Portraits et croquis/10

Librairie Desrogis (J. Sandoz), Sandoz & Thuillier (2p. 175-224).


UNE FEMME POÈTE
AU XIIe SIÈCLE.


Il existait jadis à Lyon, pas bien loin du Grand Théâtre, une rue très courte, que rien ne distinguait sensiblement de ses voisines les moins brillantes et les moins ensoleillées ; elle se nommait la rue Clermont et a disparu dans la rue de l’Hôtel de ville, laquelle s’est emparée sans autres façons de la rue Clermont et de la rue de la Sirène, les noyant toutes les deux dans ses longues et amples proportions. J’avoue, quand existait encore la rue Clermont, n’avoir jamais pu passer devant la maison portant le numéro 4 sans une sorte d’émotion, car cette porte me rappelait ma jeunesse et les premières, presque seules relations que j’aie eues avec cette femme célèbre, Mme Desbordes-Valmore.

On était pour lors dans les premiers mois de l’année 1834 ; mon père, que des affaires appelèrent dans le voisinage de Lyon, me prit avec lui et désira me montrer la cité du Rhône, à moi qui n’avais encore jamais vu aucune grande cité. Lyon ne ressemblait guère à ce qu’il est aujourd’hui : amas de rues étroites, tortueuses, noires, horriblement boueuses, il ne possédait aucune de ces grandes artères qui le décorent et lui donnent l’air et le soleil qui lui manquaient ; point de rue de Lyon, point de rue de la Préfecture ; la rue Saint-Dominique et la rue Mercière étaient les plus belles que Lyon pouvait revendiquer. En outre, dans quel trouble se trouvait encore ce pauvre Lyon en ce temps là ! l’insurrection, qui avait fait ses recrues parmi les classes ouvrières, si nombreuses, parfois si dénuées à Lyon, venait de lever la tête et, à peine un mois auparavant, le canon avait fait entendre sa voix menaçante, une semaine durant, dans les rues de la cité effrayée.

L’insurrection, qui put se croire un moment triomphante, refoulée par la troupe, se sauva dans l’église St-Bonaventure, où les malheureux coupables, ou bien égarés, furent massacrés jusqu’au dernier : « Je n’ai jamais pu comprendre, écrit un témoin oculaire de ces scènes sanglantes, que les militaires aient pu faire une froide hécatombe des trente ou quarante ouvriers qui s’étaient réfugiés dans l’église Saint-Bonaventure et criaient à genoux : Grâce ! grâce ! Le respect même du saint lieu n’en sauva pas un seul ! »

« Ce qu’il y a de certain, écrivait M. Valmore à son fils, le voilà : des maisons écroulées, d’autres incendiées et brûlant dans leurs murs ; les mères éplorées, qui voulaient se sauver des flammes, leurs enfants dans leurs bras, et que le soldat dans sa fureur repoussait par des coups de feu. Ceci n’est pas du drame fait à plaisir : c’est de l’histoire toute fraîche et toute saignante de vérité. Des pères de famille égorgés au milieu de leurs enfants, parce que des malfaiteurs avaient tiré, à leur insu, de dessus leur toit ; des rues entières saccagées ; du sang et des morts, voilà tout ce qui reste : du deuil, des larmes, et la ruine d’un grand nombre de familles. »

Lyon était encore sous le coup de toutes ces poignantes émotions quand j’y arrivai ; huit jours et huit nuits de suite les Lyonnais avaient entendu la voix du canon dans leurs rues, le sifflement des balles, les boulets ricochant sur leurs murailles ; les façades des maisons le long du quai Saint-Clair étaient trouées à jour, le bâtiment en pierre où se percevait le péage au bout du pont Morand était un amas de ruines ; le passage de l’Argue ne possédait plus un carreau ; huit jours seulement avant, le pied s’y enfonçait encore dans les débris de verre.

Mme Desbordes-Valmore, demeurée à Lyon pendant ces troubles, assista de sa fenêtre à toutes ces scènes terribles ; c’est de là qu’elle vit la cité en flammes, c’est de là qu’elle entendit les bruits tumultueux de la grande ville en insurrection ; c’est dans son appartement de la rue Clermont qu’elle composa ces vers qu’ont oublié de citer ses biographes, car la Sapho moderne, inspirée par le spectacle de la guerre civile, comme la Sapho antique l’avait été par l’amour, peignit en traits de feu ce qu’elle venait de voir :

Vous demandez pourquoi je suis triste : à quels yeux
Voyez-vous aujourd’hui le sourire fidèle ?
Quand la foudre a croisé le vol de l’hirondelle,
Elle a peur et s’enferme avec ses tendres œufs.
Jugez s’ils sont éclos ! jugez si son haleine
Passe dans le duvet dont se recouvre à peine
Leur petite âme nue et leur gosier chanteur,

Pressés d’aller aux cieux saluer leur auteur !

. . . . . . . . . . . . . . . .

Quand le sang inondait cette ville éperdue,

Quand la bombe et le plomb balayant chaque rue
Excitaient les sanglots des tocsins effrayés,
Quand le rouge incendie aux longs bras déployés

Étreignait dans ses nœuds les enfants et les pères,
Refoulés sous leurs toits par les feux militaires,
J’étais là ! quand brisant les caveaux ébranlés,
Pressant d’un pied cruel les combles écroulés,
La mort disciplinée et savante au carnage
Étouffait lâchement le vieillard, le jeune âge,
Et la mère en douleurs près d’un vierge berceau,
Dont les flancs refermés se changeaient en tombeau.
J’étais là. J’écoutais mourir la ville en flammes ;
J’assistais vive et morte au départ de ces âmes
Que le plomb déchirait et séparait des corps,
Fête affreuse où tintaient de funèbres accords :
Les clochers haletants, les tambours et les balles ;
Les derniers cris du sang répandu sur les dalles ;
C’était hideux à voir : et toutefois mes yeux
Se collaient à la vitre et cherchaient par les cieux
Si quelque âme visible et quittant sa demeure,
Planait sanglante encor sur ce monde qui pleure ;
J’écoutais si mon nom, vibrant dans quelque adieu,
N’excitait point ma vie à se sauver vers Dieu.
Mais le nid qui pleurait ! mais le soldat farouche,
Ilote outrepassant son horrible devoir,
Tuant jusqu’à l’enfant qui regardait sans voir
Et rougissant le lait encore chaud dans sa bouche…
Oh ! devinez pourquoi, dans ces jours étouffants,

J’ai retenu mon vol aux cris de mes enfants.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Écoutez, toutefois, le gracieux prodige

Qui me parla de Dieu dans l’inhumain vertige ;
Écoutez ce qui reste en moi d’un chant perdu,
Succédant d’heure en heure au canon suspendu :
Lorsqu’après de longs bruits un lugubre silence,
Offrant de Pompéï la morne ressemblance,
Immobilisait l’âme aux bonds irrésolus ;
Quand Lyon semblait mort et ne respirait plus,
Je ne sais à quel arbre, à quel mur solitaire,
Un rossignol caché, libre entre ciel et terre,
Prenant cette stupeur pour le calme d’un bois,
Exhalait sur la mort son innocente voix !

Je l’entendis sept jours au fond de ma prière,
Seul requiem chanté sur le grand cimetière :
Puis la bombe troua le mur mélodieux
Et l’hymne épouvantée alla finir aux cieux !

Ainsi chantait la femme poète à la vue des ruines de la cité en armes, quand après quelques jours passés à la campagne chez des amis, en rentrant à Lyon, elle trouva une lettre qu’à sa tournure, à son écriture, à son style, elle dut bien vite reconnaître pour la lettre d’un écolier. Néanmoins cette femme si bonne daigna y faire le plus gracieux, le plus indulgent accueil :

« Monsieur ! » avait répondu Mme Desbordes-Valmore, « des vers où domine une idée pleine de grâce, me sont parvenus signés du nom de. Après un mois de malaise et de tristes préoccupations causées par les événements de cette ville infortunée, je trouve à mon retour de la campagne, ces vers empreints de fraîcheur et de pure poésie.

« Je ne sais s’il vous sera possible, Monsieur, de pardonner au long retard que j’ai mis à vous en remercier, mais j’en éprouve le désir et j’y cède d’autant plus volontiers que le mérite de vos vers me fait un plaisir de la reconnaissance.

« Votre humble et obligée,
« Marceline Desbordes-Valmore.
« Lyon, le 5 juin 1834. »

Elle ne se doutait guère, l’illustre femme poète, que ces quelques lignes échappées à sa plume, ou plutôt à la bonté de son cœur, détermineraient une vocation.

Celui qui avait écrit est le même qui trace aujourd’hui ces lignes, — on s’en est douté, — et au bout de bientôt cinquante ans, ce n’est pas sans une émotion rétrospective que j’évoque ces souvenirs. Déjà alors, je connaissais toutes les poésies de Mme Desbordes-Valmore, je savais par cœur une foule de ses vers ; cette sensibilité exquise me ravissait ; cette souffrance intime, souffrance que le jeune âge, pour son bonheur, ne connaît point encore, mais qu’avec sa finesse d’intuition il pressent, il étudie, selon moi n’avait jamais été pareillement, si excellemment exprimée.

Je m’étais informé des faits et gestes de l’auteur, de sa vie ; j’avais appris qu’actrice, elle avait habité Bordeaux, qu’ensuite d’un engagement de son mari, acteur aussi, elle l’avait quitté et qu’elle était présentement à Lyon avec sa famille. Écolier étourdi, j’avais hasardé de lui adresser quelques vers. Que le cœur m’avait battu, il m’en souvient encore, en jetant ma lettre à la poste ; mais qu’il me battit bien plus, et bien plus fort un matin, quand je vis arriver la réponse ! Comme je me jetai avec précipitation sur cette lettre portant le timbre de Lyon ! Quoi ! cette femme célèbre, elle avait daigné me répondre, elle n’avait pas craint de donner son attention à mes humbles vers, les vers d’un écolier, un écolier tel que moi. Décidément ma réputation était faite, du moins dans ma jeune imagination en bien bon train de se faire.

Que toutes ces impressions sont présentes à ma mémoire ! La femme poète admirée de son siècle m’avait répondu, et maintenant se présentait une occasion de la voir ! Je fus conduit chez Mme Valmore par un ami de ma famille, M. Aimé Boullée, littérateur estimable, auteur d’une Vie de Daguesseau, d’une Histoire des parlements de France ; membre de l’Académie de Lyon, il était en cette qualité en relations plus ou moins intimes avec Mme Valmore.

