Portraits historiques et littéraires/Charles Lenormant

Michel Lévy frères (p. 271-290).

XII

CHARLES LENORMANT

Les journaux ont annoncé, le mois passé, la mort de M. Charles Lenormant, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et professeur au Collége de France. Il succombait à Athènes, atteint d’une fièvre pernicieuse, au moment où il se disposait à quitter la Grèce pour revenir à Paris. Comme Ottfried Müller, il est mort victime de son amour pour la science ; les émanations pestilentielles des marais d’Épidaure lui ont été aussi fatales que le soleil de la Phocide l’avait été pour le savant allemand.

M. Lenormant était né à Paris en 1802. Il eut le bonheur, rare alors, de recevoir une excellente éducation classique, et, qui plus est, d’être admis fort jeune encore dans la société d’écrivains et d’artistes illustres. Une mémoire excellente, la connaissance des principales langues de l’Europe, un amour du travail que les séductions du monde ne troublèrent jamais, enfin un vif penchant vers tout ce qu’il y a de noble et de grand, le préparaient merveilleusement aux études sérieuses et difficiles. Le goût des arts, inné chez lui, se développa et se forma de bonne heure en présence des plus beaux monuments de l’antiquité et dans la familiarité de maîtres illustres. En 1828 il parcourut l’Égypte, terre encore presque inconnue à la science, avec Champollion pour guide. Il assista, pour ainsi dire, à ses découvertes, il en reçut la première confidence, et en pressentit l’immense portée. Esprit à la fois curieux et délicat, il étudiait l’antiquité dans ses monuments écrits en même temps que dans ses œuvres d’art, croyant que séparer ces deux études, c’est laisser l’une et l’autre incomplètes. En peu de temps la plupart des musées de l’Europe lui devinrent aussi familiers que les galeries du Louvre. Il posséda ainsi de bonne heure, grâce à ses nombreux voyages, une sûreté de coup d’œil et un tact qui ne s’acquièrent, le plus souvent, que par une longue expérience.

Ses premiers écrits furent des impressions de voyage et des observations sur les monuments qu’il avait visités. Quelque préférence que son goût épuré accordât aux anciens, il savait découvrir le bien partout où il se trouve, et il aimait à le faire ressortir. Indulgent pour les modernes, car mieux que personne il comprenait les difficultés contre lesquelles ils luttent, sa critique tendait à les encourager en relevant leurs qualités, plutôt qu’en signalant leurs défauts. Les artistes ont conservé le souvenir de son dévouement à leurs intérêts, lorsqu’en 1830 il dirigea pour quelque temps l’administration des beaux-arts au ministère de l’Intérieur. Peu après il rendit compte des expositions de 1831 et 1832 dans une suite d’articles recueillis, depuis, en deux volumes, sous le titre d’Artistes contemporains ; il donnait à notre école des conseils bienveillants, et, en appréciant quelques-unes de ses productions, il portait des jugements que le temps a confirmés.

C’est, je crois, le goût des beaux-arts qui conduisit M. Lenormant à se livrer plus particulièrement aux études archéologiques, destinées à lui assurer une réputation moins populaire peut-être, mais plus durable que la critique littéraire. Pour bien connaître cet art grec qui lui semblait le type du grand et du beau, il voulut remonter à ses origines, le suivre dans les différentes phases de ses progrès et de sa décadence, l’observer enfin dans ses applications infinies. Dans une pierre gravée, de même que dans un colosse de marbre, dans un ustensile vulgaire, aussi bien que dans un vase peint et ciselé, il retrouvait l’empreinte du génie grec, souvent non moins marquée dans l’objet de l’usage le plus commun que dans l’œuvre d’un grand maître. Mais à côté de cette beauté de forme, de ce goût naturel, appréciables pour tout esprit cultivé, se rencontrent quelquefois bien des mystères, pour nous que tant de siècles séparent de la société antique, de ses habitudes, de ses croyances. Ces attributs, ces symboles si fréquents chez les anciens, et qui ne nous frappent guère parce que nous les avions copiés sans chercher à les comprendre, ont eu leur sens autrefois, et c’est à l’érudition de les interpréter.

