Portraits historiques - Le Comte de Chesterfield

Portraits historiques - Le Comte de Chesterfield

LE COMTE


DE CHESTERFIELD;




Correspondance nouvelle de Ph. Dormer Stanhope[1]




Le château de Bretby, dans le Derbyshire, renfermait, en octobre 1725, deux personnages fort dissemblables : un vieillard austère et morose étendu sur son lit de mort, et un jeune courtisan, son fils, qui venait recevoir les derniers soupirs paternels. Ils s’étaient toujours mutuellement détestés, et l’on ne peut guère imaginer de caractères moins sympathiques. Le vieux comte (earl), défiant et ombrageux, ne voulant jouer aucun rôle à la cour ou dans le monde, avait réfugié sa sauvage humeur dans ce domaine antique où « l’orfraie, le hibou et le corbeau tenaient depuis long-temps leurs assises[2], » et que le fils dépeint de couleurs si lugubres, tout en racontant gaiement l’agonie paternelle. « Vous ne pouvez, écrit-il à la belle mistriss Howard, la femme à la mode de ce temps, vous ne pouvez rien imaginer de plus odieux que ce donjon qui par malheur, n’est pas encore à moi, et qui est horrible : il me fait l’effet de l’enfer. Mon père, là-bas, pousse des hurlemens effroyables, et tombe dans des convulsions auxquelles personne ne survivrait que lui ; les oiseaux de mauvais augure mêlent leur voix à la sienne, et le peu de figures humaines qui m’approchent sont des figures de damnés. Ma foi ! j’ai beaucoup d’admiration pour mia piété filiale, je suis aussi estimable qu’Énée. Comme son père avait quatre-vingts ans, il en prit soin, sans doute parce qu’il n’avait pas long-temps à s’en voir ennuyé. Le mien est beaucoup plus jeune, ce qui rend ma piété filiale bien autrement méritoire, et j’espère que Dieu me récompensera en m’envoyant quelque Lavinie, ou plutôt une Didon. J’aimerais autant cette dernière ; j’en serais plus tôt quitte… » Le père mourut bientôt, laissant à son fils, au fameux lord Chesterfield, un titre que ce dernier rendit illustre et un domaine qu’il ne revint jamais visiter. Dans ses lettres, qui remplissent quatre volumes, et dont la collection vient d’être enfin complétée et publiée avec un soin remarquable par lord Mahon, pas un seul billet n’est daté de Bretby ; jamais il n’y est question ni du vieux père, ni du vieux manoir.

Chesterfield, en effet, se détache, par la vie et le style, par ses idées et ses mœurs, des habitudes antiques et féodales ; il rompt violemment avec elles. Il représente en Angleterre une civilisation toute factice et nouvelle pour son pays, cette civilisation de boudoir, dont l’histoire est encore à faire, qui prend sa source au moyen-âge, dans les cours d’amour provençales, traverse les palais des princes d’Italie, recueille en Espagne de longues draperies de cérémonial et d’étiquette, s’en débarrasse et vient expirer en France, assez court vêtue et assez peu morale, dans les petits soupers de Marly et d’Auteuil.

Elle a ses héros et ses apôtres ; elle a sa littérature spéciale et curieuse, qui mériterait d’être étudiée ; Pétrarque n’y est pas étranger. Elle nous a donné le sonnet, le madrigal, le discours académique, et la longue kyrielle des politesses et des complimens. À cette littérature se rattachent Voiture pour la grace, Balzac pour la majesté, sans compter les vieux législateurs de la politesse : en Italie, Balthasar Castiglione, auteur du Livre du Courtisan, et monsignor Della Casa, son successeur, l’auteur du Galateo ; en Espagne, Gracian, auteur de l’Homrmie de Cour ; en France, l’abbé de Bellegarde, Moncrif et tous les précepteurs des belles manières. La vie sociale occupe seule ces écrivains ; sous les formes ils ne voient rien, et l’on peut remarquer que c’est toujours vers la fin d’une civilisation brillante que se manifestent de tels phénomènes. Ces professeurs de l’élégance et de la grace montent en chaire lorsqu’on est parvenu à douter des réalités, quand le scepticisme attaque les croyances, lorsque les formes l’emportent sur le fond. L’Angleterre n’était pas mûre encore pour un tel essai ; sa bourgeoisie professait un calvinisme âpre et résolu, les haines vigoureuses n’étaient pas mortes, et Chesterfield, qui voulut être en Angleterre quelque chose comme Fontenelle et le président Maupeou, se trompa d’époqu.e et de pays.

L’ami de Voltaire et de Montesquieu, s’il a été l’ami de quelqu’un, gentilhomme du prince de Galles en 1725, Philippe Dormer Stanhope, quatrième comte de Chesterfield, forme donc à lui seul une époque et une exception curieuses dans l’histoire de la société anglaise. Doué, comme on vient de le voir, d’une ame fort stérile et fort sèche, il corrige ce défaut par l’élégance et les graces, ne se permet pas la débauche violente des courtisans de Charles II, s’isole de la bourgeoisie demi-puritaine qui donnait le ton sous les George et que représentait Addison, ne tombe ni dans les travers de l’antiquaire Walpole, ni dans les querelles vaniteuses de Pope, et, représentant unique de la politesse telle que nos grands seigneurs la pratiquaient, essaie d’introduire à Londres la frivolité dans l’égoïsme et l’afféterie dans la grace. La société anglaise, alors bien moins raffinée, mais forte et récemment renouvelée, repoussa rudement la tentative de Chesterfield : pour s’y soumettre, elle avait trop d’aristocratie hautaine, de vigueur démocratique et de vices grossiers.

Je voudrais reproduire ici, en l’étudiant avec sévérité, les traits les plus vifs de cette existence singulière, dont lord Mahon a donné l’esquisse en deux ou trois pages excellentes de brièveté et de limpidité, que le médecin Maty, ami de la famille, avait encombrée des lourdes fleurs de son panégyrique, et que M. Renée, jeune écrivain élégant et net, a éclairée, avec beaucoup de sagacité et de bonheur, de tous les traits qui étaient alors à sa disposition. Rien n’est plus lent à s’opérer que ces révélations de situation et d’époque ; on ne sait le siècle de Louis XIV que depuis l’apparition de Saint-Simon. Les lettres écrites par Chesterfield à son ami Dayrolles, par Mme Du Deffand à son cher Horace, par ce dernier à Horace Mann, par lady Suffolk, maîtresse de George Ier, par le premier Pitt et lady Montagu, ont découvert récemment les ressorts cachés, la position des groupes, les ombres des caractères dans le XVIIIe siècle anglais ; les couches différentes de cette vieille société ont été mises à nu. Chesterfield se laisse enfin comprendre : dénué de générosité et d’élan, il n’a pas su s’approprier nos qualités françaises et racheter les défauts qu’il empruntait à notre décadence monarchique ; tournant à la galanterie sans chaleur, à la grace sans naïveté, aux arrangemens de cœur sans passion, aux intrigues politiques sans but élevé, il a gâté systématiquement les ressources d’une intelligence nette et acérée, d’une volonté subtile et ferme.

Il avait trente-et-un ans à la mort de son père, et c’était un des jolis hommes de son pays. Que l’on me pardonne les minuties ; ceci est une miniature, non une fresque. Il avait la taille petite et mince, la tournure et la démarche d’une souplesse charmante et d’une élégance achevée, la figure régulière et délicate, sauf la longueur du menton qui s’allongeait un peu en s’arrondissant ; ces détails ne sont pas oiseux à propos d’un séducteur de profession, ils tiennent au métier. Dans ses deux portraits, gravés d’après Gainsborough et la Rosalba, l’expression dominante est celle de la coquetterie, de la douceur et d’une finesse que l’on croirait innocente ; l’œil, admirablement bien fendu, est féminin dans sa langueur, l’arcade sourcilière s’arrondit avec hardiesse ; le front, qui semble un peu bas, va se perdre sous la poudre de la perruque à la mode. Toute cette figure, adoucie par l’artifice, ne laisse apparaître qu’un sourire des lèvres d’accord avec le sourire du regard ; c’est la plus aimable marquise de 1780 vers soixante ans. Quant au costume (et il recommande pour ce soin quatre heures chaque jour, jamais il n’y a donné moins), ce sont des nuances attendries et calmes qui reposent l’œil : gris-perle sur gris-de-lin, avec broderies d’argent ; le cordon bleu fort large et en sautoir, ce qui ajoute à la taille du jeune seigneur ; rien de tranchant et d’excessif, point de recherche apparente ; de luxe, ce qu’il en faut pour attirer le regard sans le blesser. Le titre « d’arbitre de ces élégances » ne lui a été contesté par personne, pas même par Horace Walpole, fils de son ennemi, et qui lui conteste tout. Ses rivaux ont eu soin de rehausser ses qualités d’homme à la mode, non pas pour le servir apparemment.

On se tromperait bien si, d’après cet extérieur, on le jugeait frivole. Il suivait un système et allait au succès. Dès sa première jeunesse, il l’avait désiré ardemment dans toutes les voies ; il y avait tendu de toutes ses forces. Chez sa grand’mère lady Halifax, dont la maison l’abritait contre la violence de son père, et qui recevait la ville et la cour, lord Galway l’avait rencontré, et, voyant briller l’ambition dans les yeux de l’enfant, il lui avait fait cette leçon : « Je vous prédis que vous serez ambitieux, mon petit ami ; eh bien ! si vous voulez réussir, levez-vous toujours de bonne heure, c’est le seul moyen d’avoir du temps pour tout. » Il profita du conseil, et, au milieu des plaisirs comme des affaires, il fut toujours levé entre cinq et six heures du matin, été comme hiver. Ses études furent très fortes ; à Cambridge, il devint même pédant, non que les qualités intellectuelles des anciens le charmassent, mais il voulait être partout le premier. On verra bien, en étudiant sa vie, qu’il est impossible d’être homme de plaisir avec plus de peine et de labeur.

