Portraits et Souvenirs/Charles Gounod

Société d’édition artistique (p. 35-97).

CHARLES GOUNOD


Il y a deux natures dans la personne artistique de Gounod : la nature chrétienne et la nature païenne, l’élève du séminaire et la pensionnaire de l’École de Rome, l’apôtre et l’aède. Parfois les deux natures se superposent, comme dans Faust donnant à l’œuvre un relief prodigieux ; elles se sont juxtaposées dans Polyeucte, se nuisant par leur voisinage, par leur égalité dans le charme et dans l’éclat. Les chœurs d’Ulysse, la première Sapho, Philémon et Baucis, montrent le païen pur ; les messes, les oratorios, le chrétien mystique. L’heure n’est peut-être pas venue d’apprécier comme il convient le grand artiste dont la France s’honore, dont elle s’enorgueillira plus tard ; l’indispensable travail du Temps n’a pas encore mis à sa vraie place le musicien profondément original dans son apparente simplicité, le classique longtemps accusé de n’être qu’un reflet des anciens maîtres, alors qu’il ne ressemble nullement, au fond, à ses modèles : ses façons de procéder sont tellement autres, son point de départ si différent qu’on est tenté de le classer, en quelque sorte, hors de la tradition à laquelle il était, de cœur, si fortement attaché. En opposition avec l’école, légèrement colorée d’italianisme, dont Auber fut le chef, il ne saurait non plus être considéré comme faisant suite à l’école italo-allemande fondée par Haydn, ni comme héritier direct de Mozart, son génie de prédilection ; les similitudes, tout extérieures, qu’il présente avec ce dernier, n’atteignent pas l’essence du style. Au fond, il n’a pas eu d’autre modèle que lui-même. Mélange d’archaïsme et de nouveauté, ses procédés devaient naturellement dérouter la critique, et il n’y a pas lieu de s’étonner s’il fut, dès l’abord, très diversement jugé, les uns l’accusant de vivre d’emprunts faits au passé ; les autres, d’écrire une musique incompréhensible, que seule une poignée d’amis affectaient d’admirer. Ces temps sont loin de nous, mais la lutte dure encore, elle se continue sur un autre terrain ; et tandis que le bon public, ne raisonnant pas ses impressions, s’abandonne sans contrainte au charme de Faust et de Roméo, les « amateurs éclairés » se demandent encore ce qu’ils doivent en penser. Comment le sauraient-ils ? Habitués à chercher dans leur journal des opinions toutes faites, ils ont toujours été désorientés. Il y a trente ans, on attaquait Gounod au profit de l’école italienne triomphante et dominatrice, l’accusant de germanisme ; maintenant que la faveur de la critique s’est tournée du côté de l’école allemande, on veut le faire passer pour italien. Immuable au milieu de ces vicissitudes, il n’a jamais été autre chose qu’un artiste français, et le plus français qui se puisse voir.


I

Les jeunes musiciens d’aujourd’hui se feraient difficilement une idée de l’état de la musique en France, au moment où parut Gounod. Le beau monde se pâmait d’admiration devant la musique italienne ; on sentait encore les ondulations des grandes vagues sur lesquelles la flotte portant Rossini, Donizetti, Bellini, et les merveilleux chanteurs interprètes et collaborateurs de leurs œuvres, avait envahi l’Europe ; l’astre de Verdi, encore voilé des brumes du matin, se levait à l’horizon. Pour le bon bourgeois, le véritable public, il n’existait rien en dehors de l’opéra et de l’opéra-comique français, y compris les ouvrages écrits pour la France par d’illustres étrangers.

Des deux cotés on professait le culte, l’idolâtrie de la mélodie, ou plutôt, sous cette étiquette, du motif s’implantant sans effort dans la mémoire, facile à saisir du premier coup. Une belle période, comme celle qui sert de thème à l’adagio de la Symphonie en Si bémol, de Beethoven, n’était pas « de la mélodie », et l’on pouvait, sans ridicule, définir Beethoven « l’algèbre en musique ». De telles idées régnaient encore il y a vingt ans : les amateurs de curiosités, s’ils voulaient prendre la peine de jeter un coup d’œil sur l’article qui, dans mon livre Harmonie et Mélodie, donne son titre au volume, y trouveraient une critique assez vive dirigée, non contre la mélodie elle-même, mais contre l’importance exagérée qu’on lui attribuait alors. Un tel article n’aurait plus de raison d’être à notre époque, la mélodie étant regardée actuellement comme une de ces choses que la pudeur interdit de nommer.

Il y a quarante ans, on parlait de Robert le Diable et des Huguenots avec une sorte de terreur sacrée, avec onction et dévotion de Guillaume Tell Hérold, Boïeldieu, déjà classiques, Auber, Adolphe Adam se disputaient la palme de l’École française ; pour Auber, le succès allait jusqu’à l’engouement, et il n’était pas permis de constater les négligences dont un œuvre aussi considérable que le sien, écrit aussi hâtivement, est nécessairement parsemé. On sait quel injuste abandon a succédé à cet enthousiasme. Ce n’est pas ici le lieu de traiter une telle question ; mais, sans s’y attarder, ne peut-on exprimer le regret qu’on n’ait pas su rester à michemin de deux exagérations contraires ? Tandis que chez nous on ose à peine parler de la Dame Blanche, du Domino Noir, ces mêmes ouvrages tiennent encore ailleurs, même en Allemagne, une place honorable, et les étrangers leur trouvent le goût de terroir que nous nous refusons à y reconnaître. On ne veut plus que du Grand Art ! C’est fort bien, mais comme de temps à autre il faut bien rire un brin, dans le vide laissé par l’opéra-comique s’est logée l’opérette. Sans vouloir médire d’un genre qui, après tout, est un genre, et dont quelques spécimens ont apporté une note nouvelle qui n’est pas sans prix, on est bien forcé de reconnaître que la création de ce genre n’a pas été un progrès, et que pour écrire, pour exécuter des ouvrages comme ceux que l’on dédaigne, il fallait dépenser une toute autre somme de talent que pour les œuvres frivoles d’aujourd’hui. Les interprètes d’antan étaient Roger, Bussine, Hermann-Léon, Jourdan, Coudere, Faure, Mmes Damoreau, Carvalho, Ugalde, Caroline Duprez, Faure-Lefebvre, et tant d’autres, artistes passés maîtres dans le chant, le jeu, l’art du dialogue. « C’était le bon temps, » comme on dit quelques fois avec moins de justesse.

En dehors de ces deux grandes masses d’auditeurs dont nous avons parlé, un petit noyau de musiciens et d’amateurs, soucieux de la musique aimée et cultivée pour elle-même, adorait dans l’ombre Haydn, Mozart et Beethoven, avec quelques échappées sur Bach et Haendel, et les curieuses tentatives, vers la musique du seizième siècle, du prince de la Moskowa. Hors de la Société des Concerts du Conservatoire et de quelques Sociétés de musique de chambre hantées seulement par quelques initiés, il était inutile de chercher à faire entendre une symphonie, un trio, un quatuor ; les auditeurs n’y voyaient que du feu. Situation fâcheuse, assurément, mais comportant peut-être, à certains égards, plus d’avantages que d’inconvénients. Le public, en suivant la pente naturelle qui le menait vers le théâtre et les œuvres françaises, favorisait l’École nationale ; chaque année, l’Opéra et l’Opéra-Comique faisaient ample consommation d’ouvrages nouveaux ; on recherchait les primeurs autant qu’on les a évitées depuis, et tout opéra, sauf le cas d’une chute irrémédiable, était assuré d’un succès de curiosité ; tout jeune compositeur bien doué et sachant son métier pouvait espérer fournir une honorable carrière. Aujourd’hui, le public sait tout, comprend tout, et ne veut ouvrir ses nobles oreilles que pour des chefs-d’œuvre : les chefs-d’œuvre étant rares, comme il y a toujours plusieurs à parier contre un qu’une œuvre nouvelle ne sera pas un chef-d’œuvre, le public ne s’intéresse plus aux nouveautés ; l’École française, privée de l’indispensable aliment, se meurt d’inanition. L’Angleterre, bien avant nous, avait créé chez elle cette situation, et il eût été prudent de ne pas l’imiter. Si nous continuons dans cette voie, la France musicale ne sera bientôt plus qu’un musée où les œuvres, après avoir lutté de par le monde pour conquérir leur place au soleil, viendront goûter en paix le repos de l’immortalité.

Quand Charles Gounod, après une tentative avortée (bien heureusement pour l’art) de vie ecclésiastique, choisit définitivement la carrière musicale, celle-ci était déjà considérée comme d’un abord assez difficile. Les seuls grands concerts sérieux étant ceux du Conservatoire, inabordables pour les auteurs nouveaux, l’unique débouché était le théâtre, mais on pouvait espérer, tôt ou tard, s’y créer une place : aussi Gounod visait-il le théâtre songeant d’abord à faire le siège de l’Opéra-Comique. C’est à ce moment initial que j’eus la bonne fortune de rencontrer le jeune maître chez un de mes parents, le docteur homéopathe Hoffmann, dans le salon duquel se tenaient des réunions mondaines où Gounod était attiré par un clan de jolies femmes, clientes du docteur et admiratrices passionnées du musicien. J’avais alors dix à douze ans, lui vingt-cinq peut-être, et, par ma grande facilité musicale, par ma naïveté, mon enthousiasme, je sus attirer sa sympathie. Il écrivait, avec la collaboration d’un beau-frère de la maîtresse de la maison, un opéra-comique dont il nous chantait des fragments dans ces réunions intimes ; et déjà, dans ces timides essais, on trouvait en germe sa personnalité, le souci de la pureté, de la tenue du style, de la justesse de l’expression, ces rares qualités qu’il a portées depuis à un si haut degré. Peu après, il fut remarqué par Mme Viardot, et celle-ci, après avoir obtenu pour lui d’Émile Augier le poème de Sapho, lui fit ouvrir les portes de l’Opéra. Dès lors, si son talent ne donnait pas encore tous ses fruits, on peut dire qu’il était formé, n’avait plus qu’à poursuivre son évolution. Il est difficile de savoir ce qu’il a puisé dans l’enseignement de ses maîtres, Reicha et Lesueur. Le premier lui aura sans doute appris le mécanisme de son art, ainsi qu’à tous ses élèves : froide et antipoétique, sa nature devait difficilement s’accorder avec celle d’un tel disciple. Le mysticisme de Lesueur devait lui plaire, mais pour un peu d’or que recèlent les œuvres de l’auteur des Bardes, combien de scories et d’inutilités !

Le temps passé au séminaire, la fréquentation du salon de Mme Viardot, voilà ce qui aura fortement influé sur son orientation musicale, sans oublier le don merveilleux d’une voix peu timbrée, mais exquise, que la nature lui avait octroyé.

