Portraits littéraires, Tome I/George Farcy

Garnier frères, libraires-éditeurs (Ip. 209-238).

GEORGE FARCY[1]


La Révolution de Juillet a mis en lumière peu d’hommes nouveaux, elle a dévoré peu d’hommes anciens ; elle a été si prompte, si spontanée, si confuse, si populaire, elle a été si exclusivement l’œuvre des masses, l’exploit de la jeunesse, qu’elle n’a guère donné aux personnages déjà connus le temps d’y assister et d’y coopérer, sinon vers les dernières heures, et qu’elle ne s’est pas donné à elle-même le temps de produire ses propres personnages. Tout ce qui avait déjà un nom s’y est rallié un peu tard ; tout ce qui n’avait pas encore de nom a dû s’en retirer trop tôt. Consultez les listes des héroïques victimes ; pas une illustration, ni dans la science, ni dans les lettres, ni dans les armes, pas une gloire antérieure ; c’était bien du pur et vrai peuple, c’étaient bien de vrais jeunes hommes ; tous ces nobles martyrs sont et resteront obscurs. Le nom de Farcy est peut-être le seul qui frappe et arrête, et encore combien ce nom sonnait peu haut dans la renommée ! comme il disparaissait timidement dans le bruit et l’éclat de tant de noms contemporains ! comme il avait besoin de travaux et d’années pour signifier aux yeux du public ce que l’amitié y lisait déjà avec confiance ! Mais la mort, et une telle mort, a plus fait pour l’honneur de Farcy qu’une vie plus longue n’aurait pu faire, et elle n’a interrompu la destinée de notre ami que pour la couronner.

Nous publions les vers de Farcy, et pourtant, nous le croyons, sa vocation était ailleurs : son goût, ses études, son talent original, les conseils de ses amis les plus influents, le portaient vers la philosophie ; il semblait né pour soutenir et continuer avec indépendance le mouvement spiritualiste émané de l’École normale. Il n’avait traversé la poésie qu’en courant, dans ses voyages, par aventure de jeunesse, et comme on traverse certains pays et certaines passions. Au moment où les forces de son esprit plus rassis et plus mûr se rassemblaient sur l’objet auquel il était éminemment propre et qui allait devenir l’étude de sa vie, la Providence nous l’enleva. Ces vers donc, ces rêves inachevés, ces soupirs exhalés çà et là dans la solitude, le long des grandes routes, au sein des îles d’Italie, au milieu des nuits de l’Atlantique ; ces vagues plaintes de première jeunesse, qui, s’il avait vécu, auraient à jamais sommeillé dans son portefeuille avec quelque fleur séchée, quelque billet dont l’encre a jauni, quelques-uns de ces mystères qu’on n’oublie pas et qu’on ne dit pas ; ces essais un peu pâles et indécis où sont pourtant épars tous les traits de son âme, nous les publions comme ce qui reste d’un homme jeune, mort au début, frappé à la poitrine en un moment immortel, et qui, cher de tout temps à tous ceux qui l’ont connu, ne saurait désormais demeurer indifférent à la patrie.

Jean-George Farcy naquit à Paris le 20 novembre 1800, d’une extraction honnête, mais fort obscure. Enfant unique, il avait quinze mois lorsqu’il perdit son père et sa mère ; sa grand’mère le recueillit et le fit élever. On le mit de bonne heure en pension chez M. Gandon, dans le faubourg Saint-Jacques ; il y commença ses études, et lorsqu’il fut assez avancé, il les poursuivit au collège de Louis-le-Grand, dont l’institution de M. Gandon fréquentait les cours. En 1819, ses études terminées, il entra à l’École normale, et il en sortait lorsque l’ordonnance du ministre Corbière brisa l’institution en 1822.

Durant ces vingt-deux années, comment s’était passée la vie de l’orphelin Farcy ? La portion extérieure en est fort claire et fort simple ; il étudia beaucoup, se distingua dans ses classes, se concilia l’amitié de ses condisciples et de ses maîtres ; il allait deux fois le jour au collège ; il sortait probablement tous les dimanches ou toutes les quinzaines pour passer la journée chez sa grand’mère. Voilà ce qu’il fit régulièrement durant toutes ces belles et fécondes années ; mais ce qu’il sentait là-dessous, ce qu’il souffrait, ce qu’il désirait secrètement ; mais l’aspect sous lequel il entrevoyait le monde, la nature, la société ; mais ces tourbillons de sentiments que la puberté excitée et comprimée éveille avec elle ; mais son jeune espoir, ses vastes pensées de voyages, d’ambition, d’amour ; mais son vœu le plus intime, son point sensible et caché, son côté pudique ; mais son roman, mais son cœur, qui nous le dira ?

Une grande timidité, beaucoup de réserve, une sorte de sauvagerie ; une douceur habituelle qu’interrompait parfois quelque chose de nerveux, de pétulant, de fugitif ; le commerce très-agréable et assez prompt, l’intimité très-difficile et jamais absolue ; une répugnance marquée à vous entretenir de lui-même, de sa propre vie, de ses propres sensations, à remonter en causant et à se complaire familièrement dans ses souvenirs, comme si, lui, il n’avait pas de souvenirs, comme s’il n’avait jamais été apprivoisé au sein de la famille, comme s’il n’y avait rien eu d’aimé et de choyé, de doré et de fleuri dans son enfance ; une ardeur inquiète, déjà fatiguée, se manifestant par du mouvement plutôt que par des rayons ; l’instinct voyageur à un haut degré ; l’humeur libre, franche, indépendante, élancée, un peu fauve, comme qui dirait d’un chamois ou d’un oiseau[2] ; mais avec cela un cœur d’homme ouvert à l’attendrissement et capable au besoin de stoïcisme : un front pudique comme celui d’une jeune fille, et d’abord rougissant aisément ; l’adoration du beau, de l’honnête ; l’indignation généreuse contre le mal ; sa narine s’enflant alors et sa lèvre se relevant, pleine de dédain ; puis un coup d’œil rapide et sûr, une parole droite et concise, un nerf philosophique très-perfectionné : tel nous apparaît Farcy au sortir de l’École normale ; il avait donc, du sein de sa vie monotone, beaucoup senti déjà et beaucoup vu ; il s’était donné à lui-même, à côté de l’éducation classique qu’il avait reçue, une éducation morale plus intérieure et toute solitaire.

L’École normale dissoute, Farcy se logea dans la rue d’Enfer, près de son maître et de son ami M. Victor Cousin, et se disposa à poursuivre les études philosophiques vers lesquelles il se sentait appelé. Mais le régime déplorable qui asservissait l’instruction publique ne laissait aux jeunes hommes libéraux et indépendants aucun espoir prochain de trouver place, même aux rangs les plus modestes. Une éducation particulière chez une noble dame russe se présenta, avec tous les avantages apparents qui peuvent dorer ces sortes de chaînes ; Farcy accepta. Il avait beaucoup désiré connaître le monde, le voir de près dans son éclat, dans les séductions de son opulence, respirer les parfums des robes de femmes, ouïr les musiques des concerts, s’ébattre sous l’ombrage des parcs ; il vit, il eut tout cela, mais non en spectateur libre et oisif, non sur ce pied complet d’égalité qu’il aurait voulu, et il en souffrait amèrement. C’était là une arrière-pensée poignante que toute l’amabilité délicate et ingénieuse de la mère[3] ne put assoupir dans l’âme du jeune précepteur. Il se contint durant près de trois ans. Puis enfin, trouvant son pécule assez grossi et sa chaîne par trop pesante, il la secoua. Je trouve, dans des notes qu’il écrivait alors, l’expression exagérée, mais bien vive, du sentiment de fierté qui l’ulcérait : « Que me parlez-vous de joie ? Oh ! voyez, voyez mon âme encore marquée des flétrissantes empreintes de l’esclavage, voyez ces blessures honteuses que le temps et mes larmes n’ont pu fermer encore… Laissez-moi, je veux être libre… Ah ! j’ai dédaigné de plus douces chaînes ; je veux être libre. J’aime mieux vivre avec dignité et tristesse que de trouver des joies factices dans l’esclavage et le mépris de moi-même. »

Ce fut un an environ avant de quitter ses fonctions de précepteur (1825) qu’il publia une traduction du troisième volume des Éléments de la Philosophie de l’Esprit humain, par Dugald Stewart. Ce travail, entrepris d’après les conseils de M. Cousin, était précédé d’une introduction dans laquelle Farcy éclaircissait avec sagacité et exposait avec précision divers points délicats de psychologie. Il donna aussi quelques articles littéraires au Globe dans les premiers temps de sa fondation.