Il fit son entrée dans le monde, de 1712 à 1714. Le puritanisme régnait dans le peuple ; la bourgeoisie tentait de mêler à sa décence morose un peu de bon goût, et quelques traces de l’orgie de Charles II se laissaient encore apercevoir. Il y avait à Londres deux ou trois « cupidons déchaînés » qui remplissaient la ville du bruit de leurs exploits ; la duchesse de Cleveland, Cypris des précédens règnes, était leur protectrice naturelle : la fortune que son amant royal lui avait livrée, elle la dépensait ainsi. C’était sur ses deniers que beau Fielding et beau Wilson, remarquables surtout par leur robuste impertinence, soldaient, l’un, sa fameuse livrée jaune et noire, l’autre, ses dépenses scandaleuses. Je n’ai point à raconter ici leurs aventures oubliées, que l’on peut retrouver chez mistriss Manly[3] et chez Jesse[4] ; la bigamie de Fielding, le duel de Wilson avec le fameux Law, qui le tua par parenthèse et se sauva en France, étaient des sujets permanens d’anathème pour les prédicateurs, et d’admiration pour les jeunes débauchés. Chesterfield quitta Cambridge au moment où l’on parlait le plus de leurs fredaines, et sa vanité soupira pour de pareils triomphes.

Il faut l’entendre raconter l’état de son ame et les premiers épanouissemens de son amour-propre ; le grand ressort de sa conduite se trouve tout entier dans ce nouveau fragment. — « J’entrai dans le monde, dit-il, non pas avec un désir ordinaire, mais avec une soif insatiable et une espèce de rage d’applaudissemens, de vogue et d’admiration. Si, d’un côté, cela m’a fait faire bien des choses ridicules, d’un autre côté, c’est la cause de tout ce que j’ai fait de bon. Cela m’a rendu prévenant et courtois pour des femmes que je n’aimais pas, et pour des hommes que je méprisais, dans l’espérance d’être applaudi des uns et des autres, quoique je n’eusse voulu ni de l’amitié de ceux-ci, ni des faveurs de celles-là. Toujours je m’habillais, je m’exprimais et me présentais aussi bien que possible ; j’étais ravi lorsque je m’apercevais que la compagnie me goûtait. Je parlais aux hommes de tout ce que je pensais pouvoir leur donner la meilleur opinion de mon esprit et de mon savoir, et aux femmes de ce qui ne manque jamais de leur plaire, la flatterie, l’amour et la galanterie. De plus, je vous avouerai, sous le secret de la confession, que ma vanité m’a souvent fait prendre mille peines pour me faire aimer de certaines femmes, alors que je n’aurais pas donné de leurs charmes une prise de tabac. Dans la compagnie des hommes, je tâchais toujours d’effacer ou du moins d’égaler celui qui brillait le plus. Ce désir me poussait à tout tenter pour le satisfaire, et, quand je ne pouvais briller dans la première sphère, il me faisait réussir dans la seconde ou la troisième. Par ce moyen, je devins bientôt à la mode, et, quand un homme est une fois arrivé là, tout ce qu’il fait est bien. C’était un plaisir infini pour moi de considérer ma vogue et ma popularité. Femmes et hommes m’invitaient à toutes les parties, où je donnais en quelque sorte le ton ; ce qui me valut la réputation d’avoir eu certaines femmes du plus haut rang, et cette réputation, vraie ou fausse, m’en valut réellement d’autres. Avec les hommes, j’étais un protée, je prenais toutes sortes de formes pour leur plaire ; parmi les personnes gaies, j’étais le plus enjoué, le plus grave avec ceux qui l’étaient, et je n’omettais jamais les moindres attentions qu’exigent les bienséances, ou les moindres offices d’amitié qui pouvaient leur plaire et les attacher à moi. En conséquence, j’étais bientôt lié avec tous les hommes les plus distingués et les plus en vogue partout où je me trouvais.

« C’est à ce mobile de vanité, que les philosophes trouvent si méprisable et que je qualifierai tout autrement, que je dois la meilleure part du rôle que j’ai joué dans le monde. Il faut plaire, briller et éblouir autant qu’on peut. A Paris, vous devez avoir observé que chacun se fait valoir autant qu’il est possible, et La Bruyère remarque très justement qu’on ne vaut dans ce monde que ce qu’on veut valoir. Lorsqu’il est question d’applaudissemens, jamais Français, homme ou femme, n’est en défaut à cet égard. Observez les attentions éternelles et la politesse qu’ils ont les uns pour les autres ; ce n’est pas pour les beaux yeux de leurs semblables au moins, non, mais pour eux-mêmes, pour des louanges et des applaudissemens. Pratiquez, pour plaire, tout l’art de la coquette la plus raffinée ; soyez alerte et infatigable pour vous attirer l’admiration de tous les hommes et l’amour de toutes les femmes. »

Cette théorie, qui est à peu près celle de La Rochefoucauld, de Hobbes et de Mandeville, ne parvint qu’assez tard chez lui à ce degré de perfection solide et sèche, qu’il a réduite en formule philosophique. A vingt ans, vers 1714, il part pour faire ce qu’on appelait alors sa tournée d’Europe, se débarrasse vite d’un précepteur qui le gêne, et vient tomber à Paris au milieu de la société de Mme de Tencin, de Lamotte et de Fontenelle. L’exilé Bolingbroke y jetait un vif éclat ; chez celui-ci, tout était passionné, même l’amour-propre ; tout était grandiose, même l’intrigue. Chesterfield, placé sous son aile, vit en lui l’idéal de la grandeur humaine. Il conçut pour ce caractère extraordinaire et multiple la seule admiration qu’il ait ressentie, se laissa patroner par lui près des dames de la cour, reçut de lui et d’elles l’empreinte décisive de sa vie future, et résolut de jouer à son tour l’Alcibiade avec moins d’excès et de violence. Tel fut en effet son rôle : un Bolingbroke adouci et plus aimable.

A vingt ans, il a hâte de suivre les traces politiques d’un si grand maître. La reine Anne meurt. Aussitôt il arrive, et reçoit de lord Stanhope, ministre de George Ier et son parent, le titre de gentilhomme de la chambre du prince de Galles. Puis, sous le même patronage, il fait son début à la chambre des communes, où il représente le bourg de Saint-Germains ; il n’avait pas même l’âge que la loi exigeait pour y siéger. Le jeune orateur, fidèle élève de Bolingbroke, et persuadé qu’il fallait emporter la renommée de vive force, se joint aux assaillans du duc d’Ormond avec une extrême véhémence ; par égards pour son discours vierge, on ne le rappelle pas à l’ordre, quoiqu’il le méritât. « Monsieur, lui dit après sa sortie un des partisans du duc d’Ormond, je vous fais observer que vous êtes mineur, et que, si vous restez ici, l’amende qui va vous être infligée sera considérable. » Chesterfield salua profondément, prit la poste et revint en France, où il retrouva son modèle.

Les dames continuèrent son éducation et achevèrent « de dérouiller, » comme il le dit lui-même dans un curieux passage[5], sa timidité et son pédantisme. Beau, jeune et homme de plaisir, il apprit merveilleusement bien le français sous leurs auspices ; il en retint même la plus fugitive et la plus délicate parcelle, le français de Crébillon fils et du président Maupeou, ces dictons du monde, ces trivialités choisies, tout ce qui serait de mauvais goût aujourd’hui, et dont ses lettres sont, pour ainsi dire, un cahier d’expressions corrigées « l’indécrottable, — l’indéchiffrable, — être abasourdi, — s’ébaudir dans la plaisanterie ; » son style est plus idiotique et plus de boudoir que celui de Lamotte ou de Mme de Staël, et l’on pourrait y démêler, si l’on voulait, tout le lexique en usage chez Mme de Parabère ou le financier Law.

Cependant il occupait auprès de son ami Bolingbroke une place singulière. L’insurrection jacobite de 1715 se préparait, et Bolingbroke en était l’ame ; le jeune Chesterfield trouva moyen de s’informer au juste de l’état des affaires, sut où en était la conspiration qui se tramait à Paris contre la dynastie nouvelle, et en informa sa cour. L’homme de génie était dupe de l’homme d’esprit ; Chesterfield, courtisan délié, devait plus tard se laisser vaincre par le brutal Newcastle.

Tant de finesse et de grace n’étaient guère à leur place dans une assemblée à demi populaire. Quand le jeune homme, devenu majeur, revint siéger aux communes, elles subirent plutôt qu’elles n’acceptèrent ce ton insinuant, cette grace molle, cette aisance de gentilhomme et ces légères ironies dont se composait le bagage de son éloquence. Un membre qui possédait le talent du mime burlesque, et auquel il ne plaisait pas, s’attacha, dès qu’il se levait et parlait, à parodier ses gestes et sa voix. Chesterfield avait peur du ridicule, comme tous les gens qui en font leur arme ordinaire ; il recula, se tut, sut encore attendre, et se contenta, jusqu’à la mort de son père, d’être un homme de plaisir et de salon. Lié avec toutes les beautés à la mode, ami des unes, amant des autres, bel-esprit reconnu dans les meilleurs lieux, auteur de madrigaux élégans, non sans une pointe de libertinage, ce fut l’élève le plus accompli de ce salon de Mme de Tencin, qui l’avait formé.

On cherche en vain, dans sa jeunesse même et dans l’entraînement de cette première époque, une émotion forte et une passion vive. Le nom de la belle Fanny Shirley se trouve assez souvent sous sa plume ; il fait d’elle le texte de ses couplets galans ; vers elle, comme vers la plus jolie, il se penche dans les bals et il l’invite à danser ; à elle, dit un satirique contemporain[6], il adresse

Ce long soupir, mêlé d’un éternel sourire,
Et du matin au soir, puis du soir au matin,
Le murmure flatteur d’un compliment sans fin ;


ce qui ne paraît pas tirer à grande conséquence. Un critique moderne, homme d’esprit, s’étonne de ce que la correspondance de Chesterfield ne renferme point de lettres d’amour ; il n’écrivait pas de ces fadeurs-là. Voisenon et l’abbé de Latteignant les abandonnaient au fougueux Diderot et au grave Jean-Jacques ; il les laissait, lui, au paysan Burns ; folies du cœur ou de l’imagination, que l’on se reproche tôt ou tard, qui compromettent et engagent, et qu’un homme vraiment bien élevé ne se permet pas.