Au séminaire, il avait appris l’art de la parole, de la belle diction, claire et châtiée, nécessaire à la chaire chrétienne ; en y étudiant les textes sacrés, le désir lui était venu sans doute de les interpréter musicalement, et là dut prendre sa source le beau fleuve de musique religieuse qui n’a jamais cessé, malgré les séductions du théâtre, de couler de sa plume. Est-ce chez Lesueur, ne serait-ce pas plutôt au séminaire qu’il prit ce goût pour la grandiloquence, pour l’emphase, si souvent rencontrées dans son œuvre ? On serait tenté d’y voir un défaut. Défaut ou qualité, ce caractère est rare en musique : absent des œuvres de Haydn et de Mozart, il se montre à peine dans celles de Sébastien Bach et de Beethoven ; nous le trouvons, parmi les modernes, chez Verdi, chez Liszt, mais, de tous les compositeurs connus, lequel a été le plus grandiloquent, le plus emphatique ? Haendel, que personne assurément n’accusera de manquer de force, ni de véritable grandeur.

Avec Mme Viardot, nous entrons dans un autre monde. Cette femme célèbre n’était pas seulement une grande cantatrice, mais une grande artiste et une encyclopédie vivante : ayant fréquenté Schumann, Chopin, Liszt, Rossini, George Sand, Ary Scheffer, Eugène Delacroix, elle connaissait tout, en littérature et en art, possédait la musique à fond, était initiée aux écoles les plus diverses, marchait à l’avant-garde du mouvement artistique ; pianiste de premier ordre, elle interprétait chez elle Beethoven, Mozart, et Reber qu’elle appréciait beaucoup. Il n’est pas difficile de s’imaginer combien un pareil milieu devait être propice à l’éclosion d’un talent naissant. Le goût du chant, naturel à Gounod, se développa chez lui plus encore : aussi la voix humaine fut-elle toujours l’élément primordial, le palladium sacré de sa cité musicale.

II

S’il était vrai, comme le veut M. Camille Bellaigue, que l’expression fut la principale qualité de la musique, celle de Gounod serait la première du monde. La recherche de l’expression a toujours été son objectif : c’est pourquoi il y a si peu de notes dans sa musique, privée de toute arabesque parasite, de tout ornement destiné à l’amusement de l’oreille ; chaque note y chante. Pour la même raison, la musique instrumentale, la musique pure, n’était guère son fait ; après la tentative de deux symphonies dont la seconde avait remporté un assez brillant succès, il abandonna cette voie qu’il sentait ne pas être la sienne. A la fin de sa carrière, des tentatives de quatuor ne le satisferont pas davantage.

Un jour, j’étais allé lui rendre visite, au retour d’un de mes hivernages, et l’ayant trouvé, comme à l’ordinaire, écrivant dans son magnifique atelier auquel un orgue inauguré par moi-même, sur sa demande, quelques années auparavant, donnait un si grand caractère, je lui demandai ce qu’il avait produit pendant mon absence.

— J’ai écrit des quatuors, me dit-il ; ils sont là.

Et il me montrait un casier placé à portée de sa main.

— Je voudrais bien savoir, lui répliquai-je, comment ils sont faits ?

— Je vais te le dire. Ils sont mauvais, et je ne te les montrerai pas.

On ne saurait imaginer de quel air de bonhomie narquoise il prononçait ces paroles. Personne n’a vu ces quatuors : ils ont disparu, comme ceux qu’on avait exécutés l’année précédente et auxquels j’ai fait allusion plus haut.

Ce perpétuel souci de l’expression qui le hantait, il l’avait trouvé dans Mozart, on peut dire même qu’il l’y avait découvert. La musique de Mozart est si intéressante par elle-même qu’on s’était habitué à l’admirer pour sa forme et pour son charme, sans songer à autre chose ; Gounod sut y voir l’union intime du mot et de la note, la concordance absolue des moindres détails du style avec les nuances les plus délicates du sentiment. C’était une révélation de lui entendre chanter Don Giovanni, le Nozze, la Flûte enchantée. Or, en ce temps-là on professait ouvertement que la musique de Mozart n’était pas « scénique », bien que toujours le morceau y soit modelé sur la situation. En revanche, on déclarait « scéniques » les œuvres conçues dans le système rossinien, où les morceaux se développent en toute liberté, faisant bon marché de la situation dramatique, même du sens des mots, même de la prosodie ; Rossini n’était pas allé si loin. A s’élever contre de pareils abus, on risquait fort de passer pour un être dangereux et subversif ; l’auteur de ces lignes en sait quelque chose, ayant été éconduit par Roqueplan, alors directeur de l’Opéra-Comique, pour avoir fait devant lui l’éloge des Noces de Figaro. Par la même raison, avant qu’il eût rien écrit pour le théâtre, Gounod avait déjà des adversaires : on prenait parti pour ou contre Sapho avant même qu’elle fût achevée. Aussi quelle soirée ! Le public s’enflammait à l’audition de cette musique dont le charme le captivait malgré lui ; dans les entr’notes, il se reprenait. Le finale du premier acte électrisa la salle, fut bissé avec transport ; l’enthousiasme calmé, les amateurs disaient d’un air entendu : « Ce n’est pas un finale, il n’y a pas de strette !  » Ils oubliaient que le superbe finale du troisième acte de Guillaume Tell n’en a pas non plus ; je me trompe, il en avait primitivement une : elle fut supprimée aux répétitions, comme aurait disparu celle du premier acte de Sapho si l’auteur eût inutilement ajouté quelque chose à la période qui en forme la foudroyante conclusion.

La presse fut houleuse. Il n’entre pas dans ses habitudes d’admettre d’emblée ce qui sort des routes battues ; néanmoins des critiques de premier ordre, tels que Berlioz, Adolphe Adam, avaient traité l’œuvre selon ses mérites. Peut-être le demi-succès du premier jour serait-il devenu un succès complet, si l’ouvrage avait pu continuer sa carrière ; mais Mme Viardot, parvenue au terme de son engagement, ne put jouer plus de quatre fois le rôle de Sapho ; une autre, de belle voix et non sans talent, reprit le rôle avec la triste figure que fait le talent à côté du génie ; encore deux représentations, et cet ouvrage, qui marque une date dans l’histoire de l’opéra français, fut abandonné.

Longtemps après, on le reprit en deux actes — il en avait primitivement trois : — c’était une mutilation. Plus tard encore, sur la demande de Vaucorbeil, les auteurs l’étirèrent en quatre actes, l’agrémentant d’un ballet, et ce fut pis encore. Comment un homme de théâtre comme Augier avait-il pu consentir à démolir ainsi son œuvre ? De peu d’intrigue, ainsi qu’il convenait à un tel sujet, la pièce comportait trois actes, rien de plus, rien de moins, et les ronds de jambe n’y avaient que faire. Au succès obtenu, lors de cette dernière reprise, par les morceaux de l’ancienne Sapho on pouvait juger de la faveur qui l’eût accueillie, si elle était réapparue dans l’éclat de sa fraîcheur première.

Ma grande intimité avec Gounod date des chœurs d’Ulysse. Ainsi qu’Augier, Ponsard était un familier du salon de Mme Viardot où les littérateurs les moins férus de musique étaient attirés par son mari, littérateur distingué lui-même, mis en vue par une traduction de Don Quichotte fort estimée et par des travaux sur la peinture, diversement appréciés, mais très remarqués. Ponsard, ayant songé à tirer de l’Odyssée les éléments d’une tragédie mêlée de chœurs à la manière antique, choisit Gounod pour collaborateur. Le païen nourri de poésie classique, toujours prêt à se réveiller en lui, trouvait ici un nouvel aliment. Quoi de plus séduisant dans toute l’antiquité que cette Odyssée et quel homme paraissait alors mieux placé que Ponsard pour lui donner une forme nouvelle ? On trouvera, si l’on veut, dans les Mémoires d’Alexandre Dumas père, une étude très détaillée sur cet Ulysse, où les qualités et les défauts se heurtent de si étrange façon. Le grand écrivain constate que les meilleurs vers y sont justement ceux destinés à la musique ; les chœurs des Nymphes, particulièrement, sont à noter, et la savoureuse mélopée qui s’unit à ces vers délicats en rehausse le charme. Cela ne ressemble à rien de ce qui avait été fait auparavant ; le jeune maître avait découvert là un petit monde tout nouveau, quelque chose comme une Tempé émaillée de fleurs, où bourdonne l’abeille, où courent les ruisseaux, vierge encore des pas de l’homme.

Gounod jouait du piano fort agréablement, mais la virtuosité lui manquait et il avait quelque peine à exécuter ses partitions. Sur sa demande, j’allais, presque chaque jour, passer avec lui quelques instants, et, sur les pages toutes fraîches, nous interprétions à nous deux, tant bien, que mal — plutôt bien que mal — des fragments de l’œuvre éclose. Plein de son sujet, Gounod m’expliquait ses intentions, me communiquait ses idées, ses désirs. Sa grande préoccupation était de trouver sur la palette orchestrale une belle couleur ; et loin de prendre chez les maîtres des procédés tout faits, il cherchait directement, dans l’étude des timbres, dans des combinaisons neuves, les tons nécessaires à ses pinceaux. « La sonorité, me disait-il, est encore inexplorée. » Il disait vrai : depuis ce temps, quelle floraison magique est sortie de l’orchestre moderne ! Il rêvait, pour ses chœurs de nymphes, des effets aquatiques, et il avait recours à l’harmonica fait de lamelles de verre, au triangle avec sourdine, celle-ci obtenue en garnissant de peau le battant de l’instrument. Les gens du métier savent qu’au fond, c’est surtout à la musique elle-même, à l’habile emploi de l’harmonie qu’est dû le caractère de la sonorité ; aussi est-ce particulièrement une double pédale de tierce et de quinte, changée plus tard en triple pédale par l’adjonction de la tonique, véritable trouvaille de génie, qui prête au premier chœur d’Ulysse tant de charme et de fraîcheur. Il est malheureusement impossible, avec des mots, d’en donner une idée ; je demande pardon au lecteur de ces termes techniques, compréhensibles seulement pour les musiciens.

On comptait beaucoup, au Théâtre-Français, sur la pièce nouvelle. Un orchestre complet, choisi, des chœurs excellents, de magnifiques décors, rien ne fut épargné. Le beau rideau, reproduisant le Parnasse de Raphaël, qu’on voit encore à la Comédie, avait été peint à cette occasion. Désirant passionnément pour la musique de mon grand ami le succès qu’elle méritait, je voulais que la tragédie fût un chef-d’œuvre et je n’admettais pas qu’elle pût ne pas réussir. Hélas ! la première représentation, à laquelle j’avais convié un étudiant en médecine, fervent amateur de musique, cette première fut lamentable. Un public en majeure partie purement littéraire et peu soucieux d’art musical accueillit froidement les chœurs ; la pièce parut ennuyeuse, et certains vers, d’un réalisme brutal, choquèrent l’auditoire : on chuchotait, on riait. Au dernier acte, un hémistiche — Servons nous de la table — provoqua des hurlements ; j’eus la douleur de voir mon ami l’étudiant, que j’étais parvenu à contenir jusque-là, rire à gorge déployée. Cette tragédie bizarre, curieuse après tout, aurait mérité peut-être des spectateurs plus patients. L’exécution était des plus brillantes : si Delaunay, l’artiste impeccable, habitué à l’emploi des amoureux, semblait mal à l’aise dans le rôle insipide de Télémaque, en revanche, Geoffroy avait trouvé dans celui d’Ulysse ample matière à déployer ses précieuses qualités. Mme Nathalie était fort belle en Minerve, descendant de son nuage au prologue, et Mme Judith avait toute la grâce pudique, toute la noblesse désirable dans le rôle de Pénélope.