Enfin, vers septembre 1826, voilà Farcy libre, maître de lui-même ; il a de quoi se suffire durant quelques années, il part ; tout froissé encore du contact de la société, c’est la nature qu’il cherche, c’est la terre que tout poëte, que tout savant, que tout chrétien, que tout amant désire : c’est l’Italie. Il part seul ; lui, il n’a d’autre but que de voir et de sentir, de s’inonder de lumière, de se repaître de la couleur des lieux, de l’aspect général des villes et des campagnes, de se pénétrer de ce ciel si calme et si profond, de contempler avec une âme harmonieuse tout ce qui vit, nature et hommes. Hors de là, peu de choses l’intéressent ; l’antiquité ne l’occupe guère, la société moderne ne l’attire pas. Il se laisse et il se sent vivre. À Rome, son impression fut particulière. Ce qu’il en aima seulement, ce fut ce sublime silence de mort quand on en approche ; ce furent ces vastes plaines désolées où plus rien ne se laboure ni ne se moissonne jamais, ces vieux murs de brique, ces ruines au dedans et au dehors ; ce soleil d’aplomb sur des routes poudreuses, ces villas sévères et mélancoliques dans la noirceur de leurs pins et de leurs cyprès. La Rome moderne ne remplit pas son attente ; son goût simple et pur repoussait les colifichets : « Décidément, écrivait-il, je ne suis pas fort émerveillé de Saint-Pierre, ni du pape, ni des cardinaux, ni des cérémonies de la Semaine sainte, celle de la bénédiction de Pâques exceptée. » De plus, il ne trouvait pas là assez d’agréable mêlé à l’imposant antique pour qu’on en pût faire un séjour de prédilection. Mais Naples, Naples, à la bonne heure ! Non pas la ville même, trop souvent les chaleurs y accablent, et les gens y révoltent : « Quel peuple abandonné dans ses allures, dans ses paroles, dans ses mœurs ! Il y a là une atmosphère de volupté grossière qui relâcherait les cœurs les plus forts. Ceux qui viennent en Italie pour refaire leur santé doivent porter leurs projets de sagesse ailleurs[4]. » Mais le golfe, la mer, les îles, c’était bien là pour lui le pays enchanté où l’on demeure et où l’on oublie. Combien de fois, sur ce rivage admirable, appuyé contre une colonne, et la vague se brisant amoureusement à ses pieds, il dut ressentir, durant des heures entières, ce charme indicible, cet attiédissement voluptueux, cette transformation éthérée de tout son être, si divinement décrite par Chateaubriand au cinquième livre des Martyrs ! Ischia, qu’a chantée Lamartine, fut encore le lieu qu’il préféra entre tous ces lieux. Il s’y établit, et y passa la saison des chaleurs. La solitude, la poésie, l’amitié, un peu d’amour sans doute, y remplirent ses loisirs. M. Colin, jeune peintre français, d’un caractère aimable et facile, d’un talent bien vif et bien franc, se trouvait à Ischia en même temps que Farcy ; tous deux se convinrent et s’aimèrent. Chaque matin, l’un allait à ses croquis, l’autre à ses rêves, et ils se retrouvaient le soir. Farcy restait une bonne partie du jour dans un bois d’orangers, relisant Pétrarque, André Chénier, Byron ; songeant à la beauté de quelque jeune fille qu’il avait vue chez son hôtesse ; se redisant, dans une position assez semblable, quelqu’une de ces strophes chéries, qui réalisent à la fois l’idéal comme poésie mélodieuse et comme souvenir de bonheur :

Combien de fois, près du rivage
Où Nisida dort sur les mers,
La beauté crédule ou volage
Accourut à nos doux concerts !
Combien de fois la barque errante
Berça sur l’onde transparente
Deux couples par l’amour conduits,
Tandis qu’une déesse amie
Jetait sur la vague endormie
Le voile parfumé des nuits !

En passant à Florence, Farcy avait vu Lamartine ; n’ayant pas de lettre d’introduction auprès de son illustre compatriote, il composa des vers et les lui adressa ; il eut soin d’y joindre un petit billet qu’il fit le plus cavalier possible, comme il l’écrivit depuis à M. Viguier, de peur que le grand poëte ne crût voir arriver un rimeur bien pédant, bien humble et bien vain. L’accueil de Lamartine et son jugement favorable encouragèrent Farcy à continuer ses essais poétiques. Il composa donc plusieurs pièces de vers durant son séjour à Ischia ; il les envoyait en France à son excellent ami M. Viguier, qu’il avait eu pour maître à l’École normale, réclamant de lui un avis sincère, de bonnes et franches critiques, et, comme il disait, des critiques antiques avec le mot propre sans périphrase. Pour exprimer toute notre pensée, ces vers de Farcy nous semblent une haute preuve de talent, comme étant le produit d’une puissante et riche faculté très-fatiguée, et en quelque sorte épuisée avant la production : on y trouve peu d’éclat et de fraîcheur ; son harmonie ne s’exhale pas, son style ne rayonne pas ; mais le sentiment qui l’inspire est profond, continu, élevé ; la faculté philosophique s’y manifeste avec largeur et mouvement. L’impression qui résulte de ces vers, quand on les a lus ou entendus, est celle d’un stoïcisme triste et résigné qui traverse noblement la vie en contenant une larme. Nous signalons surtout au lecteur la pièce adressée à un ami victime de l’amour ; elle est sublime de gravité tendre et d’accent à la fois viril et ému. Dans la pièce à madame O’R…, alors enceinte, on remarquera une strophe qui ferait honneur à Lamartine lui-même : c’est celle où le poëte, s’adressant à l’enfant qui ne vit encore que pour sa mère, s’écrie :

Tu seras beau ; les Dieux, dans leur magnificence,
N’ont pas en vain sur toi, dès avant ta naissance,
Épuisé les faveurs d’un climat enchanté ;
Comme au sein de l’artiste une sublime image,
N’es-tu pas né parmi les œuvres du vieil âge ?
N’es-tuN’es-tu pas fils de la beauté ?

