Portraits et Souvenirs/Antoine Rubinstein

Société d’édition artistique (p. 102-112).

ANTOINE RUBINSTEIN


En ce temps-là, Chopin ayant disparu du monde, douce étoile du soir qui n’avait brillé qu’un moment, Thalberg, fatigué de succès, s’étant retiré en Italie, Liszt, délaissant le piano pour le bâton du chef d’orchestre, devenu Capellmeister à Weimar, il n’y avait plus de grands pianistes, non que le monde manquât absolument d’élégants ou brillants virtuoses, les Döhler, les Prudent, les Ravina, les Gottschalk ; c’étaient, si l’on veut, des héros, ce n’étaient pas des dieux : les violonistes tenaient le haut du pavé, et si nul d’entre eux n’avait pu ramasser l’archet de Paganini, resté à l’état de miracle unique, Alard, Vieuxtemps, Sivori n’en scintillaient pas moins de l’éclat des étoiles de première grandeur, chacun de ces astres ayant ses admirateurs, voire ses fanatiques. Quant aux dieux du piano, la race en semblait à jamais éteinte, lorsqu’un beau jour apparut sur les murs de Paris une petite affiche toute en longueur, portant ce nom : Antoine Rubinstein, dont personne n’avait encore entendu parler ; car le grand artiste avait la coquetterie téméraire de dédaigner le concours de la presse, et aucune réclame, aucune, vous m’entendez, n’avait annoncé son apparition. Il débuta par son concerto en Sol majeur, avec orchestre, dans cette ravissante salle Herz, de construction si originale et d’aspect si élégant, dont on ne peut plus se servir aujourd’hui. Inutile de dire que pas un auditeur payant n’était dans la salle ; le lendemain, l’artiste était célèbre, et l’on s’étouffait à son second concert. J’y étais, à ce second concert ; et, dès les premières notes, j’étais terrassé, attelé au char du vainqueur ! Les concerts se succédèrent et je n’en manquai pas un. On me proposa de me présenter au triomphateur ; mais, malgré sa jeunesse, — il n’avait alors que vingt-huit ans, — malgré sa réputation d’urbanité, il me faisait une peur horrible ; l’idée de le voir de près, de lui adresser la parole, me terrifiait positivement. Ce ne fut que l’année suivante, à sa seconde apparition dans Paris, que j’osai affronter sa présence. La glace, entre nous deux, fut bien vite rompue ; je conquis son amitié en déchiffrant sur le piano la partition d’orchestre de sa symphonie Océan. Je déchiffrais assez bien alors, et, de plus, sa musique symphonique, taillée à grands plans, enluminée en teintes plates, n’était pas d’une lecture très difficile.

A partir de ce jour, une vive sympathie nous réunit ; la naïveté, l’évidente sincérité de mon admiration l’avaient touché. Nous fréquentant assidûment, nous jouions souvent a quatre mains, soumettant à de rudes épreuves les pianos qui nous servaient de champ de bataille, sans pitié pour les oreilles de nos auditeurs. C’était le bon temps ! nous faisions de la musique avec passion, pour en faire, tout simplement, et nous n’en avions jamais fait assez. J’étais si heureux d’avoir rencontré un artiste vraiment artiste, exempt des petitesses qui parfois font un si triste cortège aux plus grands talents ! Il revenait chaque hiver, et toujours grandissait son succès et se consolidait notre amitié, si bien qu’une année il me demanda de prendre la direction de l’orchestre dans les concerts qu’il se proposait de donner. J’avais peu dirigé encore et j’hésitais à accepter cette tâche ; je l’acceptai cependant et fis dans ces concerts (il y en eut huit) mon éducation de chef d’orchestre. Rubinstein m’apportait à la répétition des partitions manuscrites, griffonnées, pleines de ratures, de coupures, de « paysages » de toute sorte ; jamais je ne pus obtenir qu’il me fit voir la musique à l’avance ; c’était trop amusant, disait-il, de me voir aux prises avec toutes ces difficultés. De plus, lorsqu’il jouait, il ne se préoccupait en aucune façon de l’orchestre qui l’accompagnait ; il fallait le suivre au petit bonheur, et parfois un tel nuage de sonorités s’élevait du piano que je n’entendais plus rien et n’avais d’autre guide que lu vue de ses doigts sur le clavier.

