Portraits du prochain siècle

La Comédie littéraire : Notes et Impressions de littérature
Armand Colin et Cie, éditeurs (p. 361-368).


PORTRAITS DU PROCHAIN SIÈCLE


En sa pièce des Cabotins, M. Pailleron met en scène un petit groupe de jeunes gens, animés du vif désir d’arriver, et décidés à se prêter un mutuel appui et à se faire réciproquement la courte échelle. Leur société a pris pour emblème la tomate, légume joyeux et méridional. La Tomate compte « en son sein » un homme politique, un sculpteur, un auteur dramatique, et d’autres seigneurs sans importance, vaguement avocats ou journalistes. Il est entendu que si l’homme politique arrive au pouvoir, son premier soin sera de décorer ses frères et de leur procurer des sinécures. Si, d’autre part, le dramaturge glisse une pièce à l’Odéon, si le sculpteur expose au Salon, si l’avocat plaide une cause retentissante, les gazetiers, membres de la Tomate, inséreront dans les feuilles de merveilleux comptes rendus où l’encens fumera à chaque ligne… Grâce à ce système ingénieux, les héros de M. Pailleron parviennent à la fortune. Ils sont députés, ministres… et même académiciens… C’est la morale de la comédie !

Je songeais à la Tomate en parcourant un petit volume intitulé : Portraits du prochain siècle. Ce sont de courtes notices, dédiées aux écrivains, poètes et prosateurs, qui auront beaucoup de talent, en l’an de grâce 1900, année de l’Exposition universelle, et qui n’ont encore donné que des espérances. Mais ces notices ne sont pas libellées par un seul individu. Entendez-moi bien. Elles sont, si je puis dire, élaborées en famille. Pierre trace la silhouette de Paul ; Paul, à son tour, deux pages plus loin, trace la silhouette de Pierre. Échange de bons procédés. Or, ce petit livre est la galerie où sont accrochées toutes ces têtes. J’en ai compté plus de cent cinquante. Voilà qui nous promet, pour l’avenir, d’amples richesses.

M. P.-N. Roinard, dont le nom (je l’avoue à ma honte) m’était inconnu, présente l’ouvrage au public. Il divise ses portraits en deux groupes, les militants (de dix-sept à quarante neuf ans), les précurseurs (ceux qui sont morts ou qui ont passé la cinquantaine). Ces derniers sont peu nombreux. M. P.-N. Roinard n’accorde, parmi les vivants, qu’à Henri Becque, Goncourt, Verlaine, Huysmans, Mallarmé, Ibsen, Bjornson, et deux ou trois autres, le beau nom de précurseurs. Mais il les couvre de fleurs. Jugez :

Frondaison supracimée en l’auréolante glorification de ce pur titre : Mallarmé : Tronc élaborateur de fluide et de sèves, qu’âme voyante et corps robuste, notre Protéen Balzac luxuriamment prématura ; Souche sous fécondée dans ce moderne Trophonius, dans cette sorte de sépulcre ardent et nourricier qu’est le vivant Verlaine ? tel quel, et de surhumaine généalogie, entre le Céleste chrétien et l’infernal païen, s’épanouit un Arbre dont, racines, radicules, radicelles, filaments, palmettes, palmes, ramilles et rameaux, de plein gré divergeant, en occultes ou lumineux rayonnements, devers l’ubiquitaire et totale Liberté, que semblent à la fois promettre, et le Soleil, et la Nuit à naître. Arbre grandiose qui, par bonheur, nous cache l’infinie Forêt issue de ses glands, cette Forêt parasitaire où, vautrée, broute la porcine Foule, si goulue des basses poussées qu’engraisse son illécébrale fiente de bronze et d’or.


Il est toujours flatteur de s’entendre appeler « tronc élaborateur de fluides » ou encore sépulcre « ardent et nourricier » ... M. Mallarmé et M. Verlaine n’ont qu’à se louer de M. P.-N. Roinard. Les autres précurseurs ont la part moins belle. Quant à la « porcine foule » elle est traitée avec le dédain que justifie son aveuglement. Elle persiste à ne pas comprendre les « proses » de M. Mallarmé ; elle goûte modérément les vers de M. Verlaine, et elle s’esbaudit niaisement aux grâces moyenâgeuses de M. J. Moréas.