D’ailleurs, il n’oubliait pas son ambition, s’arrangeait avec l’avenir et se levait toujours à cinq heures du matin. La scandaleuse querelle de George Ier et de son fils éclate et trouble l’Angleterre ; Chesterfield, l’œil sur le règne prochain, a grand soin de renier le vieux roi, et de se déclarer pour le fils, qui attend la couronne. Aussi, dès que la mort eut frappé George Ier, Stanhope, devenu lord Chesterfield par le décès de son père, accourut, comme le faucon tombe sur sa proie, pour avoir part à la curée des honneurs. Ses saillies avaient déjà fait peur ; son adresse insinuante semblait dangereuse. Le roi nouveau n’aimait pas l’esprit et n’en avait guère. On exila honorablement Chesterfield à La Haye, avec le titre d’ambassadeur, et, pour le consoler, on le chargea d’intérêts très délicats et particuliers au roi lui-même. Il partit et fit merveilles.

Jamais les Hautes-Puissances n’avaient vu d’ambassadeur si aimable et d’élégance aussi achevée ; les dames surtout professèrent pour ses talens une admiration sans égale. « Il se serait fort ennuyé, dit lady Montagu, de jouer, sur un théâtre de second ordre, un rôle secondaire, s’il n’eût occupé ses loisirs en donnant des fêtes, en bâtissant des salles de danse de cent pieds de long, en courant les promenades dans un équipage doré ; « surtout en obtenant près des femmes une série de succès dignes de Lovelace ou du duc de Richelieu. » - « Nos dames hollandaises, écrit-il plus tard à son fils qu’il cherche à endoctriner, sont trop réservées et trop froides d’imagination pour faire les avances, mais elles sont trop aimables et ont le cœur trop chaud pour repousser un honnête homme qui se présente bien. » Il se présenta si bien, que la ville de La Haye retentit de ses conquêtes.

Il y avait alors à La Haye une de ces protestantes françaises exilées dont la révocation de l’édit de Nantes avait couvert l’Europe, et qui se nommait Mlle Du Bouchet. Belle, jolie et prude, elle était chargée de surveiller l’éducation de deux ou trois filles nobles et orphelines. Elle entendit parler du séducteur universel, et entra, comme de raison, dans une véhémente indignation dont l’imprudence lui coûta le bonheur et le repos. Chesterfield apprit par ses amis qu’il avait en Mlle.Du Bouchet une ennemie acharnée, et que sa toute-puissance était contestée ; la gouvernante affectait d’arracher ses élèves à la présence de l’ambassadeur, et lui prodiguait le dédain, même l’épigramme. C’était plus qu’il n’en fallait. Il paria soumettre Mlle Du Bouchet, joua la passion, la joua bien, fit toutes les promesses de mariage que l’on voulut, et l’emporta. La vertueuse Mlle Du Bouchet devint mère, et la ville et la cour furent informées de sa chute. La scène de Clarisse et de son séducteur était jouée d’avance ; c’était en 1727 : Richardson a tout simplement calqué son Lovelace sur l’ambassadeur anglais à La Haye, dont l’aventure était publique. La pauvre gouvernante sut bientôt qu’elle avait été l’objet, non d’une passion, mais d’un pari, et, privée de sa place, ruinée, l’existence et le cœur tout-à-fait brisés, apprenant un peu tard qu’il ne faut pas se moquer des Chesterfield, elle mit au monde un fils, et vint, avec une petite pension que Lovelace daigna lui faire, se cacher dans un faubourg obscur de Londres, à Lambeth, d’où elle ne sortit plus, et où elle ne vit personne, pas même Chesterfield. Celui-ci la fit peindre par la Rosalba, car elle était belle, et la plaça, presque sans voiles et comme un trophée, dans un beau cadre doré, sur la cheminée de sa bibliothèque. Ce fut le seul honneur qu’il lui fit désormais. Cette fière vertu qui tombe et ce grand conquérant qui triomphe d’une simple gouvernante, tout cela est dans le cours ordinaire des choses humaines ; on verra reparaître, à la fin de la vie de Chesterfield, la gouvernante française et son fils, et cette histoire de jeunesse revenir frapper, de la manière la plus inattendue, la vieillesse de l’ambassadeur.

Mlle Du Bouchet l’inquiétait peu en définitive ; ce qui le préoccupait, c’était son ambition. Le brutal et rusé Walpole régnait à la cour ; une intrigue fut tramée entre lord Townshend et l’ambassadeur à La Haye, pour renverser et remplacer le duc de Newcastle, peut-être Robert Walpole lui-même. George II, qui venait de visiter son cher électorat de Hanovre, devait passer par Helvoet-Sluys, où Chesterfield l’attendit au passage, espérant obtenir la place de Newcastle. Le roi était en garde contre ses séductions ; il échoua ; lord Townshend, convaincu d’avoir tramé cette intrigue, fut congédié, et Walpole, qui ne devina pas, selon les historiens, ou plutôt qui ne voulut pas deviner la douce perfidie de Chesterfield, lui envoya la jarretière et le fit nommer grand-intendant (high-steward) de la maison royale. Chesterfield avait arrangé d’une manière favorable aux intérêts du roi des litiges difficiles entre le Hanovre et la Hollande, et le roi, qui aimait l’Allemagne, avait toujours conservé une prédilection de famille pour son petit électorat.

Récompensé et mécontent, Chesterfield revint à La Haye, couronné de cette faveur équivoque, et se livra plus ardemment que jamais aux deux consolations de son exil, au jeu et aux femmes ; ces deux penchans s’exaltèrent des mécomptes de son ambition, une fièvre lente s’empara de lui, et sa santé fut compromise ainsi que sa fortune. Le grand Boerhaave, qu’il consulta, mit au bas de son ordonnance : Venus rarius colatur, prescription dont il se souvint toute sa vie. D’ailleurs on ne songeait pas à rappeler l’ambassadeur, dont on connaissait les ambitions politiques, et dont les épigrammes inquiétaient ceux-ci et gênaient ceux-là. Il comprit que son exil pourrait durer éternellement ; son patrimoine était entamé par le jeu, son avenir était incertain ; son aventure un peu bourgeoise avec Mlle Du Bouchet, qui venait de lui donner un fils, compromettait les prétentions d’un aussi brillant séducteur. Il envoya sa démission et reprit la route de Londres.

Tout à côté de son hôtel de Grosvenor-Square demeurait la célèbre duchesse de Kendal, qui n’était autre que cette Mélusine de Schulenbourg, autrefois si jolie, et que le roi George Ier avait amenée de Hanovre comme faisant partie de son étrange sérail[7]. A peine arrivé, Chesterfield cultiva cette maison ; il ne manquait guère de se mettre en règle avec l’avenir, avec les maîtresses des rois et les héritiers présomptifs. La duchesse avait une fille fort belle qui passait pour sa nièce, et à laquelle, en tout état de cause, il avait offert ses hommages avant le départ. Créée lady Walsingham en son propre nom et maîtresse d’une fortune considérable, elle attendait en outre celle de sa mère ; il y avait là de quoi réparer celle de Chesterfield. Le voisinage de la duchesse de Kendal offrait au jeune courtisan une excellente occasion ; il fit sa cour et obtint le consentement de la mère et de la fille. George II s’opposa au mariage, ne voulant pas, disait-il, que la fortune de lady Walsingham fût compromise par un joueur ; Chesterfield était de taille à lutter contre le roi, et en effet il lutta.

George Ier, qui n’avait pas foi dans la loyauté de son fils George II, dont il connaissait l’avarice, avait fait faire un double de son testament, et confié l’un des exemplaires à l’évêque d’Armagh, l’autre au duc de Wolfenbuttel ; il y avantageait lady Walsingham. L’évêque d’Armagh, en remettant au nouveau roi l’exemplaire qu’il croyait unique, fut très étonné de voir que George II, sans le lire, le chiffonnait, le mettait dans sa poche, puis le jetait au feu ; c’était se débarrasser assez lestement des legs qu’il avait à servir. Quand George II sut qu’un duplicata avait été envoyé au duc de Wolfenbuttel, il employa toutes les manœuvres de la diplomatie pour en étouffer le bruit et en cacher la trace. Cependant Chesterfield, qui, malgré le roi, venait d’épouser lady Walsingham, se trouvait pour sa part, ainsi que la duchesse, frustré d’un legs inscrit sur le testament supprimé. En fait d’argent, il était rude jouteur ; il eut vent du testament, menaça, cria, ne recula pas devant un procès à intenter au roi, commença même le procès, obtint de la peur et du scandale ce que l’on n’accordait pas à la justice, et se tut, moyennant une somme importante qu’il toucha.

Ce mariage riche et ce testament supprimé coïncident avec le règne de Robert Walpole : de cette époque date aussi la vive opposition de Chesterfield contre le roi, la cour et le ministre. On lui a fait, à ce propos, l’honneur de le supposer meilleur patriote qu’il n’était. Sa guerre si animée de bons mots, de discours parlementaires, de pamphlets et d’influence sociale, avait des motifs et un but personnels. Whig comme Walpole, ne se détachant de lui par aucun dissentiment de principes, il satisfaisait ses haines, servait ses rancunes, vengeait ses mécomptes, et dissolvait le parti de son adversaire, dans le seul intérêt de sa propre vanité et de son ambition. A propos du bill de douane (excise), il compromit gravement le cabinet ; le ministre plia et laissa passer l’orage. Ses deux frères battaient en brèche Walpole aux communes ; lui-même le foudroyait à la chambre des pairs, qui avait fait de lui son orateur favori. L’émeute se préparait à Londres, et le malin Chesterfield pouvait se vanter d’en être l’un des moteurs les plus actifs. Il allait toujours à la cour, et montait à son ordinaire et fort lestement le grand escalier de Saint-James, lorsqu’un huissier de service lui redemanda sa baguette blanche, le signe de ses fonctions.