Ce que nous disons avec impartialité des vers de Farcy, il le sentit lui-même de bonne heure et mieux que personne ; il aimait vivement la poésie, mais il savait surtout qu’on doit ou y exceller ou s’en abstenir : « Je ne voudrais pas, écrivait-il à M. Viguier, que mes vers fussent de ceux dont on dit : Mais cela n’est pas mal en vérité ! et qu’on laisse là pour passer à autre chose. » Sans donc renoncer, dès le début, à cette chère et consolante poésie, il ne s’empressa aucunement de s’y livrer tout entier. D’autres idées le prirent à cette époque : il avait dû aller en Grèce avec son ami Colin ; mais ce dernier ayant été obligé par des raisons privées de retourner en France, Farcy ajourna son projet. Ses économies d’ailleurs tiraient à leur fin. L’ambition de faire fortune, pour contenter ensuite ses goûts de voyage, le préoccupa au point de l’engager dans une entreprise fort incertaine et fort coûteuse avec un homme qui le leurra de promesses et finalement l’abusa[5]. Plein de son idée, Farcy quitta Naples à la fin de l’année 1827, revint à Paris, où il ne passa que huit jours, et ne vit qu’à peine ses amis, pour éviter leurs conseils et remontrances, puis partit en Angleterre, d’où il s’embarqua pour le Brésil. Nous le retrouvons à Paris en avril 1829. Tout ce que ses amis surent alors, c’est que cette année d’absence s’était passée pour lui dans les ennuis, les mécomptes, et que sa candeur avait été jouée. Il ne s’expliquait jamais là-dessus qu’avec une extrême réserve ; il avait ceci pour constante maxime : « Si tu veux que ton secret reste caché, ne le dis à personne ; car pourquoi un autre serait-il plus discret que toi-même dans tes affaires ?  Ta confidence est déjà pour lui un mauvais exemple et une excuse. » Et encore : « Ne nous plaignons jamais de notre destinée : qui se fait plaindre se fait mépriser. » Mais nous avons trouvé, dans un journal qu’il écrivait à son usage, quelques détails précieux sur cette année de solitude et d’épreuves :

« J’ai quitté Londres le lundi 2 juin 1828 ; le navire George et Mary, sur lequel j’avais arrêté mon passage, était parti le dimanche matin ; il m’a fallu le joindre à Gravesend : c’est de là que j’ai adressé mes derniers adieux à mes amis de France. J’ai encore éprouvé une fois combien les émotions, dans ce qu’on appelle les occasions solennelles, sont rares pour moi ; à moins que ce ne soient pas là mes occasions solennelles. J’ai quitté l’Angleterre pour l’Amérique, avec autant d’indifférence que si je faisais mon premier pas pour une promenade d’un mille : il en a été de même de la France, mais il n’en a pas été de même de l’Italie : c’est là que j’ai joui pour la première fois de mon indépendance, c’est là que j’ai été le plus puissant de corps et d’esprit. Et cependant que j’y ai mal employé de temps et de forces ! Ai-je mérité ma liberté ? — Quand je pense que je n’avais déjà plus alors que des réminiscences d’enthousiasme, que je regrettais la vivacité et la fraîcheur de mes sensations et de mes pensées d’autrefois ! Était-ce seulement que les enfants s’amusent de tout, et que j’étais devenu plus sévère avec moi-même ? — Mais la pureté d’âme, mais les croyances encore naïves, mais les rêves qui embrassent tout, parce qu’ils ne reposent sur rien, c’en était déjà fait pour moi. Je ne voyais qu’un présent dont il fallait jouir, et jouir seul, parce que je n’avais ni richesses, ni bonheur à faire partager à personne, parce que l’avenir ne m’offrait que des jouissances déjà usées avec des moyens plus restreints ; et ne pas croître dans la vie, c’est déchoir. — Et cependant, du moins, tout ce que je voyais alors agissait sur moi pour me ranimer ; tout me faisait fête dans la nature ; c’était vraiment un concert de la terre, des cieux, de la mer, des forêts et des hommes ; c’était une harmonie ineffable, qui me pénétrait, que je méditais et que je respirais à loisir ; et quand je croyais y avoir dignement mêlé ma voix à mon tour, par un travail et par un succès égal à mes forces et au ton du chœur qui m’environnait, j’étais heureux ; — oui, j’étais heureux, quoique seul ; heureux par la nature et avec Dieu. Et j’ai pu être assez faible pour livrer plus de la moitié de ce temps aux autres, pour ne pas m’établir définitivement dans cette félicité. La peur de quelque dépense m’a retenu, et la vanité, et pis encore, m’ont emporté plus d’argent qu’il n’en eût fallu pour jouir en roi de ce que j’avais sous les yeux. — La société ? … — moi qui ne vaux rien que seul et inconnu, moi qui n’aime et n’aimerai peut-être plus jamais rien que la solitude et le sombre plaisir d’un cœur mélancolique. — Mais il faudrait des événements et des sentiments pour appuyer cela ; il faudrait au moins des études sérieuses pour me rendre témoignage à moi-même. Un goût vague ne se suffit pas à lui seul, et c’est pourquoi il est si aisé au premier venu de me faire abandonner ce qui tout à l’heure me semblait ma vie. J’en demeure bien marqué assez profondément au fond de mon âme, et il me reste toujours une part qu’on ne peut ni corrompre ni m’enlever. Est-ce par là que j’échapperai, ou ce secret parfum lui-même s’évaporera-t-il ?  »

Cette longue traversée, le manque absolu de livres et de conversation, son ignorance de l’astronomie qui lui fermait l’étude du ciel, tout contribuait à développer démesurément chez lui son habitude de rêverie sans objet et sans résultat.

« 29 juillet. – Encore dix jours au plus, j’espère, et nous serons à Rio. Je me promets beaucoup de plaisir et de vraies jouissances au milieu de cette nature grande et nouvelle. De jour en jour je me fortifie dans l’habitude de la contemplation solitaire. Je puis maintenant passer la moitié d’une belle nuit, seul, à rêver en me promenant, sans songer que la nuit est le temps du retour à la chambre et du repos, sans me sentir appesanti par l’exemple de tout ce qui m’entoure. C’est là un progrès dont je me félicite. Je crois que l’âge, en m’ôtant de plus en plus le besoin de sommeil, augmentera cette disposition. Il me semble que c’est une des plus favorables à qui veut occuper son esprit. La pensée arrive alors, non plus seulement comme vérité, mais comme sentiment. Il y a un calme, une douceur, une tristesse dans tout ce qui vous environne, qui pénètre par tous les sens ; et cette douceur, cette tristesse tombent vraiment goutte à goutte sur le cœur, comme la fraîcheur du soir. Je ne connais rien qui doive être plus doux que de se promener à cette heure-là avec une femme aimée. » Pauvre Farcy ! voilà que tout à la fin, sans y songer, il donne un démenti à son projet contemplatif, et qu’avec un seul être de plus, avec une compagne telle qu’il s’en glisse inévitablement dans les plus doux vœux du cœur, il peuple tout d’un coup sa solitude. C’est qu’en effet il ne lui a manqué d’abord qu’une femme aimée, pour entrer en pleine possession de la vie et pour s’apprivoiser parmi les hommes.