Nous arrivâmes à la rue Clermont. Cet escalier qu’avaient monté Brizeux, Mlle Mars, Sophie Gay, Delphine de Girardin, dont M. de Lamartine avait récemment franchi les marches, quand le chantre des Méditations était venu rendre hommage à celle qu’il nommait sa sœur en poésie, j’allais le monter à mon tour, j’allais fouler ces marches foulées avant moi par tant de pieds illustres. Cette porte, humble porte, qui s’était ouverte toute seule devant toutes les célébrités du jour, elle s’ouvrirait peut-être aussi pour moi, écolier inconnu. Qu’on juge de ma joie émue, car ce n’est pas en vain qu’une fois dans sa vie l’on a dix-sept ans, que le cœur déborde et que l’on se sent vers la muse de ses rêves comme un entraînement irrésistible.

Je sonnai ; grand fut mon désappointement : Mme Valmore était sortie. Je vis à sa place, qui vint nous répondre, la blonde Ondine, celle qui, devenue Mme Langlais, poète comme sa mère, mourut à la fleur de ses ans. Mme Valmore, je ne la vis pas, je n’étais pas destiné à la voir jamais.

Ce que je voudrais aujourd’hui, c’est écrire, non la vie de cette femme excellente, — la chose a été faite avant moi, — mais en rappeler quelques traits. Sainte-Beuve m’a précédé, après lui il ne reste guère à dire ; toutefois M. Corne, magistrat douaisien, ami de la famille, ayant tenu à Douai sur Marceline Valmore deux conférences, lesquelles imprimées n’ont été distribuées qu’à la famille et à de rares amis, bien des détails inédits demeurent à glaner. Je m’efforcerai de faire parler avant tout Mme Valmore elle-même ; ceci, comme dit le fabuliste, me semble le plus certain de beaucoup.

Marceline-Félicité-Josèphe Desbordes naquit à Douai le 20 juin 1786, au no  32 de la rue Notre-Dame, aujourd’hui rue de Valenciennes. Elle était issue d’une honnête famille d’artisans, originaire de Genève, comme nous le verrons par la lettre de Mme Valmore citée par Sainte-Beuve. Nous trouvons, en effet, dans le Livre du Recteur, page 372, Jacques Desbordes, de Bordeaux, professeur de philosophie ; présenté par Calvin, il entre à l’Académie en 1562 ; il obtient son congé en 1566. Ce Jacques Desbordes, selon toutes les probabilités, dut être l’ancêtre de la jeune Marceline. Nous avons essayé de reprendre et de suivre sa descendance jusqu’à nos jours ; au milieu du siècle dernier, elle se perd, sans doute au moment où le grand-père de Mme Desbordes-Valmore quitta Genève pour aller s’établir en Flandre ; du reste, la famille elle-même n’est pas encore entièrement fixée sur ce qui concerne sa généalogie.

Le père de Marceline était peintre doreur ; il se fit une réputation méritée pour l’exécution des armoiries et la décoration intérieure des églises, tandis que son frère, Constant Desbordes, devint un peintre infiniment plus habile, dont sa nièce a décrit l’atelier dans une série de scènes flamandes[1], souvenir du temps où l’oncle faisait de sa nièce un portrait que possède aujourd’hui le musée de Douai.

Les époux Desbordes vécurent dans une aisance relative jusqu’en 1789, où le mouvement révolutionnaire ayant dispersé la riche clientèle du peintre d’armoiries, il en reçut un contre-coup dont il ne se releva jamais, et l’on peut dire que les premières atteintes de l’indigence commencèrent de se faire sentir presque autour du berceau de Marceline.

Douaisienne de naissance, Marceline, tout le long de sa vie errante, resta une véritable enfant de Douai, dont elle avait, dit un de ses biographes, gardé légèrement l’accent, qu’elle se plaisait, quand elle voulait badiner avec quelque Flamand, fraîchement débarqué, avec émotion à reproduire ; constamment elle eut présent dans sa mémoire le vieux clocher de l’église natale, le jardin où elle allait jouer, la statue de la Vierge aux pieds de laquelle elle aimait à prier, la Scarpe avec les fleurs qui se miraient dans son onde. Te rappelles-tu, écrit-elle à son frère Félix :

En me haussant au mur dans les bras de mon frère,
Que de fois j’ai passé les hras par la barrière

Pour atteindre au rameau qui s’enfuyait toujours ?

. . . . . . . . . . . . . . . .

Nous faisions les doux yeux aux roses embaumées.

Mais le voisin arrive pour chasser les petits indiscrets :

Et nous ne partions pas à sa voix sans courroux.
Il nous chassait en vain ! l’accent était si doux !

À ces souvenirs du jeune âge sa mélancolie deviendra grande.

Ce tendre abattement vous saisit-il, mon frère,
Le soir quand vous passez près du seuil de mon père ?
Croyez-vous voir mon père assis, calme et rêveur ?

Dites-vous à quelqu’un : Elle était là, ma sœur !

. . . . . . . . . . . . . . . .

Dans l’église isolée où tu m’as dit adieu,

Mon frère donne encore à l’aveugle qui prie ;
Dis que c’est pour ta sœur, dis pour ta sœur chérie.

Puis un Douaisien, M. Romain Duthilleul, lui ayant fait parvenir un bouquet de fleurs écloses à Douai sur les bords de la Scarpe, la muse lui répond soudain :

Ô mon pays ! quelle âme aimante à ton rivage

A compris qu’une fleur me parlerait de toi ?

. . . . . . . . . . . . . . . .

Sol natal ! sol natal ! dans ta suave haleine,

Dans tes parfums, la vie a comme un autre goût.

Ces poésies appartiennent à une époque postérieure de la vie de Mme Desbordes-Valmore, nous nous sommes attardé à en citer des fragments ; peut-être aurions-nous mieux dû les réserver, n’anticipons pas. Ce que nous avons voulu, c’est montrer le souvenir vif, profond, toujours présent, que garda la femme aux lieux où s’était écoulée son enfance ; elle a fait, dans le conte des Petits Flamands, une description de la maison paternelle que nous ne résistons pas au plaisir de rappeler.

Reportons-nous avec l’auteur à l’année 1798, deux ans après la naissance de Marceline. Devant nous, qui venons de la place d’armes de Douai, s’ouvre largement, à l’est, la rue Notre-Dame. Sur le rang de droite, au-dessus de la porte d’une vieille hôtellerie, une enseigne aux vives couleurs attire tout d’abord nos regards : c’est une enseigne qui représente un superbe sauvage à la figure tatouée et terrible ; la tête est empanachée de grandes plumes blanches ; l’image a été fraîchement repeinte par les soins de l’hôtelier, une véritable pourtraicture; pour les petits garçons et les petites filles, un objet en même temps d’effroi et d’admiration.

L’hôtelier de l’Homme sauvage, comme dit le populaire douaisien, a un fils qui, un beau jour, s’est fait soldat. On en parle ; on dit de lui qu’il est un garçon de belle espérance. En effet, quand sonnera l’heure où il faudra courir à la frontière, où le pays sera aux prises avec l’Europe coalisée, ce garçon, sous des chefs qui s’appellent Kellermann, Hoche, Moreau, Napoléon, montrera vertu et talents militaires ; il conquerra pied à pied tous ses grades ; depuis Valmy jusqu’à Austerlitz il se fera pour son pays cribler de blessures ; il deviendra le général Scalfort, une des illustrations guerrières de cette prodigieuse époque. Dans sa retraite à Douai, au milieu de ses concitoyens, vieux soldat mutilé, il s’honorera encore par un trait héroïque : un jour d’émotion populaire, après le désastre de Waterloo, au moment où sera près d’éclater sur la place publique une collision sanglante, lui invalide, il se jettera entre le peuple et la garnison exaspérée, et la poitrine devant la bouche d’un canon, s’adressant à ses anciens compagnons d’armes, il s’écriera : « Amis, si vous tirez, eh bien ! c’est moi que vous frapperez le premier. »

Nous arrivons au logis paternel, la maison où est née Marceline ; la porte s’en ouvrait à côté de l’Homme sauvage. Elle est restée à peu près la même qu’elle était dans ce temps-là, cette humble maison, bien reconnaissable encore à la niche qui la surmonte. C’était dans cette niche que se trouvait la madone vénérée devant laquelle Marceline et ses sœurs allumaient pieusement, les jours de fête, de petits cierges et qu’elles se plaisaient à entourer de guirlandes et de fleurs.

Maintenant que nous avons examiné l’intérieur de la maison sur laquelle la municipalité de Douai, à la sollicitation du sénateur M. Corne, a fait placer une pierre commémorative, jetons comme à la dérobée un coup d’œil sur l’intérieur. Voici d’abord l’étroit corridor que la diligente mère de famille, en véritable fille des Flandres, a soin de laver à grande eau et cela très souvent. Entrons : la première pièce à gauche est la salle commune, avec son poêle de fonte dans l’âtre, une lampe de fer est accrochée à l’un des piliers de la cheminée, un rouet attend la main de la fileuse près d’une des deux fenêtres, et derrière la porte une horloge antique laisse entendre son tic-tac sous sa longue gaîne de bois. Dans cette pièce, la vénérable aïeule va et vient, faisant le ménage, veillant sur le pot au feu. Cette jeune femme qui prend place au rouet, c’est la mère de Marceline, vraiment belle avec sa magnifique chevelure blonde ; elle passe ses journées et de longues soirées à filer le lin ; ce sera sans doute devant son rouet que sa fille lui aura entendu souvent répéter ce refrain qu’elle notera an déclin de ses jours :

Ah ! si j’étais le cher petit enfant

Qu’on aime bien, mais qui pleure souvent ;

. . . . . . . . . . . . . . . .

Les soyeux écheveaux préparés par la mère de famille d’une main délicate sont renommés dans les Flandres parmi les tisseurs de batiste. Dans un coin de la chambre, on aperçoit les premières marches en grès d’un escalier qui mène à une cave habitée, laquelle garde une ouverture extérieure sur la rue. Le ménage besogneux, installé dans ce séjour souterrain, se compose d’un mari, ancien tambour de régiment, devenu restaurateur de vieilles chaussures, une des fortes têtes du quartier, et d’une femme marchande de verdures, qui a son étal sur les premières marches. Cette cave au double escalier établit avec le dehors une communication auxiliaire dont profitent, certains jours, les gens de la maison, à de certaines heures les enfants surtout, quand ils ont intérêt à sortir à la sourdine pour aller faire l’école buissonnière ou à rentrer sans qu’on les aperçoive.