Il n’en fut que plus ardent à l’attaque, harcela toujours et ne renversa jamais ; pendant les dix années suivantes, il continua son feu, et ne donna aucun répit à ses adversaires. Robert Walpole, fin dans sa conduite et grossier dans ses mœurs, méprisait les gens de lettres, comme c’est l’usage des hommes positifs que la recherche de l’idéal et de l’art remplit d’un profond dédain. Chesterfield l’accabla de railleries, se lia avec Pope, soupa chez Button, rendez-vous des poètes, publia lui-même les poésies de Hammond, continua l’aimable tradition d’Addison dans la revue hebdomadaire intitulée le Monde, et prit rang parmi les écrivains élégans de son époque. Dans cette revue, il poursuivit à outrance le ministère, le roi et les travers de ses propres ennemis, régla les modes, signala les ridicules, et affermit ainsi l’autorité incontestable dont il jouissait dans les salons. Un de ses plus piquans essais dans ce genre léger est celui où, traitant ex professo « des femmes qui ne sont plus jolies, » il se fait leur législateur ; le roi, comme son père, se croyait forcé par le bon goût à entretenir autour de lui un sérail de laideurs et d’antiquités, et la satire tombait d’aplomb sur les favorites de George

« … La parure des antiques, dit-il, ne doit pas s’élever au-dessus de la simple et modeste prose ; tous leurs efforts au-delà n’aboutiraient qu’au burlesque, et les rendrait risibles. Une femme âgée doit éviter tout ornement qui attirerait sur elle des yeux auxquels sa vue serait peu agréable. Mais si, à force de parure, elle veut imposer aux hommes sa beauté détruite, ils sont offensés de son entreprise insolente ; quand une Gorgone frise ses serpens pour charmer la ville, elle n’a pas le droit de se plaindre si elle rencontre un Persée vengeur. Ces femmes sans sexe peuvent être regardées comme des êtres à part ; elles ne sauraient être rangées parmi le beau sexe ; elles devraient renoncer ouvertement à toutes prétentions à cet égard, et tourner leurs pensées d’un autre côté ; elles devraient s’efforcer de devenir d’aimables et honnêtes hommes ; elles peuvent se livrer aux plaisirs de la chasse et vider joyeusement un verre, et, pour ma part, si elles pouvaient entrer au parlement, je ne m’y opposerais en aucune façon. Me demande-t-on comment une femme peut savoir qu’elle a vieilli, et agir en conséquence, je réponds qu’elle ne doit pas en croire ses yeux, mais ses oreilles ; que si elle n’est pas entourée d’hommages, si elle n’a pas de nombreux attentifs, elle peut être assurée que ce n’est pas la sévérité de son visage qui les éloigne.

« Ces vieilles pécheresses sont inexcusables. J’ai vu souvent des arrière-grand’mères parées, à ce qu’elles pensaient, de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mais qui ressemblaient bien plus réellement à des vers à soie desséchés dans leurs coques. Pourquoi donc exposer orgueilleusement des rides aussi vénérables que leur contrat de mariage ? Qu’elles cessent d’offenser nos regards par ces prétentions exorbitantes, qu’elles se contentent du noir, et qu’elles lisent Ovide, de Tristibus[8]. »

On reconnaissait, à ces traits cruels, les favorites du roi ; George II prêtait beaucoup à l’épigramme par ses allures sans dignité, sa cupidité, ses maîtresses qu’il n’aimait pas, ses goûts de sergent et de tailleur militaire, et sa prédilection pour les revues d’uniformes et la ponctualité du service. Quand il s’était bien moqué du roi, Chesterfield croyait avoir remporté la victoire ; n’en déplaise à ce vif et piquant esprit, sa position n’était pas aussi bonne qu’il l’imaginait ; n’ayant de racines véritables ni dans le puritanisme populaire, ni chez les tories jacobites, ni dans le whiggisme un peu vénal des walpoliens, il ne gagnait rien à blesser le roi. Cependant il continuait toujours, encouragé par les applaudissemens universels ; dans le World (le Monde), on lisait, en 1740, la facétie suivante, sortie de la plume de Chesterfield, et que George II eut grand’peine à lui pardonner. Un petit prince allemand est censé parler :

« … Il n’y a pas autour de moi, dit-il, un prince qui n’ait augmenté ses forces, l’un de quatre, celui-là de huit, et celui-ci de douze hommes, de sorte que vous devez comprendre qu’il y allait de mon honneur et de ma sûreté d’augmenter les miennes. J’ai donc porté mon armée à un effectif de quarante hommes, de vingt-huit que j’avais auparavant ; mais, afin de ne pas surcharger mes sujets de taxes, pour leur épargner le logement et l’insolence de mes troupes, et ne pas leur faire craindre de projets contre leurs libertés, je vous dirai entre nous que mes quarante soldats sont en cire, et qu’ils manœuvrent par un mouvement d’horloge. Vous pouvez voir, ajoutait-il, que, si je courais un danger réel, mes quarante hommes de cire sont aussi rassurans pour moi que s’ils étaient de chair et de sang, et du meilleur de la chrétienté ; quant à l’apparence et à la dignité, ils valent tout autant, et en même temps ils me coûtent si peu, que nous aurons à cause de cela un bien meilleur dîner.

« Mon ami lui exprima son approbation sincère de ses mesures sages et prudentes ; il m’assure n’avoir vu de sa vie d’hommes mieux faits, mieux assortis pour la taille, ni de plus belles figures de soldats.

« L’ingénieuse invention de ce prince vaillant et sage me donna immédiatement l’idée qu’en y faisant quelques légers changemens, on en pourrait tirer un parti très avantageux pour le bien général. J’ai médité et retourné cette pensée dans mon esprit avec la plus grande attention, et je la présente à mes lecteurs, en déclarant que je suis prêt à recevoir les avis et à profiter des lumières des personnes plus instruites que moi dans la science militaire.

« Je propose donc humblement qu’à partir du 25 mars prochain (1736) la nombreuse armée actuelle, qui coûte beaucoup, soit entièrement licenciée, à l’exception toutefois des officiers, et que des personnes compétentes soient autorisées à passer un marché avec mistriss Salmon pour former le même nombre d’hommes de la cire la plus fine ; que les mêmes personnes soient également autorisées à traiter avec Myn Herr Von Pinchbeck, l’ingénieux artiste, pour le mécanisme du nombre d’hommes précité.

« On a pris depuis peu, mais en vain, des peines infinies pour amener notre armée actuelle à l’état de propreté et de perfection d’une armée de cire : on a reconnu impossible de se procurer un grand nombre d’hommes tous de la même taille, faits de même, portant leurs cheveux, passant tous exactement et simultanément par les temps de l’exercice, et surtout ayant dans le regard une certaine fierté militaire qui n’est pas naturelle aux figures anglaises. On a été obligé de réformer même plusieurs officiers des plus marquans, parce qu’il leur manquait QUELQUES-UNEs DES PROPRIÉTÉS DE LA CIRE. Avec une armée comme la mienne, le plus âpre et le plus avare des sergens ou des monarques sera content. »

En définitive, et malgré cette dépense d’esprit anglais, Chesterfield ne cessait pas d’être battu. Sa politesse exquise, ce beau ruban bleu, ces épigrammes écrites et parlées, ces entrées secrètes par les escaliers dérobés, ces alliances de boudoirs, ces débauches charmantes et modérées, un magnifique mariage d’intérêt et d’argent, des discours imités de Tacite et prononcés à la chambre haute avec un succès merveilleux, rien n’avait pu enraciner Chesterfield ni déraciner Walpole. Celui-ci, buveur et gastronome, riait haut, parlait fort, négligeait les maîtresses du roi que Chesterfield cultivait, se mettait bien avec la reine, qui était le ressort réel de la cour, pratiquait des ruses efficaces, et ne tombait jamais dans la finasserie. Chesterfeld n’inspirait ni confiance ni sympathie, mais seulement une admiration mêlée de haine. On lui préférait Newcastle, l’homme le plus mal élevé de son pays, et Walpole, qui se passait de l’estime, pourvu qu’on le servît.

La longévité des ministères est bornée. Il fallut bien que Robert Walpole prît sa retraite ; alors le roi fut forcé d’employer Chesterfield, mais il se hâta d’exiler encore un homme qui lui était odieux de toute manière. George II avait sur le cœur l’affaire du testament, celle du mariage, celle de l'excise, les plaisanteries du World, sans compter les discours parlementaires semés de facéties contre sa personne. Chesterfield retourna donc en Hollande sans avoir entendu de la boucle royale d’autres paroles que celles-ci : « Monsieur, vous avez reçu vos instructions. » De Hollande il passa en Irlande à titre de vice-roi, ce qui était encore une disgrace ; l’un des plus piquans escamotages de cette vie d’artifice fut de toujours être en disgrace et de toujours sembler triomphant.