« 29 novembre, Rio-Janeiro. – Que n’ai-je écouté ma répugnance à m’engager avec une personne dont je connaissais les fautes antérieures, et qui, du côté du caractère, me semblait plus habile qu’estimable ! Mais l’amour de m’enrichir m’a séduit. En voyant ses relations rétablies sur le pied de l’amitié et de la confiance avec les gens les plus distingués, j’ai cru qu’il y aurait de ma part du pédantisme et de la pruderie à être plus difficile que tout le monde. J’ai craint que ce ne fût que l’ennui de me déranger qui me déconseillât cette démarche. Je me suis dit qu’il fallait s’habituer à vivre avec tous les caractères et tous les principes ; qu’il serait fort utile pour moi de voir agir un homme d’affaires raisonnant sa conduite et marchant adroitement au succès. J’ai résisté à mes penchants, qui me portaient à la vie solitaire et contemplative. J’ai ployé mon caractère impatient jusqu’à condescendre aux désirs souvent capricieux d’un homme que j’estimais au-dessous de moi en tout, excepté dans un talent équivoque de faire fortune. Si je m’étais décidé à quelque dépense, j’avais la Grèce sous les yeux, où je vivais avec Molière (le philhellène), avec qui j’aimerais mieux une mauvaise tente qu’un palais avec l’autre. Eh bien ! cet argent que je me suis refusé d’une part, je l’ai dépensé de l’autre inutilement, ennuyeusement, à voyager et à attendre. J’ai sacrifié tous mes goûts, l’espoir assez voisin de quelque réputation par mes vers, et, par là encore, d’un bon accueil à mon retour en France. En ce faisant, j’ai cru accomplir un grand acte de sagesse, me préparer de grands éloges de la part de la prudence humaine, et, l’événement arrivé, il se trouve que je n’ai fait qu’une grosse sottise… Enfin me voilà à deux mille lieues de mon pays, sans ressources, sans occupation, forcé de recourir à la pitié des autres, en leur présentant pour titre à leur confiance une histoire qui ressemble à un roman très-invraisemblable ; — et, pour terminer peut-être ma peine et cette plate comédie, un duel qui m’arrive pour demain avec un mauvais sujet, reconnu tel de tout le monde, qui m’a insulté grossièrement en public, sans que je lui en eusse donné le moindre motif ; — convaincu que le duel, et surtout avec un tel être, est une absurdité, et ne pouvant m’y soustraire ; — ne sachant, si je suis blessé, où trouver mille reis pour me faire traiter, ayant ainsi en perspective la misère extrême, et peut-être la mort ou l’hôpital ; — et cependant, content et aimé des Dieux. — Je dois avouer pourtant que je ne sais comment ils (les Dieux) prendront cette dernière folie. Je ne sais, oui, c’est le seul mot que je puisse dire ; et, en vérité, je l’ai souvent cherché de bonne foi et de sang-froid ; d’où je conclus qu’il n’y a pas au fond tant de mal dans cette démarche que beaucoup le disent, puisqu’il n’est pas clair comme le jour qu’elle est criminelle, comme de tuer par trahison, de voler, de calomnier, et même d’être adultère (quoique la chose soit aussi quelque peu difficile à débrouiller en certains cas). Je conclus donc que, pour un cœur droit qui se présentera devant eux avec cette ignorance pour excuse, ils se serviront de l’axiome de nos juges de la justice humaine : Dans le doute, il faut incliner vers le parti le plus doux ; transportant ici le doute, comme il convient à des Dieux, de l’esprit des juges à celui de l’accusé. »

L’affaire du duel terminée (et elle le fut à l’honneur de Farcy), l’embarras d’argent restait toujours ; il parvint à en sortir, grâce à l’obligeance cordiale de MM. Polydore de La Rochefoucauld et Pontois, qui allèrent au-devant de sa pudeur. Farcy leur en garda à tous deux une profonde reconnaissance que nous sommes heureux de consigner ici. De retour en France, Farcy était désormais un homme achevé : il avait l’expérience du monde, il avait connu la misère, il avait visité et senti la nature ; les illusions ne le tentaient plus ; son caractère était mûr par tous les points ; et la conscience qu’il eut d’abord de cette dernière métamorphose de son être lui donnait une sorte d’aisance au dehors dont il était fier en secret : « Voici l’âge, se disait-il, où tout devient sérieux, où ma personne ne s’efface plus devant les autres, où mes paroles sont écoutées, où l’on compte avec moi en toutes manières, où mes pensées et mes sentiments ne sont plus seulement des rêves de jeune homme auxquels on s’intéresse si on en a le temps, et qu’on néglige sans façon dès que la vie sérieuse recommence. Et pour moi même, tout prend dans mes rapports avec les autres un caractère plus positif ; sans entrer dans les affaires, je ne me défie plus de mes idées ou de mes sentiments, je ne les renferme plus en moi ; je dis aux uns que je les désapprouve, aux autres que je les aime ; toutes mes questions demandent une réponse ; mes actions, au lieu de se perdre dans le vague, ont un but ; je veux influer sur les autres, etc. »

En même temps que cette défiance excessive de lui-même faisait place à une noble aisance, l’âpreté tranchante dans les jugements et les opinions, qui s’accorde si bien avec l’isolement et la timidité, cédait chez lui à une vue des choses plus calme, plus étendue et plus bienveillante. Les élans généreux ne lui manquaient jamais ; il était toujours capable de vertueuses colères ; mais sa sagesse désespérait moins promptement des hommes ; elle entendait davantage les tempéraments et entrait plus avant dans les raisons. Souvent, quand M. Viguier, ce sage optimiste par excellence, cherchait, dans ses causeries abandonnées, à lui épancher quelque chose de son impartialité intelligente, il lui arrivait de rencontrer à l’improviste dans l’âme de Farcy je ne sais quel endroit sensible, pétulant, récalcitrant, par où cette nature, douce et sauvage tout ensemble, lui échappait ; c’était comme un coup de jarret qui emportait le cerf dans les bois. Cette facilité à s’emporter et à s’effaroucher disparaissait de jour en jour chez Farcy. Il en était venu à tout considérer et à tout comprendre. Je le comparerais, pour la sagesse prématurée, à Vauvenargues, et plusieurs de ses pensées morales semblent écrites en prose par André Chénier :

« Le jeune homme est enthousiaste dans ses idées, âpre dans ses jugements, passionné dans ses sentiments, audacieux et timide dans ses actions.

« Il n’a pas encore de position ni d’engagements dans le monde ; ses actions et ses paroles sont sans conséquence.

« Il n’a pas encore d’idées arrêtées ; il cherche à connaître et vit avec les livres plus qu’avec les hommes ; il ramène tout, par désir d’unité, par élan de pensée, par ignorance, au point de vue le plus simple et le plus abstrait ; il raisonne au lieu d’observer, il est logicien intraitable ; le droit non-seulement domine, mais opprime le fait.

« Plus tard on apprend que toute doctrine a sa raison, tout intérêt son droit, toute action son explication et presque son excuse.

« On s’établit dans la vie ; on est las de ce qu’il y a de roide et de contemplatif dans les premières années de la jeunesse ; on est un peu plus avant dans le secret des Dieux ; on sent qu’on a à vivre pour soi, pour son bien-être, son plaisir, pour le développement de toutes ses facultés, et non-seulement pour réaliser un type abstrait et simple ; on vit de tout son corps et de toute son âme, avec des hommes, et non seul avec des idées. Le sentiment de la vie, de l’effort contraire, de l’action et de la réaction, remplace la conception de l’idée abstraite et subtile, et morte pour ainsi dire, puisqu’elle n’est pas incarnée dans le monde… On va, on sent avec la foule ; on a failli parce qu’on a vécu, et l’on se prend d’indulgence pour les fautes des autres. Toutes nos erreurs nous sont connues ; l’âpreté de nos jugements d’autrefois nous revient à l’esprit avec honte ; on laisse désormais pour le monde le temps faire ce qu’il a fait pour nous, c’est-à-dire éclairer les esprits, modérer les passions. »

Il n’était pas temps encore pour Farcy de rentrer dans l’Université ; le ministère de M. de Vatimesnil ne lui avait donné qu’un court espoir. Il accepta donc un enseignement de philosophie dans l’institution de M. Morin, à Fontenay-aux-Roses ; il s’y rendait deux fois par semaine, et le reste du temps il vivait à Paris, jouissant de ses anciens amis et des nouveaux qu’il s’était faits. Le monde politique et littéraire était alors divisé en partis, en écoles, en salons, en coteries. Farcy regarda tout et n’épousa rien inconsidérément. Dans les arts et la poésie, il recherchait le beau, le passionné, le sincère, et faisait la plus grande part à ce qui venait de l’âme et à ce qui allait à l’âme. En politique, il adoptait les idées généreuses, propices à la cause des peuples, et embrassait avec foi les conséquences du dogme de la perfectibilité humaine. Quant aux individus célèbres, représentants des opinions qu’il partageait, auteurs des écrits dont il se nourrissait dans la solitude, il les aimait, il les révérait sans doute, mais il ne relevait d’aucun, et, homme comme eux, il savait se conserver en leur présence une liberté digne et ingénue, aussi éloignée de la révolte que de la flatterie. Parmi le petit nombre d’articles qu’il inséra vers cette époque au Globe, le morceau sur Benjamin Constant est bien propre à faire apprécier l’étendue de ses idées politiques et la mesure de son indépendance personnelle. Il n’y avait plus qu’un point secret sur lequel Farcy se sentait inexpérimenté encore, et faible, et presque enfant, c’était l’amour ; cet amour que, durant les tièdes nuits étoilées du tropique, il avait soupçonné devoir être si doux ; cet amour dont il n’avait guère eu en Italie que les délices sensuelles, et dont son âme, qui avait tout anticipé, regrettait amèrement la puissance tarie et les jeunes trésors. Il écrivait dans une note :

« Je rends grâces à Dieu ;
« De ce qu’il m’a fait homme et non point femme ;
« De ce qu’il m’a fait Français ;
« De ce qu’il m’a fait plutôt spirituel et spiritualiste que le

contraire, plutôt bon que méchant, plutôt fort que faible de caractère.