Au-dessus de la première pièce que nous venons de décrire et qui est basse de plafond, existe une sorte d’entre-sol, lequel forme chambre pour les enfants. Dans cette chambre peu vaste, attiédie par la chaleur de l’étuve d’en bas, se voient trois petits lits bien blancs et un berceau d’osier, le berceau de Marceline. Sur le mur, d’un côté est fixé un miroir que surmonte un rameau de bois bénit, de l’autre s’allongent quelques rayons où les enfants viennent à l’heure de l’école prendre le petit panier aux provisions, leurs livres, leurs cahiers, et où ils ne sont pas toujours bien exacts à les déposer après la classe.

La deuxième pièce du rez-de-chaussée s’ouvre au fond du corridor, elle est éclairée sur la cour ; on l’appelle la chambre rouge et doit son nom à ses carreaux frottés, entretenus dans le vif de leur couleur primitive. D’habitude la chambre rouge est fermée à clef, sinon dans les grands jours où la famille se réunit ; alors les carreaux sont saupoudrés d’un sable blanc ; un feu clair pétille dans la cheminée ; la table se couvre d’une belle nappe, et Marceline émerveillée admire, entre autres choses, les couverts d’argent et des bouteilles fluettes, transparentes, qu’on nomme en Flandre des religieuses, qui laissent sous leur verre mince apercevoir un vin clairet, destiné à célébrer une fête de famille, l’arrivée d’un parent, d’un ami.

À l’intérieur de la maison se trouve la cour, étroite, peu visitée du soleil, avec son puits fermé de chaque côté par un grand volet, surmonté de sa double margelle. C’est autour de ce puits jaseur, comme devait l’appeler Marceline, que matin et soir les ménagères, en puisant leur eau, échangeaient les nouvelles du jour, se faisaient part de leurs griefs et de leurs peines.

À cent pas de la maison Desbordes s’élève la masse imposante de la tour Notre-Dame, dans l’épaisseur de laquelle est ouverte une des portes de la ville. La partie supérieure de cette tour sert de prison militaire. Les murs de cette prison sont percés d’un étroit guichet et de quelques rares fenêtres armées d’un treillis de fer ; c’est derrière ces rudes barreaux que Marceline a vu : « Ce vieux prisonnier de la haute tourelle. » Dans l’éloignement elle se demande :

Partage-t-il encore avec la tourterelle
Son pain qu’avaient déjà partagé ses bourreaux ?
Cette fille de l’air à la prison vouée,
Dont l’aile palpitante appelait le captif.
Était-ce une âme aimante an malheur envoyée ?
Était-ce l’espérance au vol tendre et furtif ?

Mais les lieux dont le souvenir demeure bien vivant dans la mémoire de Mme Valmore, et reparaît le plus souvent dans ses vers, sont l’église Notre-Dame et le cimetière qui l’entoure. Marceline, arrivée à l’âge mûr, se la représentait, sa Notre-Dame, comme une église superbe, resplendissante d’ornements, de pompes religieuses ; elle croit entendre encore les hymnes qui retentissent sons ses voûtes, se mariant à la voix de l’orgue ; elle revoit en pensée l’autel où, à deux genoux, elle a prié Dieu avec une si naïve ferveur ; cette belle image, elle se perd dans la nuit du temps. Puis plus tard, quand elle retrouve sa Notre-Dame, quelle déception ! Ce sont bien là les mêmes murailles gothiques, mais ces sombres nefs, qu’elles sont nues, dégradées, silencieuses ! la terreur révolutionnaire en a fait presque des ruines. C’est alors que dans sa douleur le poète s’écrie :

Vous aussi ; ma natale, on vous a bien changée !
Oui, quand mon cœur remonte à vos gothiques tours,
Qu’il traverse rêveur notre absence affligée,
Il ne reconnait plus la grâce négligée
Qui donnait tant de charme au maternel séjour.

Quant au cimetière qui entourait l’église Notre-Dame, il ne s’est jamais montré aux yeux de Marceline que sous un jour aimable. C’est là qu’avec ses sœurs, dès qu’elles surent faire leurs premiers pas, elles allaient jouer sur le gazon, parmi les tombes ; c’était leur jardin. Dans son conte des Petits Flamands, Mme Valmore peint l’essaim des petites filles allant, après l’école, au cimetière s’asseoir et faire des bouquets, parfois même danser en rond autour des tombes vertes. « Elles y portaient, dit-elle, leurs paniers d’école pleins de fruit, de pains d’alouettes, d’herbes fines mêlées an beurre et au laitage choisi des jours de fête. On dressait l’innocent banquet sur une haute tombe. »

Ailleurs, les billes et les osselets retentissaient sur une dalle funéraire, ou bien la bande joyeuse prenait d’assaut la margelle croulante d’un vieux puits abandonné. Dans ce séjour de la mort, un seul objet glaçait parfois le sourire sur les lèvres de Marceline : une grande figure de pierre contre un des piliers de la vieille église, la figure du Christ, d’un travail rude, mais plein d’expression, le Christ les mains liées par des cordes, le Christ flagellé et couronné d’épines.

Nous nous sommes attardé à la description de la maison où naquit Mme Desbordes-Valmore, des lieux où elle passa son enfance ; nous croyons que ceux qui liront ses poésies, nous en sauront gré.

Dans cette maison de la rue Notre-Dame, asile fui par la fortune, mais non pas par la paix et le bonheur, se place pendant la première enfance de Marceline un épisode qui met dans un jour singulièrement honorable les sentiments de la famille. Au XVIIe siècle, des membres de la famille Desbordes, d’une branche appartenant à la religion réformée, — laquelle en cette qualité avait subi la révocation de l’Édit de Nantes, s’étaient réfugiés en Hollande. D’abord ouvriers imprimeurs, ils étaient parvenus, à force de travail, à devenir les fondateurs d’un établissement important à Amsterdam. En 1791, deux frères Desbordes, célibataires, dirigeaient cette imprimerie et se trouvaient à la tête d’une belle fortune. Possédés à un haut degré de l’esprit de famille, ils n’avaient jamais perdu le souvenir de leurs parents issus comme eux de France. Devenus vieux et désirant laisser à ces parents leur opulente succession, ils s’adressèrent à l’aïeule de Marceline, laquelle, veuve d’un horloger de Douai, avait à grand’peine élevé ses six enfants, et vénérable mère, conservait sur eux une grande autorité. Il y eut, dans son petit logis de la Cave d’Or, comme un conseil de famille ; un de ses fils donna lecture à haute voix de la lettre des riches parents d’Amsterdam. Dans cette lettre, ils exprimaient leur pensée bien arrêtée de laisser tous leurs biens aux Desbordes de Douai, mais ils y mettaient une condition, et cette condition était que la mère de famille et toute sa descendance rentreraient au sein de la religion réformée. La délibération ne fut pas longue ; la vieille mère prit la parole et dit que la fortune des parents de Hollande était magnifique sans doute, mais qu’elle ne valait pas le prix qu’ils y mettaient.

Marceline a laissé quelques lignes, lesquelles donnent bien l’idée de ce que fut cette scène émouvante ; elle demeura un des profonds souvenirs de son enfance. Elle montre d’abord ses parents assistant à la lecture de la lettre : « Ma mère, ajoute-t-elle, s’évanouit ; mon père regarde ses enfants et sort dans une horrible anxiété. Il rentre après quelques pas dans le cimetière ; l’on décide que l’on répondra : Non. »

De ce moment on peut se figurer ce que fut la détresse des parents de Marceline. Elle dura pendant tout le cours de la période révolutionnaire, jusqu’à ce que, vers l’année 1797, à bout de toutes ressources, ayant quatre enfants à élever, leurs pensées se tournèrent vers une parente, propriétaire de plantations à la Guadeloupe, qui leur apparaissait dans ce lointain horizon comme riche, généreuse, propre à devenir pour la famille une seconde providence, si seulement l’on parvenait à toucher son cœur. La mère de famille se dévoua ; il fut résolu qu’elle quitterait son pays, son mari, ses enfants, qu’elle emmènerait seulement avec elle Marceline, et qu’à elles deux elles entreprendraient ce voyage, alors bien autrement redoutable qu’il ne l’est aujourd’hui ; elles s’en iraient, traversant la France, à Bordeaux chercher un navire en partance.

Cette résolution, en quelque sorte désespérée, s’exécuta de point en point. Après une longue traversée, mêlée de bien des souffrances, de bien des angoisses, Mme Desbordes et sa fille touchèrent à la fin le sol de la Guadeloupe. Mais là, que leur rêve, que leur dernière espérance s’évanouirent fatalement ! L’ile venait d’être bouleversée par la révolte des noirs, les plantations étaient dévastées, les colons ruinés avaient été obligés de se soustraire par la fuite aux traitements les plus cruels. Mme Desbordes ne résista pas à un coup pareil : se voir à quinze cents lieues de son pays et de sa famille, sans aucun appui, sans ressources, sur un sol frémissant ; obligée de tout craindre pour elle, surtout pour sa fille chérie ! L’épreuve était au-dessus de ses forces ; minée par le chagrin, attaquée par la fièvre jaune, elle succomba bientôt.

« Ma mère, écrit Marceline à une amie, imprudente et courageuse, se laissa envahir par l’espoir de rétablir sa maison, en allant en Amérique trouver une parente qui était redevenue riche ; de ses quatre enfants qui tremblaient de ce voyage, elle ne prit que moi ; je l’avais bien voulu, mais je n’eus plus de gaîté après ce sacrifice…

« J’adorais mon père comme le bon Dieu. Les rues, les villes, les ports de mer, où il n’était pas, me causaient de l’épouvante, et je me serrai contre les vêtements de ma mère comme dans mon seul asile.

« Arrivée en Amérique, ma mère trouva ma cousine veuve, chassée par les nègres de son habitation, la colonie révoltée, la fièvre jaune dans toute son horreur. Elle ne porta pas ce coup. Son réveil, ce fut de mourir à 41 ans. Moi, j’expirais auprès d’elle. On m’emmena en deuil hors de cette île dépeuplée à demi par la mort, et de vaisseau en vaisseau je fus rapportée au milieu de ma famille désolée et devenue tout à fait pauvre. »

La jeune fille, dit Sainte-Beuve, fut recueillie par la femme d’un armateur de Nantes, dont le nom s’est conservé, Mme Guédon, et le mari lui obtint le passage sur un bâtiment qui partait pour la France. Un petit nègre, esclave de Mme Guédon, accompagna Marceline dans le canot qui la transportait au navire ; une fois sur le pont il ne voulait plus la quitter ; il avait résolu de la suivre en France. Comme on tâchait de lui faire comprendre qu’on ne pouvait le prendre à bord : « Moi, répondait l’enfant, bien savoir nager, moi vous suivre là-bas. » Enfin il dut retourner à terre, le cœur gros et les yeux en larmes, mais il laissa à la jeune blanche, comme souvenir, un ara (perroquet) dont il n’avait pas voulu se séparer jusque là, et qu’il avait compté apporter en France.