Hélas ! c’est à cette « foule porcine » que je m’adresse. Et je voudrais, en m’aidant du volume de M. P.-N. Roinard, lui révéler nos grands hommes de demain. Car la foule, fût-elle porcine, s’intéresse tout de même à ce que le père Buloz appelait jadis pompeusement « le mouvement littéraire »...

Hâtons-nous de feuilleter les Portraits du prochain siècle...

Parmi les portraicturés, quelques-uns sont presque célèbres. Tels M. Paul Adam, en qui M. Bernard Lazare voit un transcendant idéaliste, un satirique nerveux, un lyrique évocateur ; M. Francis Viellé-Greffin, auteur de beaux, doux et clairs (?) livres ; M. Bernard Lazare, qui possède un œil guetteur, lequel (dit M. Paul Adam) fatigue, détruit, émiette la raison de l’adversaire ; M. Henri de Régnier, qui housse sa main vers la bague d’une solitude élue, dont il tourne en dedans de son âme le chaton d’invisibilité (voilà sans doute un compliment bien troussé) ; M. Laurent Tailhade, de dynamiteuse mémoire, qui a composé des vers sonores, précis et coruscants ; M. Camille Mauclair, à qui nous devons, paraît-il, des œuvres inoubliables ; M. Jules Case, auteur de trois romans qui sont trois chefs-d’œuvre ; Maurice Mœterlinck, âme élue par la métaphysique, dédiée aux ivresses abstraites de Plotin ; M. Georges Rodenbach, cruel et méprisant aux malfaiteurs de notre chère littérature ; M. Maurice Barrès, grand dignitaire ecclésiastique du XVIIIe siècle ; M. Georges Vanor, un trouvère qui a cru devoir quitter sa viole ; le Sâr Péladan, en qui s’incarne l’humilité sainte couvrant de la pompe des Orgueils salvateurs les Doctrines ( l’humilité du Sâr Peladan me semble sujette à caution…).

J’en passe, et des meilleurs.

Mais ces gens de lettres ont fait leurs preuves et donné leur mesure ; on peut juger de ce qu’ils produiront par ce qu’ils ont produit. Mieux vaut s’occuper des autres, des inédits, dont la gloire éblouira bientôt l’univers. Opérons de nouvelles fouilles dans le petit livre, et signalons au lecteur :

1° M. Edmond Cousturier. — Son biographe (M. Ch. Saunier) le croque en ces termes : « Un œil limpide, des traits fins, une barbe dorée. Correctement serré dans des vêtements d’une coupe irréprochable (ah ! si M. Georges Ohnet avait écrit cette phrase !), il se promène le long des quais et s’amuse à regarder les vieilles gravures. »…. Par malheur, M. Edm. Cousturier ne consent à écrire que dans de rares occasions…. Cela est fâcheux. M. Saunier affirme que le jour où M. Cousturier consentira à écrire il mettra tous les critiques d’art dans sa poche. Mais M. Cousturier daignera-t-il jamais vouloir ?…

2° M. Albert Samain. — Celui-ci a produit des poèmes « qui ont la rigide perfection de ceux de Leconte de Lisle » et d’autres « qui ont la beauté plastique de ceux de M. José-Maria de Heredia. » Mais, par un inconcevable entêtement, il n’a pas voulu les publier. Il les confie à ses seuls amis intimes. Nous le supplions d’immoler sa modestie à notre légitime curiosité.

3° M. Jean Court. — Encore un timide qui entasse Pélion sur Ossa dans le silence du cabinet et qui compte à son actif un roman annoncé, presque terminé, et qui possède en ses cartons « cinquante tentatives et projets somptueux. » Voyez-vous ces cinquante projets somptueux fleurissant un beau matin sur le pavé de Paris ! Quel remue-ménage dans les Lettres !