Après les deux insuccès de Sapho et d’Ulysse, l’avenir de Gounod pouvait sembler douteux pour le vulgaire, non pour l’élite qui classe les artistes à leur rang : il était marqué du signe des élus.

Je me souviens qu’un jour, frappé de la nouveauté des idées et des procédés qui distinguent ces deux ouvrages, je lui dis étourdiment (il me passait tout) qu’il ne saurait jamais mieux faire. « Peut-être », me répondit-il, sur un ton étrange, et ses yeux semblaient viser un inconnu lointain et profond. Il y avait déjà Faust dans ces yeux-là….

Qu’il me soit permis de m’arrêter un instant ici pour payer mon tribut de reconnaissance au maître, qui, déjà en pleine possession de son talent, ne dédaignait pas de me faire, tout écolier que j’étais encore, le confident de ses plus intimes pensées artistiques et de verser sa science dans mon ignorance. Il dissertait avec moi comme avec un égal ; c’est ainsi que je devins, sinon son élève, du moins son disciple, et que j’achevai de me former à son ombre, ou plutôt à sa clarté.


III

Dans l’entourage du jeune maître, on se montrait inquiet. Il lui fallait prendre sa revanche à l’Opéra, et pour cela trouver un bon livret, chose rare en tout temps. On lui proposa la Nonne Sanglante, que Germain Delavigne (Germain, frère du célèbre Casimir) avait tirée d’un roman anglais, je crois, avec l’aide de Scribe. C’était lui faire un assez triste cadeau : Meyerbeer, Halévy, un instant séduits par ce poème, avaient renoncé à en tirer parti ; Berlioz, après en avoir écrit deux actes, l’avait abandonné. C’est que le sujet, séduisant au premier abord, était trompeur, ne comportant pas de dénouement. Deux amoureux, contrariés dans leurs projets par des parents cruels, cherchent à fuir. Justement la nuit se prépare où, chaque année, suivant une légende, la Nonne Sanglante (une jeune fille qui s’est tuée par amour vingt ans auparavant et qui porte sur son suaire une longue traînée de sang caillé) doit apparaître à minuit. Les amoureux ne croient pas à la légende : personne n’a jamais vu la nonne, tous fuyant à son approche ; on ne connaît que la lueur de sa lampe sépulcrale, aperçue de loin dans les galeries du palais. La jeune fille se déguisera en spectre, et passera, une lampe à la main ; nul n’osera l’approcher, et la fuite sera facile. Le fiancé arrive le premier au rendez-vous ; à minuit, la lampe brille travers les arceaux, et c’est la Nonne Sanglante elle-même, prise par le jeune homme pour sa fiancée, qui vient recevoir ses serments d’amour et son anneau de fiançailles. La situation est terrible et causait à la scène une impression de cauchemar. Mais que faire ensuite de tels personnages ? La Nonne emmenait le jeune homme dans une sorte d’assemblée de revenants, et lui faisait jurer de l’épouser ; puis elle devenait une « femme crampon » et sa persistance à réclamer l’accomplissement du serment arraché dans la nuit fatale, cet appétit du mariage survivant à vingt années de sépulture, tournaient au comique. Selon la coutume du temps, les vers les plus médiocres émaillaient ce « poème », et un lettré comme Gounod, un novateur, un rénovateur plutôt, rêvant, comme dans l’ancien opéra français, comme chez Gluck, l’union intime de la note et de la parole, l’expression musicale d’une belle déclamation, était bien à plaindre, pressant de tels navets sur son cœur. On les a beaucoup reprochés à Scribe, ces mauvais vers, et bien injustement : il croyait devoir faire ainsi. On professait couramment alors que les bons vers nuisaient à la musique, et qu’il fallait au musicien, pour ne pas gêner son inspiration, des paroles quelconques destinées à être tripotées (on dirait aujourd’hui « tripatouillées ») en toute liberté. Le public se faisait gloire de ne pas écouter les « paroles », et la graine de ce public n’est pas perdue.

Que pouvait tirer le musicien de cette pièce boiteuse et sans style, sinon une œuvre inégale et incomplète ? Son entourage, cependant, s’attendait à un grand succès, et la curiosité générale était par avance fort excitée. Si la Nonne Sanglante ne réussit pas, disait-on, Gounod est perdu. La Nonne Sanglante eut douze représentations, et Gounod ne fut pas perdu pour cela, mais son étoile subit une éclipse. On ne se gênait pas pour déclarer qu’il était « vidé », que rien de bon ne sortirait désormais de sa plume. Sans partager ces opinions pessimistes, j’avais été fâcheusement surpris par certaines défaillances de cet opéra déconcertant qui renfermait pourtant de réelles beautés. N’est-ce pas à cette époque que se rapportent des projets sur un Ivan Le Terrible, qui ne vinrent jamais à maturité ! La musique écrite à ce sujet fut utilisée plus tard dans d’autres ouvrages, et c’est ainsi que la marche bien connue de la Reine de Saba était destinée primitivement au cortège d’une Czarine, cortège agrémenté de conspirateurs rugissant dans l’ombre. J’entends encore Gounod chantant : « Meure ! meure ! meure la Czarine infidèle, — Et jetons sa dépouille au vent !  » — Ne vous hâtez pas de vous voiler la face. Gluck en a fait bien d’autres, quand il a éparpillé la musique d’Elena e Paride dans ses ouvrages ultérieurs !

Nous retrouvons le vrai Gounod, quatre années plus tard, en 1858, avec le Médecin malgré lui. Il avait été chargé, quelque temps auparavant, à propos d’une représentation extraordinaire donnée à l’Opéra, d’adapter à l’orchestre moderne la musique écrite par Lully pour le Bourgeois gentilhomme ; il est probable que ce travail lui aura suggéré le désir de se mesurer avec Molière. Il trouva de précieux collaborateurs dans M. Jules Barbier et Michel Carré. Ceux-ci, traités de haut par nos modernistes actuels, n’en avaient pas moins opéré une petite révolution, s’étant consacrés, après quelques succès littéraires, aux livrets d’opéra, montrant dans ce genre discrédité un souci de la langue et même un certain lyrisme qu’on n’était pas habitué à y rencontrer. Leur adaptation du Médecin malgré lui est faite avec beaucoup de goût et la musique atteint au chef-d’œuvre. Quelle joie pour moi de retrouver mon cher maître, non seulement en pleine possession de toutes les qualités qui m’avaient séduit naguère, mais grandi encore, ayant ramassé la plume de Mozart pour dessiner un orchestre pittoresque et sobre à la fois, où le style d’allure ancienne se colore de sonorités discrètement modernes, pour la joie de l’oreille et de l’esprit !

On avait choisi pour le jour de la première représentation celui de l’anniversaire de la naissance de Molière (15 janvier) : la dernière scène achevée, la toile de fond disparut dans les frises, et Mme Carvalho, vêtue en Muse, chanta sur la belle phrase qui clôt le finale du premier acte de Sapho, transposée d’un demi-ton plus haut, des strophes à Molière dont elle couronna le buste, entourée de toute la troupe du Théâtre-Lyrique. La soirée fut triomphale : on avait applaudi, on avait ri ; Gounod avait su faire accepter, à force de mesure et d’esprit, les plaisanteries musicales les plus salées. Le succès, pourtant, fut éphémère, et les différentes reprises de ce délicieux ouvrage n’ont pas été plus heureuses ; il n’a jamais « fait d’argent », comme on dit couramment avec tant d’élégance. La raison en est bizarre : c’est le dialogue de Molière qui effarouche le public. Ce même public, cependant, ne s’en effarouche pas à la Comédie-Française, et s’étouffe à des opérettes dont le sujet et le dialogue sont autrement épicés. Monsieur Tout-le-Monde est parfois bien incompréhensible !

Nous allons arriver à Faust ; mais avant de jeter un coup d’œil sur cette illustre partition, il convient de remarquer combien on se ferait du génie de Gounod une idée incomplète, si l’on se bornait à l’étude de ses œuvres dramatiques. Les travaux du théâtre n’ont jamais arrêté chez lui le cours des œuvres écrites pour l’Église. Là encore, il fut un hardi novateur, ayant apporté dans la musique religieuse non seulement ses curieuses recherches de sonorités orchestrales, mais aussi ses préoccupations au sujet de la vérité de la déclamation et de la justesse d’expression, appliquées d’une façon inusitée aux paroles latines, le tout joint à un scrupuleux souci de l’effet vocal et à un sentiment tout nouveau rapprochant l’amour divin de l’amour terrestre, sous la sauvegarde de l’ampleur et de la pureté du style. La Messe de Sainte-Cécile fut le triomphe de l’auteur dans le genre religieux, à cette époque printanière de son talent ; elle fut très discutée, en raison même du grand effet qu’elle produisit : car l’effet, sous les voûtes de Saint-Eustache, en fut immense. De ce moment date aussi le fameux Prélude de Bach ; ces quelques mesures, auxquelles je ne crois pas que l’auteur, quand il les écrivit, prêtât beaucoup d’importance, firent plus pour sa gloire que tout ce qu’il avait écrit jusqu’alors. Il était de mode, pour les femmes, de s’évanouir pendant le second crescendo !

La première fois que j’entendis cette petite pièce, elle ne ressemblait guère à ce qu’elle est devenue sous l’influence pernicieuse du succès. Seghers, avec un son puissant et une simplicité grandiose, tenait le violon, Gounod le piano, et un chœur à six voix, chanté sur des paroles latines, faisait entendre mystérieusement dans la pièce voisine les accords soutenant l’harmonie. Depuis, le chœur disparut, remplacé par un harmonium ; les violonistes appliquèrent à la phrase extatique ces procédés trop connus qui changent l’extase en hystérie ; puis la phrase instrumentale devint vocale, et il en sortit un Ave Maria, hélas ! plus convulsionnaire encore ; puis on alla de plus fort en plus fort, on multiplia les exécutants, on leur adjoignit l’orchestre, sans oublier la grosse caisse et les cymbales. La divine grenouille (pourquoi pas ? les Chinois ont bien une tortue divine) s’enfla, s’enfla, mais ne creva point, devint plus grosse qu’un bœuf, et le public délira devant ce monstre. Le « monstre » eut toutefois le précieux avantage de rompre à tout jamais la glace entre l’auteur et le gros public, hésitant et défiant jusque-là.

IV

Faust ! point culminant de l’œuvre du compositeur. L’ouvrage est trop connu pour qu’il soit nécessaire d’en parler : des souvenirs sur son apparition et sur sa brillante carrière peuvent seuls offrir quelque intérêt.

Le talent de Gounod s’affirmait de plus en plus. On sentait l’approche d’une bataille ; le parti italien, très puissant, était préparé à entraver par tous les moyens à son usage cette manifestation décisive d’un grand musicien qui lui portait ombrage. Gœthe, Berlioz (dont le Faust très contesté encore jouissait déjà dans un certain public d’une énorme réputation) se dressaient dans l’ombre comme des sphinx redoutables. Dans le camp des amis comme dans le camp opposé, l’anxiété était à son comble.

