Portraits historiques - Bussy-Rabutin



PORTRAITS HISTORIQUES.

BUSSY-RABUTIN.

Si les hommes qui manquent d’esprit n’étaient pas heureusement dispensés de le savoir et de s’en plaindre, s’ils n’avaient pas d’ailleurs assez d’amples dédommagemens, s’il fallait encore, pour les consoler, leur montrer quelque exemple éclatant d’infortune parmi ceux que le ciel semble avoir, sous ce rapport, mieux partagés, le nom du comte de Bussy-Rabutin servirait merveilleusement à cet usage. Gentilhomme et courtisan, ce fut par la vivacité naturelle de son intelligence, par le talent acquis d’écrire et de parler, qu’il perdit tous les avantages de sa position, et les gens de lettres peuvent le compter véritablement au nombre de leurs martyrs. Né comme il était, et avec les commencemens qu’on lui avait vus, s’il se fût trouvé moins habile et moins prompt à exprimer en termes choisis une pensée ingénieuse, il eût été, sans aucun doute, maréchal de France, peut-être même, la fortune aidant, un grand capitaine ; il figurerait dans les anecdotes militaires, vraies ou non, du règne de Louis XIV, et il aurait son portrait, tant bien que mal peint, à Versailles. Au lieu de cela, pour avoir eu la démangeaison, la manie, ou, ce qui revient au même, le don de médire plaisamment, sa carrière de soldat, son avancement de cour, s’arrêtèrent à la Bastille ; un long repos dans l’exil acheva par le ridicule une réputation qui avait débuté par le scandale, et, la postérité, qui se soucie assez peu de réhabiliter les gens, ayant joint ses dédains à tant de revers, il s’ensuivit que le descendant des Mayeul et des Amé, venu au monde pour être général d’armée, duc et pair et cordon bleu, avait échangé ces belles espérances contre le plus triste personnage qu’il soit possible de jouer ici-bas, celui de bel-esprit ignoré.

Le hasard eut un premier tort envers lui ; ce fut de le faire naître en Bourgogne. Avec le caractère dont il apportait le germe, il appartenait incontestablement à la Guyenne. Il n’eût certes pas démenti cette origine, et elle l’aurait servi comme elle en a servi tant d’autres qui valaient moins. En tout cas, il n’aurait pas eu la peine de créer une qualification pour les saillies brusques et hautaines de son humeur fanfaronne, et de les appeler, comme il fit, des rabutinades ; le mot générique de gasconnades aurait suffi. Il naquit donc le 3 ou le 13 avril 1618, à Épiry, dans une terre qui cessa bientôt d’appartenir à sa famille. Cette famille était sans contredit une des plus anciennes, et alliée aux plus illustres de la province. Elle se divisait alors en deux branches principales qui se rejoignaient, chacune par trois générations, à un ancêtre commun, Christophe, baron de Sully et de Bourbilly, gouverneur, en son temps, de Semur ; celui dont le comte vit plus tard le portrait bizarrement habillé de ses armes, Roger, dont nous parlons, descendait de la cadette. Au même rang dans l’aînée figurait Celse Benigne, baron de Chantal, lequel mourut en 1627, et fut père de Marie, depuis marquise de Sévigné ; cette dame était donc sa parente au septième degré. Le père de notre Roger s’appelait Léonor, baron de Bussy, Épiry et autres lieux ; il servait le roi Louis XIII dans ses armées et devint (1627) mestre-de-camp d’un régiment d’infanterie. Il avait déjà, il lui vint encore d’autres enfans ; mais Roger finit par rester son seul fils. Élevé d’abord par les jésuites d’Autun, puis à Paris au collége de Clermont, il poussa ses études jusqu’à la logique inclusivement, et les interrompit, âgé de seize ans, pour aller commander (1634) une compagnie dans le régiment de son père. Émancipé par une première campagne, le jeune capitaine continua de servir en Lorraine, en Franche-Comté, en Picardie, en Flandre, et, au bout de quatre ans, ce qui lui en donnait vingt, son père obtint la permission de lui céder son régiment. Il fit donc, comme mestre-de-camp, les campagnes de 1638, 1639, 1640 ; il était à la déroute de Thionville et à la prise d’Arras, où il semble qu’il se comporta en bon officier, mêlant d’ailleurs aux devoirs de guerre la distraction convenable des aventures galantes. Cependant il lui arriva dès lors une première atteinte du malheur. Sous prétexte que ses soldats, dans leur garnison de Moulins, faisaient du désordre, non pas aux dépens du bourgeois et du paysan, mais au préjudice de la gabelle, on le retint cinq mois à la Bastille (1641), ce qui l’empêcha du moins d’être défait avec son régiment au combat de la Marfée. Cette petite contrariété le fit songer au mariage, comme à un moyen « de subsistance » en cas du pire évènement. Il avait bien quelqu’attachement de cœur avec une de ses cousines ; mais, comme il avait profité de ses classes, il lut le traité d’Ovide des Remèdes d’amour, et se guérit assez vite de sa passion pour épouser, le 28 avril 1643, Gabrielle de Toulongeon, sa parente au même degré que l’était Marie de Rabutin.

Roger avait donc une femme et n’avait plus de régiment ; car, depuis la défaite de la Marfée, qui coûta la vie au comte de Soissons vainqueur, on avait réformé celui qu’il commandait. Pendant qu’il s’essayait à la vie de ménage ; de grands changemens s’étaient opérés dans le royaume ; et il n’avait vu que de loin le cardinal de Richelieu mourir, Louis XIII suivre bien vite au tombeau le ministre sans lequel il ne pouvait régner, Anne d’Autriche s’emparer de la régence et donner le gouvernement au cardinal Mazarin, enfin le nouveau règne s’ouvrir par les victoires de Rocroy, de Thionville et de Fribourg. Pour qui savait tenir une épée et dormir sous la tente, ce n’était pas là un temps à faire ses récoltes et à élever des enfans dans un château. La lieutenance de la compagnie des chevau-légers du prince de Condé étant venue à vaquer, il l’acheta douze mille écus, et bientôt la mort de son père (1645) le fit hériter de sa charge de lieutenant du roi en Nivernais. Rendu au service avec ce double emploi, mais seulement après la bataille de Nordlingen, il acheva la campagne d’Allemagne, suivit, l’année d’après (1646), le duc d’Enghien en Flandre, où il fit preuve d’une brillante valeur, et au retour il perdit sa femme, qui lui laissait trois filles. Dans le même temps, le prince Henri de Condé mourut, et, sa compagnie de chevau-légers passant à son fils, le comte de Bussy se trouva directement serviteur du jeune héros. Il l’accompagna en cette qualité dans sa malheureuse expédition en Catalogne (1647), où le prince ne prit pas Lérida et où le comte prit la fièvre. La campagne suivante (1648) réussit mieux, et ce fut lui qui apporta au roi la nouvelle que la ville d’Ypres avait capitulé. C’était avoir déjà passablement servi sans qu’il eût encore été question de récompense. Le prince de Condé demandait pour son courrier un brevet de maréchal-de-camp ; le cardinal Mazarin se contenta de le complimenter.