À bord du navire, Marceline, qui assurément ne songeait à imiter ni Backhuysen ni Joseph Vernet, dont elle ne connaissait pas même les noms, se fit attacher par les matelots au grand mât pour jouir à son aise des effets de la tempête ; c’était sa nature d’artiste qui se réveillait et parlait déjà bien haut en elle.

À cette traversée se rapporte l’élégie À mes sœurs, dans son premier recueil :

J’étais enfant, l’enfance est écouteuse ;
Sur notre beau navire emporté par les vents,
Entre le ciel et l’onde et nos destins mouvants,

Les vieux marins charmaient la route aventureuse ;

. . . . . . . . . . . . . . . .

Et, quand l’heure avec nous s’envolait sur les flots,

On appelait en vain, parmi les matelots,
Un jeune passager dont la vue attentive
Poursuivait tristement la vague fugitive.
On eût dit que si jeune, et si triste, et si beau,

Sur cette route humide, il voyait un tombeau.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Des joyeux passagers quelle douleur t’exile ?
Pleures-tu ton pays ? eh bien ! si tu l’aimais,
Viens en parler longtemps. Moi, J’ai quitté la France,
Mais j’en parle, et la plainte éveille l’espérance.
Vois-tu : le même ciel nous aime et nous conduit ;
L’étoile qui m’éclaire est celle qui te luit ;
Sa lueur au navire annonce un vent prospère,
Et moi, je reverrai la maison de mon père ;

Des Antilles, de leur ciel éternellement bleu et profond, de la vie doucement oisive des planteurs au milieu de leurs esclaves, avant que la révolution l’eût troublée, Mme Desbordes-Valmore rapporta un souvenir qui se traduisit par les Veillées des Antilles, premier ouvrage où se révéla le talent du poète, et par quelques pièces de vers éparses dans les premiers recueils.

« À bord du navire, — ici c’est de nouveau Sainte-Beuve que nous citons, — Marceline, par son courage, sa modestie comme par sa situation, avait intéressé tout le monde, tout le monde excepté le capitaine, homme grossier qu’elle intéressa trop dans un autre sens et qui, n’ayant pu en venir à ses fins, ne vit rien de mieux que de la rançonner. En la débarquant à Dunkerque, il retint à l’orpheline l’indigente petite malle qui contenait son peu d’effets, sous prétexte de se payer des menus frais de la traversée que la pauvre enfant ne pouvait acquitter. La vie, dès les premiers pas, s’annonçait-elle assez inique et assez cruelle ! »

Marceline, à son retour d’Amérique, avait quinze ans ; jeune fille à la taille élégante, au gracieux visage, si ses traits n’avaient pas une régularité parfaite, son visage était plein d’expression ; sa voix avait un timbre charmant et sympathique. Elle était bien ce qu’elle se plaît à se poindre elle-même, dans une des pièces de vers de son dernier recueil :

Quand vous suiviez ma trace
J’allais avoir quinze ans,
Puis la fleur, puis la grâce,
Puis le feu du printemps.
J’étais blonde et pliante
Comme l’épi mouvant ;
Et surtout moins savante
Que le plus jeune enfant.

Revenue sous l’humble toit paternel, du matin au soir elle se mit à travailler de ses mains pour aider son père ; Marceline se fit couturière. Allons au fond de cette âme de seize ans, nous dit M. Corne, son biographe et son ami, que la nature a douée d’une sensibilité si exquise, cette âme si peu avancée dans la vie et que tant d’émotions déjà ont ébranlée ; car ce n’est pas en vain que Marceline, dans l’âge des impressions vives et profondes, a vu les grands spectacles de la mer, les magnificences du ciel, des tropiques ; ce n’est pas en vain qu’elle a connu déjà les illusions riantes, les déceptions cruelles, le dénuement, l’abandon, un immense deuil. Aussi son imagination est tantôt rieuse, tantôt mélancolique ; d’abord elle anime et colore tout des teintes les plus vives, mais soudain le cœur déborde et ce sont tour à tour des sentiments tendres, tristes ou délicieux, qu’elle ne saurait elle-même définir ni exprimer ; déjà il y a là un souffle poétique qui passe sur le front de cette jeune fille inspirée, dont les doigts légers manient si prestement les ciseaux et l’aiguille.

Le hasard fit que des femmes artistes, attachées à cette époque au théâtre de Douai, eurent l’occasion d’utiliser pour leurs toilettes l’habileté et le goût de Marceline. Elles ne purent s’empêcher de remarquer l’heureuse vivacité de son esprit et tout ce qu’il y avait dans sa personne de grâce et d’attraits. Confidentes de ses soucis quant aux moyens matériels d’assurer l’existence de son père et la sienne, elles lui firent entrevoir les succès qu’à leur avis elle ne pouvait manquer d’obtenir, si elle se vouait au théâtre ; Marceline et le père de famille lui-même prêtèrent l’oreille à ces conseils, et le 21 novembre 1803, la jeune Desbordes fit ses débuts sur la scène de Douai, dans le Philinte de Molière, de Fabre d’Eglantine, et dans le Roman d’une heure, d’Hoffmann.

Sainte-Beuve a parlé longuement, dans sa notice, de la carrière théâtrale de Mme Desbordes-Valmore, de ses commencements, de ce qu’ils eurent de pénible ; il dit ses succès aussi. Nous n’y insisterons pas, nous nous contenterons de son souvenir à elle-même : « C’est alors, » dit-elle après avoir rappelé la triste situation où elle avait trouvé son père et ses jeunes soeurs à son retour d’Amérique, c’est alors que le théâtre offrit pour eux et pour moi une sorte de refuge ; on n’apprit à chanter, on m’appela à Paris, au théâtre Feydeau. À seize ans j’étais sociétaire, mais ma faible part se réduisait alors à 80 francs par mois et je luttais contre une indigence qui n’est pas à décrire ; je fus forcée de sacrifier l’avenir au présent et, dans l’intérêt de mon père, je retournai en province. À vingt ans, des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que une voix me faisait pleurer. »

M. Romain Duthilleul, compatriote et ami de Mme Desbordes-Valmore, ajoute : « Elle joua d’abord en province. Grétry, ayant eu l’occasion de la voir et de l’apprécier, réussit à la faire admettre à l’Opéracomique de Paris. Un très beau succès l’y attendait ; elle y créa plusieurs rôles importants. On applaudit en elle une diction parfaite, surtout une sensibilité communicative qui se trouvait en harmonie avec la douceur de son regard et toute l’expression de sa figure. Grétry la surnomma alors sa chère fille, et jusqu’à sa mort lui conserva ce nom si doux et si flatteur… »

Parcourant de nouveau la province, elle se fit applaudir sur différentes scènes, à Rouen, à Bordeaux, à Bruxelles, à Lyon. Mais la carrière théâtrale ne pouvait convenir longtemps à cette nature frêle, impressionnable, ennemie des intrigues et des tracasseries. De là ces vers charmants, vers raciniens, comme dit Sainte-Beuve, que chacun connaît, que tout le monde a lus, qu’on ne saurait assez répéter à la jeunesse ; Marceline Desbordes s’adresse à une amie, nommée Délia, compagne de théâtre, elle fière de ses charmes, enivrée de ses succès, se contentant de cette vie factice :

Du lis embaumé qui pour vous vient d’éclore
Couronnez votre front charmant.
Mon front que l’ennui décolore

Doit se pencher sans ornement.

. . . . . . . . . . .

L’infortune m’ouvrit le temple de Thalie ;

L’espoir m’y prodigua ses riantes erreurs ;
Mais je sentis parfois couler mes pleurs

Sous le bandeau de la folie.

. . . . . . . . . . .

Je n’ai pu supporter ce bizarre mélange

De triomphe et d’obscurité,
Où l’orgueil insultant nous punit et se venge
D’un éclair de célébrité.

Trop sensible au mépris, de gloire peu jalouse,
Blessée au cœur d’un trait dont je ne puis guérir,
Sans prétendre aux doux noms et de mère et d’épouse,
Il me faut donc mourir !…

Marceline quitta la carrière théâtrale en 1823, mais elle se trompait quant à ses prévisions maternelles, car un honnête homme, artiste dramatique de talent, que Talma, le grand tragédien, avait pris en amitié, M. Lanchantin, connu au théâtre sous le nom de Valmore[2], frappé de tant de belles et aimables qualités, rechercha en mariage la jeune artiste et s’estima heureux d’obtenir sa main. Le mariage se fit à Bruxelles, le 4 septembre 1817. M. Valmore resta au théâtre, et sa femme qui, six ans après son mariage, avait abandonné avec joie cette carrière ingrate, suivit résolument son mari dans les pérégrinations pénibles auxquelles sa profession l’obligeait. Elle se rendit avec lui à Paris, où M. Valmore avait été engagé à l’Odéon, puis à Bordeaux, finalement à Lyon, où elle commença de se livrer tout entière à ses devoirs d’épouse et de mère. Elle semblait, en retour de toutes ses tribulations passées, être appelée immédiatement à goûter toutes les joies de la famille, mais ici encore, hélas ! de douloureuses épreuves l’attendaient.

L’année de son mariage, elle perdit son père qu’elle aimait tendrement et à la vieillesse de qui elle s’était, avec une constance pieuse, efforcée de venir en aide. Elle perdit un enfant encore en bas âge ; son cœur en fut déchiré, sa santé s’altéra. Pour combler son chagrin, trop souvent, au milieu de sa vie voyageuse et agitée, elle connut les noirs soucis que la gêne introduisait au foyer de la famille, supplice d’une mère aux sentiments fiers et délicats.

Nous retrouvons Marceline Desbordes, désormais Mme Valmore, sous ce nom qu’elle devait à jamais illustrer, dans ce modeste petit appartement de la rue Clermont, le lieu où Lamartine, qui ne la connaissait en quelque sorte que de nom, la visita après lui avoir envoyé ces admirables strophes qui vinrent un beau jour la surprendre ; la chose a été déjà contée ; elle mérite néanmoins qu’on la répète. Un matin, Lamartine feuilletant un keepsake, y trouve des vers signés Valmore, où la femme poète compare son sort à celui d’une nacelle en détresse ; les vers étaient adressés à A. D. L. — A. D. L. ? que pouvaient signifier ces initiales ? Pour le chantre des Méditations, la chose ne faisait pas de doute : Alphonse de Lamartine. En effet, le grand poète ne connaissait guère son homonyme en initiales, Aimé de Loy, Franc-Comtois d’origine, selon Sainte-Beuve, poète assez inconnu, provincial, vagabond d’existence, passablement bohême, voué éternellement à l’épître laudative ; c’était en réalité à lui que les vers étaient adressés. Le chantre de Jocelyn prend soudain feu et de sa lyre s’échappent des strophes ailées, un de ses plus beaux chants :

Souvent sur les mers où se joue
La tempête aux ailes de feu,
Je voyais passer sur ma proue
Le haut mât que le vent secoue
Et pour qui la vague est un jeu !

