Postface de la Sonate à Kreutzer


Postface de la Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 389-411).

POSTFACE

DE LA SONATE À KREUTZER

1890


J’ai reçu et reçois quantité de lettres d’inconnus qui me demandent de leur expliquer en termes simples et clairs ce que je pense du sujet de mon récit intitulé : La Sonate à Kreutzer. Je vais essayer de le faire. Je vais essayer d’exposer aussi brièvement que possible ce que j’ai voulu dire dans ce récit et quelles sont les conclusions que, d’après moi, on en peut tirer.

J’ai voulu dire, premièrement : Que dans notre société, s’est établie cette conviction ferme, commune à toutes les classes et soutenue par la fausse science, que les relations sexuelles sont nécessaires à la santé, et que le mariage n’étant pas toujours possible, l’union sexuelle hors du mariage, qui n’oblige les hommes à rien, sauf au paiement en argent, est donc chose tout a fait naturelle qui, par conséquent, doit être encouragée. Cette conviction est à tel point ferme et répandue que certains parents, sur le conseil des médecins, organisent la débauche pour leurs enfants ; et les gouvernements, dont l’unique raison d’être est de s’occuper du bien moral des citoyens, établissent la débauche, c’est-à-dire réglementent toute une classe de femmes, destinées à périr corps et âme pour satisfaire les besoins imaginaires des hommes. Et les célibataires, la conscience tout à fait tranquille, s’adonnent à la débauche.

Et je voulais dire que c’est mal. Car il n’est pas possible que pour la santé des uns on doive perdre le corps et l’âme des autres ; de même qu’il est impossible que pour la santé des uns il faille boire le sang des autres.

La conclusion qui me semble se dégager naturellement de cela, c’est qu’il ne faut pas céder à cette erreur et à cette tromperie. Pour n’y pas céder, il faut, premièrement : ne pas croire aux doctrines immorales, fussent-elles soutenues par n’importe quelle science imaginaire. Secondement, il faut comprendre que la pratique des relations sexuelles dans lesquelles les hommes ou s’affranchissent des conséquences possibles — les enfants — ou mettent tout le fardeau de ces conséquences sur la femme, ou préviennent la possibilité de la naissance des enfants, est un crime d’après la morale la plus élémentaire ; c’est une lâcheté. C’est pourquoi les célibataires qui ne veulent pas vivre comme des lâches ne doivent pas faire cela.

Afin de pouvoir s’en abstenir, outre qu’ils doivent mener une vie naturelle : ne pas boire, ne pas se gaver, ne pas manger de viande, ne pas éviter le travail (non pas une gymnastique mais le travail qui fatigue et n’est pas un amusement), ils ne doivent pas admettre la possibilité d’une union avec les femmes des autres pas plus qu’on n’admet une union de ce genre avec sa mère, ses soeurs, ses patientes et les femmes de ses amis.

Tout homme trouvera autour de lui des centaines d’exemples prouvant que la continence est possible et qu’elle est moins dangereuse et moins nuisible à la santé que l’incontinence.

Voilà pour le premier point.

Deuxièmement. Je pense que dans notre société, grâce aux idées sur les relations amoureuses, considérées non seulement comme conditions nécessaires de santé et de plaisir, mais comme le bien poétique et sublime de la vie, l’infidélité conjugale est devenue dans toutes les classes de la société (et surtout chez les paysans, grâce au service militaire) la chose la plus ordinaire.

Je crois que c’est mal. Et la conclusion c’est qu’il ne faut pas le faire.

Et pour ne pas faire cela, il faut que les idées sur l’amour sexuel changent ; que les hommes et les femmes soient élevés dans les familles et par l’opinion publique de telle façon qu’avant et après le mariage, ils ne regardent pas la passion amoureuse et l’amour sexuel lié à lui, comme quelque chose de poétique et de sublime, ainsi qu’on le fait maintenant, mais qu’ils les regardent comme quelque chose de bestial, d’humiliant pour l’homme. Il faudrait que la violation de la promesse de fidélité donnée au mariage fut punie par l’opinion publique, au moins de la même façon dont elle punit les violations des contrats d’argent, les fraudes commerciales et qu’on ne la glorifiât pas, comme on le fait maintenant dans les romans, dans les chansons, les opéras, etc.

