Portraits d'hier et d'aujourd'hui - Ambroise Thomas

Portraits d'hier et d'aujourd'hui - Ambroise Thomas
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 348-374).
PORTRAITS D'HIER ET D'AUJOURD'HUI

M. AMBROISE THOMAS.

(FRANCOISE DE RIMINI.)


I

Mignon fut donné à l’Opéra-Comique pour la première fois le 19 novembre 1866 ; six mois plus tard, cet ouvrage atteignait sa centième représentation, et depuis il n’a pour ainsi dire jamais quitté l’affiche. C’est donc, avec la Dame blanche et le Pré aux Clercs, le plus grand succès que l’Opéra-Comique ait rencontré, succès de pièce en même temps que de musique et témoignant, une fois de plus, en faveur de ce vieux genre national, si plaisanté, si décrié et cependant toujours vivace. La Dame blanche était née sous les auspices de Walter Scott, le Pré aux Clercs procédait directement de Mérimée, et Mignon empruntait à Goethe sa raison d’être : trois succès ayant fait époque dans la musique et dont la littérature réclame pour le moins moitié. Quels exemples plus démonstratifs que ceux-là ? Peut-être regretterez-vous que Scott, Mérimée et Goethe en personne n’y aient point mis la main ; pense-t-on que ce soit un mal ? Je croirais plutôt le contraire. Quelqu’un qui serait venu demander à Goethe de lui découper un poème d’opéra dans son Wilhelm Meister l’eût assurément fort embarrassé : cependant l’opéra comique y était, le poète l’y avait mis et ne s’en doutait pas ; l’eût-il même aperçu qu’il n’aurait point consenti à déranger l’économie de son œuvre. Il fallait à ce métier un abatteur de bois, un de ces librettistes experts habitués aux coupes sombres et dont le talent consiste à jeter par terre la forêt pour mettre en lumière un certain arbre. Ici, l’arbre ou plutôt l’arbuste, s’appelait Mignon et, le terrain déblayé des richesses qui l’encombraient, on n’avait qu’à tendre la main aux personnages. L’opéra s’offrait à vous, Mignon d’abord, la plaintive Mignon, aux cantilènes mélancoliques, le joueur de harpe aux ritournelles monotones, ayant pour contraste la coquette Philine avec ses cavatines à roulades, et le sentimental Wilhelm, ténor léger ; puis comme figures humoristiques de second plan, Frédéric, l’amoureux des onze mille vierges, Laërte, le comédien frivole et bon enfant, tous modelés par Goethe d’une main plastique et par cela seul, très faciles à reproduire, à grouper dans un paysage et des situations d’opéra. Et quelle variété dans les chœurs ! des bohémiens acrobates et des comédiens ambulans ; la danse des œufs et le théâtre de Shakspeare ! que de piquans détails psychologiques : les charmes impérieux de Philine, le dévoûment silencieux de Mignon, Wilhelm combattu entre les deux et cédant de plus en plus à l’attrait de la donzelle jusqu’au moment que la passion étouffée de Mignon et sa jalousie éclatent ! Mais n’en disons pas davantage, car nous touchons à la frontière où le musicien prend congé du romancier et poursuit sa route à ses risques et périls.

« Il y a dans Whilelm Meister plus de tragédie que l’esprit de votre œuvre n’en comporte. » Cette critique de Schiller, dans sa correspondance avec Goethe, devait naturellement sauter aux yeux d’un poète d’opéra comique. Mignon, cette première fois du moins, ne mourut pas et la chose finit comme d’habitude par un mariage. Il est vrai que, de l’autre côté des Vosges, les professeurs d’esthétique en poussèrent les hauts cris ; pour M. Ambroise Thomas, peut-être n’eût-il pas demandé mieux que de rester fidèle au texte de Goethe. Convaincu que le public de l’Opéra-Comique n’admettrait jamais un dénoûment de tragédie comme la mort de Mignon, il eut un moment l’idée d’aller au Théâtre-Lyrique, mais il fallut se résigner à l’évidence et reconnaître l’incompatibilité d’une catastrophe finale avec le ton général de l’ouvrage ; mieux valait donc ne pas se démentir, et persévérant dans la couleur claire, écrire une exquise partition, toute française, un de ces opéras de conversation et de concert où la chanson fleurit, la romance soupire et l’air de bravoure secoue ses grelots, où, quand il y a lieu d’assombrir la situation, une phrase de prose instrumentale suffit, où des fragmens d’inspiration, des bouffées mélodiques, tout un assortiment miraculeux de lieds, de plaintes, de complaintes, de styriennes et de polonaises remplacent l’unité de style.