M. Lenormant se trouvait admirablement préparé pour les recherches de l’archéologie. En s’y appliquant avec ardeur, il se fit une méthode de travail pour assurer sa marche et se préserver des erreurs toujours faciles dans un sujet plein d’obscurités. La méthode d’analyse qui a fait faire tant de progrès aux sciences naturelles lui parut non moins féconde en résultats, appliquée aux études archéologiques. De sa part, plus que de celle d’aucun autre peut-être, ce mode d’investigations patientes a droit d’être noté, car l’imagination ne faisait point défaut à M. Lenormant. Elle aurait pu l’entraîner bien loin si elle ne se fût trouvée associée en lui à un esprit juste et à une bonne foi admirable. L’imagination peut perdre un archéologue si l’orgueil et l’entêtement lui persuadent de s’abandonner à une espèce de divination qu’il prend pour la science infuse. Elle est, au contraire, une qualité utile et précieuse lorsque, fortifiée par une méthode éprouvée, elle abrége et résume les conclusions de l’expérience. Par un de ces instincts qui ne sont, à vrai dire, que des raisonnements rapides, M. Lenormant entrevit souvent le but avant d’avoir écarté les obstacles qui l’en séparaient ; mais il ne crut jamais l’avoir atteint avant d’avoir complètement parcouru et déblayé la route qui doit y conduire.

Les religions des peuples de l’antiquité furent pour lui l’objet d’une étude assidue. En effet, elles ont laissé dans tous leurs ouvrages des traces impossibles à méconnaître. Leurs temples, leurs tombeaux, leurs médailles, la plupart des motifs d’ornementation dont ils furent si prodigues, présentent des symboles religieux et se rattachent à de mystérieuses croyances.

Pour les esprits superficiels, la religion des anciens n’est qu’une image de leurs gouvernements. L’Olympe est un sénat délibérant des affaires divines et humaines sous la présidence de Jupiter. Chaque dieu est un magistrat ayant son ressort et son gouvernement. Tel est en effet, à peu près, le résumé des notions que les gens du monde ont puisées dans la lecture des poëtes. Mais à côté de cette religion officielle et arrangée selon un certain esprit d’ordre politique, on s’aperçoit bientôt qu’il en a existé beaucoup d’autres, que chaque peuple, chaque cité, que dis-je, presque chaque famille, ont eu leur culte particulier et leurs légendes divines. Ces légendes ou ces mythes renferment presque toutes les notions que peuvent posséder des sociétés primitives. L’histoire et la fiction s’y mêlent si intimement que le point de transition entre l’une et l’autre est impossible à fixer. Souvenirs des grands cataclysmes, astronomie, géographie, métaphysique, tous les mystérieux sujets des premières méditations humaines s’y trouvent confondus dans des récits brillants de coloris, auxquels vraisemblablement chaque génération a joint quelque trait de sa façon. Le génie grec transforme tout ce qu’il touche, et le marque d’un cachet si original qu’on hésite à le soupçonner d’avoir emprunté à ses voisins. Pourtant cette civilisation hellénique si puissante, si expansive, qui a réagi d’une manière si énergique sur nos sociétés modernes, ne s’est pas développée spontanément sur le sol de la Grèce, et les Grecs eux-mêmes nous racontent qu’ils ont eu des maîtres, héros ou demi-dieux, venus de l’Orient, possesseurs de connaissances surnaturelles qu’ils ont semées sur le sol le plus digne de les faire fructifier. Ainsi ce n’est pas seulement à la Grèce qu’il faut demander l’explication de ses mystères, c’est l’Égypte, c’est l’Asie qu’il faut interroger. Le champ des recherches s’agrandit à mesure qu’on y pénètre.