Voilà pour le second point.

Troisièmement. Je crois que dans notre société, grâce à la même importance faussement attribuée à l’amour sexuel, la naissance des enfants a perdu son sens. Au lieu d’être le but et la justification des relations conjugales, elle est devenue un empêchement à la continuation agréable des relations amoureuses. De sorte que, en dehors du mariage, ou dans le mariage, sur les conseils des serviteurs de la science médicale, l’emploi des moyens qui privent la femme de la possibilité de produire les enfants commence à se répandre. Ou bien c’est devenu une coutume, une habitude, — ce qui n’était pas auparavant, et ce qui n’a pas lieu encore dans les familles patriarcales des paysans, — de continuer les relations conjugales pendant la grossesse et l’allaitement. Et je pense que ce n’est pas bien.

C’est mal d’employer des moyens contre la naissance des enfants : 1o C’est affranchir les hommes des soucis de la paternité, ce qui est le rachat de l’amour sexuel ; et 2o c’est très voisin de l’action la plus contraire à la conscience humaine : le meurtre. L’incontinence pendant la grossesse et l’allaitement n’est pas bien, car elle nuit aux forces physiques et, principalement, aux forces morales de la femme.

La conclusion qui découle de ce qui précède, c’est qu’il ne faut pas faire cela. Et pour ne pas le faire, il faut comprendre que l’abstinence, qui est la condition nécessaire de la dignité humaine dans le célibat, est encore plus obligatoire dans le mariage.

Voila pour le troisième point.

Quatrièmement. Je crois que dans notre société où les enfants sont un empêchement au plaisir, un accident malheureux, ou une joie, quand on arrive à en avoir la quantité fixée d’avance, ces enfants sont élevés non en vue du but qu’ils ont à atteindre comme êtres raisonnables et aimants, mais seulement en vue des satisfactions qu’ils peuvent donner aux parents.

Aussi les élève-t-on comme les enfants des animaux, si bien que le souci principal des parents consiste non à les préparer à une activité digne de l’homme, mais (et en ceci les parents sont soutenus par la science fausse, nommée médecine) à les gaver le mieux possible, augmenter leur taille, les faire propres, blancs, bien nourris, beaux. (Si dans les classes inférieures on ne le fait pas, c’est seulement par impossibilité, mais l’opinion est la même). Or, chez ces enfants efféminés, comme chez les divers animaux trop nourris, bientôt apparaît une sensualité insurmontable, cause des terribles souffrances de ces enfants dans l’adolescence. Les vêtements, les lectures, les spectacles, la musique, les danses, la nourriture sucrée, tout l’entourage de la vie, depuis les couvertures des boîtes jusqu’aux romans, nouvelles et poèmes, allument davantage cette sensualité et grâce à cela, les maladies et les plus terribles vices sexuels deviennent habituels aux enfants des deux sexes et souvent même leur restent dans l’âge mûr.

Et je crois que ce n’est pas bien.

La conclusion c’est qu’il faut cesser d’élever les enfants des hommes comme des enfants d’animaux et, pour élever les enfants humains, il faut se proposer un autre but qu’un corps joli et bien douilleté.

Voilà pour le quatrième point.