Le rôle de Marguerite fut écrit pour Mme Ugalde qui faisait alors partie de la troupe du Théâtre-Lyrique. On a dit qu’elle avait préféré jouer la Fée Carabosse, de Victor Massé. Je crois savoir au contraire qu’après avoir répété Faust, elle dut céder bien à regret le rôle de Marguerite à Mme Carvalho pour qui avait été écrit celui de la Fée Carabosse, rentrant dans l’emploi que cette dernière avait tenu jusqu’alors. Dans ses Mémoires, Gounod n’a rien dit de tout cela, et nous ne saurons jamais pourquoi le rôle fut redemandé à Mme Ugalde, qui avait toujours rêvé la création d’un personnage dramatique. Sa voix avait changé de nature ; l’emploi de chanteuse légère ne lui convenait plus et la brillante créatrice de Galathée n’eut aucun succès dans la Fée Carabosse qui sombra misérablement : peut-être, avec Mme Carvalho pour interprète, cette pauvre Fée aurait-elle eu une meilleure fortune. Faust eût-il réussi avec Mme Ugalde ? Nul ne pourrait le dire, mais je sais pertinemment que dans la scène de l’église, dans le trio final, elle était des plus remarquables, et qu’elle ne s’est jamais consolée d’avoir perdu cette occasion de se montrer au public de Paris sous un nouvel aspect.

De son côté, Mme Carvalho, en jouant Faust, entrait de plain-pied dans la région des grandes amoureuses, la fauvette renonçait à des succès certains pour courir une périlleuse aventure. On sait comment son talent, qui semblait avoir donné toute sa mesure, s’accrut encore et parvint, dans Faust et Roméo, à sa plénitude.

Le rôle de Faust était destiné au ténor Guardi, un homme superbe, dont la voix exceptionnelle réunissait les ressources du ténor et du baryton, ce qui explique la « tessiture » toute particulière du rôle et l’appui qu’il cherche parfois dans les notes graves : — O mort ! quand viendras-tu m’abriter sous ton aile ? — Malheureusement cet organe admirable manquait de solidité. A la répétition générale, l’artiste, merveilleux de prestance et d’éclat pendant le premier acte, perdit la voix au milieu de la soirée, et il fallut renoncer à son concours. Certains détails de la pièce n’étaient pas « au point ». Dans la Nuit de Walpurgis, tous les choristes hommes, transformés en sorcières, vêtus de souquenilles et chevauchant des balais, se démenaient comme des poulains échappés en soulevant des nuages de poussière, et l’effet de ce ballet n’avait pas été heureux. Il fallut se remettre à l’ouvrage, trouver un ténor ; on trouva Barbot, qui possédait, à défaut d’une grande voix, un grand talent. Il faisait fort bien le trille et ne consentit à jouer le rôle qu’à la condition de pouvoir, une fois au moins dans la soirée, perler un trille en toute liberté. Il fallut lui passer cette fantaisie, et un long trille enflé et diminué avec un art consommé, digne de servir de modèle à tous les trilles de l’univers, couronna le bel air : Salut, demeure chaste et pure, où il produisait l’effet d’une jolie boucle de cheveux sur un sorbet.

Enfin, après trois semaines de travail supplémentaire, vint l’inoubliable « première ». On sait que le succès fut hésitant ; il ne le fut pas toutefois pour la principale interprète, et les séductions de sa voix, de sa diction, de sa personne même vinrent à bout de toutes les résistances. On déblatérait ferme dans les couloirs. « Cela ne se jouera pas quinze fois, » disaient en haussant les épaules deux éditeurs célèbres, ardents champions de l’École italienne. « Il n’y a pas de mélodie là dedans, disaient les sceptiques : ce ne sont que des souvenirs rassemblés par un érudit. » C’était ennuyeux, c’était long, c’était froid. Il fallait couper l’acte du Jardin, qui ralentissait l’action…. Oh ! ce jardin de Marguerite, qui nous le rendra ? Dans cet ancien Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple, si barbarement démoli, la scène, large et profonde, était éminemment favorable aux décorations, et les peintres avaient brossé des chefs-d’œuvre ; jamais, depuis, l’ensemble de Faust n’a présenté un aussi grand charme. La musique était entremêlée de dialogues, et s’il n’est pas permis de regretter cette forme première, il n’en est pas moins vrai que dans certaines parties le mélange de la parole et de l’orchestre était fort pittoresque, notamment dans la scène où Méphistophélès insulte les étudiants.

Deux fragments échappèrent à l’indifférence générale : la Kermesse, grâce au « chœur des Vieillards », et le chœur des Soldats. L’acte du Jardin, s’il avait ses détracteurs, ne laissait pas de provoquer aussi des enthousiasmes. « N’eût-on aimé qu’un chien dans sa vie », me disait une charmante femme, « on doit comprendre cette musique-là ! »

Dix ans plus tard, l’œuvre définitivement acceptée, acclamée à l’étranger, entrait triomphalement à l’Opéra. Croirait-on qu’elle eut encore à vaincre, à cette occasion, quelques résistances ? Beaucoup de personnes craignaient que cette musique ne fût trop intime pour le grand vaisseau de la rue LePeletier ; d’autres espéraient, s’il faut l’avouer, qu’elle y échouerait, que l’instrumentation de Gounod ne « tiendrait » pas à côté de celle de Meyerbeer. Ce fut le contraire qui arriva : le doux orchestre emplit la salle sans écraser les voix, et celui de Meyerbeer a paru depuis un peu aigre en comparaison.

Le succès de la soirée fut pour le ballet. La place en était marquée, et il eût existé dès le principe si le Théâtre-Lyrique avait possédé un corps de ballet suffisant ; il y était remplacé par une chanson à boire de peu d’intérêt, chantée par Faust devant un groupe de jolies femmes à demi couchées sur des lits antiques à la façon des courtisanes de la célèbre toile de Couture : la Décadence romaine. Les mêmes figurantes avaient formé ce tableau pendant dix ans, si bien qu’à la fin le récit de Méphistophélès — Reines de beautéDe l’antiquité — devenait légèrement ironique. A l’Opéra, Perrin, qui s’y entendait, déploya des splendeurs inouïes, et Saint-Léon, violoniste et compositeur, un maître de ballet comme on n’en a pas vu ni avant ni depuis, calqua sur cette musique de volupté la plus ingénieuse féerie qui se puisse imaginer ; il est fâcheux que la tradition n’en ait pas été fidèlement conservée. Un incident comique survint à la première représentation. Tandis qu’Hélène, sous les traits de la sculpturale mademoiselle Marquet, mimait les nobles périodes de la musique, des femmes l’entouraient portant sur leurs têtes des vases d’où s’échappait en flots abondants une fumée roussâtre que le vent de la scène rabattait dans la salle, et chacun d’ouvrir avidement ses narines pour aspirer les parfums dont s’enivrait la belle Grecque. Horreur ! une affreuse odeur, analogue à celle des feux de Bengale, se répandit rapidement jusqu’aux loges du fond, et les jolies spectatrices, tout effarouchées, durent chercher dans leurs mouchoirs de dentelle un rempart protecteur contre cette désagréable invasion.

Ce ballet, chef-d’œuvre du genre, Gounod faillit ne pas l’écrire. Quelque mois avant l’apparition de Faust à l’Opéra, il m’avait envoyé en ambassadeur notre jeune ami le peintre Emmanuel Jadin, chargé par lui d’une mission délicate. Au moment de commencer, Gounod avait été pris de scrupules : il était alors plongé dans les idées religieuses qui ne lui permettaient pas de se livrer à un travail aussi essentiellement profane ; il me priait de m’en charger à sa place et d’aller causer avec lui de ce projet. On jugera facilement de mon embarras. Je me rendis à Saint-Cloud, j’y trouvai le maître occupé à faire dévotement une partie de cartes avec un abbé. Je me mis entièrement à sa disposition, lui objectant toutefois que la musique d’un autre, introduite au travers de la sienne, ne saurait produire un bon effet, et que si j’acceptais la tâche qui m’était offerte, c’était à la condition expresse qu’il demeurât toujours libre de reprendre sa parole et de substituer sa mu sique à la mienne. Je n’écrivis pas une note et n’entendis plus parler de rien.

On a beaucoup disserté sur la façon dont les auteurs de Faust avaient compris le rôle de Marguerite. Ce sujet de Faust, marqué par Gœthe d’une si forte empreinte, ne lui appartient pas tout à fait ; d’autres l’avaient traité avant lui et chacun peut le reprendre à sa façon : dernièrement encore, dans Futura, Auguste Vacquerie lui donnait une forme nouvelle. Le Faust de Gœthe, depuis longtemps connu en France, avait été popularisé par les tableaux d’Ary Scheffer, et si l’on avait présenté au public la vraie Marguerite du poète, il ne l’eût pas reconnue. C’est que la Gretchen du fameux poème n’est pas une vierge de missel ou de vitrail, l’idéal rêvé, enfin rencontré ; Gretchen, c’est Margot, et du lin qu’elle file pourraient être tissés les « torchons radieux » de Victor Hugo. Faust a passé sa vie dans les grimoires et les cornues, sans connaître l’amour ; il retrouve sa jeunesse d’écolier, et la première fille venue lui semble une divinité. Elle lui parle de la maison, du ménage, des choses les plus terre à terre, et l’enchante. C’est un trait de nature : l’homme sérieux, l’esprit supérieur s’éprend volontiers d’une maritorne. Ce caractère du rôle de Gretchen me frappa vivement la première fois que je vis, en Allemagne, représenter les fragments arrangés pour la scène du Faust de Gœthe, et je m’étonnais que personne n’eût fait une étude sur ce sujet. Cette étude a été faite, depuis, par Paul de Saint-Victor. Amours ancillaires, séduction, abandon, infanticide, condamnation à mort et folie, telle est la trame très prosaïque sur laquelle Gœthe a brodé ses éclatantes fleurs poétiques. Sans y rien changer, les auteurs français ont fait une transposition du personnage ; c’était leur droit, et le succès, en Allemagne même, leur a donné raison.

L’apparition de Méphistophélès dans la scène de l’église a donné prise à la critique. Dans le poème de Gœthe, ce n’est pas Méphistophélès, mais un « méchant esprit » — böser Geist — qui tourmente l’infortunée Gretchen. La scène (assez bizarre, en somme, car ce n’est pas d’ordinaire un méchant esprit qui inspire les remords) est poétiquement belle et très musicale. Fallait-il, pour ne pas s’en priver, introduire un nouveau personnage, un petit rôle pour lequel on eût difficilement trouvé un interprète de premier ordre ? Chose à peine croyable, la censure d’alors était ai chatouilleuse qu’elle faillit interdire cette scène ; et pour qui connaît les principes de Gounod en matière d’accent et de prosodie, tant en latin qu’en français, il n’est pas douteux que le chœur Quand du Seigneur le jour luira ait été primitivement écrit sur la Prose Dies irœ, dies illa, dont ladite censure n’aurait jamais permis l’audition dans un théâtre. Aujourd’hui encore, elle y tolère à peine les signes de croix, alors qu’on ne craint pas d’en tirer des effets comiques dans la très catholique Espagne.