Mais le comte avait alors en tête un projet bien autrement important pour sa fortune. Veuf depuis dix-huit mois, bien fait, galant, spirituel, éprouvé à la guerre, estimé du jeune prince qui semblait devoir être bientôt l’arbitre de toutes choses, il lui avait paru fort singulier qu’un tel parti n’eût pas tenté déjà quelques-unes de ces riches héritières qui sont le rêve éternel des hommes de mérite. Un exemple récent de pareille chance encourageait d’ailleurs cette ambition : « c’était celui de Chabot qui, par sa bonne mine et sa belle danse, avait épousé la fille du duc de Rohan. » Voyant qu’on ne venait pas à lui, il s’était mis en quête et il avait fini par découvrir une jeune dame, fille d’un partisan, veuve, après un an de mariage, d’un conseiller au parlement qui lui avait encore laissé de grands biens. Quand il se fut assuré de l’exactitude des renseignemens qui lui avaient été fournis, lorsqu’il eut la certitude qu’il n’y avait rien à rabattre sur la somme des revenus, la personne d’ailleurs lui agréant, il se montra en posture d’homme qui veut plaire, et ne fut pas remarqué. Alors il résolut d’appliquer à cette poursuite les leçons de guerre qu’il avait reçues à l’école du prince de Condé, et de se marier en quelque sorte par escalade. Le prince, qui, malgré ses victoires, n’avait tout au plus que la dose de raison afférente à son âge, approuva ce beau dessein, et ce fut uniquement pour en faciliter l’exécution qu’il envoya le comte à Paris. Celui-ci ne perdit pas de temps, s’embusqua, en compagnie de quelques amis, sur le chemin du mont Valérien, où la dame allait faire ses dévotions, arrêta son carrosse, le contraignit à changer de route, en fit descendre la belle-mère de la veuve, et emmena ainsi sa proie, où, comme il dit, « son Hélène » à vingt lieues de là, dans une maison dont il disposait. Le ravisseur crut avoir alors ville gagnée ; mais il apprit bientôt qu’il y avait quelque chose de plus puissant que toute la force d’un homme ; c’était le refus d’une femme. « Celle-ci, dit Bussy, avait crié tout le long de ce voyage, » fait en pleine campagne et avec quatre relais de six chevaux. Arrivée au lieu où elle était sans espoir de secours, elle ne cria plus ; mais, s’agenouillant, élevant sa main vers le ciel et prenant à témoin tous les assistans, serviteurs, amis et mercenaires de celui qui la tenait en son pouvoir, elle déclara solennellement faire vœu de chasteté perpétuelle. Cette résolution, nettement exprimée et fort bien comprise de chacun, ne la mettait pas à l’abri d’une violence brutale, mais engageait sa volonté à ne jamais consentir mariage. Or, c’était le contrat et non la possession que désirait le comte. Il relâcha donc assez piteusement sa prisonnière, et alla raconter au prince de Condé le triste dénouement de son entreprise, son Lérida, pouvait-il dire. Le prince venait, en ce moment, de gagner la bataille de Lens, et se trouvait en merveilleuse humeur de folie. Il prit le coupable sous sa protection, se moqua de lui, ce qui était juste, et obligea le fils du premier président Molé à négocier un accommodement avec la famille offensée. Quant à la dame, elle maintint son vœu, dont les plus rigoureux casuistes l’auraient certainement relevée. Elle ne fut ni la comtesse de Bussy, ni la femme d’aucun autre. Elle resta, pour l’édification de son siècle et de la postérité, Mme de Miramion. Et quand, après quarante-huit ans de bonnes œuvres, elle quitta cette terre où déjà Bussy n’était plus, une autre personne du nom de Rabutin, la petite-fille de Mme de Chantal, qui allait mourir aussi et qui avait encore une lettre à écrire, répara le tort infâme de son cousin en consignant ces simples mots dans la dernière feuille de son immortelle correspondance : « Pour Mme de Miramion, cette mère de l’église, ce sera une perte publique. »