C’est le glorieux navire dont rien n’arrêtera la course, la vaste mer est son empire ; mais auprès le poète découvre la pauvre barque qui, sur le golfe immense couronné de palais, n’a pour tenir au rivage que l’anneau rongé de quelque môle abandonné :

Cette pauvre barque, ô Valmore,
Est l’image de ton destin.
La vague, d’aurore en aurore,
Comme elle te ballotte encore
Sur un océan incertain !

Puis, adressant à la femme poète la consolation suprême des artistes :

Ainsi le cœur n’a de murmures
Que brisé sous les pieds du sort !
L’âme chante dans les tortures ;
Et chacune de ses blessures
Lui donne un plus sublime accord !
Sur la lyre où ton front s’appuie

Laisse donc résonner tes pleurs !

. . . . . . . . . . .

« Madame, » écrit le barde immortel à celle qu’il appelait sa sœur en poésie, « j’ai lu dans le Keepsake des vers de vous que j’ai voulu croire adressés à l’auteur des Harmonies poétiques. C’était un motif ou un prétexte que je ne voulais pas laisser échapper, d’adresser moi-même un bien faible hommage à la femme dont l’admirable et touchant génie poétique m’a causé le plus d’émotion. Agréez, Madame, ces stances trop imparfaites, où j’ai essayé d’exprimer ce qu’une situation si indigne de vous et du sort m’a si souvent inspiré, en pensant à vous ou en parlant de vous. Voyez-y, je vous prie, seulement, Madame, un témoignage de profonde sympathie, d’admiration et de respect. »

À quoi Marceline Valmore, prompte comme l’écho, répond timidement d’un accent qui n’est pas indigne du grand poète :

Mais dans ces chants que ma mémoire
Et mon cœur s’apprennent tout bas,
Doux à lire, plus doux à croire,
Oh ! n’as-tu pas dit le met de gloire ?
Et ce mot, je ne l’entends pas ;
Car je suis une faible femme,
Je n’ai su qu’aimer et souffrir ;
Ma pauvre lyre, c’est mon âme,
Et toi seul découvres la flamme
D’une lampe qui va mourir.

Sur quoi, Lamartine écrit encore une fois : « Madame, je suis payé au centuple et je rougis, en lisant vos vers, des éloges que vous donnez aux miens ! Une de vos strophes vaut toutes les miennes. Je les sais par cœur.

« J’espère que la fortune rougira de son injustice, et vous accordera un sort indépendant et digne de vous. Il ne faut jamais désespérer de la Providence, quand elle nous a marqué au berceau pour un de ses dons les plus signalés, et quand on sait comme vous l’adjurer dans une langue divine… »

Mme Desbordes-Valmore, durant un assez grand nombre d’années, ne quitta Lyon qu’une fois ; ce fut en 1838, à la suggestion de Mlle Mars, pour se rendre à Milan, où la grande actrice allait donner des représentations, lors du couronnement de l’empereur Ferdinand. Trois mois après, la faillite du directeur renvoyait en France les pauvres artistes, dupés, ruinés et hors de voie.

C’est en Italie qu’elle conçut et écrivit ce que Sainte-Beuve appelle sa belle invocation au soleil :

Ami de la pâle indigence etc.

À son retour d’Italie, elle passa par Genève, la seule fois sans doute qu’il lui ait été donné de mettre le pied dans notre ville. Elle s’y trouva au milieu des émotions qui marquèrent le mois d’octobre 1838, alors que Louis-Philippe armait contre la Suisse pour la forcer d’expulser de son territoire le prince Louis-Napoléon. L’irritation du peuple, qui se croyait menacé dans un de ses droits qui lui est le plus cher, le droit d’asile, était extrême contre tout ce qui portait le nom français. Mme Valmore en fit l’expérience et conserva de ces jours pénibles un souvenir douloureux :

« Mais la politique, écrit-elle à son frère, empoisonne les esprits. Moi qui pleurais de joie et de respect en traversant enfin Genève, patrie de notre grand-père maternel, on m’y a poursuivie avec ma petite famille en criant contre nous : À bas les Français ! C’était un mouvement passager de haine, et j’ai passé à travers avec un grand serrement de cœur. »

Elle avait raison, la femme poète, la politique empoisonne tout. Elle fit que Genève se montra inhospitalière à celle qui lui tenait par le sang et dont la gloire ne lui restera pas étrangère.

Mme Valmore avait vu Lyon en proie aux horreurs de la guerre civile ; elle devait, peu de temps après son retour, la voir en proie à l’effroi qu’allait lui causer une des plus grandes inondations du siècle :

Un reste de soleil animait la nature
Et de Lyon la triste égayait la toiture ;
Les vieillards prédisaient pourtant de sombres jours,
Car les Alpes fondaient, et l’eau montait toujours

Et toujours…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

De pauvres artisans retardés dans la rue

Ont vu causer le Rhône avec la Saône accrue,
Comme au temps où le ciel fit pleuvoir à la fois,

En sept jours, autant d’eau qu’il en pleut en sept mois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

La cité des martyrs dans l’onde agenouillée,

Écartant les lambeaux de sa tête mouillée,
Comme une pauvre veuve en ses bras amaigris
Renferme avec terreur ses enfants sans abris,
Des fleuves repoussant l’étreinte épouvantable,
Vers ses lointaines sœurs jette un cri lamentable.
On se cherche, on s’appelle, on ne se connaît plus,
Et le flot seul répond à leurs cris superflus !

Mme Valmore quitta Lyon peu d’années après, sans grands regrets, paraît-il ; elle laissa son petit appartement de la rue Clermont et les fleurs de sa fenêtre au passereau des toits :

J’ai dit au passereau qui descend de l’orage :
Viens, j’ai semé pour toi ces humides couleurs.

Elle quitta Lyon pour Paris. Y rencontra-t-elle plus de bonheur, il est permis d’en douter : « Je me perds dans la frayeur que je ressens pour vous, » écrivait-elle à son amie, Mme Juste Olivier, prête à quitter la Suisse, « car Paris sans la certitude de son hospitalité me semble l’enfer où l’on a froid. » Mme Valmore allait y trouver d’incessants labeurs, de nouvelles et bien dures épreuves.

La voici établie dans cet immense Paris, comme elle le dit aa cours d’une lettre un peu postérieure à la même Mme Caroline Olivier, « dans un nid flottant entre ciel et terre, soutenue seulement par des fils de la Vierge. »

Datée de cette époque de la vie de Mme Valmore, existe une assez nombreuse correspondance : en sa qualité d’ami de la famille, il a été donné à M. Corne d’y jeter un coup d’œil ; nous l’y jetterons après lui, et ces épanchements de la femme et du poète donneront un grand charme au récit de sa vie.

Mme Valmore avait un frère, ancien soldat de l’empire ; il vivait à Douai, vieux, infirme, dans le dénuement ; c’était lui à qui elle avait adressé ses premiers vers et, si gênée qu’elle fût présentement, elle ne s’en ingéniait pas moins à trouver quelque argent à envoyer à ce frère qui se nommait Félix, et ces secours fraternels, elle les accompagnait de bonnes paroles, propres à relever et à réconforter le vétéran :

« 14 janvier 1843… Hélas ! mon bon Félix, quand nous n’en pouvons plus du fardeau de nos peines, n’oublions pas que la bonté de Dieu ne nous a pas tout à fait abandonnés et qu’enfin nous sommes ses enfants. Quelque chose de grand est caché sous nos souffrances. Allons ! plus nous avons payé d’avance, plus il nous dédommagera de l’avoir aimé et cherché an milieu de nos épreuves ; j’ai des moments où je croule, mais je me sens toujours soutenue par cette main divine qui nous a faits frère et sœur pour nous aider et nous chérir, mon bon Félix. Tu sais quel bonheur je trouve à remplir ma mission, et je te remercie d’avoir également rempli la tienne ; en m’aimant fidèlement, tu n’as bien souvent consolée des amitiés légères et oublieuses de ce monde. La nôtre sera de tous les mondes. »

« 1844… M. S…, arrivé il y a quatre jours, m’a remis ta lettre et tes manuscrits, que je n’ai pas eu le loisir d’ouvrir encore, car je suis comme au pillage de mon temps : partout le travail, les correspondances, ménage, coutures et visites, qui remplissent mes journées ; elles sont de 8 heures jusqu’à minuit, plus tard je t’en parlerai ; rappelle-toi ce que je t’ai dit quant aux notions qui peuvent t’être restées précises sur notre famille et nos chers père et mère. Je vous ai tous quittés si jeune, que je sais peut-être moins que vous de votre origine. Tout ce qui est resté gravé dans ma mémoire, c’est que nous avons été bien heureux et bien malheureux, et qu’il y avait pour nous bien du soleil à Sin (village près de Douai, où la famille allait les dimanches et jours de fête), bien des fleurs dans les fortifications, un bien bon père dans notre pauvre maison, une mère bien belle, bien tendre et bien pleurée au milieu de nous. »

Mme Valmore avait deux filles : l’une, nommée Inès, d’un caractère renfermé, mélancolique ; elle s’inclinait sous un mal mystérieux, étrange, inguérissable, Inès mourut. Peu après sa mort, sa mère écrivait :

Je ne dis rien de toi, toi, la plus renfermée,
Toi la plus douloureuse, et non la moins aimée !
Toi, rentrée en mon sein, je ne dis rien de toi
Qui souffres, qui te plains et qui meurs avec moi !
Le sais-tu maintenant, ô jalouse adorée,
Ce que je te vouais de tendresse ignorée ?

Connais-tu maintenant, me l’ayant emporté ;
Mon cœur qui bat si triste et pleure à ton côté ?