Après cette magnifique série de huit soirées, nous étions un jour dans le foyer de la salle Pleyel, assistant à je ne sais quel concert, quand il me dit : « Je n’ai pas encore dirigé d’orchestre à Paris ; donnez donc un concert pour que j’aie l’occasion de tenir le bâton ! — Avec plaisir. » Nous demandons quel jour la salle serait libre : il fallait attendre trois semaines. — « Nous avons trois semaines devant nous, lui dis-je. C’est bien, j’écrirai un concerto pour la circonstance. » — Et j’écrivis le concerto en Sol mineur, qui fit ainsi ses débuts sous un illustre patronage. N’ayant pas eu le temps de le travailler au point de vue de l’exécution, je le jouai fort mal, et sauf le scherzo, qui plut du premier coup, il réussit peu ; on s’accorda à trouver la première partie incohérente et le final tout a fait manqué.

A ce moment, Rubinstein et moi, nous étions à Paris presque inséparables et beaucoup de gens s’en étonnaient. Lui athlétique, infatigable, colossal de stature comme de talent, moi frêle, pâle et quelque peu poitrinaire, nous formions à nous deux un couple analogue à celui qu’avaient montré naguère Liszt et Chopin. De celui-ci je ne reproduisais que la faiblesse et la santé chancelante, ne pouvant prétendre à la succession de cet être prodigieux, de ce virtuose de salon, n’ayant que le souffle, qui, avec des pièces légères, d’apparence anodine, des études, des valses, des mazurkas, des nocturnes, a révolutionné l’art et ouvert la voie à toute la musique moderne ! Je ne l’ai même pas su égaler comme poitrinaire, car il est mort de sa phtisie alors que j’ai sottement guéri de la mienne.

En revanche, Rubinstein pouvait hardiment affronter le souvenir de Liszt avec son charme irrésistible et son exécution surhumaine ; très différent de lui, d’ailleurs : Liszt tenait de l’aigle et Rubinstein du lion ; ceux qui ont vu cette patte de velours du fauve abattant sur le clavier sa puissante caresse n’en perdront jamais le souvenir ! les deux grands artistes n’avaient de commun que la supériorité. Ni l’un ni l’autre n’étaient jamais, à aucun moment, le pianiste ; même en exécutant très simplement les plus petites pièces, ils restaient grands, sans le faire exprès, par grandeur de nature incoercible ; incarnations vivantes de l’art, ils imposaient une sorte de terreur sacrée en dehors de l’admiration ordinaire ; aussi faisaient-ils des miracles. N’a-t-on pas vu Rubinstein, sans autre attraction que lui et un piano, emplir autant de fois qu’il le voulait d’un public frémissant cette énorme salle de l’Eden, qu’il emplissait ensuite de vibrations puissantes et variées autant qu’auraient pu l’être celles d’un orchestre ? Et quand il s’adjoignait l’orchestre, lui-même, quel rôle surprenant l’instrument ne jouait-il pas sous ses doigts à travers cette mer de sonorités ! la foudre, traversant une nuée orageuse, peut seule en donner l’idée,… et quelle façon de faire chanter le piano ! par quel sortilège ces sons de velours avaient-ils une durée indéfinie qu’ils n’ont pas, qu’ils ne peuvent pas avoir sous les doigts des autres ?

Sa personnalité débordait ; qu’il jouât du Mozart, du Chopin, du Beethoven, ou du Schumann, ce qu’il jouait était toujours du Rubinstein. De cela on ne saurait le louer, ni le blâmer non plus, car il ne pouvait faire autrement : on ne voit pas la lave du volcan, comme l’eau du fleuve, couler docilement entre des digues.