Des études si nombreuses et si variées semblent dépasser les forces, d’un seul homme, et l’on serait tenté d’appliquer dans le domaine de la science archéologique le principe de la division du travail, aussi bien que dans le domaine des arts industriels. Mais tout s’enchaîne tellement dans ces études, qu’en poursuivant un des nombreux filons d’une mine si riche, il est impossible de ne pas le trouver traversé par d’autres filons qu’on ne saurait négliger. Que si, de parti pris, on prétendait ne s’attacher qu’à une seule des branches de la science, on risquerait de se perdre dans des détails sans importance et de méconnaître la grandeur de l’ensemble. Sans doute nulle recherche, pour minutieuse qu’elle soit, n’est inutile, du moment qu’elle fait découvrir une vérité ; mais y consacrer exclusivement son labeur, c’est choisir la tâche du manœuvre portant sa pierre à l’édifice dont il ignore le plan.

M. Lenormant, dans sa trop courte carrière, a traité les sujets les plus variés et les plus difficiles. Les études mythologiques lui doivent une partie de leurs progrès. Dans son grand ouvrage intitulé Élite des monuments céramographiques, qu’il a publié avec la collaboration de M. J. de Witte, il a résolu les problèmes les plus intéressants que présentent les peintures des vases grecs et étrusques. L’immense majorité des sujets qui décorent ces vases étant empruntée à des légendes mythologiques, M. Lenormant a dû entrer dans de grands détails sur les religions de l’antiquité, sur leurs relations entre elles, sur les symboles multipliés dans les monuments qui s’y rapportent. C’est presque un travail complet sur cette grande et obscure question. Il y revient dans plusieurs mémoires lus à l’Académie ou publiés dans les journaux scientifiques. Je n’en citerai qu’un seul, son Étude sur le culte de Cybèle, parce qu’elle est comme le résumé de tout un système d’interprétation, résumé trop concis peut-être pour qui n’a pas présente à la mémoire la masse de faits sur lesquels l’auteur a fondé sa théorie. Il se proposait de développer cette dissertation, et de lui donner en quelque sorte une forme démonstrative, dans un ouvrage plus étendu, dont la base est un commentaire nouveau de deux dialogues de Platon, le Cratyle et l’Eutyphron. S’il m’est permis d’exprimer une opinion sur un travail dont je ne connais que quelques fragments, l’auteur, dans des aperçus tout nouveaux, propose le système le plus ingénieux et le mieux déduit, pour l’interprétation de la symbolique grecque. Ce travail, me disait M. Lenormant peu de jours avant de partir pour la Grèce, était achevé, et il devait le publier à son retour.

Il faudrait posséder la variété infinie de connaissances qu’avait M. Lenormant pour le suivre dans ses travaux aussi nombreux que divers. Outre le Trésor de numismatique et de glyptique, œuvre gigantesque où il a traité de toutes les séries numismatiques, il a publié plus de trente mémoires sur les monnaies antiques et du moyen âge. Quelques-uns de ces mémoires sont fort étendus ; il aborde les questions les plus difficiles, et s’il ne les a pas toutes résolues, il n’en est pas une qui n’ait reçu des éclaircissements aussi considérables qu’on pouvait les attendre de sa sagacité et de son expérience. Plusieurs fois il s’est exercé sur des sujets entièrement neufs, et pour n’en citer qu’un exemple, ses Lettres à M. de Saulcy sur la numismatique mérovingienne constituent à elles seules toute l’histoire des monnaies émises pendant la première époque de la monarchie française. L’épigraphie a été également pour M. Lenormant l’objet d’études intéressantes. Bien qu’il ne se soit occupé de philologie que par occasion, cependant il a fait preuve de tact et de bonne critique en cherchant dans cette science les renseignements qu’elle peut fournir à l’archéologie et à l’histoire. Toujours empressé de rendre hommage aux découvertes de ses contemporains, il suivait les progrès avec attention et ne négligeait point d’activer les conséquences qui pouvaient servir à ses propres travaux. C’est ainsi qu’il a fait sortir du chaos de l’exégèse allemande quelques rayons de lumière pour l’histoire de l’Asie occidentale.