V

Ceci étant une vue d’ensemble et non une analyse détaillée des œuvres de Gounod, nous glisserons, si vous le permettez, sur Roméo et Juliette, nous bornant à constater que le triomphe de la première heure, qui avait manqué à Faust, ne fit pas défaut à Roméo ; ce fut dès l’abord un entraînement, un délire. Si Faust est plus complet, il faut convenir que nulle part le charme particulier à l’auteur n’est aussi pénétrant que dans Roméo. L’époque de son apparition marque l’apogée de l’influence de Gounod ; toutes les femmes chantaient ses mélodies, tous les jeunes compositeurs imitaient son style.

Quelque temps avant, il avait passé à côté du grand succès avec Mireille, ouvrage mal accueilli d’abord, qui s’est relevé depuis, mais défiguré par des modifications, des mutilations de toute sorte. Je n’ai jamais pu y songer sans tristesse, ayant connu dans son intégrité la partition primitive dont l’auteur m’avait fait entendre successivement tous les morceaux, et qu’il fit connaître en entier, dès qu’elle fut achevée, à quelques intimes, avec le précieux concours de Mme la vicomtesse de Grandval ; Georges Bizet et moi, sur un piano et un harmonium, remplacions l’orchestre absent. L’effet de cette audition fut profond et le succès ne fit doute pour personne ; mais le ver était dans le fruit superbe. Mme Carvalho, pour qui le rôle de Mireille fut écrit, était parvenue à élargir sa voix en quittant Fanchonnette pour Marguerite, mais elle ne pouvait en changer la nature au point de devenir une « Valentine ». La première fois que Gounod, qui aimait à me donner la primeur de ses œuvres, me chanta la scène de la Crau, je fus effrayé des moyens vocaux qu’elle nécessitait. « Jamais, lui dis-je, Mme Carvalho ne chantera cela. — Il faudra bien qu’elle le chante ! » me répondit-il en ouvrant démesurément des yeux terribles. Comme je l’avais prévu, la cantatrice recula devant la tâche qui lui était imposée. L’auteur s’obstinant, elle rendit le rôle, on échangea du papier timbré ; un exploit accusait l’auteur d’exiger de son interprète des « vociférations ». Puis la tempête s’apaisa : l’auteur diminua de moitié la grande scène, écrivit le délicieux rende Heureux petit berger ! Le rôle s’amoindrissait. D’un autre côté, le ténor se montrait insuffisant, et son rôle, de répétition en répétition, se racornissait comme la « Peau de Chagrin » de Balzac. L’œuvre arriva devant le public, affaiblie, dénaturée ; et quand survint la scène de la Crau, redoutable encore, quoique mutilée, la cantatrice, prise de peur, y échoua complètement. Avant cela, la belle scène des Revenants avait déjà manqué son effet. Le Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet n’était pas assez vaste pour se prêter à de telles illusions : en glissant sur l’eau du fleuve, les trépassés faisaient entendre des bruits fâcheux, des couics ridicules. L’issue de la soirée ne fut pas douteuse : c’était un désastre. L’œuvre méconnue n’a jamais depuis retrouvé son aplomb ; on a coupé de-ci de-là, on a changé le dénouement, tantôt supprimé, tantôt, rétabli la scène fantastique, fondu le petit rôle de Vincenette dans celui de Taven la sorcière ; jamais je n’ai retrouvé cette impression d’une œuvre achevée, complète, qui m’avait tant séduit chez l’auteur.

Habent sua fata… les pièces de théâtre comme les livres !

Au nombre des œuvres marquées d’un signe fatal par le Destin, il faut ranger ce Polyeucte dont Gounod voulait faire l’œuvre capitale de sa vie et qui ne lui a causé que des déceptions. Il avait trouvé dans Mme Gabrielle Krauss une admirable Pauline, mais il ne rencontra jamais le Polyeucte qu’il avait rêvé ; Faure seul était capable de réaliser un tel idéal, et Faure, baryton, ne pouvait chanter un rôle de ténor. On sait qu’Ambroise Thomas eut le courage de refondre sa partition d’Hamlet pour adapter le rôle principal aux moyens de l’incomparable artiste. Gounod, à qui la même transformation fut proposée, ne put s’y résigner.

La première fois qu’il me fit entendre un fragment de Polyeucte, ce fut le chœur des païens, chanté dans la coulisse, et la barcarolle qui le suit. « Mais, lui dis-je, si vous entourez le paganisme de telles séductions, quelle figure fera près de lui le christianisme ? — Je ne puis pourtant pas lui ôter ses armes, » me répondit-il avec un regard dans lequel il y avait des visions de nymphes et de déesses. Ce que je craignais arriva ; les païens, sous les traits de M. Lassalle, de M. Warot, de Mlle Mauri, l’emportèrent sur les chrétiens qui parurent ennuyeux. Faut-il rappeler que le chef-d’œuvre de Corneille ne put réussir que lorsque Rachel et Beauvallot le jouèrent au Théâtre-Français ? Du vivant de l’auteur, la tragédie avait paru glaciale.

On sait que le sujet de Polyeucte avait séduit Donizetti ; et bien qu’il se soit élevé dans cette partition au-dessus de son style ordinaire, bien que l’ouvrage, représenté d’abord en italien (Poliuto), puis en français (les Martyrs), ait eu plus tard au Théâtre-Italien des soirées heureuses avec Tamberlick et Mme Penco, il est aujourd’hui complètement oublié. C’est pourtant un beau sujet que Polyeucte ; mais l’optique de la scène est si étrange ! Au théâtre, où la science et l’étude paraissent comiques, où les crimes les plus affreux ne sont pas sans attrait, l’amour divin est peu intéressant.

VI

« Les Théâtres sont les mauvais lieux de la Musique, et la chaste Muse qu’on y traîne n’y peut entrer qu’en frémissant. » Il y a du vrai dans cette boutade, que Berlioz n’aurait peut-être pas écrite si la Scène lui eût été moins hostile : elle et lui n’ont jamais pu s’entendre, et cependant le mal qu’il en pensait ne l’a jamais empêché de la désirer. On connaît ses efforts infructueux pour faire arriver les Troyens à l’Opéra, tellement à court de nouveautés en ce temps-là qu’il en fut réduit à une adaptation du Roméo de Bellini, renforcé par Dietsch de cuivres et de coups de grosse caisse, sur la demande expresse de la direction. Ce fait d’avoir préféré aux Troyens une chose quelconque sera la honte éternelle de l’Académie impériale de Musique, dont le Prophète, Faust, l’Africaine ont été les gloires. L’horreur inspirée par Berlioz au monde des théâtres est bizarre et difficile à expliquer….. Quant à la chaste Muse, elle devrait se dire que l’absolu n’est pas de ce monde, et que ce n’est pas au théâtre qu’il faut l’aller chercher. On en approche à Bayreuth ; mais Bayreuth n’est pas un théâtre : Bayreuth est un temple.

Un temple ! c’est bien le lieu où la chaste Muse, quand elle n’y est pas méconnue, peut entrer sans frémir : là, pas d’applaudissements, pas de recettes à assurer, pas de vanités mondaines à satisfaire, le beau cherche en lui-même et pour lui-même, sous les grandes voûtes mystérieuses et sonores, inspiratrices du respect, disposant d’avance à l’admiration à l’ampleur du style dérivant naturellement des conditions de l’exécution, la noblesse et l’élévation du sentiment posées en principe, — quoi de plus favorable à l’artiste dont la nature se prête à un tel milieu !… Berlioz réunissait toutes les qualités voulues ; il l’a montré dans son Requiem et son Te Deum ; mais la nature de son talent devait l’éloigner d’un genre ou l’élément vocal tient nécessairement, la première place, et, d’autre part, il se sentait peu attiré vers l’église, n’ayant pas la foi. Gounod, qui portait au doigt le monogramme du Christ, l’avait au plus haut degré, si l’on peut appeler de ce nom cette religion spéciale aux artistes chrétiens qui, au fond, n’ont jamais d’autre religion que l’Art : Raphaël, Ingres, furent de cette espèce qui garde le culte des belles formes et des nudités païennes, et s’accommoderait mal de la seule beauté morale jointe à la laideur physique. Pour eux la Grâce, la Charité, c’est toujours la Kharite qui marchait autrefois sur les pas de la déesse de Cythère et n’a fait que changer d’emploi. Ne cherchez donc pas l’ascète chez Gounod, le catholique romain, le fidèle de Saint-Pierre et des basiliques de la Ville Éternelle. Nos modernes esthètes, épris de préraphaélisme flamand, ne sauraient se plaire en sa compagnie ; elle n’est pas faite pour eux, nourris qu’ils sont de protestantisme par Sébastien Bach et incapables de savourer le goût tout spécial du catholicisme, en dépit de leur culte artificiel pour Palestrina, sorte de paléontologie musicale. On serait malvenu à leur dire que le style de Sébastien Bach, en pleine floraison dans ses cantates allemandes, dans les Passions, ne saurait s’harmoniser avec les textes latins, et que sa fameuse Messe en Si mineur, en dépit de ses splendeurs musicales et des efforts de l’auteur pour modifier sa manière, n’est pas une messe : ils ne pourraient le comprendre et crieraient au sacrilège. Aussi n’essaierai-je pas de les convaincre ; ce serait imiter les jongleurs japonais, lorsqu’ils donnent au public européen, dans leur langue maternelle, le programme de leurs exercices…

Gounod n’a pas cessé toute sa vie d’écrire pour l’église, d’accumuler les messes et les motets ; mais c’est au commencement de sa carrière, dans la Messe de Sainte-Cécile et à la fin, dans les oratorios Rédemption et Mors et Vita, qu’il s’est élevé le plus haut.

L’apparition de la Messe de Sainte-Cécile, à l’église Saint-Eustache, causa une sorte de stupeur. Cette simplicité, cette grandeur, cette lumière sereine qui se levait sur le monde musical comme une aurore, gênaient bien des gens ; on sentait l’approche d’un génie et, comme chacun sait, cette approche est généralement mal accueillie. Intellectuellement — chose étrange — l’homme est nocturne, ou tout au moins crépusculaire ; la lumière lui fait peur, il faut l’y accoutumer graduellement.

Or, c’était par torrents que les rayons lumineux jaillissaient de cette Messe de Sainte-Cécile. On fut d’abord ébloui, puis charmé, puis conquis. Une nouveauté hardie, l’introduction du texte Domine, non sum dignus dans l’Agnus Dei, révélait l’artiste religieux, qui, ne se bornant pas à suivre les modèles connus, puisait dans ses études ecclésiastiques l’autorité nécessaire à des modifications liturgiques qu’un simple laïque n’eût osé se permettre.

Musicalement, Gounod montrait dans cette œuvre une qualité autrefois banale, devenue rare par suite de nos habitudes modernes exclusivement dramatiques ou instrumentales : l’art de traiter les voix, de faire de l’intérêt vocal la base même de l’œuvre, quelle que soit du reste la part faite a l’instrumentation et à ses merveilleuses conquêtes. Volontairement ou inconsciemment, Gounod a rendu par là un service immense à son art, détourné de sa voie par les puissants génies qui, trouvant dans l’orchestre une forêt vierge à défricher, ont oublié que la voix humaine était non seulement le plus beau des instruments, mais l’instrument primordial et éternel, l’Alpha et l’Oméga, le timbre vivant, celui qui subsiste quand les autres passent, se transforment et meurent.