Aujourd’hui, hélas ! la lave est refroidie, les cordes du piano magique ne résonnent plus que dans le monde du souvenir ; mais l’œuvre écrite reste : elle est considérable. Malgré sa vie nomade et ses innombrables concerts, Antoine Rubinstein a été un compositeur d’une rare fécondité, dont les œuvres se comptent par centaines.

Les critiques « dans le mouvement », avec leur procédé commode d’aller droit devant eux sans tenir compte de la réalité des choses, — proclamant, par exemple, que le public s’est tout à fait désintéressé de l’opéra-comique français et que les maîtres modernes qui ont voulu ressusciter ce genre mort y ont échoué, malgré la 1000e de Mignon, la 300e de Manon et la popularité inouïe de Carmen, — ces critiques ont déclaré que Glinka était un compositeur italien et Rubinstein un compositeur allemand, n’admettant comme vraiment russe que l’école ultramoderne dont M. Balakireff est l’illustre et très remarquable chef. A ce point de vue simpliste, Auber ne serait pas un compositeur français, Weber et Sébastien Bach lui-même ne seraient pas des composituers allemands ! car le macaroni de Rossini figure sur la table d’Auber, les rayons du soleil d’Italie dorent les vitraux de Sébastien Bach, et lorsque Weber écrivait l’air célèbre du Freischütz, il ne faisait pas autre chose que d’habiller somptueusement le classique air italien, cabalette comprise. Qu’on le veuille ou non, Glinka et Rubinstein sont foncièrement russes malgré leurs alliances, et leur originalité, leur goût de terroir subsiste en dépit de tout ; l’âme slave trouve en eux son expression. C’est ainsi qu’ils sont jugés par la grande majorité des Russes eux-mêmes.

Ainsi que Liszt, Rubinstein a connu la déception de ne pas voir les succès du compositeur égaler ceux du virtuose, et répondre à l’effort tenté, on peut même dire au talent dépensé. Si Liszt garde la gloire de l’invention féconde du « poème symphonique », Rubinstein a pour lui celle d’avoir cultivé tous les genres, depuis l’opéra et l’oratorio jusqu’au lied, depuis l’étude et la sonate jusqu’à la symphonie, en passant par toutes les formes de la musique de chambre, de la musique de concert. Tous deux ont porté la peine de leurs prodigieux succès personnels et de la tendance fâcheuse à la spécialisation dont le public ne sait point se défendre ; tous deux, écrivant pour le piano sous l’empire de leur virtuosité exceptionnelle, ont effarouché les exécutants. Leurs œuvres ont été qualifiées de « musique de pianiste », ce qui est souverainement injuste pour Liszt, dont l’instrumentation est si pratique et si colorée, dont les moindres morceaux de piano sont imprégnés du sentiment de l’orchestre, et l’est moins pour Rubinstein de qui l’œuvre entier semble sorti du piano comme l’arbre d’un germe ; son orchestre n’est pas exempt d’une sorte de gaucherie étrange, qui n’a pourtant rien de commun avec l’inexpérience. On dirait parfois qu’il place les instruments sur sa partition comme les pièces d’un échiquier, sans tenir compte des timbres et des sonorités, s’en remettant au hasard pour l’effet produit, et le hasard se livre alors a ses jeux ordinaires, alternant à son gré les tons les plus chatoyants de la palette avec de malencontreuses grisailles. L’auteur constatait lui-même que certaines de ses pièces symphoniques, quand il les jouait sur le piano, étaient ainsi plus colorées qu’a l’orchestre, et cherchait en vain la raison de cette anomalie. J’ai entendu quelquefois reprocher à la musique de Rubinstein sa structure même, ces larges plans, ces teintes plates dont nous avons déjà parlé. Peut-être ne sont-ce pas là précisément des défauts, mais des aspects nécessaires de la nature de l’auteur auxquels il faut se résigner, comme on s’accoutume aux grandes lignes, aux vastes horizons des steppes de sa patrie dont personne ne conteste la beauté. La mode, aujourd’ hui, est aux complications sans fin, aux arabesques, aux modulations incessantes ; mais c’est là une mode et rien de plus. Si les ciselures, les ors et les émaux de la Sainte-Chapelle de Paris ravissent l’œil et la pensée, est-ce une raison pour mépriser les surfaces nues, les lignes sévères et grandioses des temples de l’antique Égypte ? Ces lignes austères ne sont-elles pas aussi suggestives que les courbes multiples et savantes de la délicate merveille du XIIIe siècle ? Il me semble que la fécondité, le beau caractère et la personnalité, ces qualités maîtresses qu’on ne peut refuser à Rubinstein, suffisent a le classer parmi les plus grands musiciens de notre temps et de touts les temps.