Sa seconde ambassade fut aussi heureuse que la première. Dans la diplomatie, il a excellé, et n’est pas sans rapports avec le maître, M. de Talleyrand. Parfaitement grand seigneur comme ce dernier, il ne se pressait jamais, écoutait, attendait, méprisait les passions vives ou tendres, et aimait le jeu, émotion des ames qui n’en ont plus. Au bas d’une des lettres de Chesterfield on trouve ce conseil donné à un résident, son ami intime : « Pas de vivacité - Temper ! » C’est le mot de M. de Talleyrand à ses élèves : Surtout pas de zèle ! Ces deux grands seigneurs, qui méprisaient tant les hommes (et les femmes un peu davantage), qui aimaient ant l’argent et le succès, ont été peut-être, dans les temps modernes, les plus habiles alchimistes de la quintessence diplomatique, comme dirait Rabelais. En fait de diplomatie, Chesterfield n’a pas été dépassé ; il décida, en 1745, la Hollande contre la France et contre son intérêt ; il calma en 1746 les papistes d’Irlande et apaisa leurs mécontentemens. A vingt ans, il avait réussi ; en 1728, sa première ambassade avait résolu en faveur du roi d’Angleterre des questions délicates relatives à l’électorat de Hanovre. C’était là son triomphe. Il prodiguait les petites graces, la flatterie, la séduction, ce qu’il appelait, en jargon de Versailles, le galbanum. « Le galbanum coûte si peu ! » dit-il à son fils. Dans le combat constitutionnel, en face de Walpole, les subtilités les plus exquises restaient impuissantes et devenaient des obstacles ; Chesterfield avait cinquante ans et n’était pas entré dans la vraie carrière politique.

Sur la rumeur d’une invasion française en Irlande, il partit pour ce pays, dont le gouvernement lui était confié, au refus de tous les gens de cour et de tous les hommes d’état. Cette vice-royauté n’était pas une faveur, mais un moyen honnête d’être quitte de lui. Il dut se trouver bien dépaysé en Irlande. On y buvait beaucoup, on s’y assassinait lestement ; les pauvres cotters tout nus brûlaient les maisons quand les pommes de terre manquaient, les riches protestans faisaient condamner aux assises tous les papistes qu’ils pouvaient pendre, et les catholiques désespérés se vengeaient de leur mieux. Chesterfield, qui était Irlandais de race, trouvait de grands maux à guérir et de grandes difficultés à vaincre ; il s’acquitta de cette tâche avec courage et avec honneur. Les enfans de cette triste patrie n’oublient jamais leur mère ni le frivole Sheridan ni le cynique Swift ne lui ont été infidèles ; mais nul ne mérita mieux de son pays que l’élégant et léger Chesterfield.

Les ennemis de Chesterfield, et il n’en manquait pas, ceux qu’il avait blessés de ses railleries ou offusqués de son éclat, c’est-à-dire la grande majorité de la société anglaise, pouvaient se réjouir ; il n’y avait pas de poste supérieur plus désagréable que la vice-royauté d’Irlande à cette époque. Il vit d’un coup d’œil la situation, et, oubliant les coquetteries et les intrigues dont il avait cru se faire des armes, et qui n’avaient été pour lui que des embarras, il changea de route et se mit résolument à l’œuvre. Dès l’origine, il jugea sainement le pays. Endossant le harnais administratif avec courage, renonçant à la table de jeu et aux belles intrigues, il débuta par les mesures les plus fermes envers le roi dont il repoussa les créatures, envers les partis auxquels il imposa, envers le peuple dont il se fit aimer. Cet homme d’esprit, qui se trouvait acculé dans un coin obscur, devint homme d’état. Le gouvernement de Chesterfield en Irlande est une date, un exemple et une leçon ; au lieu de proscrire et de sévir, il concilia les uns et calma les autres, laissa de côté le catholicisme comme peu dangereux, et se mit à combattre corps à corps la détresse de l’Irlande, la véritable plaie du pays. « Repoussez la pauvreté, non le papisme, écrivait-il sans cesse ; améliorez vos terres, étendez votre commerce, le reste viendra tout seul. » Rien n’est plus admirable que cette puissance d’un esprit juste et net appliquée aux grandes affaires. Pendant huit mois d’une administration sans tache et d’une infatigable activité, il releva l’industrie, encouragea l’agriculture, fonda des écoles, détruisit l’influence des managers, gens qui, au moyen de monopoles concédés par le gouvernement, assuraient les votes et soutenaient les ministères ; enfin il traça le sillon que devra suivre désormais tout ami véritable de l’Irlande. Il avait si étonnamment réussi, que George II eut le bon sens de le récompenser, d’oublier toutes ses épigrammes, et de lui donner les sceaux de secrétaire d’état.

Chesterfield eut le tort et l’imprudence de les accepter ; il revint ; bientôt ses gentillesses déplurent, ses graces firent ombrage, son ambition effraya ; il espérait gouverner le roi en gouvernant lady Yarmouth, la favorite, et redevenu, à cinquante-cinq ans, l’homme aimable par excellence, il n’en eut pas plus de crédit. Il ne put même pas obtenir un avancement militaire pour un de ses parens. Un jour qu’il sollicitait la signature royale pour je ne sais quelle nomination : « - J’aimerais mieux nommer le diable ! s’écria George II. — Comme votre majesté voudra, s’écria-t-il ; le diable est un assez bon sujet ; mais je lui ferai observer que les lettres de commission portent ces mots : A mon féal et bien-aimé cousin. — » Le roi signa en riant.

C’étaient là de petits triomphes de société auxquels Chesterfield était habitué. Cependant le grossier Newcastle et ses amis continuaient d’entraver sa route : il se décida à la retraite. — « Elle produisit peu d’effet, dit Horace Walpole, dont la narration dénigrante renferme quelques piquantes vérités et signale ce qu’il y avait de factice au fond de cette vie brillante. Toujours chez White, il y jouait et lançait des bons mots, mêlé aux jeunes fous de qualité. Dès son entrée dans le monde, il avait annoncé ses prétentions au bel esprit, et les femmes y croyaient fermement. Il s’était donné, sans plus de fondement, pour un séducteur, et cependant les femmes y croyaient. On aurait dû penser qu’elles seraient meilleurs juges de ce dernier point. Il faisait certainement tous ses efforts pour avoir de l’esprit, et pour être homme à bonnes fortunes. » Désappointé, mécontent, et renonçant au monde, il publia un exposé laborieux des motifs de sa retraite, auquel peu de personnes firent attention, refusa un duché que lui offrit George II, et se retira dans sa jolie maison de South-Audley-Street.

South-Audley-Street, une des rues du W est-End, voisine de Grosvenor-Square, offre encore à l’admiration des visiteurs l’hôtel Chesterfield, Chesterfield-house, que ce seigneur a fait construire en 1747 sur un terrain acheté à grand prix au chapitre de Westminster. L’extérieur est d’une simplicité élégante ; l’intérieur rappelle les petites maisons de notre régence. Tout y est encore dans l’état où la mort du comte l’a laissé en 1773. On a respecté le salon, dont il était fier, et cette riante bibliothèque dont les fenêtres ouvrent sur le plus beau jardin de Londres. Au-dessus des armoires d’acajou, qui s’élèvent à hauteur d’appui, règne la série des portraits d’auteurs anciens ou modernes que Chesterfield aimait le plus. Une inscription en majuscules d’or d’un pied de long se détache sur le fond sombre du lambris, et offre la devise que Chesterfield avait choisie pour sa maturité et sa vieillesse

NUNC. VETERUM. LIBRIS. NUNC. SOMNO. ET. INERTIBUS. HORIS.
DUCERE. SOLLICITAE. JUCUNDA. OBLIVIA. VITAE.

Sur la cheminée et sur les consoles sont répandus avec un élégant désordre statuettes, bronzes antiques, marbres voluptueux, urnes athéniennes, mélange charmant de raffinement, de grace et d’érudition. Une porte secrète donne de la bibliothèque dans ce joli boudoir dont il fait lui-même en français la description un peu maniérée, adressée à l’une de ses amies : « La boisure et le plafond sont d’un beau bleu, avec beaucoup de sculptures et de dorures ; les tapisseries et les chaises sont d’un ouvrage à fleurs au petit point, d’un dessin magnifique sur un fond blanc. Par-dessus la cheminée, qui est de marbre jaune de Sienne, force glaces, sculptures, dorures, et, au milieu, le portrait d’une très belle femme peint par la Rosalba… Ce boudoir, ajoute-t-il, jouant sur le mot comme il avait coutume de jouer avec la vie, — est si gai et si riant, qu’on n’y peut jamais bouder quand on y est seul. C’est un défaut aimable pour qui aime la bouderie aussi peu que moi. Mais en tout cas il est facile de le réparer en y recevant les gens maussades, fâcheux, désagréables, que de temps en temps on est obligé d’essuyer. Quand on m’annonce un animal de la sorte, je cours d’abord à mon boudoir comme à mon sanctuaire pour l’y recevoir : il a moins de prise sur moi ; car, de la façon que nous sommes faits, tel sot qui m’accablerait dans une chambre lugubre peut m’amuser dans un cabinet orné et riant… »

Ce fut dans cette maison délicieuse, par une matinée d’octobre 1747, que le représentant de la civilisation la plus avancée, et, disons-le, la plus puérile de l’Angleterre, attendait une visite ardemment désirée. On se rappelle peut-être et cette pauvre Mlle Du Bouchet, et ce fils que les fatuités de sa jeunesse (il n’eut jamais de vives passions) lui avaient laissé. N’ayant pas d’enfans de sa femme, tout ce que son esprit gardait de force, tout ce que son ame avait de chaleur, il le reportait sur Philippe Stanhope, c’était le nom de l’enfant naturel. Se voir revivre avec ses belles manières et ses triomphes, il eût tout donné pour cela ; à cette œuvre, il avait sacrifié argent, peines et temps. Il avait suivi de l’œil le jeune homme à travers ses voyages, l’avait recommandé aux grandes dames, qu’il avait priées de faire à Philippe l’aumône de quelques sourires, et n’avait oublié ni la danse, ni l’escrime, ni la carte de Tendre, ni le tailleur. Le jeune homme venait de faire son tour d’Europe, et son père l’attendait. « Comment va-t-il se présenter, demandait-il à Mme de Monconseil ? Frétillera-t-il des jambes comme autrefois ? son chapeau à plumet, le tiendra-t-il sous son bras galamment ? et son épée s’embarrassera-t-elle dans ses jambes ? Comment tournera-t-il sur le talon rouge ? La petite Blot, Mme Dupin et les dames allemandes lui auront-elles donné le beau vernis ? » La correspondance du père aura-t-elle produit plus d’impression que n’en produisent habituellement les sermons paternels ?