Cinquièmement. Je crois que dans notre société où l’amour entre un jeune homme et la femme, même basé sur l’amour sexuel, est placé comme le but poétique le plus élevé des aspirations de l’homme, ce dont témoignent l’art et la poésie de notre époque, les jeunes gens consacrent le meilleur temps de leur vie : les hommes, au guet et à la prise des meilleurs objets de l’amour sous forme de liaison amoureuse ou de mariage, et les femmes et les jeunes filles à séduire les hommes et les tenir captifs soit dans une liaison soit dans le mariage. Ainsi les meilleures forces des hommes sont employées à un travail non seulement inutile, mais nuisible. De là viennent en grande partie : le luxe fou de notre vie, l’oisiveté des hommes et l’effronterie des femmes, qui ne manquent pas de montrer — selon la mode empruntée aux femmes dépravées — les parties du corps qui excitent la sensualité.

Et je crois que ce n’est pas bien.

Ce n’est pas bien parce que l’amour, comme on l’entend, dans le mariage ou hors du mariage, si poétisé soit-il, est un but indigne de l’homme, de même qu’est indigne de lui le but — que beaucoup se représentent comme le bien suprême — d’acquérir pour soi une nourriture sucrée et abondante.

La conclusion c’est qu’il faut cesser de penser que l’amour charnel est quelque chose de sublime et comprendre que le but digne de l’homme, — que ce soit le service de l’humanité, de la patrie, de la science, de l’art (sans parler du service de Dieu) — quel qu’il soit, ne peut s’atteindre par l’union avec l’objet de l’amour dans le mariage ou hors du mariage, mais au contraire, que l’amour et l’union avec l’objet de l’amour (de quelque façon, en vers ou en prose, qu’on tâche de prouver le contraire) ne facilitera jamais l’atteinte du but digne de l’homme, mais toujours la rendra plus difficile.

Voilà pour le cinquième point.

Tel est l’essentiel de ce que j’ai pensé et voulu dire dans ma nouvelle. Il me semblait qu’on pouvait discuter sur les moyens de remédier aux maux qu’ont montrés ces propositions, mais qu’on ne pouvait être en désaccord avec elles. Il me semblait impossible qu’on pût être en désaccord avec ces propositions : lo parce qu’elles sont en tout conformes avec les progrès de l’humanité qui va toujours de la dépravation à la chasteté de plus en plus grande, avec la conscience morale de la société, et avec notre conscience qui condamnent toujours la dépravation et estiment la chasteté. 2o parce que ces propositions ne sont que les conclusions inévitables de la doctrine de l’évangile que nous professons, ou au moins admettons, même inconsciemment, comme base de nos conceptions morales.

Mais il en a été autrement.

Personne, il est vrai, ne contredit directement les propositions : qu’il ne faut pas se dépraver avant le mariage, qu’il ne faut pas empêcher artificiellement la conception des enfants, ni faire d’eux un jouet, et qu’il ne faut pas placer l’union amoureuse au-dessus de tout le reste. En un mot, personne ne contredit que la chasteté est préférable à la dépravation, Mais, dit-on : « Si le célibat est préférable au mariage, alors il est évident que les hommes doivent agir pour le mieux, et le genre humain périra. Or l’idéal du genre humain ne peut être la destruction de soi-même. »

Mais sans aller jusqu’à dire que la destruction du genre humain n’est pas une conception nouvelle pour nous, qu’elle est, pour les hommes religieux, un dogme de la foi, et pour les hommes de science, le résultat inévitable des observations sur le refroidissement du soleil, dans cette objection il y a un grave malentendu très ancien et très répandu.

On dit : « Si les hommes atteignaient l’idéal de la chasteté absolue, ils disparaîtraient ; donc cet idéal est impossible. » Mais ceux qui parlent ainsi, consciemment ou inconsciemment, confondent deux choses différentes : la règle-prescription et l’idéal.

La chasteté n’est pas la règle ou la prescription, mais l’idéal, ou plutôt une de ses conditions.

Or l’idéal n’est tel qu’autant que sa réalisation n’est possible qu’en idée, à l’infini, et que, par suite, la possibilité de l’atteindre est indéfinie. Si l’idéal pouvait être atteint, ou si même nous pouvions nous représenter sa réalisation, il cesserait d’être l’idéal.