Comme presque tous les compositeurs, il rêvait les succès du théâtre, et l’Opéra de Paris l’attirait par-dessus tout. Je vois encore sa joie, quand il m’annonça qu’il avait « une promesse de M. Perrin ». Il ignorait, dans sa loyale franchise, ce qu’en valait l’aune, et il ne m’appartenait pas de l’en instruire. Il alla s’établir dans la banlieue de Paris où il esquissa son Neron qu’il orchestra plus tard à Pétersbourg, et qui fut représenté, traduit en allemand, à Hambourg où cet ouvrage eut une brillante série de représentations. Les Machabées, après un éclatant triomphe à Berlin, échouèrent à Vienne ; le Démon, dont on connaît à Paris les airs de ballet, a eu du succès en Russie, où plaisait surtout le sujet tiré d’un poème de Pouschkine. Féramors (Lalla-Roukh), la plus précieuse, à mon goût, de cette série d’œuvres théâtrales, a réussi à Dresde et fut jouée dans quelques villes ; main on paraît avoir abandonné cet ouvrage et je ne m’explique pas cette indifférence. Il est vrai que l’auteur du poème n’a pas eu, comme Michel Carré dans la Lalla-Roukh française, l’adresse de resserrer l’action en deux actes : la pièce, en trois actes, paraît languissante. Mais quelle fine couleur orientale, quel parfum capiteux d’essence de rose, quelle fraîcheur dans cette lumineuse partition !

Exécute-t-on quelque part le Paradis perdu, œuvre des premières années, que Rubinstein était occupé a terminer quand j’ai eu le bonheur de faire sa connaissance ? Il y a là un combat des anges et des démons, en style fugué, d’une animation et d’une puissance extraordinaires. A citer encore la Tour de Babel, qui a sombré à Paris sous une exécution tellement ridicule que l’auteur lui-même, assistant à ce massacre dans une avant-scène du Théâtre-Italien, ne put s’empêcher de rire en entendant les hurlements désespérés des choristes aux abois. Quelques fragments de l’œuvre avaient surnagé malgré tout et l’on aurait dû essayer, dans de bonnes conditions, une audition présentable de cette originale cantate biblique.

Rubinstein est mort confiant dans l’avenir, persuadé que le temps lui assignerait sa vraie place et que cette place serait belle. Laissons faire au temps. Les générations prochaines, ayant perdu le souvenir du pianiste écrasant et fulgurant, seront peutêtre mieux placées que la nôtre pour apprécier cette masse d’œuvres si diverses et cependant marquées d’une même empreinte, sorties d’un puissant cerveau. Tant d’abondance, tant de largeur dans le parti pris, de grandeur dans la conception ne se trouvent pas à tous les coins de rue ; et quand la mode des modulations à outrance sera passée, quand on sera las de chatoiements et de complications, qui sait si l’on ne sera pas heureux de retrouver la symphonie Océan, avec ses fortes brises vivifiantes et ses vagues gigantesques comme celles du Pacifique ? Après s’être débattu dans les lianes de la forêt vierge et avoir respiré jusqu’à l’enivrement les parfums de la flore tropicale, qui sait si l’on ne voudra pas ouvrir ses poumons a l’air pur du steppe, se reposer l’œil sur ses horizons sans limite ? Ceux qui vivront verront. En attendant, j’ai cherché à rendre hommage au grand artiste dont je m’honore d’avoir été l’ami, et à qui je serai, jusqu’à mon dernier jour, reconnaissant des marques de sympathie et des intenses joies artistiques qu’il m’a données.