La musique vocale est vérité, la musique inst rumentale est mensonge ; quel admirable mensonge ! Si c’est une faute de l’avoir créée, c’est une de ces fautes dont on peut dire ce que l’Église dit du péché d’Adam : O felix culpa ! Heureuse faute, grâce à laquelle Beethoven nous a donné ses neuf Symphonies, dont la dernière semble faire amende honorable en appelant à son aide, à bout de forces et désespérant d’atteindre au ciel, le concours de la voix humaine !

Il n’entre pas dans le cadre de cette étude d’analyser les nombreuses compositions religieuses que Gounod a semées le long de sa féconde et glorieuse carrière, entre la Messe de Sainte-Cécile et les grands oratorios, Rédemption, Mors et Vita, qui, par leur importance exceptionnelle, s’imposent tout particulièrement à notre attention. Nous nous occuperons exclusivement de ces deux dernières œuvres.

On ne peut contester à la doctrine chrétienne cette qualité, qu’elle est une Doctrine, c’est-à-dire un ensemble construit avec un art profond, dont toutes les parties se soutiennent solidement et dont la structure savante commande l’admiration de quiconque a pris la peine de l’étudier.

C’est cette doctrine que Gounod a réussi à résumer dans Rédemption, ou du moins la part la plus essentielle de cette doctrine, celle qui sert de titre à son œuvre.

Un prologue et trois parties suffisent à cette tâche.

Le prologue, très court, dît sommairement la création du monde, la création de l’homme et sa chute, pour arriver à la promesse de la Rédemption qui est le sujet de l’ouvrage. Puis viennent les trois grandes divisions : le Calvaire, la Résurrection, la Pentecôte.

Le Calvaire se divise en six chapitres : la marche au Calvaire, le Crucifiement, Marie au pied de la croix, les deux Larrons, la Mort de Jésus, le Centurion.

La Résurrection comprend successivement un chœur mystique :

    Mon Rédempteur ! Je sais que Vous êtes la Vie !
    Je sais que de mes os la poussière endormie,
    Au fond du mon sépulcre entendra Votre voix ;
    Que dans ma propre chair, je verrai Votre gloire,
    Quand la mort, absorbée un jour dans sa victoire,
         Fuira devant le Roi des Rois.

les Saintes Femmes au Sépulcre, l’apparition de Jésus aux Saintes Femmes, le Sanhédrin, les Saintes Femmes devant les Apôtres, l’Ascension.

La Pentecôte débute par une peinture du dernier âge de l’humanité, nouvel âge d’or qui, dans la croyance chrétienne, doit précéder la Fin du monde et l’Éternité bienheureuse ; puis vient le Cénacle et le miracle de la Pentecôte, et, enfin l’Hymne apostolique, magnifique conclusion renfermant sept périodes et résumant la foi catholique.

Voilà certes un vaste programme digne d’un poète et d’un musicien. Poète, Gounod n’a pas la prétention de l’être ; et cependant son texte est irréprochable, s’appuyant toujours sur l’Écriture, admirablement écrit pour la musique, cela va sans dire ; d’une naïveté voulue, mais non cherchée, et qui n’exclut ni la correction ni l’éclat.

Quant à l’exécution de la partie musicale, on ne peut en exprimer, avec des mots, une idée claire ; mais on peut expliquer en quoi les procédés de Gounod diffèrent de ceux des grands maîtres du passé ; car la différence est profonde. Dans l’oratorio tel que nous l’a laissé l’ancienne tradition, des récitatifs plus ou moins dénués d’intérêt racontent le sujet de la « pièce » ; de temps en temps, le récit s’interrompt et un air ou un chœur fait une sorte de commentaire sur ce qui précède. Rien de pareil ici. Bien que l’auteur ait donné libre cours à son riche tempérament mélodique, les récits sont dans certains cas la partie la plus attachante de l’œuvre. Ceux qui ont eu la bonne fortune d’entendre M. Faure interpréter Rédemption n’ont pas oublié l’intensité d’expression de plusieurs récitatifs, parfois renfermés dans quelques notes ; la mélodie la plus pénétrante n’émeut pas plus profondément.

Le morceau le plus étonnant de Rédemption est peut-être la marche au Calvaire ; c’est un morceau sans précédent, dont la haute originalité n’a pas été, a ce qu’il semble, appréciée à sa valeur. On s’est buté contre la vulgarité calculée de la marche instrumentale, sans voir que le musicien avait reproduit dans cette large peinture un effet fréquent dans les tableaux des primitifs, où soldats et bourreaux exagèrent leur laideur et leur brutalité en contraste avec la beauté mystique des saints et des saintes nimbés d’or et vêtus de pierres précieuses. A cette marche vulgaire — d’une vulgarité toute relative d’ailleurs — succède l’hymne Vexilla Regis prodeunt. « L’étendard du Roi des Rois — Au loin flotte et s’avance », dont la mélodie liturgique est enguirlandée d’harmonies exquises et de figures contrepointées de l’art le plus savant et le plus délicat. La marche reprend, et pendant qu’elle se déroule, se développe comme un long serpent, le drame parallèlement se déroule et se développe, et le récitant, les Saintes Femmes affligées, le Christ lui-même qui les exhorte et les console, font entendre successivement leurs voix touchantes ; puis la marche, arrivée au terme de son évolution, éclate dans toute sa puissance, simultanément avec l’hymne liturgique, entonné par le chœur entier à l’unisson ; et tout cela se combine sans effort apparent, sans que l’allure du morceau s’arrête un seul instant, avec une fusion complète de ces caractères disparates dans une majestueuse unité, avec une simplicité de moyens qui est un miracle de plus dans ce morceau miraculeux !

La simplicité des moyens employés et la grandeur des résultats obtenus, c’est d’ailleurs, avec le charme spécial et pénétrant dont il a le secret, la caractéristique de la manière de Gounod. C’est ce qui lui permet d’obtenir des effets saisissants, parfois, avec un seul accord dissonant, comme dans le chœur : O ma vigne, pourquoi me devenir amère ?

Ceci n’est pas pour blâmer les génies qui prennent l’art à pleine mains, emploient à profusion toutes ses ressources. Je ne suis pas de ceux qui, admirant Ingres, croient devoir mépriser Delacroix et réciproquement. Prendre les grands artistes tels qu’ils sont, les étudier dans leur tempérament et dans leur nature, me paraît être en critique le seul moyen équitable. Ceci posé, il me sera permis de dire que ma préférence est pour la sobriété des moyens, quand elle n’entraîne pas la pauvreté des résultats ; car, en art, le résultat est tout. « Les lois de la morale régissent l’art, » a dit Schumann. Cela est fort joli ; mais ce n’est pas vrai. En morale, l’intention peut justifier bien des choses ; en art, les meilleures intentions ne sont bonnes qu’a paver l’enfer : l’œuvre est réussie, ou elle est manquée ; le reste est de nulle importance.

Nous parlions tout à l’heure des primitifs ; c’est encore à eux qu’il faudrait se reporter pour trouver une impression de naïveté et de fraîcheur analogue à celle que fait éprouver l’épisode des Saintes Femmes au Tombeau, couronné par le merveilleux solo de soprano avec chœurs : Tes bontés paternelles. Il y a là comme un ressouvenir de Mendelssohn, à qui, pour être juste, il convient de reporter la première tentative de transformation de l’oratorio dans le sens moderne. Ce qui appartient en propre à Gounod, c’est le profond sentiment catholique, l’union de la tendresse humaine avec le sentiment sacré. Le mysticisme protestant, si séduisant chez Mendelssohn, si intense chez Sébastien Bach, est tout autre chose.

Nous avons dit de quelle beauté resplendit le dernier morceau, qui en sept périodes synthétise la foi chrétienne. Ce que nous ne saurions dire, c’est le rayonnement, la majesté musicale de cette conclusion, la solidité de cette architecture dont la clef de voûte est un chœur se rattachant au type bien connu des Proses que l’on chante aux grandes fêtes du catholicisme. C’est la joie de l’Église triomphante, c’est l’épanouissement du peuple fidèle dans sa foi. Interrompu par des intermèdes d’une pénétrante douceur, le chœur formidable revient toujours avec plus de force, et quand on se croit à bout de lumière, une succession fulgurante d’accords, dont la basse descend quatorze fois d’une tierce pendant que le sommet monte sans cesse, met le comble à l’éblouissement.

C’est la fin de l’œuvre.

L’oratorio Mors et Vita, suite et complément de Rédemption, est d’une conception beaucoup plus simple, et la partie musicale en fait tout l’intérêt. Le texte latin est entièrement emprunté à l’Écriture et à la liturgie.

1re partie : la Mort ; 2º partie : le Jugement ; 3º partie : la Vie, dont le texte est emprunté à la vision de saint Jean, la Jérusalem céleste de l’Apocalypse.

Un prologue, plus court encore que celui de la Rédemption, résume en quelques mots la Mort et la Vie. « Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant », dit le chœur. La voix du Christ répond : « Je suis la résurrection et la vie. » Le chœur redit ces paroles et c’est tout. Le drame commence.

Ce prologue fait pressentir la Jugement qui remplira la seconde partie. Il n’y a que quelques notes, et cela est terrible ; on en pourrait dire ce que Hugo a dit de Baudelaire, qu’il avait créé un frisson nouveau. L’auteur a-t-il, comme Dante, vu l’enfer, pour nous en rapporter ce frisson sinistre ? Après Mozart et tous les génies qui lui ont succédé jusqu’à nos jours, après l’effrayant Tuba mirum de Berlioz, il a trouvé moyen de nous faire dresser les cheveux sur la tête. C’est incroyable, mais cela est. Ici encore, je ne puis m’empêcher d’admirer l’étonnante disproportion apparente entre la grandeur de l’effet et la simplicité de moyens qui échappent à l’analyse.

Lu première partie, Mors, n’est autre chose qu’un immense Requiem, qui dure deux heures complètes. L’intérêt n’y languit pas un instant. L’auteur a donné amplement carrière à ce sentiment vocal dont nous parlions plus haut et dont il avait la spécialité. Non qu’il ait renoncé à son orchestration si habile et si fondue ; il a trouvé dans le mélange de l’orgue et de l’orchestre des effets nouveaux et singulièrement heureux ; mais les airs, les ensembles, les chœurs tiennent toujours la première place dans l’attention de l’auditeur ; il y a même un double chœur, dans le style de Palestrina, sans aucun accompagnement, qui repose et rafraîchit l’oreille. Même impression de repos et de fraîcheur dans la délicieuse pastorale Inter oves locum præsta, si séduisante dans la voix du ténor.

Toutes les ressources vocales sont employées dans ce Requiem, y compris le style fugué dont l’abus paraîtrait fatigant à notre époque, mais dont l’usage bien compris communique à une œuvre de cette nature une autorité que rien ne saurait remplacer.