Tel est l’idéal du Christ, l’établissement du royaume de Dieu sur la terre, l’idéal prédit encore par les prophètes : que le temps viendra où tous les hommes seront inspirés par Dieu, et fondront les épées en faux, où le lion se couchera près de l’agneau, et où tous les êtres seront unis par l’amour. Tout le sens de la vie humaine est enfermé dans le mouvement vers cet idéal ; c’est pourquoi l’aspiration vers l’idéal chrétien, et vers la chasteté comme une des conditions de cet idéal, non seulement n’exclut pas la possibilité de la vie, mais au contraire l’absence de cet idéal chrétien détruirait le mouvement en avant et la possibilité de la vie.

En disant que le genre humain périra quand les hommes aspireront de toutes leurs forces à la chasteté, on raisonne comme l’on ferait en disant que le genre humain périrait si les hommes, au lieu de la lutte pour l’existence, aspiraient de toutes leurs forces à la réalisation de l’amour des amis, des ennemis et de tous les êtres vivants.

Un pareil raisonnement découle de l’inintelligence des différences entre les deux moyens de direction morale.

De même qu’il y a deux moyens d’indiquer le chemin au voyageur, il y a aussi deux moyens de direction morale pour l’homme qui cherche la vérité. L’un consiste à signaler à l’homme les objets qu’il rencontrera et qui lui permettront de se diriger. L’autre à donner à l’homme la direction par la boussole qu’il porte avec soi et sur laquelle il voit toujours une direction immuable.

Le premier moyen de direction morale est celui de la définition extérieure : on indique à l’homme les actes qu’il doit ou ne doit pas faire : « Souviens-toi du Sabbat ; circoncis-toi ; ne vole pas ; ne bois pas de boissons fermentées ; ne tue pas ; donne la dîme aux pauvres ; lave-toi et prie cinq fois par jour ; etc. » Telles sont les règles extérieures des doctrines religieuses des brahmes, des bouddhistes, des musulmans, des juifs, et de l’Église qu’on appelle faussement chrétienne.

L’autre consiste à indiquer à l’homme la perfection qu’il n’atteindra jamais mais dont il reconnaît en lui l’aspiration : on montre à l’homme l’idéal et il peut toujours voir combien il en est loin : « Aime Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta raison et ton prochain comme toi-même ; soyez parfaits comme notre Père du ciel ». Telle est la doctrine du Christ.

Le contrôle de l’accomplissement des doctrines extérieures religieuses, c’est la concordance des actes avec la définition de ces doctrines, et cette concordance est possible.

Le contrôle de l’accomplissement de la doctrine du Christ, c’est la conscience du degré de non-concordance avec la perfection idéale. (Le degré de l’approchement, on ne le voit pas ; on ne voit que l’écart du perfectionnement.)

L’homme qui confesse la loi extérieure est celui qui se trouve dans la lumière d’une lanterne attachée à un poteau ; il est dans la lumière de cette lanterne, il voit clair, et il ne peut s’en éloigner. L’homme qui confesse la doctrine du Christ est semblable à celui qui porte devant lui la lanterne sur un bâton plus ou moins long ; la lumière est toujours devant lui, elle le stimule toujours à la suivre et lui découvre toujours de nouveaux espaces éclairés qui l’attirent.

Le Pharisien remercie Dieu d’avoir pu tout accomplir ; l’adolescent riche a aussi tout accompli dès l’enfance, et il ne voit pas ce qui peut lui manquer. Et ils ne peuvent penser autrement ; ils n’ont pas devant eux de but auquel ils puissent aspirer : la dîme est payée, le sabbat est observé, les parents sont respectés, l’adultère, le vol, l’assassinat ne sont pas commis ; que faut-il donc encore ? Pour celui qui confesse la doctrine du Christ, chaque degré de perfection atteint provoque le besoin de monter plus haut, d’où il découvre des degrés encore plus élevés, et ainsi sans fin.