Heureux jours dont M. Ambroise Thomas doit se souvenir ! Ce n’était déjà plus la jeunesse, mais c’était le succès et la renommée, et quelle interprétation, disons mieux, quelle figuration : M. Achard, avenant, sympathique, bien mis, comédien adroit, chanteur parfait dans Wilhelm, la brillante Cabel dans Philine, — je la vois encore, au début du second acte, costumée en Titania du Songe d’une nuit d’été et minaudant à sa toilette avec Wilhelm qui, déjà sous le charme, oublie à la contempler la pauvre Mignon blottie au coin de la cheminée et se mourant de jalousie, — situation, musique, virtuoses, rien ne se pouvait de plus charmant, si l’on pense que la Galli-Marié faisait Mignon avec son grand œil noir intelligent, ses épais cheveux sur un front bas bruni au soleil d’Orient, maigre et chétive, physionomie étrange déjà connue de tous à cette époque, la vivante Mignon d’Ary Schefler ! Le premier acte est charmant ; le chœur des bourgeois endimanchés buvant et fumant sous la tonnelle, la marche annonçant l’arrivée des bohémiens, la valse dont la voix de Philine brode le thème, les questions de Wilhelm à Mignon, les réponses de la jeune fille en mélodrame, la romance, tout cela respire la grâce et l’émotion. La note dominante est bien toujours celle de l’opéra comique, mais vous sentez un art plus relevé ; quelque chose comme un souffle du pays de Mendelssohn et de Schumann, de la rêverie dans la chanson, beaucoup de rêverie et de plus un travail d’orchestre inusité, le fin et le surfin dans le tissage des filigranes ! Le second acte me plaît moins. En dehors de la scène citée plus haut je le trouve maniéré, tantôt faisant retour à l’ancien jeu avec la cavatine de Mignon devant la glace, tantôt d’un pathétique pleurard avec l’éternel bonhomme à la harpe, et quant au troisième, l’intérêt musical y manque absolument, soit que le compositeur ait dépensé tout son génie, soit qu’il ne s’embarrasse plus de son problème psychologique et dramatique. Sérénades et barcarolles, ne sommes-nous pas en Italie ? Mignon foule du pied le sol du palais natal : souvenirs du passé qui se réveillent comme dans la Dame blanche, trio de la reconnaissance, duo d’amour qu’interrompt une fusée de trilles. C’est Philine qui se promenait là par hasard au clair de lune sur le lac de Garde ; elle entre au bras de Frédéric son futur, et Mignon un moment troublée se rassure, et tout le monde se marie, tout le monde chante et jubile. Ainsi, dans l’origine, l’ouvrage se terminait ; plus tard, il y eut l’autre version qu’on appela le dénoûment allemand ; ce fut, je crois, Mlle Nilsson qui, pour se ménager à l’étranger une sorte, de droit de création dans la création de Mme Galli-Marié, obtint des auteurs ce changement. On eut alors un Mignon d’un nouveau genre, le Mignon pour l’exportation. L’anecdote y tournait au tragique, notre héroïne, entendant revenir sa rivale, tombait en syncope et rendait l’âme. On profita aussi de l’occasion pour travestir en récitatifs le dialogue parlé. Peut-être M. Ambroise Thomas, cédant à cette influence, s’imaginait-il élargir son œuvre et mieux la mettre en rapport avec le roman de Goethe ? C’était se méprendre ; les jolies choses ne gagnent rien à se grandir hors de leurs proportions. Les scrupules d’ailleurs venaient trop tard ; l’intégrité de la composition du poète n’était plus à sauver, et l’on endommageait gravement un modèle d’opéra comique. Aussi l’erreur a-t-elle peu duré et voyons-nous que, sur les scènes étrangères, — même en Allemagne, — la forme primitive a prévalu.