L’Agnus Dei est particulièrement saisissant. Après une succession d’harmonies douloureuses et tourmentées, surgit tout a coup dans les hauteurs du soprano une phrase merveilleuse, sur les mots : Dona eis requiem, phrase que nous retrouverons plus tard. Puis le morceau s’éteint lentement dans un long decrescendo aux sonorités mystérieuses, dont l’effet de calme pénétrant dépasse tout ce qu’on peut imaginer. C’est la volupté dans la mort, l’entrée ineffable dans le repos éternel…..

Et alors commence, s’élargît, s’élève un prodigieux épilogue.

    L’âme lève du doigt le couvercle de pierre
    Et s’envole…

La Lumière a brillé, un bonheur inconnu inonde l’âme délivrée des liens terrestres ; toutes les forces de l’orchestre et de l’orgue se réunissent pour porter l’émotion à son comble.

Le Jugement forme la seconde partie. J’ai dit quelles terreurs sortaient de cette musique. Après le sommeil des Morts, après les trompettes de la Résurrection voici que le Juge apparaît ; et ce n’est plus la terreur, c’est l’amour qu’il apporte avec lui. Développée, agrandie, c’est la belle phrase de l’Agnus Dei que chantent tous les instruments à cordes de l’orchestre auxquels viennent, se mêler les chœurs, la foule des élus rassurés par l’arrivée du Sauveur.

Après tant d’émotions, on pouvait craindre que la Jérusalem céleste no parût un peu fade, avec son azur et ses colonnes d’or et de diamants. Il n’en est rien. Dès les premiers accords, un charme si puissant se dégage, que l’on croit sentir, après l’hiver, les effluves divins du printemps. Il y a surtout un coquin de Sanctus — qu’on me pardonne cette expression, — avec des solos de violon, qui vous fait courir des flammes dans les veines. Et pourtant c’est toujours de la musique sacrée, sans aucune concession aux frivolités du siècle. Comment donc l’auteur a-t-il pu obtenir de pareils effets ? C’est son secret ; bien malin qui pourrait le lui prendre.

Le dernier chœur : Ego sum Alpha et Omega, atteint aux dernières limites de la simplicité grandiose ; la belle phrase de l’Agnus y reparaît, et une fugue peu développée, mais impeccablement écrite et d’une grande puissance, termine le tout.

Le plan des deux oratorios est admirable, musique à part ; un théologien pouvait seul accomplir une telle œuvre. Quant a leur valeur au point de vue de l’orthodoxie, je ne saurais on juger, n’étant point docteur en cette matière. Loin de moi la pensée de la mettre en doute, mais involontairement, je me reporte aux réflexions émises plus haut sur la religiosité des artistes en songeant à l’histoire peu connue de l’opéra Françoise de Rimini, destiné a Gounod dans le principe, et à la raison toute théologique pour laquelle il renonça à terminer cette partition dont il avait composé plusieurs morceaux. Il avait conçu le projet d’un épilogue : la scène, divisée en trois compartiments dans le sens de la hauteur, aurait représenté simultanément l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, et l’on aurait vu les deux amants passer de l’Enfer au Purgatoire et de la monter au ciel ; il avait écrit lui-même, en vers excellents, le texte de ce prologue. Jules Barbier et Michel Carré, quoique fort peu théologiens, ne purent jamais se résoudre à une telle audace ; et après de nombreuses luttes, Gounod leur rendit la pièce, qui échut à Ambroise Thomas, Bien qu’une telle aventure soit peu faite pour donner confiance dans l’autorité théologique du maître, je crois qu’un Père de l’Église n’aurait désavoué ni le texte poétique français de Rédemption, tout entier de sa main, ni la savante ordonnance des textes latins qui forment la trame de Mors et Vita.

Ce fut une grande hardiesse d’écrire une œuvre latine et catholique pour la protestante Angleterre. L’accueil, réservé d’abord, chaleureux ensuite, fait à cette œuvre sévère (si différente des oratorios de Haendel et de Mendelssohn, ne demandant rien à une concession quelconque, soit à des habitudes prises, soit à des convenances religieuses assurément respectables), est également un honneur pour l’œuvre qui s’est imposée par sa puissance, et pour le public qui s’est laissé convaincre. J’ai vu, par un de ces temps horribles, noirs et pluvieux, dont Londres a la spécialité, l’énorme salle d’Albert Hall remplie jusqu’aux galeries supérieures d’une foule de huit mille personnes, silencieuse et attentive, écoutant dévotement, en suivant des yeux le texte, une exécution colossale de Mors et Vita à laquelle prenaient part un millier d’exécutants, l’orgue gigantesque de la salle, les meilleurs solistes de l’Angleterre. A Paris, on se demande encore ce qu’il faut en penser : on en est à chercher pourquoi le Judex se déroule sur un chant d’amour. L’œuvre peut attendre : quand, de par la marche fatale du temps, dans un lointain avenir, les opéras de Gounod seront entrés pour toujours dans le sanctuaire poudreux des bibliothèques, connus des seuls érudits, la Messe de Sainte-Cécile, Rédemption, Mors et Vita resteront sur la brèche pour apprendre aux générations futures quel grand musicien illustrait la France au XIXe siècle.


VII

« Quel homme élégant que Berlioz ! » me disait un jour Gounod. Le mot est profond. L’élégance de Berlioz n’apparaît pas de prime abord dans son écriture gauche et maladroite ; elle est cachée dans la trame, on pourrait dire dans la chair même de son œuvre ; elle existe, à l’état latent, dans sa nature prodigieuse qui ne saurait nuire à aucune autre par comparaison, nulle autre ne pouvant lui être comparée. Chez Gounod, ce serait plutôt le contraire ; son écriture, d’une élégance impeccable, couvre parfois un certain fonds de vulgarité ; il est peuple par moments, et, pour cela même, s’adressant facilement au peuple, est devenu populaire bien avant Berlioz, dont la Damnation de Faust n’est arrivée à la popularité qu’après la mort de son auteur. Cette vulgarité — si vulgarité il y a — pourrait se comparer à celle d’Ingres (qu’il admirait profondément) ; c’est comme un fond de sang plébéien, mettant des muscles en contrepoids à l’élément nerveux dont la prédominance pourrait devenir un danger ; c’est l’antidote de la mièvrerie, c’est Antée retrempant ses forces en touchant le sol ; cela n’a rien a voir avec la trivialité dont ses prédécesseurs les plus illustres dans l’opéra et l’opéra-comique français n’ont pas toujours su se garder. Il visait haut, mais le souci constant de l’expression devait fatalement, comme tout ce qui tient au réalisme, le ramener de temps en temps sur la terre. Ce réalisme lui-même ouvrait une voie féconde et absolument nouvelle en musique. Pour la première fois, à la peinture de l’union des cœurs et des âmes s’est ajoutée celle de la communion des épidermes, du parfum des cheveux dénoués, de l’enivrement des haleines sous les effluves du printemps. J’ai vu des natures chastes et hautement compréhensives s’effaroucher de ces innovations, accuser Gounod d’avoir rabaissé, matérialisé l’amour au théâtre. Que d’autres seraient heureux de mériter un tel reproche !

Bien d’autres nouveautés lui sont dues. Tout d’abord, il restaura des procédés abandonnés depuis longtemps sans aucun profit, et ce fut une stupeur, parmi les élèves du Conservatoire, de voir remettre en honneur des moyens surannés et discrédités, comme les « marches d’harmonie », dont le prélude de la scène religieuse de Faust offre un si remarquable exemple. Désireux de laisser à la voix tout son éclat, toute son importance, il supprima les bruits inutiles, dont personne alors ne croyait pouvoir se passer. — Un jour, avec l’imprudence de la jeunesse, je demandais à un savant professeur la raison de cet abus de trombones, de grosses caisses et de cymbales qui sévissait dans les œuvres les plus légères :

— C’est pourtant facile à comprendre, me répondit-il : vous avez des ressources dans l’orchestre ; il faut bien les employer…

Gounod, qui avait pratiqué la peinture, savait qu’il n’est pas obligatoire de mettre toute sa palette sur la toile, et il ramena dans l’orchestre du théâtre la sobriété, mère des justes colorations et des nuances délicates. Il supprima les redites insupportables, les longueurs fatigantes qui déparent tant de beaux ouvrages, s’attirant par là ces critiques, incompréhensibles aujourd’hui, dans lesquelles on l’accusait d’écourter ses phrases et ses morceaux ; on attendait toujours la « reprise du motif », et cette attente trompée donnait l’illusion que le motif n’est qu’ébauché, les redites ne l’ayant pas enfoncé comme un clou dans la mémoire. Aux formes convenues sur lesquelles vivait depuis longtemps le récitatif, il en substitua d’autres, serrant de plus près la Nature, qui sont entrées dans la pratique courante. Enfin, il cherchait a diminuer autant que possible le nombre des modulations, jugeant qu’un moyen d’expression aussi puissant ne doit pas être gaspillé, croyant de plus a une action spéciale des tonalités persistantes.

— Quand, depuis un quart d’heure, disait-il, l’orchestre joue en ut, les murs de la salle sont en ut, les chaises sont en ut, la sonorité est doublée.

Il aurait voulu « se bâtir une cellule dans l’accord parfait ». Sobre de modulations par principe, il n’en possédait pas moins l’art au plus haut degré, cet art précieux entre tous qui est la pierre de touche du grand musicien. Il avait des tonalités, de leurs rapports entre elles, des relations, attractions et répulsions harmoniques, le sens le plus fin. Il a trouvé de nouvelles résolutions de dissonances, découvert un sens nouveau à certaines dispositions d’accords. Il a demandé aux cuivres, aux instruments à percussion, des effets de douceur et de pittoresque inattendus. Comme je le priais un jour de m’expliquer certain coup de grosse caisse d’un caractère étrangement mystique, placé au début du Gloria de la Messe de Sainte-Cécile :

— C’est le coup de canon de l’Éternité, me répondit-il.

Des effets d’une étonnante invention dans leur simplicité sortaient naturellement de sa plume : telle cette gamme lente des harpes, rideau de nuages qui se lève au milieu de l’introduction de Faust pour découvrir la phrase lumineuse de la fin. Cela paraît presque naïf, et cependant personne auparavant n’avait songé à quelque chose d’analogue. Obtenir le plus grand résultat avec le moindre effort apparent possible, réduire la peinture des effets matériels a de simples indications et concentrer l’intérêt sur l’expression des sentiments, voilà les principes sur lesquels il semble s’être appuyé ; ils étaient, ils sont encore en contradiction avec les habitudes générales des compositeurs, et cependant il suffit de les énoncer pour en constater la justesse. Au système de l’indépendance mélodique, de la mélodie cherchée pour elle-même et sur laquelle les paroles s’adaptent ensuite comme elles peuvent, il préféra, comme Gluck, celui de là mélodie naissant de la déclamation, se moulant sur les mots et les mettant en relief sans rien perdre de sa propre importance, de façon que les deux forces se multiplient l’une par l’autre au lieu de se combattre ; cette réforme si précieuse ne fut pas acceptée sans lutte, et, pendant des années, il lui fut reproché de sacrifier la mélodie à la mélopée : ce mot disait tout, c’était le « tarte à la crème » de la musique ; sans autre explication, il vouait un homme aux dieux infernaux, le traînait aux gémonies. Comme, de plus, l’orchestre discret et coloré de Gounod lui valait le titre de symphoniste, autre mot qui dans le monde des théâtres était une sanglante injure, on voit d’ici a travers quelles épineuses broussailles l’auteur de Faust dut frayer son chemin.