« Je me plains du sort,
« Qui ne m’a donné ni génie, ni richesse, ni naissance.
« Je me plains de moi-même,
« Qui ai dissipé mon temps, affaibli mes forces, rejeté ma

pudeur naturelle, tué en moi la foi et l’amour. »

Non, Farcy, ton regret même l’atteste, non, tu n’avais pas rejeté ta pudeur naturelle ; non, tu n’avais pas tué l’amour dans ton âme ! Mais chez toi la pudeur de l’adolescence, qui avait trop aisément cédé par le côté sensuel, s’était comme infiltrée et développée outre mesure dans l’esprit, et, au lieu de la mâle assurance virile qui charme et qui subjugue, au lieu de ces rapides étincelles du regard,

Qui d’un désir craintif font rougir la beauté[6],

elle s’était changée avec l’âge en défiance de toi-même, en répugnance à oser, en promptitude à se décourager et à se troubler devant la beauté superbe. Non, tu n’avais pas tué l’amour dans ton cœur ; tu en étais plutôt resté au premier, au timide et novice amour ; mais sans la fraîcheur naïve, sans l’ignorance adorable, sans les torrents, sans le mystère ; avec la disproportion de tes autres facultés qui avaient mûri ou vieilli ; de ta raison qui te disait que rien ne dure ; de ta sagacité judicieuse qui te représentait les inconvénients, les difficultés et les suites ; de tes sens fatigués qui n’environnaient plus, comme à dix-neuf ans, l’être unique de la vapeur d’une émanation lumineuse et odorante ; ce n’était pas l’amour, c’était l’harmonie de tes facultés et de leur développement que tu avais brisée dans ton être ! Ton malheur est celui de bien des hommes de notre âge.

Farcy se disait pourtant que cette disproportion entre ce qu’il savait en idées et ce qu’il avait éprouvé en sentiments devait cesser dans son âme, et qu’il était temps enfin d’avoir une passion, un amour. La tête, chez lui, sollicitait le cœur ; et il se portait en secret un défi, il se faisait une gageure d’aimer. Il vit beaucoup, à cette époque, une femme connue par ses ouvrages, par l’agrément de son commerce et sa beauté[7], s’imaginant qu’il en était épris, et tâchant, à force de soins, de le lui faire comprendre. Mais, soit qu’il s’exprimât trop obscurément, soit que la préoccupation de cette femme distinguée fût ailleurs, elle ne crut jamais recevoir dans Farcy un amant malheureux. Pourtant il l’était, quoique moins profondément qu’il n’eût fallu pour que cela fût une passion. Voici quelques vers commencés que nous trouvons dans ses papiers :

Thérèse, que les Dieux firent en vain si belle,
Vous que vos seuls dédains ont su trouver fidèle,
Dont l’esprit s’éblouit à ses seules lueurs,
Qui des combats du cœur n’aimez que la victoire,
Et qui rêvez d’amour comme on rêve de gloire,
Et quiL’œil fier et non voilé de pleurs ;

Vous qu’en secret jamais un nom ne vient distraire,
Qui n’aimez qu’à compter, comme une reine altière,
La foule des vassaux s’empressant sur vos pas ;
Vous à qui leurs cent voix sont douces à comprendre,
Mais qui n’eûtes jamais une âme pour entendre
Et quiDes vœux qu’on murmure plus bas ;

Thérèse, pour longtemps adieu !…

La suite manque, mais l’idée de la pièce avait d’abord été crayonnée en prose. Les vers y auraient peu ajouté, je pense, pour l’éclat et le mouvement ; ils auraient retranché peut-être à la fermeté et à la concision.

« Thérèse, que la nature fit belle en vain, plus ravie de dominer que d’aimer ; pour qui la beauté n’est qu’une puissance, comme le courage et le génie ;

« Thérèse, qui vous amusez aux lueurs de votre esprit ; qui rêvez d’amour comme un autre de combats et de gloire, l’œil fier et jamais humide ;

« Thérèse, dont le regard, dans le cercle qui vous entoure de ses hommages, ne cherche personne ; que nul penser secret ne vient distraire, que nul espoir n’excite, que nul regret n’abat ;

« Thérèse, pour longtemps adieu ! car j’espérerais en vain auprès de vous de ce que votre cœur ne saurait me donner, et je ne veux pas de ce qu’il m’offre ;

« Car, où mon amour est dédaigné, mon orgueil n’accepte pas d’autre place ; je ne veux pas flatter votre orgueil par mes ardeurs comme par mes respects.

« Mon âge n’est point fait à ces empressements paisibles, à ce partage si nombreux ; je sais mal, auprès de la beauté, séparer l’amitié de l’amour ; j’irai chercher ailleurs ce que je chercherais vainement auprès de vous.

« Une âme plus faible ou plus tendre accueillera peut-être celui que d’autres ont dédaigné ; d’autres discours rempliront mes souvenirs ; une autre image charmera mes tristesses rêveuses, et je ne verrai plus vos lèvres dédaigneuses et vos yeux qui ne regardent pas.

« Adieu jusqu’en des temps et des pays lointains ; jusqu’aux lieux où la nature accueillera l’automne de ma vie, jusqu’aux temps où mon cœur sera paisible, où mes yeux seront distraits auprès de vous ! Adieu jusques à nos vieux jours ! »

Il sourirait à notre fantaisie de croire que la scène suivante se rapporte à quelque circonstance fugitive de la liaison dont elle aurait marqué le plus vif et le plus aimable moment. Quoi qu’il en soit, le tableau que Farcy a tracé de souvenir est un chef-d’œuvre de délicatesse, d’attendrissement gracieux, de naturel choisi, d’art simple et vraiment attique : Platon ou Bernardin de Saint-Pierre n’auraient pas conté autrement.

« 19 juin. — Hélène se tut, mais ses joues se couvrirent de rougeur ; elle lança sur Ghérard un regard plein de dédain, tandis que ses lèvres se contractaient, agitées par la colère. Elle retomba sur le divan, à demi assise, à demi couchée, appuyant sa tête sur une main, tandis que l’autre était fort occupée à ramener les plis de sa robe. — Ghérard jeta les yeux sur elle ; à l’instant toute sa colère se changea en confusion. Il vint à quelques pas d’elle, s’appuyant sur la cheminée, ému et inquiet. Après un moment de silence : « Hélène, lui dit-il d’une voix troublée, je vous ai affligée, et pourtant je vous jure… » — « Moi, monsieur ?  non, vous ne m’avez point affligée ; vos offenses n’ont pas ce pouvoir sur moi. » — « Hélène, eh bien ! oui, j’ai eu tort de parler ainsi, je l’avoue ; mais pardonnez-moi… » — « Vous pardonner !… Je n’ai pour vous ni ressentiment ni pardon, et j’ai déjà oublié vos paroles. »

« Ghérard s’approcha vivement d’elle : — « Hélène, lui dit-il en cherchant à s’emparer de sa main : pour un mot dont je me repens… » — « Laissez-moi, lui dit-elle en retirant sa main : faudra-t-il que je m’enfuie, et ne vous suffit-il pas d’une injure ?  »

« Ghérard s’en revint tristement à la cheminée, cachant son front dans ses mains, puis tout à coup se retourna, les yeux humides de larmes ; il se jeta à ses pieds, et ses mains s’avançaient vers elle, de sorte qu’il la serrait presque dans ses bras.