Celui qui professe la loi du Christ se trouve toujours dans la situation du publicain ; il se sent toujours imparfait, ne voyant pas derrière lui le chemin qu’il a parcouru, tandis qu’il voit toujours devant lui celui qui lui reste à parcourir.

En cela consiste la différence entre la doctrine du Christ et toutes les autres doctrines religieuses. La différence réside non dans les préceptes, mais dans les moyens de direction des hommes.

Christ ne donnait aucune définition de la vie, il n’institua jamais rien, pas même le mariage ; mais les hommes qui ne comprennent pas les particularités de la doctrine du Christ, qui sont habitués aux doctrines extérieures et désirent se sentir parfaits comme le Pharisien, contrairement à tout l’esprit de la doctrine du Christ ont fait de sa lettre la doctrine extérieure des règles, qui s’appelle la doctrine ecclésiastique chrétienne, et ils ont substitué cette doctrine à celle du Christ, celle de l’idéal.

Dans toutes les manifestations de la vie, les doctrines ecclésiastiques qui s’intitulent chrétiennes, au lieu de l’idéal de la doctrine du Christ ont placé les définitions extérieures et les règles contraires à l’esprit de cette doctrine. C’est ainsi à l’égard du pouvoir, des tribunaux, de l’armée, de l’église, du culte, et aussi du mariage, bien que le Christ, non seulement n’ait jamais institué le mariage, mais, s’il faut tenir compte des définitions, l’ait nié plutôt : « Quitte ta femme et suis-moi ». Les doctrines ecclésiastiques qui s’appellent chrétiennes ont établi le mariage comme institution chrétienne, c’est-à-dire ont défini les conditions extérieures dans lesquelles l’amour sexuel peut être soi-disant sans péché, tout à fait légal pour les chrétiens.

Comme dans la vraie doctrine chrétienne il n’est pas question du mariage, il en est résulté que les hommes de notre monde ont quitté une rive et n’ont pas abordé l’autre, c’est-à-dire, qu’en réalité, ils ne croient pas aux définitions ecclésiastiques du mariage, sentant que cette institution n’a pas sa base dans la doctrine chrétienne. D’autre part, ne voyant pas devant eux l’idéal du Christ, la tendance vers la chasteté absolue, caché par la doctrine ecclésiastique, ils restent, pour le mariage, sans aucun guide.

De là ce phénomène, qui paraît d’abord étrange : que le principe de la famille et la fidélité conjugale sont incomparablement plus solides chez les hébreux, les musulmans, les Thibétains et autres, qui reconnaissent des doctrines religieuses de beaucoup inférieures à la doctrine chrétienne, mais qui ont des définitions extérieures du mariage plus justes, que chez les soi-disant chrétiens. Chez ceux-ci, il y a le concubinage, la polygamie et la polyandrie, définis, limités ; chez nous, il y a la pleine débauche, le concubinage, la polygamie, la polyandrie déréglées qui se cachent sous l’aspect de la monogamie. Par cela seul que le clergé, moyennant finances, a célébré un mariage appelé religieux, naïvement ou hypocritement, les hommes de notre monde s’imaginent vivre en monogamie.

Il ne saurait exister de mariage chrétien, et il n’y eut, il n’y aura jamais, et il ne peut être de cérémonies religieuses chrétiennes (Matthieu, vi-5-12 ; Jean, iv-21), ni de pasteurs, ni de Pères de l’Église (Matthieu, xxiii-8-9-10), ni de propriété chrétienne, ni d’armée chrétienne, ni de tribunaux, ni d’États chrétiens. Les chrétiens des premiers âges et des âges suivants le comprenaient ainsi. L’idéal du chrétien, c’est l’amour de Dieu et de son prochain, c’est le renoncement de soi-même pour le service de Dieu et du prochain. L’amour sexuel, le mariage, c’est le culte de soi-même, c’est, en tout cas, un obstacle au service de Dieu et des hommes, et, par suite, au point de vue chrétien, c’est la chute, le péché.