Cependant on était arrivé (1649) à l’époque des troubles qui s’appellent de la Fronde, et c’était là un bon temps pour faire son chemin. Il ne s’agissait que d’adopter un parti, de le quitter, d’y revenir, d’en sortir encore, et de se faire payer à chaque fois, non pas ce qu’on valait, mais ce qu’on s’estimait valoir. Il y eut alors de prodigieuses fortunes faites à ces marchés. Le comte de Bussy n’y avança pas la sienne, car il se comporta en cette occasion comme le plus simple des hommes. Il demeura fidèle au roi, au gouvernement établi par la régente, au ministre qu’elle affectionnait. Il fit la guerre de Paris dans l’armée royale, contre ses meilleurs amis qui tenaient pour la ville, et il n’en rapporta qu’un grand coup de bâton sur la tête, tous les profits étant pour ceux avec lesquels on avait traité. Cela, sans doute, le fit réfléchir ; et quand, moins d’un an après (1650), le cardinal Mazarin fit conduire à Vincennes le prince de Condé, le comte se piqua d’un dévouement généreux pour le prisonnier, avec lequel il était fort mal et dont il se préparait à quitter le service. Il résolut donc d’éprouver à son tour, sous ce prétexte, ce que pourrait lui procurer le rôle de mécontent. En attendant le moment d’agir, il employa son loisir à contracter un second mariage (mai 1650) avec la fille de Jacques de Rouville, comte de Clinchamp ; puis, à peine marié, il alla s’enfermer dans le château de Montrond, appartenant au prince, et ce fut là qu’il devint maréchal-de-camp, de la façon de Claire-Clémence de Maillé-Brézé, princesse de Condé, l’héroïne de la seconde guerre civile. Au début de cette guerre, il avait fort bien expliqué les dispositions qu’il y portait : « Je vais, écrivait-il à sa cousine de Sévigné, servir contre mon roi un prince qui ne m’aime pas. Je le servirai, pendant sa prison, comme s’il m’aimait, et, s’il en sort jamais, je le quitterai pour rentrer dans mon devoir. » Le cas prévu arriva ; le prince de Condé sortit de prison et le cardinal Mazarin du royaume. Le prince, qui ne demandait qu’à s’exempter de la reconnaissance, fit beau jeu au serviteur qui voulait se dégager. Aussi, lorsque le premier convia ses amis à reprendre les armes sous son enseigne, l’autre s’offrit au roi, qui le fit de nouveau et tout-à-fait maréchal-de-camp. Il fut en effet des premiers à se trouver sur le passage du cardinal Mazarin revenant en France avec une armée (1652), et rendit bon office, dans son gouvernement de Nivernais, à cette cour campée que le prince de Condé pourchassait sur le bord de la Loire, pendant que Mlle de Montpensier lui fermait Orléans. Lorsque la guerre se porta vers Paris, il ne contribua pas peu à la prise de Montrond, après laquelle il ne restait plus au prince de Condé que son épée, qu’il porta chez l’Espagnol. Le cardinal Mazarin aussi avait quitté une seconde fois le royaume pour contenter les Parisiens, et avec bonne intention de revenir bientôt les voir. Le comte de Bussy alla le trouver à Bouillon, « dans ce petit château au milieu des Ardennes où il gouvernait l’état comme s’il eût été à la cour, » et il en rapporta les assurances les plus chaudes d’une utile amitié. Il courut encore à sa rencontre (1653) lorsqu’il lui plut de rentrer dans le royaume parfaitement soumis, et il obtint enfin quelque récompense de ce zèle si empressé. On lui permit d’acheter, pour deux cent soixante-dix mille livres, la charge de mestre-de-camp-général de la cavalerie légère, et il alla servir en Champagne sous le maréchal de Turenne. Dès l’abord, une violente antipathie parut s’établir entre le chef d’armée, qui ne riait guère qu’à ses momens perdus, et le pétulant officier dont on lui avait raconté les railleuses boutades ; mais ils se séparèrent bientôt, et, l’année suivante, le comte alla exercer sa charge en Catalogne, sous le jeune prince de Conti, marié à une nièce du cardinal. C’était là un général qui convenait parfaitement au comte ; il avait de l’esprit, de l’instruction, avec grande envie de se battre et de s’amuser ; de plus, il menait à sa suite le poète Sarrasin, intendant de sa maison, qui ne gâtait certainement pas la partie. Ce fut donc la plus agréable campagne qui se pût faire, où l’on obtint quelques succès et où l’on échangea beaucoup de bons mots ; le comte y eut encore le bonheur d’être nommé lieutenant-général et de gagner dix mille écus au jeu. L’année d’après (1655), il fallut retourner dans l’armée du sévère maréchal qui ne parut pas d’humeur plus traitable. La mésintelligence augmenta par des injustices que le comte prétendait lui être faites dans la distribution des entreprises, et « comme il se sentait, dit-il, du talent pour les plaisanteries, » il ne se fit pas faute de l’employer à sa vengeance. Le maréchal, avec un courage à l’épreuve de tous les périls, avait peur de l’épigramme, et se trouvait moins à l’aise sous le regard malin de son lieutenant que devant les batteries espagnoles. Il l’avoua lui-même au comte dans une explication qu’ils eurent ensemble (1656). Il lui dit qu’il ne le jugeait pas de ses amis, et qu’en eût-il sa promesse, il ne se croirait pas à l’abri de son sarcasme, s’il lui arrivait quelque malheur de guerre. Les paroles les plus formelles ne purent, en effet, guérir le grand capitaine de cette appréhension, et le comte demeura, par le seul fait d’un esprit enclin à la moquerie, continuellement suspect de mauvais cœur et de caractère dangereux. Il ne semble pas pourtant qu’il se soit égayé sur la levée du siége de Valenciennes (1656), ni sur l’entreprise manquée contre Cambray (1657), et il loua autant que personne les ressources admirables par lesquelles le maréchal regagna deux fois l’avantage perdu. On raconte seulement que Bussy fit un couplet sur les amours de son général, et que celui-ci, dans une de ses relations au roi, signala le comte « comme le meilleur officier de son armée pour les chansons. » Ainsi, celui des deux qui redoutait la raillerie s’y serait montré sans contredit le plus habile.

Dans le même temps, il lui arriva une rencontre bien plus fâcheuse. Après avoir encouru l’inimitié d’un grand homme, il se brouilla encore avec une femme vraiment adorable. Sa cousine, Marie de Rabutin, dont Paris a eu l’ingratitude de ne pas revendiquer la naissance, venue au monde, le 6 février 1626, dans une maison de la Place-Royale, mariée en 1644 au marquis de Sévigné, et veuve en 1651, entretenait depuis quelques années avec lui un commerce de lettres ingénieuses. Il lui était bien venu dans la pensée, à lui, d’y mêler quelque chose de plus tendre ; mais on l’avait arrêté tout court sur ses premières tentatives, et il s’y était tenu d’autant plus volontiers, que nul autre ne semblait en effet avoir reçu l’espoir de mieux réussir. Tout se passait donc entre eux en familiarité amicale et en exercice d’esprit. Au commencement de 1658, le comte eut besoin d’argent, et voulut en emprunter à sa cousine. La marquise, comme toutes les veuves, était « peu prêteuse. » Elle hésita, le comte entra en colère, obtint d’une maîtresse ce que sa parente lui refusait, et partit pour l’armée, où il arriva peu de jours avant la bataille des Dunes. Son ressentiment s’accrut encore de l’idée qu’il avait failli perdre cette occasion de gloire, où véritablement il eut sa bonne part ; et ce mouvement, dans lequel il y avait au moins de l’honneur, le conduisit à la tentation honteuse de punir avec sa plume une femme qui n’avait pas voulu l’aider de sa bourse. C’était alors la mode de rassembler sur le compte des personnes de réputation tout ce qu’on pouvait trouver d’antithèses, de pointes, de métaphores et de délicatesses affectées ; on appelait cela faire des portraits. Il s’est conservé, de ces fades barbouillages, des volumes entiers, et malheureusement il en est entré quelque peu dans l’histoire. Si la flatterie s’y déployait sans mesure, la malignité aussi pouvait adopter cette forme commode, et ce fut en laid, ou tout au moins avec des taches, que le comte résolut de peindre sa cousine. Il n’est pas probable pourtant que cette félonie d’écrivain se soit exécutée en ce moment. Après la bataille, il y eut à prendre Dunkerque, Bergues et Dixmude, et une cruelle inquiétude vint jeter la stupeur dans l’armée victorieuse. Le roi tomba malade près de ses conquêtes, et fut bientôt en telle extrémité, que non-seulement on craignit pour sa vie, mais qu’on prit même des arrangemens pour un autre règne. Le comte se hâta de déclarer que, quoi qu’il advînt, il demeurerait attaché au cardinal-ministre. « Monseigneur, lui écrivit-il et nous copions sur l’autographe, je supplie très humblement votre éminence de garder cette lettre-ci pour faire voir à tout le monde que je suis un coquin si, en cas que vous ayez jamais besoin de vos serviteurs, vous ne me trouvez, avec tous mes amis, en état de vous témoigner que je suis, envers et contre tous, votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur. Bussy. » Cette chaleur un peu exagérée de langage, à laquelle le cardinal de Richelieu n’était pas autrefois insensible, touchait peu le cardinal Mazarin. Pour lui, et alors surtout, un homme qui se donnait si entièrement, c’était autant de moins à payer. Le comte en effet demandait en ce temps-là qu’on lui accordât le commandement d’un corps séparé. Le roi guérit, et ce commandement fut donné à un autre. Le cardinal éconduisit encore, avec une politesse extrême, plusieurs demandes de cet ami trop zélé qui n’avait pas fait son prix, de sorte que, la guerre finissant avec cette campagne, il se trouva sans emploi, sans gouvernement de places, sans charge de cour, sans pension, sa lieutenance de roi en Nivernais étant déjà devenue inutile par l’installation d’un gouverneur, pendant qu’il voyait avancer, ici et là, tous ceux qui marchaient naguère derrière lui.