« Oui, s’écria-t-il, je vous ai offensée, je le sais bien ; oui, je suis rude, grossier ; mais je vous aime, Hélène ; oh ! cela, je vous défie d’en douter. Et si vous n’avez pas pitié de moi, vous qui êtes si bonne, Hélène, qui réconciliez ceux qui se haïssent… » Et voyant qu’elle se défendait faiblement : « Dites que vous me pardonnez ! Faites-moi des reproches, punissez-moi, châtiez-moi, j’ai tout mérité. Oui, vous devez me châtier comme un enfant grossier. Hélène, dit-il en osant poser son visage sur ses genoux, si vous me frappez, alors je croirai qu’après m’avoir puni, vous me pardonnez. »

« Ghérard était beau ; une de ses joues s’appuyait sur les genoux d’Hélène, tandis que l’autre s’offrait ainsi à la peine. Il était là, tombé à ses pieds avec grâce, et elle ne se sentit pas la force de l’obliger à s’éloigner. Elle leva la main et l’abaissa vers son visage ; puis sa tête s’abaissa elle-même avec sa main : elle sourit doucement en le voyant ainsi penché sans être vue de lui. Et sans le vouloir, et en se laissant aller à son cœur et à sa pensée, qui achevaient le tableau commencé devant ses yeux, sur le visage de Ghérard, au lieu de sa main, elle posa ses lèvres.

« Elle se leva au même instant, effrayée de ce qu’elle avait fait, et cherchant à se dégager des bras de Ghérard qui l’avaient enlacée. Le cœur de Ghérard nageait dans la joie, et ses yeux rayonnants allaient chercher les yeux d’Hélène sous leurs paupières abaissées. « Oh ! ma belle amie, lui dit-il en la retenant, comme un bon chrétien, j’aurais baisé la main qui m’eût frappé ; voudriez-vous m’empêcher d’achever ma pénitence ?  » Et plus hardi à mesure qu’elle était plus confuse, il la serra dans ses bras, et il rendit à ses lèvres qui fuyaient les siennes, le baiser qu’il en avait reçu.

« Elle alla s’asseoir à quelques pas de lui, et l’heureux Ghérard, pour dissiper le trouble qu’il avait causé, commença à l’entretenir de ses projets pour le lendemain, auxquels il voulait l’associer. — « Ghérard, lui dit-elle après un long silence, ces folies d’aujourd’hui, oubliez-les, je vous en prie, et n’abusez pas d’un moment… » — « Ah ! dit Ghérard, que le Ciel me punisse si jamais je l’oublie ! Mais vous, oh ! promettez-moi que cet instant passé, vous ne vous en souviendrez pas pour me faire expier à force de froideur et de réserve un bonheur si grand. Et moi, ma belle amie, vous m’avez mis à une école trop sévère pour que je ne tremble pas de paraître fier d’une faveur. » — « Eh bien ! je vous le promets, dit-elle en souriant ; soyez donc sage. » Et Ghérard le lui jura, en baisant sa main qu’il pressa sur son cœur. »

Durant les deux derniers mois de sa vie, Farcy avait loué une petite maison dans le charmant vallon d’Aulnay, près de Fontenay-aux-Roses où l’appelaient ses occupations. Cette convenance, la douceur du lieu, le voisinage des bois, l’amitié de quelques habitants du vallon, peut-être aussi le souvenir des noms célèbres qui ont passé là, les parfums poétiques que les camélias de Chateaubriand ont laissés alentour, tout lui faisait d’Aulnay un séjour de bonne, de simple et délicieuse vie. Il réalisait pour son compte le vœu qu’un poëte de ses amis avait laissé échapper autrefois en parcourant ce joli paysage :

Que ce vallon est frais, et que j’y voudrais vivre !
Le matin, loin du bruit, quel bonheur d’y poursuivre
Mon doux penser d’hier qui, de mes doigts tressé,
Tiendrait mon lendemain à la veille enlacé !
Là, mille fleurs sans nom, délices de l’abeille ;
Là, des prés tout remplis de fraise et de groseille ;
Des bouquets de cerise aux bras des cerisiers ;
Des gazons pour tapis, pour buissons des rosiers ;
Des châtaigniers en rond sous le coteau des aulnes ;
Les sentiers du coteau mêlant leurs sables jaunes
Au vert doux et touffu des endroits non frayés,
Et grimpant au sommet le long des flancs rayés ;
Aux plaines d’alentour, dans des foins, de vieux saules
Plus qu’à demi noyés, et cachant leurs épaules
Dans leurs cheveux pendants, comme on voit des nageurs ;
De petits horizons nuancés de rougeurs ;
De petits fonds riants, deux ou trois blancs villages
Entrevus d’assez loin à travers des feuillages ;
Oh ! que j’y voudrais vivre, au moins vivre un printemps,
Loin de Paris, du bruit des propos inconstants,
Vivre sans souvenir !……

Dans cette retraite heureuse et variée, l’âme de Farcy s’ennoblissait de jour en jour ; son esprit s’élevait, loin des fumées des sens, aux plus hautes et aux plus sereines pensées. La politique active et quotidienne ne l’occupait que médiocrement, et sans doute, la veille des Ordonnances, il en était encore à ses méditations métaphysiques et morales, ou à quelque lecture, comme celle des Harmonies, dans laquelle il se plongeait avec enivrement. Nous extrayons religieusement ici les dernières pensées écrites sur son journal ; elles sont empreintes d’un instinct inexplicable et d’un pressentiment sublime :

« Chacun de nous est un artiste qui a été chargé de sculpter lui-même sa statue pour son tombeau, et chacun de nos actes est un des traits dont se forme notre image. C’est à la nature à décider si ce sera la statue d’un adolescent, d’un homme mûr ou d’un vieillard. Pour nous, tâchons seulement qu’elle soit belle et digne d’arrêter les regards. Du reste, pourvu que les formes en soient nobles et pures, il importe peu que ce soit Apollon ou Hercule, la Diane chasseresse ou la Vénus de Praxitèle. »

« Voyageur, annonce à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses saints commandements. »

« Ils moururent irréprochables dans la guerre comme dans l’amitié[8]. »

« Ici reposent les cendres de don Juan Diaz Porlier, général des armées espagnoles, qui a été heureux dans ce qu’il a entrepris contre les ennemis de son pays, mais qui est mort victime des dissensions civiles. »