Afin de former son fils aux belles manières, ses lettres avaient été lestes, pimpantes et même égrillardes un peu plus qu’il n’est permis. Un jour il lui écrivait : « Je vous envoie de bons billets de banque. Il faut que madame la résidente soit étrennée ; » un autre jour : « Vous faites donc des parties de traîneau avec cette belle Allemande ? A la bonne heure ! Pourquoi ne seriez-vous pas assez adroit pour verser le traîneau ? il faut y voir clair.., en politique, mon fils ! Vous auriez de bien jolis madrigaux à débiter sur cette révolution-là ! »

Philippe Stanhope, qui avait couru le monde, recommandé à toutes les beautés qui peuvent achever les humanités d’un jeune diplomate, avait eu bien de la peine à prendre le beau vernis. Dans un des nombreux et spirituels romans de Théodore Hook, un père mauvais sujet est corrigé par un fils grave qui le remet dans la voie de la vertu ; cette excellente donnée de comédie se rapproche un peu de la situation respective de Chesterfield et de son fils. Le père professait un petit adultère léger et perpétuel, dont le fils ne savait que faire, bien que les exhortations paternelles lui recommandassent toujours « un agréable libertinage, un commerce galant, une débauche polie. » Si ce n’est de la bonne comédie, où donc est-elle ? Il n’y a sorte d’agaceries que ce bon père ne fasse pour l’arracher à sa chaste pesanteur. Il joue la coquette et la courtisane, excite des sens endormis, éveille des voluptés engourdies, et va jusqu’à écrire : « Je ne sais où en est votre roman avec Mme Fitzgerald ? Au troisième ou au quatrième volume peut-être ? Je le mènerais bien, moi, jusqu’au onzième ; mais le douzième et dernier, qu’en ferais-je ? Ma foi, il faut que ce soit vous, et que vous vous réserviez la conclusion. Je ne conclus plus. Non sum qualis eram. » Il explique à son fils ce système galant ; « il est nécessaire, dit-il, que les deux sexes travaillent à leur perfection mutuelle : portez aux femmes le mérite de votre sexe, vous en rapporterez la douceur, les agrémens et les graces du leur, et les hommes, qui vous estimaient seulement auparavant, vous aimeront après. Les femmes sont les véritables raffineuses de l’or masculin ; elles n’y ajoutent pas du poids, il est vrai, mais elles y donnent de l’éclat et du brillant. — A propos, on m’assure que Mme de Blot, sans avoir des traits, est jolie comme un cœur, et que, nonobstant cela, elle s’en est tenue jusqu’ici scrupuleusement à son mari, quoiqu’il y ait déjà plus d’un an qu’elle est mariée. Elle n’y pense pas ; il faut décrotter cette femme-là. Décrottez-vous donc tous les deux réciproquement. Force assiduités, attentions, regards tendres et déclarations passionnées de votre côté produiront au moins en elle quelque velléité, et, quand la velléité y est, les œuvres ne sont pas loin. » Voilà qui est systématique et un fils bien renseigné ; mais je ne voudrais pas qu’un père adressât ce langage, même au plus sage des jeunes gens, et la critique anglaise, sévère pendant un siècle, jusqu’à la pruderie, envers Chesterfield, nous parait aujourd’hui bien indulgente de donner l’absolution à de tels passages.

Ce fut une poignante douleur pour Chesterfield que l’arrivée de ce fils ; on était lourd, on était gauche, on ne parlait pas ; on aimait la science, mais la plus grosse, la plus sèche des sciences, le corpus juris germanici et les médailles. Quelle désolation ! Le fils débuta sans aucun succès à la chambre des communes, puis il se réfugia dans son obscurité ; une résidence de quatrième ou cinquième ordre, au-dessus de laquelle il ne put jamais s’élever, borna son ambition. Chesterfield ne se décourageait point ; il écrivait lettre sur lettre, conseils sur conseils, et s’obstinait à continuer une éducation impossible.

Mais, pourrait-on dire à ce père si spirituellement ridicule, ô philosophe de boudoir, vous n’y pensez pas ; vous ignorez donc la nature humaine et les variétés du caractère ! Vous n’avez foi que dans l’éducation ! Vous voulez faire de cet homme muet un orateur, de ce tempérament froid un libertin, de ce modeste savant un Alcibiade ! Ne voyez-vous pas que tous vos exercices de grace fatiguent sans le transformer ce jeune homme d’une santé mauvaise, d’une intelligence lourde et d’une incurable vertu, car c’est une vertu de tempérament ? Vos tours d’agilité et de belle débauche l’ennuient fort, et vous devriez vous rappeler La Fontaine, son Ane et le petit Chien. En vain écrivez-vous à Mme la marquise de Monconseil, en vrai style de vos boudoirs : « Je vous en prie, belle marquise, décrottez-moi ce petit galopin ! » Philippe Stanhope ne voulait point « galoper ; » ni elle ni la petite Blot n’y réussirent.

La correspondance de Chesterfield n’est rien autre chose qu’un effort désespéré pour transformer la nature. Il n’y parvint pas, et resta fort mécontent de son vertueux fils, qui semble en effet avoir été bien lourd et bien gauche, ce fils du plus gracieux des courtisans. Après tout, il ne faut pas condamner sans miséricorde Philippe Stanhope, l’enfant naturel ; n’avait-il pas quelque chose à dire en sa faveur, et aussi pour sa mère ? S’il était triste et gauche, sa jeunesse ne lui avait-elle pas donné quelques bonnes raisons pour cela ? Avant de se présenter à l’hôtel de South-Audley-Street, il avait sans doute visité Lambeth, et se trouvait un peu étonné des images voluptueuses et des élégantes recherches du palais paternel ; les idées ambitieuses dont on le berçait le touchaient moins peut-être que la petite chambre pauvre de l’ancienne demoiselle de compagnie, égarée et isolée dans ce pays perdu. Philippe aurait pu répondre à son brillant père que c’est un rôle comme un autre, une façon d’être pardonnable, d’aimer la vie domestique et de s’y renfermer ; le délicat Chesterfield était bien dur d’exiger impérieusement que son fils, né en de telles circonstances, devînt un Alcibiade à son tour.

Je serais tenté de croire que Philippe Stanhope pensait ainsi, que le sot méprisait tant soit peu l’homme d’esprit, et que le fils résistait secrètement aux intentions du père ; il y a dans la correspondance quelques traces de cette mésintelligence. Philippe (ceci est de bon sens) croit « que lord Chesterfield a des idées plus convenables au midi de l’Europe qu’à l’Angleterre. » Il lui reproche à demi-voix d’aimer un peu trop « le style fleuri et riant, » en cela il n’a pas tort non plus ; mais sa mauvaise honte native se contente de cette petite opposition timide : il reçoit doucement le déluge de sermons gracieux que lui envoie son père, et retombe pour toujours dans un modeste silence.

A cinquante-sept ans, Chesterfield reparaît encore à la chambre des pairs pour y décider, par un discours spirituel et très bien fait, la réforme du calendrier grégorien. Deux années plus tard, son fils, ce fils, son espérance unique et trompeuse, meurt à Dresde. Au lieu de suivre les galans préceptes de son père, Philippe s’était marié tout bonnement à une Eugénie qui lui avait donné deux enfans ; le père ne se doutait pas de cette alliance plébéienne. Le patriarche de la dissimulation fut frappé au cœur par celle de son fils ; il reçut le coup avec grace, se chargea d’Eugénie et des deux enfans de Philippe, et ne fit plus que végéter.

C’est alors qu’apparaît la profonde stérilité de cette vie, toute de vanité et d’égoïsme. A soixante-trois ans, il écrivait : « Je souffre d’être ; je suis, dans tous les sens, isolé, et j’ai vidé toutes mes cruches. Je puis quitter ce théâtre sans regretter personne et sans être regretté. » Il écrivait cela à son meilleur ami, à Dayrolles, tant les idées sérieuses, les buts graves et les passions vraies sont nécessaires à la vie. Le jeu lui était resté comme agitation dernière ; mais il devint sourd, et ne put tenir sa place ni dans le monde brillant ni au lansquenet. Il se réfugia dans ses serres-chaudes, où il régnait à son gré, maître de la température et dirigeant les magnifiques produits qu’il obtenait. Le factice lui convint toujours, et il était là dans sa gloire. C’est dans cette solitude de Blackheath qu’il a écrit d’excellentes pages, dont plusieurs, publiées pour la première fois par lord Mahon, sont d’un vif intérêt, et méritent d’être citées : tels sont les portraits de Bolingbroke, d’Arbuthnot, de Pope et des principaux personnages de son temps : nous citerons celui de Bolingbroke


« Lord Bolingbroke, dit-il, ne peut être peint que des couleurs les plus violentes et les plus vivement contrastées. Ses vertus et ses vices, sa raison et ses passions, ne se fondaient pas en teintes adoucies. — C’étaient des tons brusqués de l’effet le plus saillant, du contraste le plus soudain. – Ici les ombres les plus noires, là les lumières les plus brillantes, et d’une opposition d’autant plus frappante, qu’elles étaient plus rapprochées. L’impétuosité, l’excès et presque l’extravagance caractérisaient, non-seulement ses passions, mais encore ses sens. Sa jeunesse fut marquée par tout le tumulte et les orages des plaisirs ; il se livrait avec orgueil et sans réserve à la volupté, dédaigneux de tout décorum. Souvent sa riche imagination s’échauffait et s’engourdissait avec ses sens, en célébrant et presque en déifiant la courtisane d’une soirée ; pour lui, le plaisir de la table n’avait de bornes que les dégoûtantes orgies de bacchanales extravagantes. Chez lui, ces passions ne connaissaient jamais d’autre frein que l’empire d’une passion plus forte, l’ambition ; celles-là minèrent sa santé et sa réputation ; l’autre détruisit et sa fortune et sa renommée. Jeune encore, il se mêla de politique, et il s’y distingua. Sa pénétration était presque intuitive, et il embellissait de l’éloquence la plus brillante tous les sujets sur lesquels il parlait ou écrivait. Ce n’était pas une éloquence étudiée, élaborée, c’était une diction heureuse, coulant facilement, qui peut-être d’abord fut le résultat de ses observations, mais qui, par l’habitude, lui était devenue si naturelle, que même ses conversations les plus familières, écrites et livrées à l’impression, n’auraient eu besoin de corrections, ni pour la méthode, ni pour l’ordre des idées, ni pour le style. Il avait des sentimens nobles et généreux, plutôt que des principes fixes et réfléchis du cœur et des devoirs de l’amitié ; ces sentimens étaient plus violens que durables, et passaient souvent tout à coup d’un extrême à l’autre à l’égard de la même personne. Il recevait les attentions ordinaires de la politesse comme des obligations, et les payait avec usure ; il s’offensait aussi avec passion des futiles inadvertances de la nature humaine, et les payait également avec usure. La simple différence d’opinion sur un sujet philosophique l’irritait, et prouvait au moins qu’il n’avait pas de philosophie pratique.