Il n’y avait plus qu’à lui trouver un tort pour se défaire honnêtement de ses importunités, et il ne tarda pas à s’en donner un, tel que le plus ardent de ses ennemis aurait pu le choisir. Au printemps de 1659, il courut dans le monde un récit d’impiétés énormes, commises par quelques jeunes gens de la cour durant la sainte semaine. La scène s’était passée à quelques lieues de Paris, dans un château, et l’on ne parlait pas moins que du baptême chrétien administré dérisoirement à un cochon de lait ou d’une victime humaine sacrifiée et dévorée. En réduisant le fait à ce qu’on ne pouvait nier, il était toujours certain que, pendant les jours les plus sévèrement consacrés à la pénitence, cinq ou six étourdis, sous le prétexte ordinaire de retraite, s’étaient rassemblés à Roissy, qu’ils y avaient chassé, joué, bu, chanté, et que l’un des acteurs de cette débauche à contretemps, un de ces jeunes fous, était le comte de Bussy, âgé alors de quarante-un ans, marié deux fois, père de cinq enfans, celui qui se plaignait d’être le plus vieux des lieutenans-généraux. Ce qu’on avait chanté en cette occasion devint plus tard contre lui le plus important grief, car il eut le soin puéril de s’en souvenir après l’orgie et de le conserver. C’était une série de couplets improvisés par chacun des convives, sur le rhythme et avec le refrain du chant pascal. Le premier regardait les amours du roi, et on a écrit cent fois qu’il désignait Mlle de La Vallière ; c’est une des erreurs les plus grossières parmi celles qu’on répète toujours. Tous les couplets, qui commencent par celui-ci :

Que Deodatus est heureux
De baiser ce bec amoureux
Qui d’une oreille à l’autre va !
Alleluia !

tous ces couplets, disons-nous, ont une seule et même date, confirmée d’ailleurs par les faits auxquels chacun d’eux fait allusion ; ils sont éclos la veille ou le jour de Pâques (12 ou 13 avril) 1659, et, à cette époque, il s’en fallait encore de deux ans que Mlle de La Vallière se fût seulement approchée de la cour. Louis XIV n’aperçut sa figure qu’après la mort du cardinal Mazarin et le mariage du duc d’Orléans son frère, lorsqu’elle entra dans la maison de la nouvelle Madame, Henriette d’Angleterre. Celle qu’il aimait en 1659 était Marie Mancini, nièce du cardinal, qui avait le bonheur de plaire avec un visage fort laid, et dont on signale ici une des imperfections. Mme Motteville le dit d’ailleurs positivement : « Le peu de beauté de cette nièce fut célébré par un couplet que firent ces jeunes débauchés, qui eut grande vogue et qui n’était pas à sa gloire. » Lorsque cette chanson parut imprimée, six ans plus tard, dans l’Histoire amoureuse des Gaules, l’imprimeur, qui n’en savait peut-être pas plus, mit en renvoi, au passage concernant la maîtresse du roi, le nom de celle qui l’était alors, et cet anachronisme est devenu le fondement de plusieurs belles phrases que les historiens ont copiées l’un de l’autre. On ne saurait croire, pour le dire en passant, combien de sottises se sont accréditées ainsi, sur la foi de ces notes jetées au bas des pages par un éditeur ignorant et où beaucoup de savans critiques se fournissent d’érudition. Les autres couplets d’ailleurs attaquaient le frère du roi, sa mère, le cardinal Mazarin, Mlle de Montpensier, les filles d’honneur de la reine et quelques personnages moins connus, le tout, avec des paroles d’une révoltante obscénité, que rendait plus coupable le retour du pieux alleluia. Quoiqu’on fût encore loin d’avoir le texte de cette pièce, il y avait eu cependant assez de scandale pour mériter châtiment, et le comte de Bussy fut exilé en Bourgogne. Il eût bientôt permission d’en revenir, car la paix était signée, le prince de Condé venait de rentrer en France, le mariage du roi allait se faire, et il n’y avait pas moyen qu’on laissât durer une disgrace. Il reparut donc à la cour (1660), où il assista au mariage du roi, puis à la mort du cardinal Mazarin (1661), après laquelle Louis XIV résolut de gouverner lui-même son royaume. Le comte se mit alors à suivre le jeune roi avec une imperturbable assiduité, et il n’y gagna rien. Ainsi que le maréchal de Turenne, Louis XIV se sentait peu de goût pour l’intrépide railleur qui se faisait courtisan. On donna des pensions, et il n’en eut pas ; on fit des chevaliers de l’Ordre (1662), et il ne le fut pas ; on arrangea des fêtes brillantes, et on ne l’y fit pas figurer ; il y eut des gouvernemens à distribuer, et d’autres en furent pourvus ; on créa des ducs (1663), sans se rappeler qu’il n’y avait pas en France, selon lui, de plus ancienne maison que la sienne ; enfin, tout lui demeurant fermé, honneurs, places, dignités, profits, sa haute naissance, ses trente ans de services militaires, ses six années de sollicitations à la cour, aboutirent à le faire (1665) l’un des quarante de l’Académie française.