Peut-être, après tout, ces nobles épitaphes de héros ne lui revinrent-elles à l’esprit que le mardi, dans l’intervalle des Ordonnances à l’insurrection, et comme un écho naturel des héroïques battements de son cœur. Le mercredi, vers les deux heures après midi, à la nouvelle du combat, il arrivait à Paris, rue d’Enfer, chez son ami Colin, qui se trouvait alors en Angleterre. Il alla droit à une panoplie d’armes rares suspendue dans le cabinet de son ami, et il se munit d’un sabre, d’un fusil et de pistolets. Madame Colin essayait de le retenir et lui recommandait la prudence : « Eh ! qui se dévouera, madame, lui répondit-il, si nous, qui n’avons ni femme ni enfants, nous ne bougeons pas ?  » Et il sortit pour parcourir la ville. L’aspect du mouvement lui parut d’abord plus incertain qu’il n’aurait souhaité ; il vit quelques amis : les conjectures étaient contradictoires. Il courut au bureau du Globe, et de là à la maison de santé de M. Pinel, à Chaillot, où M. Dubois, rédacteur en chef du journal, était détenu. Les troupes royales occupaient les Champs-Élysées, et il lui fallut passer la nuit dans l’appartement de M. Dubois. Son idée fixe, sa crainte était le manque de direction ; il cherchait les chefs du mouvement, des noms signalés, et il n’en trouvait pas. Il revint le jeudi de grand matin à la ville, par le faubourg et la rue Saint-Honoré, de compagnie avec M. Magnin ; chemin faisant, la vue de quelques cadavres lui remit la colère au cœur et aussi l’espoir. Arrivé à la rue Dauphine, il se sépara de M. Magnin en disant : « Pour moi, je vais reprendre mon fusil que j’ai laissé ici près, et me battre. » Il revit pourtant dans la matinée M. Cousin, qui voulut le retenir à la mairie du onzième arrondissement, et M. Géruzez, auquel il dit cette parole d’une magnanime équité : « Voici des événements dont, plus que personne, nous profiterons ; c’est donc à nous d’y prendre part et d’y aider[9]. » Il se porta avec les attaquants vers le Louvre, du côté du Carrousel ; les soldats royaux faisaient un feu nourri dans la rue de Rohan, du haut d’un balcon qui est à l’angle de cette rue et de la rue Saint-Honoré ; Farcy, qui débouchait au coin de la rue de Rohan et de celle de Montpensier, tomba l’un des premiers, atteint de haut en bas d’une balle dans la poitrine. C’est là, et non, comme on l’a fait, à la porte de l’hôtel de Nantes, que devrait être placée la pierre funéraire consacrée à sa mémoire. Farcy survécut près de deux heures à sa blessure. M. Littré, son ami, qui combattait au même rang et aux pieds duquel il tomba, le fit transporter à la distance de quelques pas, dans la maison du marchand de vin, et le hasard lui amena précisément M. Loyson, jeune chirurgien de sa connaissance. Mais l’art n’y pouvait rien : Farcy parla peu, bien qu’il eût toute sa présence d’esprit. M. Loyson lui demanda s’il désirait faire appeler quelque parent, quelque ami ; Farcy dit qu’il ne désirait personne ; et comme M. Loyson insistait, le mourant nomma un ami qu’on ne trouva pas chez lui, et qui ne fut pas informé à temps pour venir. Une fois seulement, à un bruit plus violent qui se faisait dans la rue, il parut craindre que le peuple n’eût le dessous et ne fût refoulé ; on le rassura ; ce furent ses dernières paroles ; il mourut calme et grave, recueilli en lui-même, sans ivresse comme sans regret. (29 juillet 1830.)

Le corps fut transporté et inhumé au Père-Lachaise, dans la partie du cimetière où reposent les morts de Juillet. Plusieurs personnes, et entre autres M. Guigniaut, prononcèrent de touchants adieux.

Les amis de Farcy n’ont pas été infidèles au culte de la noble victime ; ils lui ont élevé un monument funéraire qui devra être replacé au véritable endroit de sa chute. M. Colin a vivement reproduit ses traits sur la toile. M. Cousin lui a dédié sa traduction des Lois de Platon, se souvenant que Farcy était mort en combattant pour les lois. Et nous, nous publions ses vers, comme on expose de pieuses reliques[10].

Mais s’il nous est permis de parler un moment en notre propre nom, disons-le avec sincérité, le sentiment que nous inspire la mémoire de Farcy n’est pas celui d’un regret vulgaire ; en songeant à la mort de notre ami, nous serions tenté plutôt de l’envier. Que ferait-il aujourd’hui, s’il vivait ?  que penserait-il ?  que sentirait-il ?  Ah ! certes, il serait encore le même, loyal, solitaire, indépendant, ne jurant par aucun parti, s’engouant peu pour tel ou tel personnage ; au lieu de professer la philosophie chez M. Morin, il la professerait dans un Collége royal ; rien d’ailleurs ne serait changé à sa vie modeste, ni à ses pensées ; il n’aurait que quelques illusions de moins, et ce désappointement pénible que le régime héritier de la Révolution de Juillet fait éprouver à toutes les âmes amoureuses d’idées et d’honneur[11]. Il aurait foi moins que jamais aux hommes ; et, sans désespérer des progrès d’avenir, il serait triste et dégoûté dans le présent. Son stoïcisme se serait réfugié encore plus avant dans la contemplation silencieuse des choses ; la réalité pratique, indigne de le passionner, ne lui apparaîtrait de jour en jour davantage que sous le côté médiocre des intérêts et du bien-être ; il s’y accommoderait en sage, avec modération ; mais cela seul est déjà trop : la tiédeur s’ensuit à la longue ; fatigué d’enthousiasme, une sorte d’ironie involontaire, comme chez beaucoup d’esprits supérieurs, l’aurait peut-être gagné avec l’âge : il a mieux fait de bien mourir ! – Disons seulement, en usant d’un mot du chœur antique : « Ah ! si les belles et bonnes âmes comme la sienne pouvaient avoir deux jeunesses[12] ! »

Juin 1831.

Note. – Bien des années après avoir écrit cette Notice, j’ai reçu de M. Géruzez, héritier des papiers de Farcy, la communication d’une note qui me concernait moi-même, et qui m’a montré que Farcy avait bien voulu s’occuper de mes essais poétiques d’alors : il y juge Joseph Delorme et les Consolations, d’une manière psychologique et morale qui est à lui. Ce jugement est assez favorable pour que je m’en honore, et il est à la fois assez sévère pour que j’ose le reproduire ici :

« Dans le premier ouvrage (dans Joseph Delorme), dit-il, c’était une âme flétrie par des études trop positives et par les habitudes des sens qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en même temps délicat et instruit ; car ces hommes ne pouvant se plaire à une liaison continuée où on ne leur rapporte en échange qu’un esprit vulgaire et une âme façonnée à l’image de cet esprit, ennuyés et ennuyeux auprès de telles femmes, et d’ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des talents encore cachés, cherchent le plaisir d’une heure qui amène le dégoût de soi-même. Ils ressemblent à ces femmes bien élevées et sans richesses, qui ne peuvent souffrir un époux vulgaire, et à qui une union mieux assortie est interdite par la fortune.

« Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements d’un pareil cœur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poëte.

« Aujourd’hui (dans les Consolations) il sort de sa débauche et de son ennui ; son talent mieux connu, une vie littéraire qui ressemble à un combat, lui ont donné de l’importance et l’ont sauvé de l’affaissement. Son âme honnête et pure a ressenti cette renaissance avec tendresse, avec reconnaissance. Il s’est tourné vers Dieu d’où vient la paix et la joie.

« Il n’est pas sorti de son abattement par une violente secousse : c’est un esprit trop analytique, trop réfléchi, trop habitué à user ses impressions en les commentant, à se dédaigner lui-même en s’examinant beaucoup ; il n’a rien en lui pour être épris éperdument et pousser sa passion avec emportement et audace ; plus tard peut-être : aujourd’hui il cherche, il attend et se défie.

« Mais son cœur lui échappe et s’attache à une fausse image de l’amour. L’étude, la méditation religieuse, l’amitié l’occupent si elles ne le remplissent pas, et détournent ses affections. La pensée de l’art noblement conçu le soutient et donne à ses travaux une dignité que n’avaient pas ses premiers essais, simples épanchements de son âme et de sa vie habituelle. — Il comprend tout, aspire à tout, et n’est maître de rien ni de lui-même. Sa poésie a une ingénuité de sentiments et d’émotions qui s’attachent à des objets pour lesquels le grand nombre n’a guère de sympathie, et où il y a plutôt travers d’esprit ou habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux, qu’attachement naturel et poétique. La misère domestique vient gémir dans ses vers à côté des élans d’une noble âme et causer ce contraste pénible qu’on retrouve dans certaines scènes de Shakspeare (Lear, etc), qui excite notre pitié, mais non pas une émotion plus sublime.