M. Ambroise Thomas appartient à cette race d’artistes convaincus et laborieux qui s’avancent lentement, par étapes, et c’est parce que Mignon représente à nos yeux une de ces étapes, et la plus caractéristique peut-être, que nous avons pris plaisir à nous y attarder. Né à Metz en 1811, M. Ambroise Thomas avait vingt-six ans lorsqu’il débuta par la Double Échelle, un de ces petits actes qui déjà, du temps de Monsigny, de Dalayrac et de Méhul, faisaient les délices des habitués de l’Opéra-Comique et dont la vogue s’est depuis continuée avec le Chien du Jardinier, Gilles ravisseur, les Noces de Jeannette et tant d’autres bluettes signées Maillard, Grisar et Victor Massé. Aujourd’hui, nos prix de Rome ne montrent plus guère qu’ironie et dédain pour ce vieux droit d’avènement que les traités leur assuraient ; ils préfèrent courir chez Pasdeloup, qui leur ouvre sa porte à deux battans. Est-ce un avantage ? On en peut douter. Pour aider à la fortune d’un compositeur qui se destine au théâtre, — et la plupart de nos jeunes musiciens visent là, — toutes les suites d’orchestre ne valent pas un acte d’opéra comique comme la Double Échelle ; mais le temps est aux grandes escalades, personne ne veut commencer par le commencement, ce qui, n’en déplaise aux maîtres symphonistes de l’heure actuelle, est encore le meilleur moyen d’arriver. L’exemple de M. Thomas l’a bien prouvé.

Un premier succès en amena d’autres : le Perruquier de la Régence, Raymond, le Caïd, le Songe d’une nuit d’été. Je cite de mémoire sans trop me préoccuper d’ordre chronologique, mon dessein étant d’insister sur les deux ouvrages qui furent la dominante de cette première évolution : j’ai nommé le Caïd et le Songe d’une nuit d’été ? deux parutions très françaises et dont l’une a même une pointe spéciale d’esprit parisien. Vous me direz que cela touche à l’opérette. C’est une turquerie, soit, mais d’un appétissant ragoût et qui se moquait fort agréablement d’un certain donizettisme de circonstance. Ces sortes d’épigrammes à l’adresse de la musique italienne, à force de se reproduire chez nous d’âge en âge, ont fini par devenir un poncif. Méhul dans l’Irato, Halévy dans le Dilettante d’Avignon, n’ont-ils pas voulu de même parodier Paisiello et Rossini ? De l’Irato, il nous reste le quatuor ; du Dilettante d’Avignon, rien n’a survécu, et quant au Caïd, il nous aura valu l’opérette, titre qui suffit à sa gloire. Cette continuelle antithèse du sentimentalisme et du bouffon, ces cavatines surchargées d’ornemens ridicules, le pathos creux de ce finale, tout cela constituait dans le principe un très amusant persiflage dont il aurait fallu ne point s’évertuer ensuite à faire un genre, car les plus courtes parodies, — en musique surtout, — sont les meilleures, et l’imitation du mauvais goût trop prolongée risque souvent de dépasser comme ennui le mauvais goût en personne. Au naturalisme du Caïd je préfère de beaucoup l’idéalisme du Songe d’une nuit d’été, et je m’y arrête comme à la plus brillante étape avant Mignon. Je laisse de côté Raymond et Psyché, deux partitions qui mériteraient d’être étudiées, l’une pour l’habile mise en scène musicale des situations dramatiques, l’autre pour son orchestre d’un art si délicat, l’abondance des motifs et l’aspiration mythologique devançant M. Gounod et lui traçant la voie de main de maître ; mais on ne peut parler de tout, et je vais où m’appelle l’intérêt de ma discussion.

Le Songe d’une nuit d’été se passe en des régions féeriques, et pourtant rien de Mendelssohn, j’ajouterais rien de Shakspeare, car le héros de cette fantaisie n’a du poète anglais que le nom. Otons leur illusion à ceux qui seraient tentés de croire à quelque analogie et qu’ils apprennent que cette pièce tant de fois applaudie ne se réclame aucunement du répertoire dont le Songe d’une nuit d’hiver fait partie. Cependant, voyez la rencontre ! il semble que le poème et sa musique aient traversé la forêt enchantée. Le second acte a des rosées de clair de lune. La reine Elisabeth, — nommons-la plutôt la reine Mab, — a fait transporter Shakspeare dans le parc de Richmond, et le poète, que nous venons de laisser ivre-mort à la taverne de la Sirène, se réveille au milieu des visions et des harmonies d’une nuit d’été fantastique. M. Ambroise Thomas excelle à rendre ces impressions éoliennes. Où les autres ne mettent que des harpes et des violons en sourdine, il introduit un sentiment très particulier de la situation et vous en rend l’esprit avec la lettre. Ainsi, à partir de ce moment, le romantisme ne vous quitte plus ; l’intrigue a beau se mouvoir dans le réel, la musique poursuit son rêve jusqu’à la dernière phrase des couplets de la reine à Shakspeare : « C’était un rêve ! » Note exquise, tendre et voilée comme un soupir, narquoise comme une épigramme.