Dès ce temps-là, les gens de lettres qui formaient cette compagnie, avec le privilége, alors énorme, de se recruter par l’élection, ne se montraient pas extrêmement jaloux de choisir leurs collègues parmi leurs pareils. Ils se tenaient au contraire fort honorés lorsqu’un homme ayant déjà les avantages du rang, de la fortune et des emplois, s’avisait de venir marauder encore sur la faible part de distinction réservée aux travaux de l’intelligence, et ne dédaignait pas d’ajouter à ses titres celui de bel-esprit. Il faut dire que rien de pareil ne s’était vu durant le ministère du puissant fondateur de l’Académie. L’abus commença sous le protectorat et par le fait du chancelier Séguier, qui, non content d’y avoir occupé une place, non satisfait de pouvoir s’en dire le protecteur après le cardinal de Richelieu, eut encore l’insolente fantaisie d’y faire recevoir son petit-fils, Armand du Cambout, marquis de Coaslin, à l’âge de dix-sept ans. En 1664, on y comptait un cardinal, deux ducs et pairs, un archevêque, deux évêques, un président à mortier, et bon nombre de conseillers d’état. Un de ceux-ci du moins, Claude Bazin, seigneur de Bezons, ne pouvait passer pour n’avoir jamais écrit ; il avait traduit de l’allemand les articles d’un traité de paix. À la fin de cette année, un académicien vint à mourir, et c’était un écrivain dont la réputation surpassait toutes celles qui faisaient bruit alors, un auteur dont le nom a survécu même à ses ouvrages : Nicolas Perrot d’Ablancourt. En cherchant bien, nous trouverions probablement quelque pauvre diable d’historien, de poète, de moraliste, qui avait usé péniblement sa vie pour arriver à cet honneur, qui croyait son tour venu de l’obtenir, et que la mort aura surpris avant qu’il se fût présenté une autre vacance. Voici comment on disposa de celle-ci : « Au commencement de mars 1665, dit le comte de Bussy (et il faut remarquer que c’est peut-être la seule date dont il n’ait pas gardé exactement la mémoire), le chancelier Séguier, le duc de Saint-Aignan et mes autres amis de l’Académie française me convièrent de prendre la place du célèbre Perrot d’Ablancourt qui venait de mourir ; j’y consentis. » L’affaire ainsi arrangée, les formalités de présentation au protecteur, d’approbation, d’élection définitive, furent bientôt remplies, et, au mois de janvier 1665, le nouvel élu vint faire son compliment à la compagnie. C’était là toujours que triomphaient les gens de condition. L’allure libre et familière de leurs paroles, la façon dégagée de leur débit, leur ton leste, leur maintien aisé, émerveillaient chaque fois les gens du métier, habitués à construire péniblement la période et à la déclamer avec emphase. Le comte ne resta pas en cette occasion au-dessous de ceux qu’on y avait vus les plus heureux : « Si j’étais, dit-il, à la tête de la cavalerie, et que je fusse obligé de lui parler pour la mener au combat, la croyance où je serais qu’elle aurait quelque respect pour moi, et que, de tous ceux qui m’écouteraient, il n’y en aurait guère de plus habile, me le ferait faire sans être fort embarrassé ; mais, ayant à parler devant la plus célèbre assemblée de l’Europe et la plus éclairée, je vous avoue, messieurs, que je me trouve un peu étonné. » On peut juger combien cette manière d’introduction vive, galante et véritablement cavalière, dut causer d’admiration, non pas à George de Scudéry, qui était bien capable d’en faire autant, mais à MM. Ballesdens, Leclerc, Giry, Cotin, Cassagnes et Furetière. Il nous fâche seulement de ne pas apprendre que Pierre Corneille se soit penché vers Eudes de Mézeray, pour lui dire : « Monsieur le comte se moque de nous, mais nous l’avons bien mérité. » Du reste, dans sa courte harangue, où il y avait des louanges pour le chancelier et pour le roi, pas un mot n’était dit par le récipiendaire à l’éloge du défunt, qui n’était en effet qu’un homme de talent. Le comte de Bussy, en racontant dans ses mémoires le détail de sa réception, a grand soin d’ajouter : « Il y avait toujours quelques personnes de naissance dans ce corps-là ; il y en aura encore bien davantage à l’avenir. » — « Il faudra pourtant, dit-il ailleurs, y laisser toujours un nombre de gens de lettres, quand ce ne serait que pour achever le dictionnaire et pour l’assiduité que des gens comme nous ne sauraient avoir en ce lieu-là. »

Cependant il paya cher cette petite satisfaction de vanité. Il y a eu dans tous les temps, au fond des provinces, des gens démesurément curieux, qui s’obstinent à demander ce qu’a fait un académicien nouvellement élu. On savait que le comte écrivait ses lettres d’un bon style, net, clair, mordant, disant bien ce qu’il voulait dire. On avait pu apprendre encore que, lorsqu’il se mêlait d’ajouter un peu de travail à ses heureuses dispositions, il pouvait, comme beaucoup de gens d’esprit, faire des vers détestables. Il courait déjà dans les ruelles un recueil de Maximes d’amour, en forme de décisions poétiques ou d’oracles rimés sur les éternelles questions de la controverse galante, qu’il avait lu tout récemment devant le frère du roi, assisté de deux dames dont l’une était la marquise, depuis duchesse de Montausier. Et à ce propos il n’est pas possible de douter que Molière ait pensé à lui dans la vigoureuse apostrophe d’Alceste contre « les honnêtes gens de cour qui se font de misérables auteurs, » tant il y a de fâcheuse parenté entre les Maximes d’amour, et le sonnet d’Oronte : ajoutons que le Misanthrope fut représenté l’année suivante. Mais il y avait encore une autre œuvre de lui plus mystérieusement répandue. En 1669, il avait composé, pour divertir sa maîtresse, femme de l’honnête marquis de Montglat, qui nous a laissé des mémoires, un roman satirique sur les aventures assez connues alors de deux dames de la cour, et il y avait inséré, pour plus de vraisemblance, des passages entiers traduits de Pétrone. En 1662, il l’avait lu lui-même, et de son propre aveu, à quatre autres personnes. Celles qui étaient du monde s’en étaient fort réjouies et en avaient gardé le secret ; mais son manuscrit était resté vingt quatre heures dans un couvent, et il en sortit copié. Une fois double, on pense bien qu’il s’était multiplié, et, quand on en fut à s’enquérir de ce qu’avait écrit le nouveau collègue de Chapelain et de Le Vayer, son ouvrage clandestin devint public, au point de tomber bientôt jusqu’aux mains des libraires. Or, telle était l’affection du comte pour tout ce qui était sorti de sa plume, pour tout ce qui avait servi de matière à son humeur badine, qu’à son récit médisant il avait joint encore, afin de ne rien perdre, non-seulement le portrait rancunier qu’il avait fait autrefois de sa cousine, mais encore les couplets injurieux, produit commun de la débauche de Roissy. Maintenant aurait tout cela qui voudrait ; les presses de Liége allaient en fournir la France, et c’est à ce sujet que Mme de Sévigné s’écrie avec un vrai déchirement de cœur : « Être dans les mains de tout le monde, se trouver imprimée, être le livre de divertissement de toutes les provinces, où ces choses-là font un tort irréparable, se rencontrer dans les bibliothèques, et recevoir cette douleur, par qui ! »

Ce fracas pourtant ne faisait que de naître, et il ne semble pas qu’on eût encore vu des exemplaires imprimés de l’Histoire amoureuse des Gaules, quand le roi fut averti de l’existence de ce libelle, où trop de familles étaient intéressées. On dit, et cela est fort possible, que le premier qui s’en plaignit fut le prince de Condé, dont la duchesse de Châtillon, l’une des deux héroïnes du roman, avait été si constamment l’infidèle maîtresse. Le comte crut se tirer d’affaire en réduisant tout son crime à la vétille d’une indiscrétion sur des faits de galanterie, et il fit remettre au roi son manuscrit, qui ne contenait que les amours des deux dames ; mais une main officieuse avait livré les supplémens. Quoique l’auteur déclarât « se soumettre aux plus rudes châtimens s’il se trouvait qu’il eût dit ou fait la moindre chose contre le respect dû au roi, aux deux reines, à monsieur ou à madame, ni à pas un de la famille royale, » il est certain que les couplets de Roissy offensaient au moins la reine-mère et le frère du roi, la première surtout avec une grossièreté que n’avaient pas égalée les chansonniers du Pont-Neuf au temps de la Fronde.

