Portraits de femmes (Selden)/Sophie-Françoise Lalive de Bellegarde

G. Charpentier (p. 145-192).


SOPHIE-FRANÇOISE LALIVE DE BELLEGARDE
COMTESSE D’HOUDETOT[1]




Je vais présenter au lecteur un type d’esprit éminemment féminin et français, et tel que le dix-huitième siècle seul a pu en fournir. C’est dire qu’il est plus enjoué que profond, que l’intelligence du monde et le naturel remplacent avec avantage le savoir et le talent acquis. L’enjouement naît de la galanterie, et la galanterie n’a jamais mieux régné qu’à l’époque où tout venait se soumettre aux intérêts du plaisir. On ne se sent jamais plus aimable que lorsqu’on se sent aimé ; les femmes surtout n’atteignent la perfection de leurs grâces qu’à force d’hommages. Par la même raison, elles ne conservent le plus souvent leur bonté naturelle qu’à force de bonheur. C’est là sans doute à quoi madame d’Houdetot dut une fraîcheur de sentiment qui ne l’abandonna jamais, et ce charme attrayant de jeunesse morale qui la fit aimer toute sa vie.


I

Sophie-Françoise Lalive de Bellegarde sortait d’une famille de financiers honorable autant qu’opulente, et sur laquelle on trouve quelque intérêt à s’arrêter. Chaque siècle s’exprime par un personnage qui résume ses principaux caractères et devient son effigie ; le courtisan, au dix-septième siècle, au dix-huitième siècle le financier donne le ton, décide des usages, consacre la réputation des écrivains. La puissance, en tout temps, appartient aux « parvenus, » et ceux du dernier siècle profitèrent de leur faveur et de leurs succès pour encourager tout ensemble le plaisir et les arts. Rien de plus simple si l’on songe à la somme énorme d’ennui qui s’était accumulée pendant les dernières années du grand règne. La lourde et majestueuse perruque pesait à l’homme du monde, il avait hâte de quitter son rôle d’automate vivant pour redevenir tout simplement un gentilhomme, plus simplement encore un homme. Mais d’ordinaire la contrainte n’aboutit point à la modération, et lorsqu’on est resté tout le jour en costume d’apparat on ne songe plus qu’à se déshabiller. Aussi point de milieu entre Versailles et le Palais-Royal, nulle transition entre les grandes entrées et les petits soupers. L’esprit français, un peu figé par l’habitude des grandes phrases nobles, a besoin de se dégourdir ; la sombre mante à capuchon adoptée par la pénitente du père Le Tellier ne tardera point à devenir le domino discret à l’abri duquel la femme du monde s’en ira au bal de l’Opéra intriguer Jelyotte ou Francœur.

Cependant M. de Bellegarde, quoique fermier général, était demeuré fidèle aux anciens usages ; on s’en apercevait à la manière intègre dont il s’acquittait des devoirs de sa charge, comme à l’attachement qu’il ne se faisait point scrupule de témoigner à sa femme, moins bien vue dans le monde, et qui passait pour une personne dure, pleine de morgue, habituée à faire sentir son opulence et pourtant désolée de n’être qu’une financière. Elle mourut assez subitement, laissant deux fils et une fille, celle-là même qui devint madame d’Houdetot et va tout à l’heure nous occuper. Un mot auparavant sur madame d’Épinay, sa célèbre cousine, qui devint plus tard sa belle-sœur, avant tout sa rivale envieuse, tout en s’efforçant de paraître sa meilleure amie. Bien qu’elle feignît de ne point se croire jolie, elle ne s’en supposait que plus irrésistible, comme on le voit par ses mémoires, et la plupart de ses écrits témoignent d’un désir immodéré de primer, de paraître, de se faire remarquer. Cela n’était point facile dans un monde accoutumé à des excentricités de tout genre, excentricités de goûts, d’idées, de conduite. Cela n’était point surtout facile dans un monde où rayonnait le sourire d’une La Popelinière, où l’on remarquait les grâces imposantes d’une maréchale de Luxembourg et les engageantes séductions d’une Beauvau, où la salle à manger d’une du Deffant, d’une Geoffrin s’ouvrait à des hôtes comme d’Alembert ou Diderot. Le dix-huitième siècle, il ne faut point l’oublier, ne tient pas tout entier dans un roman de Marivaux, ou dans un panneau de Boucher. Le cabinet d’étude lambrissé et tout tapissé de cartes de géographie y côtoie le boudoir, le miroir pomponné de rubans roses et encadré de dentelles s’arrange fort bien du sérieux voisinage de la bibliothèque et des sphères. De même, si vous jetez les yeux sur les portraits du temps, vous n’y verrez pas toujours la volupté se déguiser en Diane chasseresse, emprunter l’équipage et la ceinture de Vénus. À côté de la provoquante madame Boucher arrangée en vestale par Vanloo, voici, telle que Latour nous la représente, une intelligente et sérieuse personne qui médite à demi penchée sur un livre et s’appelle madame de Pompadour. Pour réussir dans un pareil monde et pour s’en distinguer, il ne fallait rien moins que le prestige supérieur d’une beauté ou d’un esprit remarquable. Madame d’Épinay, comme la plupart de ses contemporaines, avait surtout à son service du jugement et du savoir-faire. Mais le souhait de plaire la guidait et développait en elle les dons d’ailleurs médiocres dont la nature l’avait pourvue. Aidée de ce grand maître en intrigue, elle devina qu’il fallait toucher l’imagination cuirassée par le spectacle de l’impudence générale, stimuler la curiosité éteinte sous la facilité des mœurs. Tel mari millionnaire devant faire un cadeau à sa maîtresse en laissait le choix à sa femme, et la femme ne se révoltait pas contre cet honneur ; ce seul fait, le plus doux de tous, donnera la mesure des autres ; qu’ils restent dans les mémoires, le cynisme ne se raconte pas. De là le grand succès du rôle que joua madame d’Épinay, rôle fort exploité depuis, alors nouveau, et qui consistait surtout à feindre des apparences d’ignorance et de candeur, à passer tout ensemble pour une Agnès et pour une victime.