Une année après cette perte si cruelle à son cœur, Mme Valmore écrivait à son frère Félix : « 8 mars 1847. Tu vois, mon ami, que je t’écris seulement aujourd’hui pour te dire d’attendre, et je n’ai pas voulu retarder ma lettre jusqu’au moment où je pourrais y joindre un envoi d’argent. Je veux avant tout t’épargner l’inquiétude qu’un silence plus long te causerait, sachant bien que ton cœur s’en rapporte au mien de l’empressement que je mettrai à partager avec toi le premier rayon bienfaisant que la Vierge m’enverra. Ce dernier déménagement m’a tout pris. C’est fièrement douloureux d’interrompre ainsi les seules douceurs consolantes de la vie… »

« 7 avril 1847… Ta bonne lettre me trouve au milieu de nouvelles et vives afflictions. À peine avais-je été frappée de la perte foudroyante de M. Martin du Nord, que je suis saisie de douleur par celle de Mlle Mars. Cette bien-aimée de toute ma vie, je l’adorais dans son génie et dans sa grâce inimitable, je l’aimais profondément comme une amie fidèle que mes infortunes n’ont jamais refroidie. Au milieu de sa fatale maladie, elle était encore agitée du désir de placer mon cher Valmore à Paris. Mon bon Félix, je t’en prie, dis une prière pour cette femme presque divine. Si tu savais quelle part profonde elle a prise à mon malheur de mère, tu l’aimerais comme on aime un ange, et c’est comme telle que je la pleure. Je suis donc une femme bien désolée, mon pauvre ami !… »

« 8 octobre 1849… L’excellent M. Martin du Nord, dont la vie a été bonne à tous ceux qui l’ont approché ! Ce nom sera toujours dans ma bouche comme un éloge et une prière. Depuis qu’il n’est plus, tout est fini pour nous. Lui, M. de Châteaubriand et Mme Récamier ont laissé en moi autant de tristesse que de gratitude… »

Mme Valmore, outre son frère Félix, avait encore deux sœurs, mariées et mères de famille ; elles vivaient à Rouen, avec une grande peine, de leur travail. Marceline les aimait de toute son âme et leur venait en aide aussi souvent qu’elle le pouvait. C’était Cécile, l’aînée, qui avait appris à lire à Marceline enfant, et l’on retrouve, dit Sainte-Beuve, dans maints passages des poésies un souvenir esquissé de cette figure. Elle était, continue le critique, bien la vraie sœur du poète, par la sensibilité et par le cœur, aussi par une certaine simplicité primitive d’imagination.

Un jour Cécile écrivait à sa sœur :

« J’ai été dimanche faire une course pour une dame qui m’est quelquefois utile dans des moments où je ne sais plus à qui avoir recours ; elle me tend la main pour me ranimer un peu. J’allais à Bon-Secours prier la bonne Notre-Dame pour elle. Je l’ai priée aussi pour nous tous ; je me suis jetée à sa miséricorde ; je lui ai demandé qu’elle te récompense de tout le bien que tu fais, qui est d’autant plus méritoire que ta position est bien difficile. En revenant, ma bonne sœur, je me suis vue entourée, presque ensevelie dans des fils de la Vierge. Je ne puis te rendre l’effet que cela m’a fait ; je me suis retracé dans un instant la rue Notre-Dame, le cimetière qui était nos galeries ; toute notre enfance s’est écoulée devant moi comme si c’était hier. Je suis rentrée dans ma petite chambre en pleurant de l’isolement où je me trouve, et de tout ce que souffre notre malheureuse famille. Pourquoi ne suis-je pas morte dans cette chapelle, où je priais pour vous tous la mère des affligés… Espérons… »

Marceline, après s’être efforcée de relever son courage, lui répondit :

« Novembre 1854… La dame qui m’aide souvent à trouver de l’argent d’emprunt pour passer mon mois, à la condition de le rendre à la fin du mois même, n’a pu venir encore à mon secours, à travers la pluie et toutes les difficultés de sa propre vie. Mais tu dois savoir depuis longtemps qu’il n’y a plus guère que les malheureux qui se secourent entre eux. Va ! c’est bien vrai. Sans être plus méchants que nous, les riches ne peuvent absolument pas comprendre que l’on n’ait pas toujours assez pour les plus humbles besoins de la vie. Ne parlons donc pas des riches, sinon pour être reconnaissants de ne pas les sentir souffrir comme nous… »

En 1850, Mme Valmore vit mourir sa sœur Eugénie à Rouen ; en 1851, son frère Félix à Douai ; sa dernière sœur, Cécile, ne tarda pas à les suivre. Elle écrivait à sa nièce Camille, la dernière survivante de toute la famille de sa jeunesse :

« J’ai depuis bien longtemps la stricte mesure de mon impuissance, mais tu comprends qu’elle se fait sentir par secousses terribles quand je sonde l’abîme de tout ce qui m’est allié par le cœur et par la détresse. Oui, Camille, c’est très poignant. Me voilà donc sans frère ni sœurs, toute seule des chères âmes que j’ai tant aimées, sans la consolation de survivre pour accomplir leur vœu, qui était toujours et toujours de faire du bien… Que dire devant ces arrêts de la Providence ? Si nous les avons mérités, c’est encore plus triste. Cette réflexion ne regarde que moi, ma bonne amie. Je cherche souvent en moi-même ce qui peut m’avoir fait frapper si durement par notre cher Créateur, car il est impossible que sa justice puisse être ainsi sans cause, et cette pensée achève bien souvent de m’accabler… »

Mais il n’y a pas ciel si orageux qui n’ait ici et là son embellie, et voici qu’un jour un rayon de bonheur traverse le ciel si sombre de Mme Valmore. Ondine se marie, Ondine baptisée Hyacinthe, mais toujours connue dans la famille sous le nom d’Ondine ; elle était la fille aînée de Mme Valmore, et venait d’être demandée en mariage par M. Langlais[3], propriétaire au Mans, publiciste en renom, homme d’avenir. Ondine, élevée dans un pensionnat à Lyon, était devenue sous-maîtresse dans un pensionnat à Passy.

« Ondine, écrit sa mère, est toujours esclave dans son pensionnat. Quand je veux l’embrasser, il faut que j’y aille. J’y vais tout à l’heure par un soleil qui luit si rarement, et je t’embrasse pour elle très travailleuse et très bonne. C’est un rude métier que le sien ; mais nous n’avons pas de dot pour nos anges, et la grâce, l’esprit, la sagesse, qu’est-ce que cela pour l’époque où nous sommes ? »

Ondine, poète comme sa mère, impressionnable et sensible comme elle, avait un tempérament délicat, cause de soucis ; néanmoins, les premiers temps de son mariage furent heureux ; elle les passa au Mans. Ondine écrivait à son frère :

« … Ici on oublie tout ; on se plaint par genre, mais sans amertume ; o dort, on mange, on n’entend point de sonnette. On s’éveille pour dire : Va-t-on déjeuner ? On se promène à âne, et on rentre bien vite pour demander : Va-t-on dîner ? Il y a des fleurs, des herbes, des senteurs de vie qui vous inondent malgré vous-même ; il y a une atmosphère d’insouciance qui vous berce et vous rend tout facile, même la souffrance… Que n’es-tu là ?… »

Une année plus tard, c’est Mme Valmore qui va rendre visite à sa fille :

« … Hier, avec Langlais, nous avons fait le tour de la ville (je crois qu’ils disent ville). Toutes nos visites sont rendues. J’ai vu dans ces maisons bizarres des petites dames très jolies et de très beaux enfants, des fruits par paniers, des fleurs toujours. Oui, Dieu est partout ! Juge s’il est dans ce silence profond des haines politiques et littéraires. Ou n’entend parler que de blés mûrs, de vendanges et de poules qui pondent sans s’arrêter. Sans doute, ce n’est pas l’Espagne, dont tu m’envoies le charmant écho dans cette vraie colombe, dont tu traduis la langue avec émotion[4] : mais c’est du calme, de l’air, sans sonnettes aux portes, sans pianos, sans bonnet grec dans un grenier. Ici, tout va de plain pied… du moins à la surface des prés que j’ai parcourus. La mélancolie y est sans volupté, sans trop d’épines non plus. Les poètes n’y font pas de nids et les tourterelles mangent comme des ogres… »

Ondine devint mère, mais elle eut la douleur de perdre son enfant ; son tempérament délicat reçut un choc dont la jeune femme ne devait pas se remettre. Mme Valmore s’établit à Passy auprès de sa fille, qu’elle soigna en proie aux plus sombres pressentiments ; au bout de mois et de semaines d’une lente agonie, Ondine succomba.

« Parmi tous, écrivait la malheureuse mère, vous seul, je crois, devinez l’étendue de ma douleur. Je vous remercie de tous les sentiments qui nous la révèlent. Je vous remercie d’une larme qui vous vient aux yeux pour moi, et du serrement de cœur fraternel que sa perte vous cause ; je le sens ! — Vous l’avez bien connue, vous lui avez donné de la lumière pure. Vous avez aimé l’innocence de son sourire… Elle l’avait encore en fuyant !… Oui, je vous remercie pour elle, sainte et douce colombe ; je vous remercie pour moi — et pour vous — d’avoir été son ami. Laissez-moi me signer la vôtre.

« Marceline Desbordes-Valmore. »

Ondine venait d’expirer.

La mort d’Ondine fut pour Mme Valmore le dernier coup qu’elle se trouva en état de supporter, car de ce moment celle qu’on avait si souvent et si justement comparée au roseau qui plie et se relève, s’inclina sous la main du sort, pour ne pas se relever, et désormais tous ses jours s’écoulèrent dans une tristesse que ne venait plus égayer l’ombre d’un sourire. C’est alors qu’elle adressa à son ami, le docteur Veyne, ces vers touchants :

Si je pouvais trouver un éternel sourire,
Voile innocent d’un cœur qui s’ouvre et se déchire,

Je l’étendrais toujours sur mes pleurs mal cachés
Et qui tombent souvent par leur poids épanchés.
Renfermée à jamais dans mon âme abattue,
Je dirais : « Ce n’est rien » à tout ce qui me tue,
Et mon front orageux, sans nuage et sans pli,
Du calme enfant qui dort peindrait l’heureux oubli !
Dieu n’a pas fait pour nous ce mensonge adorable,
Le sourire défaille à la plaie incurable :
Cette grâce mêlée à la coupe de fiel
Dieu mourant l’épuisa pour la porter au ciel.
Adieu, sourire, adieu jusque dans l’autre vie,
Si l’âme du passé n’y peut être suivie ;
Mais si de la mémoire on ne doit pas guérir,
À quoi sert, ô mon âme, à quoi sert de mourir !

Mme Valmore tomba de plus en plus dans une langueur, laquelle dégénéra en une maladie qui dura deux ans et fut accompagnée de souffrances nerveuses constantes et si intenses, qu’elle ne pouvait entendre sans un frémissement pénible le bruit d’une sonnette.