Aussi le roi s’en tint-il à cet outrage, sans toutefois faire connaître, autrement que d’une manière vague, la cause de son ressentiment ; et le comte de Bussy fut conduit à la Bastille, trois mois après sa réception à l’Académie, « sous l’accusation, c’est lui qui le dit, d’avoir écrit contre le roi et la reine sa mère. » Il y demeura treize mois, et ne fut quasi pas un jour sans essayer quelque démarche pour en sortir. Il y employa sa femme (car les maris retrouvent leurs femmes dans ces momens-là), son ami le duc de Saint-Aignan, deux pères jésuites, et la charitable Mme de Motteville ; il y écrivit, en vers, en prose, des requêtes affectant la gaieté ou exagérant la douleur. Au bout de huit mois, on lui demanda la démission de sa charge achetée, pour la faire passer au duc de Coaslin, son confrère de l’Académie ; en moins de temps, sa maîtresse lui fut infidèle. À la fin il tomba malade, et sa prison s’ouvrit (16 mai 1666) pour qu’il pût aller se faire traiter chez un chirurgien, d’où, bien que guéri, il eut permission (10 août) de retourner chez lui en Bourgogne, avec ordre d’y rester.

Le comte de Bussy avait alors quarante-huit ans, et il en avait encore vingt-sept à compter avant d’atteindre le terme d’une vie qui, pour la vigueur du corps comme pour la vivacité de l’esprit, paraît n’avoir été qu’une longue jeunesse. Vingt-sept ans de repos, d’inutilité, de délaissement ! L’orgueil, qui peut enfin servir à quelque chose, le sauva du désespoir. Fortement retranché dans le contentement de soi-même, au lieu de s’en faire un état contemplatif et paresseux, il le convertit en une passion active, dont le mobile était la crainte d’être oublié. Sa disgrace lui devint en quelque sorte un théâtre d’où il pouvait impunément proclamer son mérite. Il s’était réconcilié avec son aimable cousine, qui lui avait pardonné, comme les femmes pardonnent, en se réservant à perpétuité le reproche. Il lui écrivit, il écrivit à ses amis, dont le nombre et la qualité n’étaient pas médiocres ; il ne permit à personne de le traiter en homme qui n’était plus de ce monde, en provincial enterré dans son château, en courtisan perdu sans retour. Surtout il écrivit au roi, trop souvent peut-être, puisque toutes ses poursuites furent inutiles et qu’on en a fait honte à sa mémoire. Cependant il faut juger les actions des hommes, au moins quand elles ne regardent pas le prochain, selon les sentimens qui les y portent et l’idée qu’ils s’en font eux-mêmes. Le comte de Bussy ne croyait pas qu’aucune flatterie, aucune prière, aucune soumission, pût déshonorer un gentilhomme, lorsque la royauté en était l’objet. Suivant les habitudes de croire et d’agir où il avait été nourri, les rapports de courtisan à roi étaient hors des règles ordinaires, et les formules qu’on y employait, monnaie de convention à l’usage de ce seul commerce, pouvaient être prodiguées, comme l’encens aux dieux, comme les sermens aux femmes, à même fin et sans plus de vergogne. Aussi fallait-il voir comme, de la plus humble position aux pieds de cette majesté, il se relevait fièrement pour narguer ou traiter de pair tout ce qui n’était pas elle. Il pouvait donc y avoir de la faiblesse, de la puérilité, dans ses supplications obstinées, ou plutôt dans les persécutions de sa flatterie ; mais c’est abuser du langage que d’y trouver de la bassesse, et les occasions d’appliquer ce mot où il convient ne sont pas, Dieu merci, assez rares pour qu’il soit permis d’en oublier le sens. Bayle, sur ce fait-là, est bien meilleur philosophe que d’Alembert, qui épuise contre le comte de Bussy tout le vocabulaire de l’injure. « Ceux qui le censurent, dit le premier, ont-ils goûté de la vie de cour ? Savent-ils les habitudes et les maladies qu’on y contracte ? S’ils le savaient, ils seraient peut-être plus indulgens à son égard. » On peut toutefois faire bon marché, sous le rapport du mérite littéraire, des nombreuses lettres qu’il adressa au roi ; mais celles qu’il écrivait à sa cousine et à ses amis justifient fort bien l’estime qu’elles ont eue dans un temps et dans un monde où l’on ne manquait, ce nous semble, ni de bon sens, ni de bon goût, ni de bon style. Dans le siècle suivant, une femme célèbre, la marquise du Deffand, les a fort heureusement appréciées, alors qu’elles étaient tombées en discrédit, et lorsque la distance des faits leur ôtait déjà leur principal intérêt. Elle en admirait surtout ce qu’elle appelait « le délibéré, » et elle faisait honneur à Horace Walpole de la ressemblance qu’elle trouvait entre sa manière d’écrire et celle du comte. « Il avait beaucoup d’esprit, disait-elle, très cultivé, le goût très juste, beaucoup de discernement sur les hommes et sur les ouvrages, raisonnait très conséquemment ; le style excellent, sans recherche, sans tortillage, sans prétention ; jamais de phrases, jamais de longueurs, rendant toutes ses pensées avec une vérité infinie ; tous ses portraits sont très ressemblans et bien frappés. » C’est à peu près là ce que nous pourrions en dire nous-même, avec moins de grace. Sans doute, par-dessus tout cela, domine la vanité ; « mais je la lui pardonne, dit encore Mme du Deffand, en faveur de cette vérité que j’aime tant et à qui la modestie donne quelques petites entorses. » Parfois d’ailleurs, au milieu des recherches bizarres de son amour-propre pour inventer quelque moyen nouveau de se plaindre et de se glorifier, sa raison a de nobles instincts qui lui révèlent la véritable grandeur. « Je me console encore de mon infortune, écrit-il un jour, en pensant que, quand même je serais maréchal de France et duc et pair, enfin tout ce que je devrais être aussi bien que les autres, je regarderais toujours Sobieski à cent piques au-dessus de moi. » Outre sa correspondance, il avait encore, dans sa retraite, d’autres occupations. D’abord il s’amusait à embellir ses deux maisons, Bussy et Chaseu, où il rassemblait les portraits de ses amis et de ses amies, avec des inscriptions de sa façon, et force devises moqueuses contre son ancienne maîtresse. Puis il se mit à composer l’histoire généalogique de sa famille, et sa plus grande peine fut, à ce qu’il paraît, d’en élaguer les rejetons illégitimes. Ensuite il écrivit ses mémoires, avec la préoccupation personnelle de quiconque entreprend pareille besogne, mais aussi avec une rare exactitude pour les évènemens et pour les dates, ce qui leur a valu sans doute de n’être pas admis dans les collections modernes. Il entreprit encore de raconter l’histoire de Louis XIV, noble tâche dont il se croyait le seul digne, et dont il eut le tort de trop annoncer les merveilles, puisque son travail se trouva être seulement un élégant, mais fade et sec abrégé chronologique. Enfin, sous le prétexte d’un « discours philosophique adressé à ses enfans, pour leur montrer quel profit on peut tirer de l’adversité, » il imagina une dernière variation sur le thème éternel de sa disgrace, en se plaçant, le dernier, mais non le moindre, dans une liste « d’illustres malheureux, » fort surpris sans doute de se trouver ensemble et avec lui, savoir : Job, Tobie, Daniel, David, Boëce, Bélisaire, saint Louis, Marigny, le roi Jean, La Rivière, Gié, Comines, François Ier, Samblançay, Bellegarde, Bassompierre, La Châtre, et Roger de Rabutin, comte de Bussy.