« Malgré la dissipation de sa jeunesse et l’agitation tumultueuse de son âge mûr, il possédait un fonds immense de connaissances variées et presque universelles, et, grace à la vivacité, à la clarté de son intelligence, à la plus heureuse mémoire dont homme fut jamais doué, il les avait toujours à sa disposition. C’était sa petite monnaie, et il n’avait jamais besoin de puiser dans un livre quand il lui en fallait une forte somme. Il excellait surtout dans l’histoire, comme le prouvent ses ouvrages sur ce sujet. Les intérêts relatifs, politiques et commerciaux, de tous les pays de l’Europe, et surtout du sien, lui étaient plus familiers peut-être qu’à tout autre homme ; mais ses ennemis, de tous les partis et de toutes les dénominations, se plaisent à dire quelle fut sa constance à défendre ces intérêts.

« Pendant son long exil en France, il s’appliqua à l’étude avec l’ardeur qui le caractérisait ; c’est là qu’il conçut et exécuta en partie le plan de son grand ouvrage philosophique. Les bornes ordinaires des connaissances humaines étaient trop étroites pour son imagination brûlante et ambitieuse : il voulait s’élancer extra flammantia moenia mundi, et parcourir les régions inexplorées et inexplorables de la métaphysique, qui ouvre un champ sans bornes aux excursions d’une imagination effrénée, champ dans lequel des conjectures sans fin tiennent lieu de découvertes possibles et en usurpent trop souvent le nom et l’autorité.

« Il était bien fait de corps ; ses manières, sa tournure et sa parole étaient engageantes ; il avait toute la dignité et l’urbanité qu’un homme de qualité puisse ou doive posséder, et qu’un si petit nombre, du moins en ce pays-ci, possède réellement.

« Il faisait profession de déisme, croyait à une Providence universelle, et doutait de l’immortalité de l’ame ; cependant il ne la niait pas positivement, comme on l’a généralement supposé.

« Il est mort d’une horrible et cruelle maladie, un cancer à la face, et il l’a supportée avec courage. Je le vis pour la dernière fois huit jours avant sa mort ; il me fit son dernier adieu avec tendresse, et me dit : « Dieu, qui m’a placé ici-bas, fera de moi ce qu’il voudra après ma mort ; il sait mieux que moi ce qu’il doit faire. Puisse-t-il vous bénir ! »

De ce personnage extraordinaire, chez lequel le bien et le mal se sont heurtés continuellement, tout ce que nous pouvons dire, c’est : « Pauvre nature humaine ! »


Le portrait de Pope est bien moins remarquable. Citons celui de Robert Walpole, du vieil ennemi :


« Dans la vie privée, il était bienveillant, gai et sociable ; ses manières étaient communes, sa morale relâchée. Son esprit était bas et grossier, et il lui donnait trop de liberté pour un homme de son rang, ce qui est toujours incompatible avec la dignité. Comme ministre, il était capable, mais il manquait d’une certaine élévation d’esprit sans laquelle on ne peut faire de grandes actions ni en bien ni en mal. Prodigue et intéressé, il soumettait son ambition à sa convoitise et à son désir d’acquérir une grande fortune. Il tenait plus du Mazarin que du Richelieu. Il faisait des actions basses, des choses petites, indignes, par amour de l’argent, et n’aurait jamais rien fait de grand par amour de la gloire.

« Une grosse franchise, qui avait l’air de partir du cœur et ressemblait souvent à la rudesse, faisait croire aux gens qu’il les initiait à ses secrets ; on prenait l’impolitesse de ses manières pour de la sincérité. Quand il rencontrait, ce qui était, hélas ! bien rare, des personnes insensibles aux tentations de l’argent, il avait recours à un artifice encore pire : il riait de toute idée de vertus publiques et d’amour de la patrie, il les tournait en ridicule et les appelait « élans chimériques et pédantesques ; » en même temps il déclarait qu’il n’était pas un « saint, ni un Spartiate, ni un réformateur. » Souvent il demandait à des jeunes gens à leur entrée dans le monde, lorsque leur cœur honnête était encore pur : « Eh bien ! allez-vous « être un antique Romain ? un patriote ? Vous vous déferez bientôt de « ces idées-là, et vous deviendrez plus sage. » Par ces propos, il faisait plus de tort à la morale publique qu’aux libertés de son pays, auxquelles je suis persuadé que dans son cœur il n’avait pas envie de porter atteinte.

« Il était facilement la dupe des femmes ; il répandait sur elles ses profusions, et quelquefois d’une manière indécente. Extrêmement sensible à la flatterie, même à la plus grossière et la plus sotte que lui adressaient parfois les plus grossiers adeptes de cette vile profession, il passait la plupart de ses heures de loisir ou de relâchement dans la compagnie d’hommes tarés dont la mauvaise réputation déteignait sur la sienne. Beaucoup de gens l’aimaient, mais personne ne l’estimait ; sa gaieté familière et sa raillerie peu ménagée lui ôtaient toute dignité. Il n’était pas vindicatif et pardonnait facilement à ceux qui l’avaient le plus grièvement offensé. Son humeur enjouée, son bon cœur et sa bienfaisance, comme père, comme époux, comme maître et comme ami, lui valurent l’attachement le plus réel de tous ceux qui entraient dans le cercle de ces relations intimes.

« L’histoire ne placera pas son nom parmi ceux des hommes les meilleurs ni des meilleurs ministres ; on doit encore moins le classer parmi les plus mauvais. »


Chesterfield, si délicatement faux, s’est cru parfaitement impartial en écrivant ce portrait, tant notre vanité a de ruses pour nous séduire ; Walpole, moins prétentieux et moins coquet, n’était pas plus immoral que Chesterfield. Dans l’appréciation des hommes comme dans le style, Chesterfield atteint la netteté, non la profondeur. La science sociale, celle des apparences et des formes, l’empêche toujours de scruter les caractères ; il ne voit pas dans Bolingbroke l’agitateur, dans Chatham le patriote, dans Walpole le consolidateur de la dynastie hanovrienne. Il s’aperçoit seulement qu’ils ont de l’esprit ou de la grace, du talent ou de l’intrigue, sans se rendre un compte exact du but vers lequel ils tendent et du résultat qu’ils ont accompli. Au fond, rien ne l’intéresse ou ne le touche excepté lui-même. Il pense avec Hobbes et Mandeville, avec Helvétius et La Rochefoucauld, « que l’égoïsme est universel, que l’homme est né méchant, qu’il hait l’homme, et que, s’il recherche la société, ce n’est pas par sympathie, mais pour lui-même et pour lui seul. » Le sillon de cette triste philosophie, dont Chesterfield est le plus gracieux écolier, remonte jusqu’à Hobbes et descend jusqu’à nous. Un certain Mac-Mahon, écrivain peu connu, mais curieux à étudier, est celui qui l’a poussé à ses dernières limites. Dans son Essai sur la dépravation de la nature humaine[9], il établit, chapitre 1er, que l’homme est en hostilité naturelle et nécessaire contre tout ce qui existe ; 2° que, si chaque père le pouvait, il tuerait son fils ; 3° que, si chaque fils le pouvait, il tuerait son père ; 4° que, si chaque roi le pouvait, il tuerait tout son peuple ! Cette caricature sérieuse de la philosophie de Hobbes la réduit à l’absurde, et en démontre la fausseté. Chesterfield, trop spirituel pour tomber dans de telles conséquences, mais convaincu du peu de sérieux de la vie humaine, adorait l’apparence ; pour lui, il n’y avait aucune réalité ; il lui fallait le semblant, la forme, l’image. Il admettait la politesse comme voile de l’égoïsme, comme une gaze jetée sur un objet hideux.

Aussi les lettres et les œuvres mêlées de Chesterfield produisent-elles une impression singulière et double. On a horreur de cette ame sèche dès qu’on l’aperçoit ; on est ravi de cette grace exquise dont elle se pare. Cette frivolité stérile repousse ; cette élégance piquante séduit. Sous une surface qui étincelle, la nudité de l’égoïsme se montre ; il ne croit pas à la réalité, n’estime pas les solides vertus, et n’a point de foi dans les créations du génie. « Homère m’ennuie souvent, dit-il, et, quand il se met à bâiller, je dors d’un sommeil de plomb. Milton, avec ses diables, ne me cause pas grand plaisir ; je lui trouve un trop grand luxe de théologie. Je vous fais ces aveux bien bas, et je vous prie de ne le dire à personne ; j’aurais sur les bras les pédans et les dévots. » Il pourrait faire grace à Shakspeare, qui assurément n’est ni pédant ni dévot ; mais, pour lui, toutes ces grandes têtes, qui dépassent la porte du boudoir, n’existent pas. Il ne cite ni Dante, ni même Montaigne, confond la gaieté puissante de Molière avec l’humour, ne reconnaît que Fontenelle, Voltaire et Crébillon fils, le premier comme philosophe, le second comme historien et le dernier comme moraliste ; estime Micromégas au-dessous de Tanzaï et Néardané, professe de l’estime pour Voisenon, vante Etheredge, dont les comédies ne valent pas celles de notre Boursault, et, avec son délicat esprit, reste emprisonné dans le cercle de Fontenelle et de Saint-Évremond ; il y mêle quelques nuances, et ce ne sont pas les meilleures, empruntées aux petits abbés graveleux et à M. de Boufflers. Il a aussi ses calembours qui ne sont pas sans grace, ses aimables « poissonneries (le mot est de lui), » ses chansons à la Collé, mais bien moins franches, et ses concetti devenus célèbres, que Dorat ou le marquis de Pézay auraient pu revendiquer. C’est lui qui, dans son épître écrite en automne, prie une dame de se mettre prudemment en garde contre la rosée, -la rosée, s’écrie-t-il,

.......... Cette larme versée
Par la nature en deuil qui pleure le soleil !