« Ma mère, » écrivait son fils Hippolyte, « fut deux ans clouée sur le lit par une maladie aiguë ; elle y a montré le courage et la résignation les plus admirables. Son âme semblait s’élever au milieu de ses incessantes épreuves. Jamais un mot de plainte, rien qui pût nous faire entrevoir ni la fin prochaine, ni qu’elle fût instruite de la marche destructive de la maladie. Douce, presque gaie parfois, elle souriait avec tendresse aux infatigables sollicitudes de mon père. »

Mme Valmore n’avait pour réconfort dans ses longues souffrances que les soins pieux de son mari et de son fils, et pour les oublier que les visites de la muse, cette muse qui avait consolé sa jeunesse et demeura fidèle à son chevet jusqu’à sa mort, lui apportant des élans plus élevés, plus sensibles, plus purs même que les élans d’autrefois, accords d’une lyre qui, ayant tout à l’heure achevé de vibrer sur la terre, va s’en aller vibrer aux cieux. Nous croyons ne pas en dire trop en répétant, après le grand critique, que ce dernier volume de ses chants, qu’elle dicta tout entier à son fils de son lit de douleur, restera comme le plus remarquable de son œuvre.

« C’est, » dit Sainte-Beuve, « la douleur constante et son aiguillon, le travail aussi, l’avertissement de poètes plus mâles et à la grande aile, les exemples dont elle profita en émule et en sœur, un art caché qu’elle trouva moyen de mêler de plus en plus à ses pleurs et à sa voix, qui opérèrent cette transformation sensible, et qui l’amenèrent, sinon à la perfection de l’œuvre, toujours s’échappant et fuyant par quelque côté, du moins au développement et à l’entier essor des facultés aimantes et brûlantes dont son âme était le foyer. »

Peu de jours avant l’heure suprême, une joie inattendue était réservée à la malade, joie qui allait ramener un sourire fugitif sur ses lèvres, quand elle apprit que ses poésies dernières, celles qu’elle laissait, recueillies par une main filiale, grâce à une juste admiration verraient le jour dans la ville même d’où ses ancêtres étaient partis, après y avoir trouvé un glorieux refuge. Mais pourquoi, à ce propos, ne pas citer ce que nous écrivait le pieux fils de Mme Valmore ?

« 14 mars 1859. Je ne puis vous dire ici combien ma mère est touchée, au milieu des souffrances les plus vives et de l’oubli inséparable d’une longue maladie et d’une humble existence, de savoir que son livre va devoir de paraître, non à une spéculation de librairie, mais à la bienveillante initiative d’un ami des lettres. Si peu persuadée qu’elle demeure de la valeur de l’ouvrage en lui-même, il lui est doux de sentir s’éveiller des sympathies aussi honorables pour des poésies qui sont moins les productions de l’esprit et de l’art que des révélations de son cœur. Aussi je suis chargé de sa part de vous exprimer sa vive gratitude, à laquelle vous me permettrez de joindre celle de mon père et la mienne. C’est pour moi un heureux événement, et il se mêle à ce que j’éprouve personnellement une satisfaction d’amour-propre que ma mère ne peut ressentir. Vous comprendrez aussi, Monsieur, qu’elle attache un certain prix à ce que les noms de Michelet et d’Olivier se trouvent ainsi placés entre nous et viennent consolider, de la manière la plus flatteuse pour elle, des rapports que la poésie avait déjà établis depuis longtemps. »

Mme Desbordes-Valmore s’éteignit dans la nuit du 22 au 23 juillet 1859, et le dimanche 24 ses restes mortels, aux larmes de son mari et de son fils, étaient rendus à la terre. Dans un autre temps la femme poète avait écrit :

Sans char, sans prêtre, au cimetière
Leur piété me conduira ;
Puis d’un peu de buis ou de lierre,
Doux monument de sa prière,
Le plus tendre me couvrira !

Mme Desbordes-Valmore était morte au milieu de l’inattention de ses contemporains, oublieux de celle dont les chants sensibles, désolés et naïfs les avaient si souvent charmés. N’en avait-il pas été de même de Bernardin de Saint-Pierre, à la renommée en son temps bien autrement retentissante ? On dit vulgairement de l’œuvre d’un sculpteur que son premier état est la vie, son deuxième état est la mort, son troisième état devient la résurrection. Il en est ainsi fréquemment de l’homme de lettres, dont la renommée, si elle doit être durable, ne commence réelle vraiment qu’après la mort, où il prend sa place, qui ne lui sera plus contestée, au sein des immortels.

Il en fut de la sorte pour Mme Desbordes-Valmore. Une année juste s’était écoulée depuis sa mort quand le volume de ses poésies inédites vit le jour ; alors soudain la presse entière le salua de ses acclamations, comme le plus brillant cadeau que lui eût jamais fait la muse. Les premiers critiques de nos jours, MM. Levallois, Barbey d’Aurevilly, Lacaussade, s’empressèrent de rendre hommage ; M. Émile Montégut, dans un article de la Revue des deux mondes, lequel à l’époque fit sensation ; enfin le plus grand critique de notre temps, Sainte-Beuve, prit la vie de Mme Desbordes-Valmore pour sujet d’une série d’études et, grâce aux documents que lui fournit la famille, il put raconter sa vie, analyser son caractère et son talent, mettre en relief ses vertus de manière à intéresser à la femme et à l’artiste l’Europe entière. Nul ne pouvait le faire d’une main plus délicate.

Les jugements portés sur Mme Valmore ont été nombreux et divers en ce qui regarde son talent, mais unanimes pour rendre justice à ses vertus. On a vu ce que Lamartine lui écrivait : « Il ne faut jamais désespérer de la Providence quand elle nous a marqué au berceau par un de ses dons les plus signalés, et quand on sait l’adjurer comme vous dans une langue divine. » Victor Hugo à son tour : « Vous êtes la femme même, vous êtes la poésie même. Vous êtes un talent charmant, le talent de femme le plus pénétrant que je connaisse. » Béranger lui écrit : « Une sensibilité exquise distingue vos productions et se révèle dans toutes vos paroles. » Alfred de Vigny disait de Mme Valmore qu’elle était le plus grand esprit féminin de notre temps, l’âme féminine la plus pleine de courage, de tendresse et de miséricorde. Brizeux l’a appelée « Belle âme au timbre d’or >, et M. Rambert, le critique en titre de la Bibliothèque universelle, l’a dénommée, non sans quelque raison, « la Sapho chrétienne. » M. Montégut, dans la Revue des deux mondes, lui reproche la faiblesse de sa diction et l’incorrection de ses vers ; enfin M. Scherer, le critique du Temps, la compare à une fleur des champs un peu pâle, mais dont le parfum intime et doux n’en plaît pas moins.

Pour en finir avec tous ces jugements, nous rapporterons en entier celui d’une femme poète comme elle qui, ayant connu Mme Valmore intimement, était digne de l’apprécier, Mme Caroline Olivier. Ce morceau, qui parut dans la Revue suisse de 1860, est, au dire des gens compétents, surtout de ceux qui approchèrent le plus Mme Valmore, le morceau qui rend le mieux l’artiste, surtout la femme avec ses éminentes qualités.

« Un livre sensible et charmant vient de paraître sous ce titre : Poésies inédites de Mme Desbordes-Valmore. Il renferme une foule de morceaux divers, sur les sujets variés qui viennent l’un après l’autre ébranler un cœur ou une imagination de femme. À côté de la grâce heureuse, de la vraie poésie, du cri spontané, des émotions et de la naïve tristesse qui n’ont jamais manqué aux vers de Mme Valmore, on trouve dans ce recueil une pensée encore plus ferme et un art encore plus exquis.

« Parmi les monuments et les élégies de cette vie, il en est qui font rêver, soupirer, s’attrister peut-être… On en regretterait sans doute l’absence ; du moins les esprits sérieusement sympathiques, mais le public banal et distrait n’aime pas qu’on lui en dise trop.

« Mme Valmore était tendrement aimée et honorée de tous ceux qui l’approchaient, à quelque titre que ce fût. On oubliait son talent, sa réputation, sa place hors ligne, pour jouir de sa bonté inépuisable, de son esprit charmant, de sa grâce, de ses saillies.

« Involontairement, en parlant de l’auteur, à propos de Mme Valmore, on est ramené à la personne, et c’est à la fois un indice et un éloge. Dans la littérature, en effet, il y a deux classes d’écrivains, les uns vivent surtout, les autres écrivent seulement. Ceux qui vivent surtout, ont quelquefois la forme plus abrupte, plus incorrecte, le vol moins soutenu, des éclairs sortant de la nuée ; ils font le bonheur de la critique terre à terre et des grammairiens qui pensent que la poésie gâte la langue. On peut leur reprocher cent choses à la fois. Ils ont l’inconvenance d’ébranler les nerfs, d’émouvoir le cœur, de tirer des larmes. Cela dérange les habitudes des écrivains qui font du style et de la poésie avec leur esprit seulement. Ces deux races intellectuelles étant distinguées, nous disons que Mme Valmore était de la grande, de l’aînée, de la puissante, de la vraie. Voilà pourquoi sa personnalité, pour qui l’a connue, avait une valeur encore plus haute que ses œuvres. Nous en pourrions dire autant, à d’autres degrés, de M. Émile Souvestre, de Mickiewicz, de M. Vinet et d’autres. Le contraire a lieu lorsque l’écrivain domine l’homme et les exemples seraient faciles à trouver. »

Il ne sera pent-être pas sans intérêt, en face de l’article élogieux et si juste de Mme Olivier, de montrer ce que Mme Valmore pensait elle-même de son talent ; pour cela il sera nécessaire de citer de nouveau quelques fragments de sa correspondance. Commençons par une bonne action.

Mme Valmore était fort liée avec Antoine de La Tour, précepteur du duc de Montpensier, auteur de plusieurs ouvrages sur l’Espagne et de poésies pleines de grâce. Mme Valmore se servait souvent de son entremise pour faire présenter à la reine quelque placet ou requête en faveur d’un condamné ou d’un malheureux. C’était après le 12 mai 1839 ; Mme Valmore fit remettre par M. de La Tour le billet suivant an duc d’Orléans :

« Oh ! Monsieur, pour l’amour du roi et de la reine, ne laissez pas faire une telle chose. Parlez, demandez grâce. Vous ne savez pas ce que ce sang-là vous coûterait. Monsieur, je serre vos mains et je vous conjure pour cette auguste mère si bonne, que la grâce vienne d’en haut et qu’elle soit prompte. Ma prière est un témoignage d’amour pour la reine et d’une estime profonde pour votre caractère. Votre plus humble et plus attachée servante… 13 juillet 1839. »

Il s’agissait de Barbès, il eut sa grâce. Ainsi, plusieurs années après, l’illustre Mme Ristori se trouvant à Madrid, obtint de la reine Isabelle la faveur de lui demander une grâce ; elle lui demanda la grâce d’un condamné à mort et l’obtint. La muse de la poésie et celle de la tragédie, après avoir charmé les hommes, s’entendirent pour demander la vie de deux êtres humains et l’obtinrent ; glorieux et enviable privilège du génie !