Le mariage ne peut aider au service de Dieu et des hommes, même au cas où ceux qui se marient ont pour but la continuation de l’espèce humaine. Pour ces hommes, au lieu de se marier pour produire des enfants, il serait beaucoup plus simple de soutenir et de sauver ces millions de vies enfantines qui périssent autour de nous faute, je ne dis pas de nourriture spirituelle, mais matérielle.

Le chrétien ne pourrait, sans péché, entrer en mariage que s’il voyait et savait que toutes les vies des enfants existants sont garanties.


On peut ne pas accepter la doctrine du Christ, cette doctrine qui imprègne toute notre vie et sur laquelle est basée toute notre moralité, mais, si on l’accepte, on doit reconnaître qu’elle implique l’idéal de la chasteté absolue.

Dans les Évangiles, il est dit clairement et sans possibilité d’interprétation contradictoire : 1o que l’époux ne doit pas divorcer pour prendre une autre femme mais vivre avec celle à qui il est uni (Matthieu, v-31-32, xix-8) ; 2o qu’en général pour un homme marié ou non, c’est un péché de regarder la femme comme un objet de plaisir (Matthieu, v-28-29) ; 3o qu’il est mieux de ne pas se marier, c’est-à-dire d’être tout à fait chaste (Matthieu, xix-10-12).


Pour beaucoup de personnes, ces pensées paraîtront étranges et même contradictoires.

Elles le sont en effet, mais pas entre elles. Ces idées contredisent toute notre vie et, involontairement, le doute nous vient sur la question de savoir qui a raison. Sont-ce les idées qui importent ou la vie de millions de gens, la mienne entre autres ?

C’est ce sentiment que j’ai éprouvé moi-même à un degré intense quand je suis venu à la conviction que j’exprime maintenant. Je ne m’attendais nullement à ce que le cours de mes idées m’amenât où il m’a conduit. J’étais effrayé de mes propres conclusions, je voulais n’y pas croire ; cela m’était impossible ; et, aussi contraires à toute l’organisation de notre vie que puissent paraître ces conclusions, aussi opposées qu’elles soient à ce que j’ai pensé auparavant et que j’ai même exprimé, j’ai été obligé de les admettre.


« Tout cela, ce sont des considérations générales qui sont peut-être justes, mais elles se rapportent à la doctrine du Christ et sont obligatoires pour tous ceux qui la pratiquent. Mais la vie est la vie, et on ne peut pas, en indiquant l’idéal inaccessible du Christ, laisser des hommes avec ce seul idéal et sans aucun guide, dans l’une des questions les plus générales, les plus brûlantes et qui produisent les plus grands maux.

« Un jeune homme passionné sera d’abord entraîné par l’idéal, mais ne résistera pas, succombera, et, ne reconnaissant aucune règle, s’adonnera à la complète débauche ».

Ainsi raisonne-t-on ordinairement.

« L’idéal du Christ est inaccessible, c’est pourquoi il ne peut nous servir de guide. On peut en parler, y rêver, mais il n’est pas applicable à la vie et il faut le laisser.

« Il ne nous faut pas un idéal mais une règle, un manuel qui soit à notre portée, proportionné aux forces morales de notre société : le mariage religieux, honnête, ou même le mariage, pas tout à fait honnête, celui où l’un des époux, comme chez nous l’homme, a connu beaucoup de femmes, ou même le mariage avec la possibilité du divorce, ou même le mariage civil, ou (allant plus loin) le mariage japonais temporaire ». Pourquoi ne pas aller jusqu’aux maisons de tolérance ? On dit que c’est mieux que la débauche de la rue.