« Ces goûts changeront ; cette sincérité s’altérera ; le poëte se révélera avec plus de pudeur, il nous montrera les blessures de son âme, les pleurs de ses yeux, mais non plus les flétrissures livides de ses membres, les égarements obscurs de ses sens, les haillons de son indigence morale. Le libertinage est poétique quand c’est un emportement du principe passionné en nous, quand c’est philosophie audacieuse, mais non quand il n’est qu’un égarement furtif, une confession honteuse. Cet état convient mieux au pécheur qui va se régénérer ; il va plus mal au poëte qui doit toujours marcher simple et le front levé ; à qui il faut l’enthousiasme ou les amertumes profondes de la passion.

« L’auteur prend encore tous ses plaisirs dans la vie solitaire, mais il y est ramené par l’ennui de ce qui l’entoure, et aussi effrayé par l’immensité où il se plonge en sortant de lui-même. En rentrant dans sa maison, il se sent plus à l’aise, il sent plus vivement par le contraste ; il chérit son étroit horizon où il est à l’abri de ce qui le gêne, où son esprit n’est pas vaguement égaré par une trop vaste perspective. Mais si la foule lui est insupportable, le vaste espace l’accable encore, ce qui est moins poétique. Il n’a pas pris assez de fierté et d’étendue pour dominer toute cette nature, pour l’écouter, la comprendre, la traduire dans ses grands spectacles. Sa poésie par là est étroite, chétive, étouffée : on n’y voit pas un miroir large et pur de la nature dans sa grandeur, la force et la plénitude de sa vie : ses tableaux manquent d’air et de lointains fuyants.

« Il s’efforce d’aimer et de croire, parce que c’est là-dedans qu’est le poëte : mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si je puis ainsi dire. Il va de l’amitié à l’amour comme il a été de l’incrédulité à l’élan vers Dieu.

« Cette amitié n’est ni morale ni poétique… »

Ici s’arrête la note inachevée. Si jamais le troisième Recueil qui fait suite immédiatement aux Consolations et à Joseph Delorme, et qui n’est que le développement critique et poétique des mêmes sentiments dans une application plus précise, vient à paraître (ce qui ne saurait avoir lieu de longtemps), il me semble, autant qu’on peut prononcer sur soi-même, que le jugement de Farcy se trouvera en bien des points confirmé.


  1. Ce morceau a fait partie du recueil de vers et opuscules de Farcy, publié chez M. Hachette (1831).
  2. « À sa taille mince, à des favoris d’un blond vif, on l’eût pris pour un Écossais, » a dit de lui M. de Latouche (Vallée-aux-Loups). Ce trait est saisi d’après nature, il peint tout Farcy au physique et résume les plus minutieuses descriptions qu’on pourrait faire de lui : Écossais de physionomie et aussi de philosophie, c’est juste cela.
  3. La belle madame de Narischkin.
  4. Quam Romanus Quam Romanus honos el Graeca licentia miscet,
    a dit Stace de Naples : la dernière partie du vers se vérifie à Naples, mais il n’y a plus trace de ce qu’indique la première. Le miscet règne ; c’est l’honos qui n’est pas resté.
  5. M. Jacques Coste, qui vendit au ministère les Tablettes universelles en 1823 et qui fonda ensuite le journal le Temps.
  6. Lamartine.
  7. Le respect nous empêche de la nommer ; mais Béranger l’a chantée, et tous ses amis la reconnaîtront ici sous le nom d’Hortense.
  8. Cette épitaphe et la précédente se trouvent citées par Jean-Jacques au livre IV de l’Émile.
  9. C’est tout à fait le même raisonnement généreux qui anime, dans Homère, Sarpédon s’adressant à Glaucus au moment de l’assaut du camp (Iliade, XII) : « Ô Glaucus, pourquoi sommes-nous entre tous honorés en Lycie et par le siége, et par les mets et les coupes d’honneur ?  pourquoi tous nous considèrent-ils comme des dieux, et à quel titre, aux rives du Xanthe, possédons-nous notre grand domaine, riche en vergers et en terres fécondes ? C’est pour cela qu’aujourd’hui il nous faut faire tête au premier rang des Lyciens, et nous lancer au feu de la mêlée, afin qu’au moins chacun des nôtres dise, etc., etc… » Pour Farcy les avantages à conquérir avaient certes moins de splendeur, et le grand domaine, c’eût été une chaire. Mais plus le prix reste bourgeois, et plus est noble l’héroïsme, ou, pour l’appeler par son vrai nom, plus est pur le sentiment du devoir.
  10. Deux poëtes généreux et délicats, dont l’un avait connu Farcy et dont l’autre l’avait vu seulement, MM. Antony Deschamps et Brizeux, ont consacré à sa mémoire des vers que nous n’avons garde d’omettre dans cette liste d’hommages funèbres. Voici ceux de M. Deschamps :

    Que ne suis-je couché dans un tombeau profond,
    Percé comme Farcy d’une balle de plomb,
    Lui dont l’âme était pure, et si pure la vie,
    Sans troubles ni remords également suivie !
    Lui qui, lorsque j’étais dans l’île Procida,
    Sur le bord de la mer un matin m’aborda,
    Me parla de Paris, de nos amis de France,
    De Rome qu’il quittait, puis de quelque souffrance…
    Et s’asseyant au seuil d’une blanche maison,
    Lut dans André Chénier : Ô Sminthée Apollon !
    Et quand il eut fini cette belle lecture,
    Ému par le climat et la douce nature,
    Se leva brusquement, et me tendant la main,
    Grimpa, comme un chevreau, sur le coteau voisin.

    M. Brizeux a dit :
    A LA MÉMOIRE DE GEORGE FARCY.

    Il adoraitet la Philosophie.
    La France, la Poésie et la Philosophie.
    Que la patrie conserve son nom !hie
    (Victor Cousin.) nom !

    Oui ! toujours j’enviai, Farcy, de te connaître,
    Toi que si jeune encore on citait comme un maître.
    Pauvre cœur qui d’un souffle, hélas ! t’intimidais,
    Attentif à cacher l’or pur que tu gardais !
    Un soir, en nous parlant de Naple et de ses grèves,
    Beaux pays enchantés où se plaisaient tes rêves,
    Ta bouche eut un instant la douceur de Platon ;
    Tes amis souriaient,… lorsque, changeant de ton,
    Tu devins brusque et sombre, et te mordis la lèvre,
    Fantasque, impatient, rétif comme la chèvre !
    Ainsi tu te plaisais à secouer la main
    Qui venait sur ton front essuyer ton chagrin.

    Que dire ? le linceul aujourd’hui te recouvre,
    Et, j’en ai peur, c’est lui que tu cherchais au Louvre.
    Paix à toi, noble cœur ! ici tu fus pleuré
    Par un ami bien vrai, de toi-même ignoré ;
    Là-haut, réjouis-toi ! Platon parmi les Ombres
    Te dit le Verbe pur, Pythagore les Nombres.

  11. Ce mot est dur pour la monarchie de Juillet ; je ne l’aurais pas écrit plus tard ; et pourtant il exprime un sentiment que bien des hommes de ma génération partagèrent. Et cette monarchie, malgré ses mérites raisonnés, ne put jamais s’absoudre de cette tache originelle qui la fit sembler peureuse et circonspecte à l’excès en naissant. On est coupable en France, quelque intérêt qu’on allègue, si l’on manque, faute d’élan, certains moments de grandeur et de gloire qui ne se retrouvent plus. Il n’est qu’un temps pour la jeunesse : nous avions lieu, en 1830, d’espérer pour la nôtre un régime plus actif et plus généreux que celui de la parole. Nous fûmes refoulés et nous souffrîmes. La littérature me consola.
  12. Euripide, Hercules furens (édit. de Boissonade, v. 648).