Mais revenons au jugement que porte sur elle-même Mme Valmore. M. de La Tour, dans un article de la Revue de Paris, ensuite dans une lettre, avertit Mme Valmore de certaines négligences, faiblesses ou incorrections, lesquelles, selon lui, déparent ses vers et pourront bien leur nuire ; elle lui témoigne toute sa reconnaissance, puis elle ajoute :

« Vous êtes ingénieux à cacher les fautes on à leur créer des excuses, et j’en ai pleuré de reconnaissance, car tout ce que j’écris doit être, en effet, monstrueux d’incohérence, de mots impropres et mal placés. J’en aurais honte si j’y pensais sérieusement ; mais, Monsieur, en ai-je le temps ? Je ne vois âme qui vive de ce monde littéraire qui forme le goût, qui épure le langage. Je suis mon seul juge et, n’ayant rien appris, comment me garantir ? Une fois en ma vie, mais pas longtemps, un homme d’un talent immense m’a un peu aimée, jusque là de me signaler, dans les vers que je commençais à rassembler, des incorrections et des hardiesses dont je ne me doutais pas. Mais cette affection clairvoyante et courageuse n’a fait que traverser ma vie, envolée de côté et d’autre. Je n’ai plus rien appris et, vous le dirai-je, Monsieur ? plus désiré de rien apprendre. Je monte et je finis comme je peux une existence où je parle bien plus souvent à Dieu qu’au monde. C’est là ce que vous avez compris et avec quoi vous me défendez contre le goût que j’ai si souvent et si innocemment offensé… »

Mais assez : par ce que nous venons de dire, le lecteur se fera une idée de l’extrême humilité de Mme Valmore, jusqu’à quel point, comme auteur, elle se défiait d’elle-même.

Mme Valmore, dont on peut dire sans se tromper qu’elle n’eut jamais un seul ennemi, en revanche compta de nombreux amis et, parmi, presque tous les hommes et les femmes de lettres de son temps. Nous avons cité l’Abbaye aux bois et nommé Châteaubriand, Mme Récamier ; nous ajouterons Antoine de La Tour, Brizeux, Mme Tastu, Delphine Gay, devenue Mme de Girardin, et bien d’autres encore. « Elle était, » dit Sainte-Beuve, « fort liée avec Balzac et à un certain moment, grâce à l’entremise d’une tierce personne, dénommée par les deux amis Thisbé, elle dut exercer sur lui une réelle influence. Balzac, en retour, dédia à Mme Valmore son roman de Jésus-Christ en Flandre et disait avoir conçu la création d’un de ses personnages féminins du mélange du caractère de Mme Valmore avec celui de sa propre mère. » Nous trouvons dans la correspondance de Balzac le billet suivant adressé à Mme Valmore :

« Cher rossignol,

« Il m’est arrivé deux petites lettres trop courtes, de deux pages, mais toutes parfumées de poésie, sentant le ciel d’où elles venaient, et qui m’ont rappelé, comme les plus heureux endroits d’une symphonie de Beethoven, les deux jours que j’ai eus de vous ; en sorte que, ce qui m’arrive rarement, je suis resté les lettres à la main, pensif, me faisant un poème à moi tout seul, me disant : Elle a donc conservé souvenir d’un cœur dans lequel elle a pleinement retenti, elle et ses paroles, elle et ses poésies de tout genre ? Car nous sommes du même pays, Madame, du pays des larmes et de la misère. Nous sommes aussi voisins que peuvent l’être en France la prose et la poésie, mais je me rapproche de vous par le sentiment avec lequel je vous admire, et qui m’a fait rester une heure et dix minutes devant votre portrait au salon.

« Allons, adieu. Ma lettre ne vous dira pas toutes mes pensées ; mais trouvez-y intuitivement toute l’amitié dont je la charge, et tous les trésors dont je voudrais pouvoir disposer. Ah ! si Dieu me prêtait sa puissance, tous ceux que j’aime auraient, selon leur goût, une grande, une petite, une moyenne grenadière et toutes les joies du paradis par avance, car à quoi bon les faire attendre ? Adieu donc, baisez Ondine au front pour moi, et gardez, je vous prie, comme quelque chose de vrai, mon sincère attachement et ma vive et sympathique admiration.

« Balzac. »

Si le public oublieux des génies qui feront éternellement honneur à l’esprit humain laissa passer la mort de Marceline Valmore en quelque sorte inaperçue, en revanche sa ville natale et ses habitants s’empressèrent de témoigner à la famille dans quelle douce et grande estime ils tenaient la femme et l’auteur.

La population, dit M. Corne, eut hâte d’exprimer par des témoignages publics son deuil pour une telle perte et sa juste fierté d’inscrire une telle gloire littéraire à côté de celles qui honorent Douai dans le monde des arts. En mémoire de Mme Desbordes-Valmore, un service solennel fut, par les soins de l’Administration municipale, célébré dans l’église Notre-Dame le 4 août 1859. Le Conseil de la ville, dans sa séance du 16 du même mois, décida qu’un buste de Marceline Desbordes serait exécuté aux frais de la ville et placé au musée dans une des galeries de sculpture. Enfin le nom Desbordes-Valmore fut donné à un des quais de la Scarpe, dans l’intérieur de la ville.

M. Raspail, ami de toute la vie de Mme Valmore, celui à qui elle envoyait sous les verrous son beau poème des Prisons et des Prières, écrivait le lendemain de la mort à M. Hippolyte Valmore :

« Monsieur, j’ai lu et relu, les yeux remplis de larmes, votre pieuse lettre ; c’est le dernier adieu que votre illustre mère vous a chargé de me transmettre, vous, le légataire universel de ses souvenirs, de ses affections et de ses grandes qualités. Vous êtes, Monsieur, le fils d’un ange. La patrie des lettres et de la poésie n’en produit que bien rarement de tels. Dans ce monde d’intrigues, de dissimulations, de faux amours et de haines mercenaires, où tout se vend, jusqu’au génie, elle a conservé son génie pur de toute atteinte, sa renommée toujours jeune, et son cœur exempt d’occasion de haïr.

« Ses émules l’ont adorée, ses lecteurs l’ont toujours bénie. Elle a été plus qu’une muse, elle n’a jamais cessé d’être la bonne fée de la poésie, et dans mes nombreux souvenirs de cœur, mon titre le plus doux est d’avoir conservé sa sympathie qui m’a suivi à travers tous mes barreaux.

« Je l’aurais aimée comme une mère, et à vous en rendre jaloux, si mon âge ne m’avait pas permis de l’aimer comme une sœur. Elle m’a écrit en vers, elle m’a écrit en prose, et toutes ses lettres ont le même charme pour moi. Je crois que Madame votre mère était poète jusque dans le moindre signe, jusque dans le moindre soin. Son dernier silence était un pressentiment qu’elle ne voulait communiquer à personne, tant elle craignait d’être la cause d’une affliction.

« Elle ne vous lègue qu’un nom, mais que de fortunes voudraient s’échanger contre un pareil titre de noblesse !

« Vous avez été bercé par la poésie, vous avez été élevé par une muse que j’appelais la dixième, la muse de la vertu. Restez, Monsieur, le culte vivant de sa mémoire : les lettres ont plus que jamais besoin qu’on leur rappelle de ces beaux souvenirs. »

Michelet nous écrivait à nous-même, peu de jours après la mort de Mme Valmore :

St-Georges près Royan (Charente inférieure), 2 août 1859.

« Vous avez appris la mort de cette pauvre femme, de cette femme unique le grand poète de l’amour fidèle. — Son intime amie qui a vécu toujours près d’elle m’écrit : C’était une sainte. — De là ce rare phénomène d’écrire à 70 ans des vers brûlants de passion, pleins de chaudes larmes d’orage, que j’en versais, en la lisant !

« Dites cela, ou faites-le dire : c’était une sainte. »


Pour nous il est temps de conclure : Mme Desbordes-Valmore ne sera jamais un poète populaire dans l’acception absolue du mot, le poète des masses ; elle sera le poète des délicats, des affligés, des amis de l’enfance, surtout des cœurs sensibles et brisés, car personne jusqu’ici n’a su rendre comme elle toutes les nuances de la douleur ; elle restera la muse plaintive de la douleur vraie.

Elle fut aussi grande par le cœur que par le génie ; à peine, nous le craignons, aurons-nous su esquisser quelques traits de la figure touchante du poète.

Nous ne croyons pas pouvoir terminer mieux cette biographie qu’en citant quatre vers, lesquels durent échapper à la muse dans un jour d’abandon et semblent imprimer le sceau, un sceau empreint de poésie et de grandeur à tout ce qu’a été cette noble vie :

Que mon nom ne soit rien qu’une ombre douce et vaine ;
Qu’il ne cause jamais ni l’effroi ni la peine ;
Qu’un indigent l’emporte après m’avoir parlé
Et le garde longtemps dans son cœur consolé.


Séparateur

  1. L’Atelier d’un peintre, 2 volumes, par Marceline Valmore.
  2. Valmore, dit Sainte-Beuve, n’est pas le nom de la famille. M. Valmore, mort l’an passé à 88 ans, mari de Marceline, était fils d’un comédien qui avait pris le nom de Valmore ét neveu du général Lanchantin. Il est fait mention, continue le critique, dans la correspondance de Napoléon, d’un général Lanchantin que Napoléon mit à la tête d’une 3e brigade destinée à la formation d’un corps d’observation de l’Italie méridionale, après la dissolution de l’armée de Naples en 1811. À cette époque, M. Valmore était à Naples, auprès de son oncle.
    Le général Lanchantin est mort général de division, baron de l’empire, pendant la retraite de Moscou, à Krasnoë, le 17 ou 18 novembre 1812.
  3. Sur M. Langlais voir le Dictionnaire de Vapereau, p. 1035. Appelé par l’empereur Napoléon III à se rendre au Mexique, il accepta le rôle de ministre des finances de l’empereur Maximilien et mourut au bout de peu de mois de ce règne éphémère.
  4. Caroline Cornado, dont M. Hippolyte Valmore avait traduit les vers passionnés et mystiques. M. Hippolyte Valmore, longtemps à la tête d’un des départements du ministère de l’instruction publique, chevalier de la Légion d’honneur, est connu par un Essai sur la poésie des Magyars.