Il dit à la même dame :

Dès que vous vous levez, demandez votre robe ;
Des heures du matin redoutez la fraîcheur,
Car votre sein déjà n’a que trop de froideur !


Ce qui n’empêche pas que cet homme qui méprise Térence et estime Voisenon ne soit père de quelques-unes des meilleures épigrammes de son temps. Le chevalier Robinson, aussi niais d’esprit que fluet et long de corps, lui demandait des vers sur sa personne, et y mettait une insistance fatigante ; Chesterfield le satisfit au moyen d’un distique plus piquant que poli :

Mes vers ! n’imitez pas celui que nous chantons !
Soyez spirituels, et ne soyez pas longs[10].


C’est lui qui disait d’un mariage contracté entre la fille d’une duchesse célèbre par ses intrigues et le fils illégitime d’un lord : « La fille de personne épouse le fils de tout le monde. » Il livra une guerre de bons mots, poussée jusqu’à l’acharnement, à Robert Walpole et à George II. Quand ce dernier, à Dettingen, eut payé de sa personne, les Anglais en furent ravis, et, comme on observait devant Chesterfield que sa majesté s’était fort bien conduite, il reprit : « Oui, mais sa majesté n’a rien conduit. » Les femmes le craignaient autant que les hommes. « Imaginez-vous, lui dit la célèbre miss Chudleigh, ce que l’on a répandu sur mon compte ? On m’attribue deux jumeaux. — Je ne crois jamais que la moitié de ce qu’on dit. »

Les chagrins moraux et les douleurs physiques ne l’empêchèrent pas de finir par des plaisanteries, et de changer son testament en épigramme. Il y multiplie les précautions pour la conservation intacte de son nom ; il veut que l’on respecte ces propriétés qu’il a créées et embellies avec tant de soin et de goût. Il ordonne d’abord « que l’hôtel Chesterfield ne sera jamais vendu, et que, si l’un de ses descendans essaie de s’en défaire, aussitôt, et par le fait même, la propriété en sera dévolue à l’héritier le plus proche. » Après avoir ainsi protégé sa création contre les fantaisies ou la dilapidation de ses successeurs, il déclare en outre que, « si la fantaisie de faire courir des chevaux,,de jouer ou de parier, prend à l’un d’eux, il autorise le doyen et le chapitre de Westminster (qu’il connaissait fort rapaces) à exiger d’assez fortes sommes, à proportion du nombre des récidives, et jusqu’à concurrence possible de la totalité du patrimoine ; — bien certain, ajoute-t-il, que le chapitre se fera payer ! »

A ces codiciles doucement satiriques et qui le peignent si bien, il faut ajouter ces mots charmans du vieillard : « Où allez-vous ? — A la promenade ; il faut bien faire la répétition de son enterrement ! » et ceux-ci : « Tyrawley et moi, nous sommes morts depuis cinq ans, mais nous ne voulons pas qu’on le sache ; » et enfin les dernières paroles qu’il ait prononcées, une politesse pour son vieil ami : « Donnes un fauteuil à Dayrolles. » Et il expira. Entre autres legs et dons faits à l’heure de sa mort à ses intimes et à ses domestiques, il venait d’envoyer « cinq cents livres sterling » à Mlle Du Bouchet, « comme compensation, dit-il, du tort qu’il avait fait à cette personne ; » ce sont les termes du gentilhomme mourant. Mlle Du Bouchet trouva la compensation insultante, et renvoya les cinq cents louis au moribond, ce qui prouve chez elle un sentiment de sa dignité et quelque élévation dame.

Cependant il avait à peine fermé les yeux, que cette même Eugénie Stanhope, dont il avait été le bienfaiteur, trafiquait de ses lettres confidentielles, avait l’impudeur de les publier, et le montrait, aux yeux du monde et de l’avenir, précepteur immoral de son enfant naturel, professeur de dissimulation, précepteur de ruse et de libertinage ; si bien que, par une rétribution dont les moralistes feront, s’ils veulent, leur profit, toutes les vengeances et tous les châtimens lui arrivaient du côté de Philippe Stanhope. Sa femme, qu’il avait tant négligée, personnage intéressant dans la vie de Chesterfield, et celui dont on parle le moins, lady Walsingham, que ses portraits représentent grande, belle, aux beaux cheveux noirs, aux yeux pleins de langueur et de feu, se conduisit bien autrement envers lui. Elle avait été délaissée aussitôt qu’épousée par celui qui n’avait vu dans cette alliance que la fortune. Elle eut l’esprit de comprendre que ce mal était sans remède, le bon goût de se taire, et le cœur assez féminin pour chérir encore et soigner Chesterfield dans sa vieillesse ; elle prit soin elle-même de son enfant naturel, et, devenue veuve, protégeant avec une générosité muette la mémoire de son mari, elle chargea un médecin fort instruit, Maty, ami de la famille, d’écrire la vie du comte et de réunir son léger bagage littéraire. Elle paya fort cher et surveilla ce monument funèbre ; d’ailleurs elle ne prononça pas un mot de blâme, de plainte ou de reproche.

Maty, homme assez sensé, mérite un souvenir ; il ne manquait point de connaissances réelles, et c’est l’homme qui, encouragé par Chesterfield, a le premier jeté un pont de communication entre la France et l’Angleterre. Dans l’histoire des Revues, sa Bibliothèque britannique doit prendre place entre l’admirable Review de Daniel de Foë, le Journal des Savans de Sallo et les Nouvelles de la République des Lettres. Bayle, journaliste merveilleux, avait connu et encouragé Maty, laborieux et modeste pionnier littéraire qui possédait les deux idiomes, chose rare à cette époque. Voici donc comment s’est décidé le mouvement nouveau qui a rapproché les deux races : Bolingbroke, esprit décisif, mauvais écrivain, ardent à toute entreprise nouvelle, donna l’impulsion ; Chesterfield, qui le suivit, répandit le goût français dans les salons britanniques ; Maty, qui vint ensuite, continua et rendit plus intime la fusion intellectuelle des deux pays. Nul n’était moins apte que Maty à résoudre ce problème assez complexe, le caractère de Chesterfield, — un caractère factice, — frivolité calculée, personnalité déguisée sous l’élégance. Il prétendit à tout, sans atteindre une supériorité décidée dans aucune carrière, et ne s’appropria ni la souveraine gestion des affaires ni le trône des lettres. Amant passionné de la forme, de l’apparence et du mensonge, cet homme qui voulait tout dompter, plaire à tous, tout enlever par la séduction, remporta une multitude de petits succès qui ne le satisfirent pas. Il n’eut jamais de grand triomphe : il n’avait pas de génie ; il n’obtint pas l’estime : il était sans moralité ; le bonheur lui manqua : il n’avait pas de cœur. Élève de Fontenelle pour le style, de Hobbes pour la philosophie, de La Rochefoucauld pour l’observation, il déprécia trop les hommes, et fut puni pour avoir trop estimé le succès.

Chesterfield avait-il raison ? Sa philosophie est-elle admissible ? N’y a-t-il donc que mensonge et apparence ? Devons-nous être frivoles par système, et rien de sérieux n’est-il digne de nous occuper ? La réponse à ces questions est dans la vie même que, pour la première fois et grace aux documens mis en lumière depuis peu d’années, nous avons analysée fidèlement. Si l’on évoquait, au moyen de cette forme littéraire qui avait grand succès de son temps, le comte de Chesterfield, on pourrait causer avec lui dans un dialogue des morts, et lui dire : « Monsieur le comte, votre vie dément vos principes. Dans le cours d’une si longue carrière, vous n’avez eu qu’un beau moment, celui où, enchaîné en Irlande à des affaires graves, répugnant aux vices grossiers et aux mœurs brutales qui y régnaient, loin des petites intrigues de Londres, des maîtresses de rois, de la table de jeu et du salon de lady Yarmouth, vous avez abdiqué votre frivolité, voulu et fait le bien, adopté des mesures utiles, embrassé des intérêts sérieux, et dû à cette déviation de vos théories factices l’éclair de grandeur qui a traversé votre vie. »


PHILARÈTE CHASLES.

  1. The Letters of Philip Dormer Stanhope Earl of Chesterfeld, including numerous letters first published… etc. ; edited by lord Mahon (London, 4 vol. 1845). — Sufolk Papers (1820, 2 vol.). — Lettres de lord Chesterfield à son fils Philippe Stanhope, précédées d’une notice par M. Amédée Renée (2 vol. in-12, 1842) ; Paris, Jules Labitte.
  2. « Ravens, screech-owls, and birds of ill-omen,… etc. » - T. III, p. 21-22.
  3. New Atalantis, passim.
  4. The Bouse of Nassau, etc.
  5. Tome II, page 280.
  6. Sir C. Hanbury Williams.
  7. V. notre article sur Sophie-Dorothée, Revue des Deux Mondes,15 juillet 1845.
  8. Miscellaneous Works, vol. II, p. 48-49.
  9. Londres, 1774.
  10. ::Unlike my subject now shall by my song,
    It shall be witty, and it shan’t be long.