Cette histoire, qui doit servir d’introduction à celle de la Grèce, était le programme d’un cours qu’il professa en 1835 et 1836 à la Faculté des lettres, comme suppléant de M. Guizot. La première partie de ses leçons, où il s’applique à distinguer les différentes races du monde ancien, a été publiée en un volume qui se distingue par la clarté et la méthode, si nécessaires dans une question semblable. Tous les témoignages qui peuvent y jeter quelque jour s’y trouvent rassemblés, discutés, coordonnés par une ingénieuse critique. M. Lenormant s’attachait moins à captiver son auditoire par la séduction de la parole qu’à le convaincre par la solidité de ses arguments. Il croyait que la vraie manière d’étudier l’histoire, c’était de perfectionner les méthodes critiques, et il s’efforçait d’accoutumer un auditoire un peu paresseux à raisonner juste et à ne pas se payer de mots. Un cours d’histoire moderne qu’il professa quelques années plus tard fut interrompu par une espèce d’émeute. Le professeur, sincèrement religieux et catholique fervent, s’appliquait à faire ressortir les progrès que la civilisation doit à l’Église. Il parlait des premiers siècles du moyen âge où cette influence n’est guère contestable ; cependant la jeunesse studieuse, qui n’aime pas à perdre ses préjugés, encore moins à les discuter, siffla son maître et crut avoir décidé la question.

Un autre cours, où parmi ses auditeurs il ne devait compter que des hommes avides de s’instruire, et où les allusions politiques et religieuses ne pouvaient guère avoir accès, l’attendait au Collége de France. Il appartenait au premier des disciples de Champollion de continuer l’enseignement qu’il avait fondé. Pendant plusieurs années, un savant illustre, qui avait accepté cette chaire immédiatement après Champollion, avait abandonné l’Égypte des Pharaons pour ne s’occuper que de l’époque des Ptolémées. M. Lenormant ramena le cours au programme de sa fondation, et c’est à lui qu’on doit d’avoir rendu à la première de nos écoles l’enseignement d’une science créée, pour ainsi dire, dans notre pays.

Il a rempli plusieurs fonctions publiques, et dans toutes il a signalé son passage par des améliorations que lui suggéraient son esprit juste et méthodique et son dévouement à l’étude. Au cabinet des médailles, il a dirigé les acquisitions de manière à combler les lacunes qu’une espèce de partialité scientifique de la part de ses prédécesseurs avait laissées dans cette riche collection. Avant d’en être le conservateur, il avait été conservateur des imprimés à la Bibliothèque impériale. Il eut l’heureuse idée de réunir dans une sorte d’exposition les incunables et les plus magnifiques reliures que possède cet établissement, et de les ranger par ordre de dates et de pays. C’était comme un enseignement et un défi présenté à l’industrie moderne ; les progrès de la reliure ont prouvé que cette pensée avait porté ses fruits.

M. Lenormant a fait partie de la Commission des monuments historiques dès sa fondation, et il en était le président depuis le commencement de l’année 1852. L’admiration qu’il avait pour l’architecture grecque ne l’empêchait pas de sentir tout le mérite de notre architecture nationale. Dans plusieurs de ses écrits il avait montré combien elle était appropriée à nos mœurs et à notre climat. Conserver ces vieux souvenirs du passé, c’est la pensée de tous les gens instruits ; mais ceux-là seulement qui savent combien faibles sont les ressources mises à la disposition du Gouvernement pour cette bonne œuvre, peuvent se faire une idée des difficultés qu’éprouve une commission d’artistes et d’archéologues obligée de faire un choix entre tant de besoins et de mérites différents, pour désigner les édifices qui doivent être restaurés de préférence. M. Lenormant avait toujours tenu qu’il fallait, avant tout, conserver les monuments qui sont comme les types d’un style et d’une époque, espèces de jalons qui marquent la route et les progrès de l’art. Un principe si sage ne pouvait être méconnu par une administration éclairée, et, depuis longtemps, c’est celui qui dirige ses décisions.