Le malheur est précisément qu’en se permettant d’abaisser l’idéal par sa faiblesse, on ne peut trouver la limite ou s’arrêter.

Mais ce raisonnement est faux dès la base.

Tout d’abord il n’est pas juste que l’idéal de la perfection infinie ne puisse être le guide de la vie et qu’il faille, en le regardant, faire un geste de la main et dire qu’il est inutile puisque jamais on ne pourra l’atteindre, ou rabaisser l’idéal jusqu’à ce degré accessible à ma faiblesse.

Raisonner ainsi, c’est comme si le navigateur disait : « Puisque je ne peux pas suivre cette ligne que montre la boussole, je la jetterai ou cesserai de la regarder » ; c’est-à-dire je rejetterai l’idéal ou je fixerai l’aiguille de la boussole à l’endroit qui correspondra, au moment donné, à la marche de mon vaisseau ; c’est-à-dire j’abaisserai l’idéal jusqu’à ma faiblesse.

L’idéal de la perfection donné par le Christ n’est pas un rêve ou l’objet de discours rhétoriques, mais le guide moral de la vie des hommes le plus nécessaire et accessible à tous, de même que la boussole est l’instrument nécessaire pour la direction du navigateur ; il faut seulement croire en l’un comme en l’autre.

Dans quelque situation que l’homme se trouve, la doctrine de l’idéal donnée par le Christ est toujours suffisante pour donner l’indication la plus sûre des actes qu’il doit ou non accomplir. Mais il ne faut croire qu’à cette seule doctrine ; il faut cesser de croire à toutes les autres, de même qu’un navigateur doit croire en la boussole, et cesser de regarder, de se diriger par ce qu’il voit à côté.

Il faut savoir se guider par la doctrine chrétienne comme par la boussole, et pour cela il faut principalement savoir où l’on se trouve par rapport à l’idéal donné. À quelque degré que puisse être l’homme, il a toujours la possibilité de s’approcher de cet idéal et il n’est pas de situation où il puisse se dire qu’il l’a atteint et ne peut aspirer à un rapprochement encore plus grand.

Telle est l’aspiration de l’homme vers l’idéal chrétien, en général, et telle est son aspiration vers la chasteté en particulier.

Si l’on se représente, à l’égard de la question sexuelle, les positions les plus diverses des hommes, de l’enfance innocente jusqu’au mariage dans lequel ne s’observe pas l’abstinence, à chaque degré entre ces deux positions, la doctrine du Christ, avec l’idéal qu’elle montre, servira toujours de guide clair et défini de ce qu’un homme doit faire ou ne pas faire à chacun de ces degrés.

Que doit faire le jeune homme ou la jeune fille, purs l’un et l’autre ? Se garder des séductions et pour cela se donner de toutes leurs forces au service de Dieu et des hommes, aspirer vers une chasteté toujours croissante des pensées et des désirs.

Que doit faire le jeune homme ou la jeune fille qui ont succombé aux séductions, qui sont absorbés par des pensées d’amour sans objet, ou par l’amour d’une certaine personne et qui ont perdu ainsi une certaine possibilité de servir Dieu et les hommes ? Toujours la même chose : ne pas accepter la chute en sachant que telle concession ne délivrera pas de la séduction, mais seulement l’augmentera, et toujours aspirer vers la chasteté de plus en plus grande pour la possibilité de servir le plus complètement Dieu et les hommes.

Que doivent faire les hommes quand ils n’ont pas vaincu dans la lutte et ont succombé ? Ils doivent regarder leur chute non comme un plaisir légal, comme on le fait maintenant quand on le justifie par les coutumes du mariage ; non comme un plaisir du hasard qu’on peut répéter avec d’autres ; non comme un malheur quand la chute se fait avec une inférieure et sans les formalités civiles ou religieuses, mais ils doivent regarder cette premiere chute comme la seule, comme le mariage indissoluble.