4° M. Charles Merki. — Autre paresseux, mais qui, du moins, adore les voyages. Il vient de parcourir l’Extrême-Orient, d’où il rapporte « une ample moisson de beaux rêves qu’il gerbe actuellement en un livre impatiemment attendu de ses amis »... Dieu veuille que cette impatience ne soit pas trahie et qu’il ne s’en suive pas une déception. Après cela, si le livre de M. Charles Merki n’est qu’un demi-chef-d’œuvre, ses confrères s’en consoleront.

5° M. Gaston Danville. — C’est un romancier de l’école scientifique qui a « sondé l’âme humaine jusqu’en ses derniers replis subcrâniens et qui connaît à fond les valonnements de ce pays gris du cerveau »... Comment ce prodigieux psychologue n’est-il pas parvenu à la grande renommée ? Mais j’y songe : peut-être est-ce lui qui, sous le nom de Paul Bourget, a publié quelques romans estimés...

6° M. Eugène Hollande. — Le théâtre se meurt. M. Hollande va lui infuser un sang nouveau. Il « prépare en ce moment un grandiose drame lyrique »... Allons, tant mieux !

7° M. Charles Saunier. — On accuse les Français d’être frivoles. C’est que tous les Français ne ressemblent pas à M. Charles Saunier. Croiriez-vous que ce jeune homme a poussé la conscience jusqu’à « apprendre le japonais pour déchiffrer les légendes des Outamaros ! » N’est-ce pas admirable ? Seulement M. Charles Saunier a consacré tant de jours à l’étude du japonais qu’il n’a pas encore eu le temps d’écrire son premier livre...

Je pourrais prolonger cette analyse et vous présenter plusieurs douzaines de grands hommes non moins authentiques. Je suppose que vous êtes suffisamment édifiés... Et remarquez que, dans ce volume, où tant de médiocrités célèbrent réciproquement leur gloire, on ne trouve le nom ni de Jules Lemaître, ni d’Anatole France, ni de Sully-Prudhomme, ni de Coppée, ni de Paul Bourget, ni d’Alphonse Daudet, ni de Zola, ni de Lavedan, ni de Paul Margueritte, ni de Bouchor, ni de Marcel Prévost, ni d’aucun des artistes qui sont l’honneur de la nouvelle génération. Pour les doyens, on les traite avec le plus révoltant mépris : Vacquerie n’existe pas, Ernest Legouvé est un épicier de lettres, Sarcey mérite qu’on le pende (vade retro Satanas). En général tous les écrivains dont le public se détourne et dont les ouvrages se vendent mal sont portés aux nues ; tous ceux qui ont obtenu la consécration du succès matériel excitent de jalouses et sourdes colères. Ainsi juge cette petite église où la majorité se compose d’envieux, d’impuissants et de ratés...

Et ne croyez pas que leur haine ne s’attache qu’aux individualités supérieures. Ils s’abhorrent entre eux. A lire les notices qu’ils se consacrent, on les croirait animés d’un tendre esprit de sympathie et de confraternité. Mais interrogez-les séparément ; arrachez-leur des confidences ; et vous verrez comme ils s’entendent à draper leurs camarades, avec quelle clairvoyance acérée ils apprécient mutuellement leurs productions. Le sirop des dithyrambes tourne au vinaigre. Les applaudissements de théâtres font place aux conversations de couloirs. C’est l’éternelle histoire des perfidies et des lâchetés humaines...

Réjouissons-nous de la publication des Portraits du prochain siècle. Ce volume restera comme le témoignage d’un certain état d’esprit particulier à notre époque. Il fournira un piquant sujet d’article aux chroniqueurs du vingtième siècle qui, par hasard, le retrouveront dans l’étalage des bouquinistes et qui prendront en pitié nos vanités maladives. Ils liront, avec stupeur, ces complaisants éloges, décernés à des auteurs dont la renommée fut circonscrite entre le jardin du Luxembourg et le boulevard Saint-Michel. Et ce navrant exemple servira d’enseignement aux poètes d’alors, qui, selon toute apparence, ne seront pas moins infatués d’eux-mêmes ni moins ridicules que les contemporains de M. Jean Moréas...