Dix-sept ans se passèrent ainsi, pendant lesquels il obtint seulement, à trois différentes reprises (1673, 1676 et 1680), la permission de faire un court séjour dans Paris pour ses affaires, l’approche de la cour lui demeurant toujours interdite. Mais enfin il avait pu prendre son parti de cette longue et sévère punition qui émanait de la puissance souveraine. Il lui en arriva une autre dans laquelle il semblait y avoir quelque chose de providentiel. La honte, le scandale, la dérision, tout ce qu’il était allé méchamment porter dans la maison d’autrui, pénétra dans la sienne par ce côté faible que garde la vertu des femmes. Des trois filles qu’il avait eues de son premier mariage, deux s’étaient faites religieuses ; la troisième, élevée près de lui, était devenue son affection la plus vive et son espérance la plus chère. Il l’avait formée avec amour à la ressemblance de son esprit, et comme le disait, pour lui faire plaisir, une dame de ses amies : « Il l’avait faite deux fois. » Tout le monde pourtant ne prit pas ainsi ce tendre attachement, et il y eut des gens qui le crurent coupable. Nous autres hommes, quand nous sommes amenés par les circonstances à de pareils soupçons, nous hésitons long-temps avant de les produire, et nous y employons tout ce qu’il y a d’atténuant dans les formes dubitatives. Les femmes, qui s’y connaissent peut-être mieux, n’y font pas tant de façons. Suivant Mme du Deffand, qui le tenait de sa grand’mère, le comte vivait plus que familièrement avec sa fille, et elle le dit d’une manière beaucoup moins modeste. Quoi qu’il en soit, Louise-Françoise demeurait chez son père, maîtresse de sa maison en l’absence de la seconde femme, qui avait des procès à Paris ; elle en faisait les honneurs, et elle était de moitié dans ses correspondances. Il l’avait ainsi gardée jusqu’à l’âge de trente ans sans lui trouver de mari, et lorsqu’enfin il se résolut à en prendre un pour elle, il le choisit avec tant de bonne chance (1675), qu’au bout de sept mois elle était veuve, et « heureuse veuve, » écrivait-elle. Comme son mari, Gilbert de Langheac, marquis de Colligny, l’avait laissée enceinte, elle eut la fortune du défunt, qui était considérable, et continua plus librement sa vie de dame du château paternel. Malheureusement, après trois ans d’un veuvage si gaiement accepté, soit qu’elle eût envie de se révolter contre ce qu’il y avait d’égoïste et d’impérieux dans l’affection de son père, soit qu’elle ne voulût pas vieillir tout-à-fait sans essayer d’une grande passion, elle se laissa engager, et fort vite, avec un de ses voisins, jusqu’à lui promettre mariage (1679). La condition de celui que cette aventure regardait est restée, même après un débat public, quelque chose d’assez mystérieux. Il se disait gentilhomme, et le paraissait au moins par ses alliances ; il racontait qu’il s’était beaucoup battu depuis que le comte avait quitté les armées, et il laissait entendre à sa fille qu’il avait beaucoup aimé. Tant fut raconté et laissé entendre, que, comme nous l’avons dit, il eut de la marquise une bonne promesse de mariage, « signée du plus beau et du plus pur de son sang. » Le père avait commencé, à ce qu’il paraît, par trouver son voisin homme de bon commerce et d’aimable entretien ; mais de quelle horreur ne fut-il pas frappé lorsqu’il apprit que l’hôte et le commensal de sa maison, celui avec lequel il avait échangé des complimens, le prétendant à la main de sa fille, n’était rien de plus que l’arrière-petit-fils d’un vigneron, le petit-fils d’un archer de la prévôté, autrefois laquais, enfin, car son indignation se résume par ce mot, « un paysan, » qu’il fallait appeler François Rivière, et non, comme il se disait, Henri-François de la Rivière ! Cependant, paysan ou gentilhomme, ce mari convenait à la veuve du marquis de Colligny, qui, pour ne pas le perdre et pour n’avoir pas perdu aussi les arrhes du contrat, s’en alla tout doucement dans une terre de Champagne qu’elle venait d’acheter, et là, le 19 juin 1681, épousa secrètement celui qu’elle aimait. Le comte en fut bientôt instruit, courut chercher sa fille, l’enferma dans un couvent, et obtint d’elle, par menaces, que, quoi qu’il fût advenu avant ou après le sacrement, elle se tiendrait pour non mariée. Ainsi fit-elle, non sans quelque retour de tendresse pour son amant de basse naissance, et, s’étant affermie dans son devoir, elle redevint digne du sang des Rabutin, aimant mieux avoir failli au hasard que de se mésallier sciemment. Il restait seulement, de ce commencement d’affaire, un résultat contre lequel le repentir ne pouvait rien. Paris, qui cache tout, parut un lieu propre à en étouffer le mystère, et la marquise s’y rendit avec son père, sous de faux noms (février 1682), pour se délivrer de l’enfant qu’elle portait. Mais le mari, qui s’était jusqu’alors assez vilainement mis à l’abri, les y suivit, et, sous la protection de la justice, réclama hautement sa femme et son fils nouveau-né. Alors il y eut un procès, le plus ignominieux qui se pût voir, où chacune des deux parties, pour avoir le droit de son côté, faisait à l’envi le meilleur marché de son honneur. Après deux années d’incidens et quinze journées de plaidoiries, il fut jugé (13 juin 1684) que la fille du comte était bien mariée et mère légitime. Puis son mari consentit à ne jamais se prévaloir de cet arrêt, moyennant qu’on lui abandonna l’usufruit de la terre où le mariage avait eu lieu. Le comte rentra donc en possession de sa fille ; mais le procès, et toutes les révélations honteuses dont il était plein, vengèrent plus qu’il ne fallait ceux qui avaient à se plaindre de lui, et l’Histoire amoureuse des Gaules fut cruellement punie par le Journal des audiences.