Trois fois M. Lenormant a visité la Grèce. La première fois ce fut au moment où finissait la lutte de l’indépendance. Tous les villages saccagés par les Turcs n’étaient plus que des amas de ruines, mais de ruines presque aussi glorieuses que celles des vieux monuments. Passionné comme tous les cœurs généreux pour la cause de l’indépendance hellénique, M. Lenormant croyait revoir les vainqueurs de Salamine triomphants au milieu de leur pays dévasté, mais libre des barbares. Il retourna en Grèce en 1841, et je l’accompagnai dans ce voyage. Voir la Grèce avec lui c’était en quelque sorte avoir pour guide un Pausanias revenu au monde. Nos journées se passaient en admirations continuelles. Ni les mauvais gîtes, ni les chemins détestables ne peuvent ôter à la Grèce cette poésie qu’elle semble respirer de toutes parts ; personne n’a touché sans émotion cette terre sacrée où tant de grands souvenirs s’accumulent dans de si étroits espaces. À chaque instant on a conscience qu’on foule la trace d’un héros. La tribune aux harangues, taillée dans le roc vif, n’a que quelques pieds carrés : c’est là que parlait Démosthènes. La route fourchue, où Œdipe rencontra Laïus, laisse à peine passer deux chevaux de front ; la colline ou plutôt le rocher où les derniers des trois cents Spartiates moururent sur le cadavre de Léonidas, n’a pas changé d’aspect depuis qu’Hérodote l’a décrit. Quel historien que cet Hérodote pour l’exactitude de ses tableaux ! En parcourant les Thermopyles, nous faisions craquer sous nos pieds les feuilles tombées des chênes verts : c’est à ce bruit, dit-il, que les Grecs reconnurent l’approche des Immortels de Xercès qui tournèrent le défilé. Ce défilé faillit être fatal à M. Lenormant. Il fit une chute de cheval et se démit l’épaule. Je n’ai jamais vu malade plus résigné, plus calme ; une seule chose le préoccupait, l’impossibilité de courir les montagnes.

Il aimait la Grèce et les Grecs. Lorsque nos agoyates nous volaient, il nous rappelait que les muletiers de tous les pays se ressemblent, et que nos Grecs risquaient de se casser le cou vingt fois pour aller nous cueillir une fleur sur le penchant d’un précipice. Il se plaisait à nous faire remarquer les bonnes qualités des habitants autant qu’à nous signaler les beautés de la nature ou les vestiges de l’art. Il était surtout frappé de l’éloquence particulière aux Grecs, de leur passion pour acquérir des connaissances, et il nous citait le vieux et brave Canaris allant à l’école après avoir brûlé la flotte turque. Il est rare qu’on ne soit pas aimé de ceux qu’on aime, et M. Lenormant s’était fait des amis de tous ceux qu’il avait entretenus.

L’automne dernier, il s’embarquait pour la Grèce avec plus de plaisir que jamais. Cette fois il y conduisait son fils, formé par lui aux fortes études et qui apportait sur cette terre classique le savoir d’un homme mûr et les émotions d’un jeune homme de vingt-trois ans. Quelques semaines se passèrent heureusement. Le père et le fils, fêtés partout, se plaignaient seulement que les jours étaient trop courts. Mais le terme des vacances approchait ; M. Lenormant devait reprendre son service au cabinet des médailles au commencement de décembre, et il fut résolu qu’on partirait par un des derniers paquebots de novembre. M. Lenormant et son fils assistèrent à un dîner d’adieu qui leur fut donné par tout ce qu’Athènes renferme de gens distingués. On leur fit promettre de revenir. Cependant quelques jours restaient à employer. S. M. le roi Othon avait mis à leur disposition un petit cutter destiné à des excursions de plaisir. M. Lenormant, qui ne voulait jamais perdre un jour qu’il pouvait consacrer à l’étude, voulut visiter quelques points du Péloponèse. Le temps, qui était magnifique à leur sortie du Pirée, changea brusquement dès leur arrivée à Poros. À un soleil brûlant succéda une pluie glacée. M. Lenormant fut mouillé en traversant la route de Poros, sans manteau, dans la yole du cutter. Il n’en continua pas moins ses excursions. Le 11 novembre il traversait les marais d’Épidaure ayant de l’eau jusqu’aux genoux, mais il ne pensait ni à se changer ni à se chauffer ; il avait à visiter l’Acropole d’Épidaure, des inscriptions à relever et des notes à prendre. Le lendemain en se levant, un frisson le saisit, et il se sentit comme terrassé. La terrible fièvre des marais l’avait frappé.