Adolphe Adam, dans un article très fin sur Sapho, a montré clairement de quelle façon Gounod se rattachait aux maîtres anciens. « Nous regardons aujourd’hui, disait-il, comme une qualité ce que les maîtres regardaient autrefois comme un défaut. La musique pour eux existait dans les chœurs, les airs, dans tout ce qui préparait une situation. Mais dès que la situation arrivait, la musique cessait pour faire place au chant déclamé. Aujourd’hui nous faisons le contraire. Quand la situation commence, nous entamons le morceau de musique. C’est à peu près le premier de ces systèmes qu’a suivi M, Gounod. »

Bien que toute œuvre d’art repose sur une convention, qui ne voit d’un coup d’œil quel service immense a rendu Gounod en battant en brèche ce système qui voulait, au moment où une situation dramatique était posée, que les acteurs cessassent de jouer pour se mettre à chanter comme au concert ? et c’était lui qu’on accusait de n’être pas « scénique », autre accusation terrible. Pas mélodique, pas scénique ; symphoniste par-dessus, le marché, que lui restait-il ? le public, conquis peu à peu par le charme et le naturel de ses œuvres et qui les a adoptées en dépit de tous les sophismes dont on lui rebattait les oreilles.

L’auteur, disait-on, entremêle récitatifs, ariettes, cavatines, duos et morceaux d’ensemble, sans qu’il soit possible d’en saisir les points d’intersection. On lui faisait un reproche de ce qui est maintenant recherché par-dessus tout, et même par-delà le sens commun, car si la liberté absolue dont nous jouissons aujourd’hui est un bienfait pour les forts, elle est un danger terrible pour les faibles qui s’y noient et n’arrivent qu’à l’informe, à l’incohérent. En ce temps-là, les aristarques prêchaient avant tout la « netteté » : la trivialité, la platitude, tous les défauts les plus vils passaient sous le couvert de ce vocable. Ne trouvant chez Go unod ni la bassesse de style qui leur était chère, ni les morceaux invariablement coupés sur le patron officiel, ils l’accusaient de manquer de netteté. Que les temps sont changés ! il n’est plus permis d’être net, ni mélodique, ni vocal même ; le drame doit se dérouler exclusivement dans l’orchestre, et l’on peut prévoir le temps où l’on n’écrira plus que des pantomimes ; la symphonie de plus en plus développée, après avoir étouffé les voix, ne permettant plus de saisir les mots, le plus sage sera de les supprimer. L’auteur de cette étude lisait dernièrement dans un article sur son propre compte — article fort élogieux d’ailleurs — qu’il avait, au théâtre, appliqué ses idées de subordination complète de l’élément mélodique à la symphonie. Il demande la permission d’ouvrir ici une parenthèse pour protester contre de pareilles assertions. Pour lui, mélodie, déclamation, symphonie, sont des ressources que l’artiste a le droit d’employer comme il entend et qu’il a tout avantage à maintenir dans le plus parfait équilibre possible. Cet équilibre paraît avoir hautement préoccupé Gounod ; il l’a réalisé à sa façon ; d’autres pourront le réaliser d’une autre manière, mais le principe restera le même ; c’est la Trimourti sacrée, le dieu en trois personnes créateur du Drame lyrique. Et si l’un des éléments devait l’emporter sur les autres, il n’y aurait pas à hésiter : l’élément vocal devrait prédominer. Ce n’est pas dans l’orchestre, ce n’est pas dans la Parole qu’est le Verbe du Drame lyrique, c’est dans le Chant : voilà deux cents ans que cette vérité règne sans conteste, et si, à force d’y travailler sans relâche depuis vingt ans, une armée sans cesse en activité est arrivée à faire trouver le contraire acceptable, ses idées n’ont pas pour cela pénétré dans les masses profondes ; elles seront oubliées le lendemain du jour où cette croisade, unique dans l’histoire de l’art pour sa violence et sa durée, prendra fin par lassitude ou autrement. Il ne s’agit ici que de théories, nullement d’œuvres célèbres qui planent au-dessus de tous les systèmes et se moquent même, a l’occasion, avec une merveilleuse désinvolture, de ceux dont elles passent pour être la suprême expression.


VIII

La musique du XVIe siècle ressemble à une sorte de jeu d’échecs où les diverses pièces vont, viennent, s’entre-croisent, sans autre fin apparente que leurs relations respectives ; aucune indication de mouvements ou de nuances ne vient en éclairer le sens, et nous ignorons de quelle façon elle était exécutée. Cette incurie doit avoir une raison d’être, et si les indications manquent, c’est qu’elles n’avaient pas alors l’importance que nous leur attribuons actuellement. La forme, en ef fet, est tout dans cette musique ; l’expression n’y existe qu’à l’état rudimentaire, et résulte de la forme elle-même. Peu à peu l’expression se crée une place dans l’art musical ; les indications de lenteur et de vitesse commencent à se faire jour, celles ayant trait a l’intensité sont plus lentes à s’établir ; mais l’expression ressort toujours des formes employées, qui se compliquent de plus en plus, et les nuances peuvent être sans inconvénient livrées à l’arbitraire de l’exécutant ; elles n’apporteront à l’état général que des modifications peu apparentes.

Chez Sébastien Bach, où l’expression atteint une extrême puissance, elle ne vient cependant, comme importance, qu’en second lieu, et chez Mozart encore nous avons remarqué qu’on a pu s’y tromper et ne voir qu’un musicien là où il y avait un psychologue. Chez les modernes, le mouvement et la nuance sont devenus inséparables de l’idée, et les moyens de les indiquer se sont multipliés à l’excès ; mais ils ne peignent encore que le plus ou moins de vitesse, le plus ou moins d’intensité, et les essais tentés pour pénétrer plus profondément dans le domaine de l’expression sont timides et insuffisants. Quand on a dit molto espressivo, leidenschaftlich avec feu, avec un sentiment contemplatif, on n’a pas dit grand’chose, et force est de s’en remettre à l’intelligence ou plutôt à l’instinct des interprètes.

A la musique de Gounod, dans laquelle l’expression, tient une place inconnue avant lui, il aurait fallu tout autre chose.

Ceux qui ont eu le divin plaisir de l’entendre lui-même, ont tous été du même avis : sa musique perdait la moitié de son charme, quand elle passait en d’autres mains. Pourquoi ? parce que ces mille nuances de sentiment qu’il savait mettre dans une exécution d’apparence très simple faisaient partie de l’idée, et que l’idée, sans elles, n’apparaissait plus que lointaine et comme à demi effacée.

Sans être ni un grand chanteur ni un grand pianiste, il savait donner à certains détails en apparence insignifiants une portée inattendue, et l’on ne s’étonnait plus de la sobriété des moyens en présence du résultat acquis.

Ce n’est pas assez de dire que, chez lui, le chant ressort de la déclamation, ce qui serait également vrai chez plusieurs autres et même dans toute l’ancienne École française ; il y a plus, la parole est comme un noyau sur lequel la musique se cristallise ; la forme, si belle qu’elle puisse être, lui est subordonnée, et l’expression reste le but principal. Si l’on méconnaît ce point de vue, ses œuvres sont envisagées sous un faux jour et prennent une signification toute différente de celle que l’auteur a voulu leur donner. La jeunesse actuelle, éprise de formes compliquées jusqu’à l’inextricable, à cent lieues de la recherche de la vérité dans l’expression vocale et de la simple beauté, privée de l’audition directe de la musique du maître par lui-même, ne saurait la comprendre ni l’aimer. Les exécutants en ont déjà perdu la clef ; la manie des mouvements accélérés, qui sévit d’un bout à l’autre du monde musical, est mortelle aux œuvres de Gounod, qui goûtait par-dessus tout une majestueuse lenteur et ne comprenait pas qu’un sentiment profond pût être exprimé dans un mouvement rapide.

Je ne voudrais rien dire de désagréable a personne, et pourtant la vérité me force à constater qu’a Paris même, où les traditions auraient dû être maintenues, les œuvres de Gounod sont défigurées. A l’Opéra-Comique, j’ai vu Mme Carvalho scandalisée des mouvements de Mireille et de Philémon et Baucis. A l’Opéra, la kermesse de Faust, dont les détails sont si curieusement dessinés, n’est plus qu’un tohu-bohu, le chœur des Vieillards, d’une raillerie si fine, qu’une charge grossière du plus mauvais goût ; la grâce antique du ballet a fait place au délire d’un pandémonium. Et c’est partout ainsi, quand ce n’est pas pis encore !

Gounod, d’ailleurs, se plaignait souvent de la difficulté qu’il éprouvait à communiquer ses intentions. Il me fit voir, un jour, de quelle façon il eût désiré qu’on exécutât l’ouverture de Mireille ; cela ne ressemblait en rien à ce que l’on connaît.

— C’est une calomnie, me disait-il, on me fait dire ce que je n’ai jamais pensé !

A qui la faute ? Non, certes, à des artistes qui ne manquent ni de talent ni de bonne volonté. Il faut remonter plus haut, jusqu’à cette loi de nature : un organisme est d’autant plus délicat qu’il est plus élevé. L’homme meurt d’une embolie, alors que le polype est retourné comme un gant sans que sa santé en soit altérée.

Il est certain que pour une musique où les moindres nuances d’expression et de sentiment sont indispensables, un nouveau clavier d’indications eût été nécessaire.

Quoi qu’il en soit, faute d’indications suffisantes, la vraie nature de l’œuvre dramatique de Gounod ne pourra être dévoilée dans l’avenir qu’à des voyants doués de l’intuition grâce à laquelle il faisait lui-même revivre Mozart.

Pour sa musique religieuse, de nature plus simple, destinée à être entendue dans des conditions — grand nombre d’exécutants, salles ou temples vastes et sonores — qui s’opposeront toujours plus ou moins aux fantaisies des chefs d’orchestre, les mêmes inconvénients disparaissent en majeure partie. C’est une des raisons pour lesquelles je la crois, plus que toute autre, destinée à soutenir la gloire de son nom, quand le temps, qui n’a pas encore, comme nous le disions en commençant, mis en sa vraie place le grand maître français, lui aura élevé le trône d’or sur lequel il recevra l’encens des générations futures.

J’aurais voulu parler de l’homme, de son charme pénétrant, donner une idée de son esprit, de ses propos, de sa façon de rattacher la musique a l’ensemble de l’art dont elle n’était à ses yeux qu’une partie, de cette conversation éblouissante qui rassemblait par moments à certaines pages des romans de Victor Hugo. Le musicien a tout absorbé. Je borne là cette esquisse, n’ayant eu d’autre but que de réveiller des souvenirs précieux par leur objet et de dévoiler peut-être quelques aspects peu connus de l’artiste que j’ai tant admiré et tant aimé, en regrettant amèrement d’être un si médiocre peintre pour un tel tableau.