ALu milieu de tout ce bruit, on ne voit pas que le comte de Bussy ait porté la tête d’une ligne moins haut. Ce fut au contraire dans le plus grand éclat de la procédure qu’il recouvra enfin le droit de paraître à la cour, et ceci est un trait des mœurs d’autrefois qu’il importe de remarquer. Il n’était pas convenable qu’un homme de qualité, plaidant pour un intérêt de famille, entraînant dans sa cause, comme cela se fit par une intervention formelle, tout ce qu’il avait de parens et d’alliés, se montrât en justice encore frappé de la réprobation royale, et il fallait d’abord, pour lui rendre dans le débat l’usage de toutes ses forces, qu’il fût rétabli courtisan. Il obtint donc la permission de se présenter devant le roi (12 avril 1682,) au moment même où le procès s’engageait devant le parlement. Ce fut là, comme les dates seules l’indiquent, toute la cause, et ce fut aussi tout l’effet de cette réconciliation imparfaite. Cependant l’Académie française, qui ne voyait pas si loin, crut son noble confrère tout-à-fait rentré dans les bonnes graces du roi, et s’empressa de le féliciter par une députation de deux de ses membres, Charpentier et Quinault. Le comte alla l’en remercier, et le commencement de sa harangue montre assez qu’il ne s’était fait en lui, après dix-sept années, aucun changement. « Quoique je sache bien, lui dit-il, que le compliment dont vous m’avez honoré est une suite de la grace que j’ai reçue du roi, je ne laisse pas de vous en être extrêmement obligé, parce que je sais que vous ne feriez pas cet honneur à tous ceux de votre corps qui sortiraient de disgrace. » Cependant, quelque triomphe qu’il eût prétendu tirer lui-même de son rétablissement, il ne tarda pas à sentir que cela était encore fort loin de la faveur. « Le roi, dit-il, évitait de le regarder, et quand, après deux mois de cette expérience, il se hasarda jusqu’à parler, il ne reçut qu’une froide réponse. » Il retourna donc dans ses terres, et n’en revint l’année suivante (1683) que pour suivre son procès. Ce procès perdu (1684), il voulut au moins ne pas perdre la gageure où il semblait avoir mis au jeu son honneur, et qui était de ne pas mourir disgracié. Il avait d’ailleurs, ce qui était le plus nécessaire pour la soutenir, une singulière confiance dans la durée promise à sa vie ; il se vantait aussi hardiment d’avoir long-temps à vivre que d’être né homme d’esprit et de condition. Après cinq ans d’exil volontaire ajoutés aux dix-sept années de son exil contraint, on le revit à la cour (1688), où il obtint une abbaye pour son second fils, depuis évêque de Luçon et aussi académicien. D’autres graces pour son fils aîné et pour celui-ci constatèrent encore ce retour de la fortune, qui semblait vouloir sauter une génération. La guerre déclarée en 1689 contre toute l’Europe lui donna bientôt l’occasion de venir offrir au roi (1690) son service de soldat septuagénaire. Cette fois, il s’était ménagé un bon accueil par l’entremise de Mme de Maintenon, et ce n’est pas une des moindres bizarreries de sa destinée que d’avoir vu Françoise d’Aubigné apaiser un ressentiment qui datait d’une injure faite à Marie Mancini. Le roi refusa son épée, mais lui promit d’employer un jour sa plume, et ce vieillard, à qui on disait d’attendre, s’en retourna fort content. Enfin, dans un dernier voyage qu’il fit à Fontainebleau (1691), le roi lui accorda gracieusement une pension de quatre mille livres, dont il se déclara « redevable à Dieu, au père de la Chaise et à Mme de Maintenon. » Dix-huit mois après, il mourut dans sa maison, le 9 avril 1693, âgé de soixante-quinze ans, et laissant dans le meilleur ordre tout ce qui pouvait servir à lui procurer cette autre vie terrestre qu’on appelle la gloire : sa Généalogie complète ; ses Mémoires achevés jusqu’à sa sortie de la Bastille, et continués par les lettres qu’il avait écrites ou reçues ; ses Œuvres littéraires (vers, traductions, imitations, portraits), transcrites dans les diverses parties de sa correspondance ; son histoire de Louis-le-Grand, conduite, on peut le dire, jusqu’à la veille du jour où la mort l’empêcha d’écrire ; son Discours à ses enfans terminé par son entier rétablissement dans les bonnes graces du roi ; mais surtout ses Lettres à sa cousine de Sévigné, et celles qu’il avait d’elle, soigneusement copiées de sa main sur un registre à part, comme s’il eût prévu que ce serait là son meilleur titre au souvenir de la postérité. Et, dans le fait, les deux parens ont survécu tour à tour l’un par l’autre. Ce fut, sans aucun doute, le comte de Bussy qui mit dans le public et qui nous a conservé Mme de Sévigné. Ses Mémoires, imprimés en 1696, l’année même où la marquise cessa de vivre, contenaient quelques lettres de cette dame ; sa correspondance, publiée l’année suivante, révélait toute la suite de cet ingénieux commerce, et, pendant vingt-neuf ans, ce recueil servit seul à témoigner que la France avait un grand écrivain de plus. Ce ne fut qu’en 1726 que parut une partie des lettres écrites par Mme de Sévigné à sa fille. D’année en année, ce fonds précieux s’est accru, et c’est par la place fort étroite qu’il y occupe que le comte de Bussy-Rabutin a sauvé son nom de l’oubli. Nous ne prétendons certainement pas mettre en pareil rang la femme la plus aimable, selon nous, qui jamais se soit fait connaître au monde, et celui qui ne fut pas même le plus aimable des hommes ; mais nous regretterions fort que trop d’obscurité eût couvert la figure du comte, et nous avons grand plaisir à la voir, comme éclairée de la douce lumière que jette sa cousine, avec son regard hautain, sa morgue railleuse, son naïf orgueil, réunissant la double vanité de l’homme de lettres et du grand seigneur, dont chaque moitié suffit pour faire un pédant et un sot, dont l’ensemble forme, à coup sûr, un caractère original et piquant.


A. Bazin.