Épidaure, si célèbre autrefois par son école de médecine, est aujourd’hui un petit village sans ressources, sans médecin, sans auberge. Un vieil Hydriote, patron du cutter royal, déclara à M. Lenormant que rester à Épidaure au milieu des exhalaisons pestilentielles des marécages, c’était se vouer à une mort certaine ; que le mauvais temps rendrait leur retour à Athènes par mer impossible, et qu’il fallait absolument gagner Corinthe par terre, au plus vite. Le conseil était trop sérieux pour être négligé. On se procura des chevaux non sans peine, et l’on se mit en route par une journée froide et pluvieuse. M. Lenormant, qui pouvait à peine se tenir sur sa selle, voulut s’arrêter à Piadha pour montrer à son fils le lieu où s’était tenue en 1821 la première assemblée des Grecs émancipés. Arrivé à Sophico, après une longue marche, il fut saisi d’un sommeil de plomb dont il ne se réveilla qu’au bout de dix-huit heures, encore plus faible qu’auparavant. Soutenu cependant par son énergie morale, il continua sa route et arriva le 15 novembre à Kalamaki ; c’est le port de Corinthe sur le golfe Salonique. Un tremblement de terre a détruit toutes les maisons, et le pauvre malade ne put trouver asile que dans un cabaret, où on le coucha sur la capote d’un douanier. On va de Corinthe au Pirée en trois heures par un temps ordinaire. Mais entre Égine et Éleusis, presque en vue de l’Acropole d’Athènes, une bourrasque assaillit leur barque, la remplit d’eau, et ce fut à grand’peine qu’ils parvinrent à gagner la terre, non loin de Mégare. M. François Lenormant, tourmenté lui-même par la fièvre, dut laisser son père aux soins des matelots, pour se traîner à pied jusqu’à Mégare et y demander du secours. Il revint bientôt avec une charrette et conduisit son père à la ville, où ils trouvèrent non des secours, mais du moins un toit hospitalier. Le 17, M. Lenormant, soutenu par deux hommes, se faisait conduire devant les ruines antiques. Il disait à ses guides, épouvantés de sa faiblesse : « Il faut bien que je fasse mon métier. » En Grèce comme en Italie, on fuit avec une terreur superstitieuse le contact des mourants. Le courrier de la poste qui partait pour Athènes ne voulait pas recevoir M. Lenormant dans sa voiture ; il fallut que le démarque de Mégare chargeât deux gendarmes de le surveiller jusqu’à son arrivée à Athènes. C’était bien en effet un mourant qu’il conduisait. Ni les secours de la médecine, ni les soins empressés de ses amis ne pouvaient rappeler M. Lenormant à la vie. Depuis quelques jours il sentait qu’elle allait lui échapper et il se préparait à la mort avec sang-froid. Il accomplit ses devoirs religieux, dicta son testament avec le plus grand calme, et le 22 novembre il expirait en serrant les mains de son fils.

Le deuil fut universel à Athènes. La municipalité a décrété qu’un tombeau serait élevé à M. Lenormant à côté de celui d’Ottfried Müller. Elle demanda que son cœur restât dans cette Grèce qu’il avait tant aimée. Une députation accompagna jusqu’à Paris sa dépouille mortelle, et au bord de sa sépulture de famille, après que ses confrères de l’Institut lui eurent adressé leurs derniers adieux, un Grec, au nom de ses compatriotes, dit leurs regrets dans la belle langue de son pays.

La vie de M. Lenormant n’a pas été longue, mais heureuse et bien remplie. Tous les bonheurs que les affections de famille, l’étude et le sentiment de devoirs consciencieusement accomplis peuvent assurer à une âme élevée, il les a connus et il en a été comblé. Il laisse pour héritage à son fils un noble exemple et des travaux commencés qui s’achèveront. Une pareille carrière est assurément digne d’envie, mais il est affreux de penser qu’un peu moins d’ardeur, un jour de repos, auraient pu conserver à ses amis et à la science un homme encore si plein d’avenir.

Décembre 1859.