Portraits et Souvenirs/Un engagement d’artiste

Société d’édition artistique (p. 120-123).

UN ENGAGEMENT D’ARTISTE


Il est de fausses laideurs, comme de fausses maigreurs ; la grande Rachel cumulait ces deux spécialités. Un seul mot la peint tout entière : elle était exquise, et l’exquis n’est pas à la portée de tout le monde ; aussi les avis, à peu près unanimes sur son talent, ne l’étaient pas sur ses charmes. Elle donnait aux artistes la vision d’une statue antique marchant et agissant sur la scène, sans en avoir réellement les formes ; son visage hébraïque n’avait rien de grec ni de romain, et elle était grecque, et elle était romaine. A l’Opéra, dans le ballet de Sylvia, Mlle Marquet, une vraie belle, en Diane irritée sortant de son temple et prenant une flèche dans son carquois pour la décocher au sacrilège Orion, causait une impression presque terrifiante par la splendeur sculpturale de ses bras, qui ne pouvaient appartenir qu’à une déesse. Tels n’étaient pas les bras de Rachel : minces, flexueux, ils offraient ces contours délicats, ces lignes serpentines que nous a montrés depuis l’impératrice Eugénie, dans tout l’éclat d’une beauté qui éblouissait l’Europe.

Les lignes serpentines, les contours délicats n’étaient pour rien dans le charme d’une actrice de zarzuela que j’ai applaudie plusieurs fois sur un théâtre d’Espagne. Grosse, courte, ramassée, elle semblait, au premier aspect, dénuée de toute grâce et de toute élégance. Dès qu’elle ouvrait la bouche et faisait un geste, elle se transfigurait ; avec une voix de qualité médiocre, mais étendue et sympathique, elle donnait aux chansons locales, si séduisantes par elles-mêmes, une séduction nouvelle ; il y avait au même théâtre une grande brune, admirablement belle, qu’elle éclipsait complètement.

Cette cantatrice au charme énigmatique me faisait songer a une autre, d’un ordre tout différent, artiste plus que célèbre, astre dont les rayons fulgurants ont incendié le ciel de l’art pendant de longues années. A un talent grandiose, elle joignait une beauté tragique dont le caractère était parfois l’objet de discussions passionnées. En ce temps-là, un violoniste très connu était souvent appelé dans la ville de N., où la musique était alors fort en honneur, grâce à l’influence d’un homme charmant, amateur éclairé, très aimé et apprécié pour son haut mérite et ses rares qualités, faisant a N., comme on dit, la pluie et le beau temps, et chargé de la mission délicate de choisir les artistes destinés a être la principale attraction des fêtes musicales.

Un jour, à l’issue d’un concert auquel le violoniste avait pris part, l’homme influent lui confiait ses inquiétudes au sujet de la saison suivante. Le public, ayant le goût difficile, ne voulait entendre que des chanteurs de premier ordre ; on avait fait venir plusieurs fois M. X., Mme Y., Mlle Z., on ne savait plus à quel saint se vouer.

— Il me semble, lui dit le violoniste, que vous n’avez jamais engagé Mme *** ; c’est le plus grand talent qui existe.

— Tout le monde est d’accord là-dessus ; mais il paraît que sa beauté n’est pas à la hauteur de son talent ; mes compatriotes, vous le savez, aiment beaucoup les jolies femmes ; je craindrais qu’elle ne réussit pas.

— Je ne partage pas vos craintes ; elle a une taille admirable, des bras de statue, un cou de déesse, en un mot, une séduction qui ne se définit pas. Engagez-la et vous verrez.

— J’aimerais mieux voir avant. Ne pourriez-vous me présenter ?

— Qu’à cela ne tienne ; rien n’est plus facile.

Quelque temps après, l’amateur de musique venait à Paris, et la présentation était organisée chez la cantatrice. Elle habitait un ravissant hôtel, que le tout-Paris artiste et lettré d’alors a traversé dans d’inoubliables soirées. En y entrant, on était charmé, dès l’abord, par l’élégance sévère du lieu, qui n’avait rien de commun avec les nids capitonnés d’aujourd’hui : des meubles sérieux, des tableaux de prix, un orgue dont les tuyaux luisaient vaguement au fond d’une galerie ; pas de colifichets, de bibelots inutiles ; pas de palmes ni de couronnes. On sentait vaguement flotter dans l’air le parfum de l’encens brûlé en l’honneur de l’art, non de l’artiste.

Le visiteur est introduit et subit pendant quelques minutes l’influence du milieu. Une porte s’ouvre ; elle paraît vêtue avec une savante simplicité, tenant à la main un gobelet ancien d’un travail précieux, rempli de fleurs, et s’avance tranquillement, de l’air d’une femme qui se croit seule chez elle et vaque aux soins de son intérieur. Elle s’arrête surprise, reste un moment immobile, la bouche entr’ouverte, comme interloquée. Le charme opéra, instantané, foudroyant. La grande artiste avait une érudition immense, un esprit de démon ; son interlocuteur était un avocat des plus brillants. Leur conversation fut un feu d’artifice qui eut pour bouquet l’engagement de l’étoile, aux conditions qu’elle voulut.

— Quelle femme ! disait l’amateur au violoniste en sortant de cette entrevue ; quelle nature ! mais elle est merveilleuse ! mais elle est adorable ! Ceux qui m’en avaient parlé n’y connaissent rien !…