pour aller doucement écouter aux portes. Madame Josserand ronflait. Dans la chambre de ses filles, on ne pleurait pas. L’appartement était noir et paisible. Alors, il revint, un peu soulagé. Il arrangea la lampe qui charbonnait, et recommença mécaniquement à écrire. Deux grosses larmes, qu’il ne sentait point, roulèrent sur les bandes, dans le silence solennel de la maison endormie.