Portraits historiques et littéraires/Alexandre du Sommerard

Michel Lévy frères (p. 211-218).

IX

ALEXANDRE DU SOMMERARD

Le sentiment du beau dans les arts n’est donné qu’à un petit nombre d’esprits d’élite, et dans notre pays, qui a produit tant de grands artistes, il est trop souvent faussé par la tyrannie de la mode. On doit de la reconnaissance aux hommes qui résistent aux entraînements de la foule, et qui, par leur persévérance, parviennent à réformer ses jugements irréfléchis. À ce titre, Du Sommerard a bien mérité de ses contemporains, car personne plus que lui n’a contribué à rendre aux arts du moyen âge l’estime qui leur est due. Il naquit en 1779, à Bar-sur-Aube. Soldat volontaire à quatorze ans, il prit part à la lutte généreuse de la France contre l’étranger. Rarement l’éducation des camps développe le goût des arts : il fallait qu’il fût inné chez Du Sommerard, pour qu’au milieu des fatigues et des dangers de la guerre, la vue des chefs-d’œuvre de l’Italie ait décidé de sa vocation. Au commencement du siècle, l’antiquité grecque et romaine avait conservé ou retrouvé son prestige, mais le moyen âge et même la Renaissance passaient pour des temps de barbarie, et, sous le nom de gothique, on confondait dans un dédain général les plus beaux ouvrages créés dans notre France pendant une période de plus de soixante années. Du Sommerard ne partageait pas les préjugés de son époque. Un des premiers, il distingua les caractères de cet art méprisé ; il en comprit les beautés, il en pénétra, pour ainsi dire, les secrets. Il fallait une grande sagacité de critique, et un talent d’observation très-subtil pour deviner les lois de cette archéologie encore inexplorée. C’était le temps où l’on regardait l’octogone de Montmorillon comme un temple de druides, et où l’on montrait au Musée de l’artillerie une cuirasse du xvie siècle pour l’armure de Roland. Du Sommerard observa les rapports intimes qui existent entre les arts et l’industrie. Non-seulement il s’initia à la vie intime et aux mœurs de nos aïeux en étudiant leurs meubles, leurs ustensiles, leurs procédés de fabrication, mais encore il reconnut qu’il a existé à toutes les époques des ouvriers modestes, dignes du nom d’artistes, et dont les productions révèlent le goût et quelquefois le génie. Découvrir leurs ouvrages, en faire ressortir les qualités, les proposer comme des modèles à nos fabricants, devint pour Du Sommerard une constante préoccupation. Rendu à la vie civile et attaché à la Cour des Comptes, d’abord en qualité de référendaire, puis de conseiller, il employa tous ses loisirs et la plus grande partie d’une fortune modeste à réunir, classer et publier une collection d’objets d’art du moyen âge et de la Renaissance. Chaque jour son cabinet s’enrichissait de meubles, de vases, d’ustensiles de toute espèce qu’il arrachait aux destructeurs ; car, pendant longtemps, il fut presque le seul qui s’occupât à Paris de recueillir ces curiosités si recherchées aujourd’hui. Peu à peu il eut des imitateurs, et bientôt des envieux. Personne ne visitait cette riche collection sans perdre quelques préjugés, sans gagner quelque instruction utile. Toujours prêt à répondre aux questions des gens de goût et même à celles des curieux indiscrets. Du Sommerard faisait les honneurs de son cabinet avec une politesse exquise, et, sans avoir l’air de professer, il donnait des leçons d’archéologie pratique qui intéressaient et qu’on n’oubliait point. On sait avec quelle déplorable insouciance les administrations municipales de Paris ont laissé détruire tant de monuments qui faisaient la gloire de notre capitale. L’hôtel de Cluny, seul reste des palais du moyen âge, autrefois si nombreux à Paris, dut sa conservation à Du Sommerard, qui vint y établir son domicile et y placer sa collection comme une espèce de sauvegarde. C’est là qu’il termina son grand ouvrage, les Arts au moyen âge (Paris, 1838–1846, 5 vol. in-8o, avec atlas), résumé de ses voyages, de ses longues études, de ses immenses lectures. On peut regretter que l’auteur n’ait pas adopté un plan plus didactique ; mais Du Sommerard, par un sentiment de modestie exagérée, n’a pas voulu enseigner ce qu’il savait mieux que personne. Il s’est borné à exposer ses impressions personnelles, à décrire les monuments qu’il a vus, à signaler à l’attention leurs singularités, leurs caractères, leurs défauts et leurs beautés. Bien loin de faire rentrer des faits choisis dans une théorie quelconque, il s’est appliqué surtout à rassembler des observations exactes, et ce n’est qu’avec une certaine timidité qu’il y joint parfois des considérations très-élevées sur l’art et l’archéologie. Il avait préludé à ce grand travail par une notice sur la ville de Provins (Vues de Provins, sans nom d’auteur, 1822, 1 vol. in-4o). Ce fut une des premières applications de la lithographie à la description des monuments. Des explications intéressantes accompagnent des planches qui représentent les nombreuses antiquités de Provins. Bien que destinées surtout aux gens du monde, elles renferment d’utiles renseignements historiques et archéologiques. On lui doit également une description et une notice historique sur l’hôtel de Cluny et les Thermes, qui attirèrent l’attention publique sur ces deux monuments[1]. Entouré d’une famille nombreuse et unie, recherché et aimé de tout le monde, Du Sommerard ne connut qu’une pensée pénible, c’est qu’après lui sa collection pourrait être dispersée et perdue pour le pays. Il avait refusé les offres avantageuses d’un ambassadeur d’Angleterre, espérant que tôt ou tard le gouvernement français formerait un musée national de toutes les productions des arts et de l’industrie. Ce vœu ne devait être exaucé qu’après sa mort. Les chambres, avec un honorable empressement, votèrent des fonds pour l’acquisition de son cabinet et de l’hôtel de Cluny, et le ministre de l’intérieur voulut que le directeur de ce nouveau musée fût un fils de Du Sommerard, instruit par ses leçons et compagnon de ses voyages et de ses travaux archéologiques. — Tout en se consacrant à la réhabilitation du moyen âge, Du Sommerard n’était point insensible aux efforts de l’art contemporain. Il aimait les artistes, et était heureux de les encourager et de les soutenir à leurs débuts. Habile à découvrir le talent ignoré, il parvint souvent à le signaler à l’attention du public, si difficile à captiver. Un seul trait peindra cet excellent homme. Il avait acheté à un de nos meilleurs peintres, encore inconnu, un tableau auquel personne n’avait fait attention. Dans le cabinet de Du Sommerard, il fut remarqué. Un financier voulut l’avoir, parce qu’il le voyait chez un connaisseur, et offrit de le payer le double de ce qu’il avait coûté. Du Sommerard accepte le marché avec empressement, reçoit l’argent et court aussitôt le porter à l’artiste : « Gardez tout, lui dit-il ; quand vous aurez le temps, vous me ferez une copie. » La vie de Du Sommerard est pleine de semblables traits. Il mourut à Paris le 19 août 1842, à la suite d’une douloureuse maladie. Il consacrait ses journées aux devoirs de son emploi et ses nuits à ses études chéries. Sa forte constitution succomba à l’excès du travail, et il fut enlevé à soixante-trois ans, au moment même où il venait d’achever son grand ouvrage.


1855.
  1. Notices sur l’hôtel de Cluny et sur le palais des Thermes, avec des notes sur la culture des arts, principalement dans les xve et xvie siècles, Paris, 1834, in-8o.