Ce mariage, par ses conséquences : la naissance des enfants, détermine pour les époux la nouvelle forme, plus limitée, du service de Dieu et des hommes. Jusqu’au mariage, l’homme pouvait servir Dieu et les hommes sous les formes les plus diverses ; le mariage borne son domaine d’activité et lui demande la production et l’éducation des enfants issus du mariage, futurs serviteurs de Dieu et des hommes.

Que doivent faire l’homme et la femme qui vivent en mariage et remplissent ce service borné à Dieu et aux hommes par la production et l’éducation des enfants qui naissent du mariage ?

Toujours la même chose : aspirer ensemble à leur affranchissement de la séduction, à leur purification et à la cessation du péché, en remplaçant les relations qui empêchent le service général et particulier de Dieu et des hommes, l’amour sexuel, par les relations pures de frère et de sœur.


Ainsi, il n’est pas vrai que nous ne puissions nous guider par l’idéal du Christ, parce qu’il est trop parfait, trop inaccessible. Nous ne pouvons nous guider par lui uniquement parce que nous nous mentons et nous trompons.

Si nous disons qu’il faut avoir des règles plus réalisables que l’idéal du Christ, faute de quoi, n’atteignant pas l’idéal du Christ, nous tomberons dans la débauche, nous ne disons pas que pour nous l’idéal du Christ est trop haut, mais que nous ne croyons pas en lui, et que nous ne voulons pas régler nos actes d’après cet idéal.

En disant qu’après la première chute nous tombons dans la débauche, nous disons ainsi que nous avons déja résolu d’avance que la chute avec une inférieure n’est pas un péché mais un plaisir, un entraînement qu’il n’est pas obligatoire de réparer par ce que nous appelons le mariage. Si nous comprenions que la chute est un péché qui doit et peut être racheté par le mariage indissoluble et par toute l’œuvre de l’éducation des enfants issus du mariage, alors la chute ne pourrait être la cause de notre enlisement dans la débauche.

C’est comme si le laboureur ne regardait pas comme des semences celles qui ne réussissent pas, et, semant ailleurs, croirait de vraies semences celles qui réussiraient. Évidemment cet homme gâterait beaucoup de terre et de semences et jamais n’apprendrait à semer. Placez seulement comme idéal la chasteté, comptez que chaque chute de n’importe qui avec n’importe qui est le mariage unique, indissoluble pour toute la vie, et il sera clair que le guide donné par le Christ est non seulement suffisant, mais qu’il est le seul possible.

« L’homme est faible, il faut lui donner une tâche selon ses forces », dit-on. C’est la même chose que de dire : « Mes mains sont faibles, je ne puis tracer une ligne qui soit droite, c’est-à-dire la plus courte entre deux points, et voilà pourquoi, pour me rendre la tâche plus facile, comme je désire faire une ligne droite, je prendrai comme modèle une ligne courbe ou brisée. »

Plus ma main est faible, plus j’ai besoin d’un exemple parfait.

On ne peut pas, connaissant la doctrine chrétienne de l’idéal, faire comme si on ne la connaissait pas et la remplacer par des formes extérieures. La doctrine chrétienne de l’idéal est donnée à l’humanité précisément pour la guider, à l’époque actuelle. L’humanité a vécu déjà la période des définitions religieuses extérieures et personne n’y croit plus.

La doctrine chrétienne de l’idéal est la seule qui puisse guider l’humanité. On ne peut pas, il ne faut pas remplacer l’idéal du Christ par les règles extérieures, mais il faut fermement tenir cet idéal devant soi, dans toute sa pureté et, principalement, croire en lui.

À celui qui nage non loin du bord on peut dire : « Dirige-toi vers cette colline, vers ce cap, vers cette tour, etc. »

Mais vient le temps quand les voyageurs se sont éloignés de la rive, et seule l’étoile inaccessible et la boussole qui montrent la direction peuvent et doivent leur servir de guide. Et l’une et l’autre nous sont données.