Les circonstances, il est vrai, s’y prêtaient, et sous l’attrait d’un front modeste on découvrait chez elle la trace évidente d’un vrai chagrin. Ce chagrin lui venait de l’indifférence d’un mari en qui elle avait cru d’abord trouver un amant. Prétention assez naturelle de la part d’une personne qui pensait avoir fait un mariage d’inclination et s’imaginait mériter une sorte de culte. Les choses, à vrai dire, se grossissaient un peu, s’exagéraient naturellement dans cette tête inquiète de « personne à imagination, » de « femme incomprise, » comme nous dirions aujourd’hui, et rien ne prouve qu’elle eût inspiré « une passion » à M. d’Épinay. En revanche, il est certain qu’il l’aimait en proche parente, en amie, et quelquefois aussi peut-être en viveur qui s’examine, en homme qui voudrait se ranger. De plus, il y avait entre eux un attrait de jeunesse accru par la facilité de se voir souvent, de lire, de dessiner, de chanter ensemble. J’oubliais de dire en vertu de quels arrangements ils habitaient le même hôtel, celui de M. de Bellegarde, père de M. d’Épinay, et oncle par alliance de mademoiselle d’Esclavelles, sa bru future. Ces arrangements dataient de la mort de M. d’Esclavelles, père de madame d’Épinay, et mari d’une sœur de madame de Bellegarde, qui le suivit de près au tombeau. M. de Bellegarde, qui ne voulait point se remarier, proposa alors à sa belle-sœur de venir diriger sa maison. Elle accepta, et de là le mariage en apparence fort sortable qu’on vient de voir. Malheureusement madame d’Esclavelles, qui était janséniste, et partant aimait à diriger, continua à vouloir gouverner sa fille, et poussa ce ridicule jusqu’à lui défendre d’accompagner son mari au théâtre. Cela troubla la paix du jeune ménage. Le mari, peu soucieux de se laisser emPage:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/152 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/153 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/154 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/155 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/156 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/157 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/158 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/159 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/160 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/161 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/162 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/163 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/164 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/165 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/166 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/167 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/168 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/169 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/170 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/171 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/172 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/173 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/174 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/175 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/176 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/177 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/178 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/179 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/180 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/181 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/182 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/183 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/184 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/185 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/186 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/187 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/188 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/189 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/190 Page:Selden Camille - Portraits de femmes.djvu/191 premier mouvement ou de se porter à l’indulgence de part et d’autre, à avouer de bonne foi sa vivacité, quand on s’est échappé, les amitiés seraient éternelles et n’éprouveraient pas d’altération.

« Pardon encore, mon ami, j’ai fini. »

C’est dommage, n’est-il pas vrai ? Au contact de cette bonté prévoyante et de cette sagesse féminine, on se sent devenir meilleur ; on voudrait lire encore et toujours. D’autres ont raconté sa fin heureuse. Elle avait perdu son ami, et restait fidèle à ses souvenirs, souriante à tout ce qui l’avait fait sourire autrefois. Tous ces traits, certes, font son éloge : moins pourtant, ce me semble, qu’un simple mot échappé à M. d’Houdetot lorsque mourut Saint-Lambert. Saint-Lambert venait de s’éteindre chez eux accablé d’infirmités, et, dit-on, devenu morose avec l’âge et difficile à vivre. Madame d’Houdetot, présente à sa fin, pleurait, et son mari, tristement ému à la vue de ce vieux visage en pleurs, se détourna et dit à sa femme : « Comme nous aurions pu être heureux ensemble ! »

  1. XXXV Lettres inédites à J.-J. Rousseau, recueillies sur les originaux, à la bibliothèque de Neuchâtel, et publiées par A. Ramus, dans la Suisse littéraire et artistique, nos de mars, avril, mai et juin 1864.