II

Le temps crée les hommes de génie pour qu’à leur tour les hommes de génie aient à créer leur temps. Tout grand esprit est à la fois enfant et père, d’abord disciple de son temps, ensuite maître. Qui dit époque, dit culture, période de travail, de conquêtes et de transformations dont l’influence s’impose à nous et dont nous devenons partie plus ou moins active selon la mesure et la force de notre individualité. Cela s’appelle marcher avec son temps. M. Ambroise Thomas l’a toujours fait. Boïeldieu, Herold, Auber, Halévy furent ses premiers guides ; plus tard, de nouveaux élémens ayant accru son atmosphère, il écrivit Mignon sous l’invocation de Schumann, de Mendelssohn, pour en arriver finalement à prodiguer dans Hamlet et dans Françoise de Rimini de vastes richesses instrumentales et théâtrales acquises dans le commerce de Meyerbeer, de Verdi et de Richard Wagner. Il va sans dire que les noms que je prononce là ne sont point un reproche. M. Thomas, en écrivant son Hamlet et sa Françoise de Rimini, ne fait pas plus acte de wagnérisme qu’il ne se montra jadis rossiniste ou webiriste en composant Raymond et le Songe d’une nuit d’été. Talent expérimental, il applique tout simplement à sa manière et selon son droit les procédés d’un éclectisme qu’on n’a jamais critiqué chez les abeilles ; il prend son bien où il le trouve, et cela ne l’empêche pas d’avoir un style très personnel et de marcher d’un pas toujours plus sûr vers son idéal. S’il est un art qui ne s’adresse qu’aux salons, cet art n’est pas le sien ; s’il est des gens qui passent leur vie à piétiner sur place, lui, pousse en avant, vise aux sommets, et s’il n’atteint pas toujours les plus hauts, du moins l’effort mérite-t-il d’être cité. On a dit que le plus beau spectacle était de voir un honnête homme luttant avec l’adversité : la lutte virile, imperturbable, du talent avec son idéal, de Jacob avec l’ange, nous offre bien aussi quelque enseignement, quand on songe que cet acharné travailleur, au lieu de se donner tant de mal, aurait pu, comme tel autre, continuer à vivre aux dépens de son passé et mourir plein d’honneurs dans l’impénitence finale d’un vieux troubadour démodé.

Avez-vous jamais stationné devant le buste de Verdi ? Connaissez-vous M. Ambroise Thomas ? C’est le même caractère de physionomie : volonté, dignité, persévérance et persistance jusqu’à l’entêtement ; aucun attrait, la grâce manque, mais, en revanche, point de rictus satanique, d’ironie ; d’honnêtes gens faisant en conscience tout ce qu’ils font, des promeneurs solitaires plutôt que des misanthropes. Chez l’auteur de Françoise de Rimini, la sombre humeur affecte une expression moins ingénue ; j’y crois surprendre un air de pose, tandis que, chez Verdi, la nature parle plus librement et prête d’avantage à l’interprétation héroïque, masque brutal où siège une invincible confiance, rusticité superbe, antique, d’un paysan du Latium qui a du génie et qui le sait. Constatons que cette ressemblance n’existe pas seulement au physique et que c’est au moral un égal besoin d’avancement, d’information, d’évolution, une fièvre de perpétuel devenir dont vous saisirez l’influence dans la Messe pour Manzoni, dans Aïda, tout aussi bien que dans Mignon et dans Hamlet, représenté au printemps de 1867.

Je viens de relire à quinze ans de distance mon jugement sur cette partition, et je crains d’avoir été trop sévère. La musique de M. Ambroise Thomas avait alors à mes yeux un tort immense que le temps a, sinon entièrement effacé, du moins atténué ; elle me gâtait un de ces chefs-d’œuvre, qui sont dans leur forme exclusive et définitive la propriété du genre humain et qu’il n’est permis à personne de chercher à modifier. Depuis, les années ont marché, la réflexion a tempéré certaines flammes et je me suis aperçu que, puisqu’après tout Shakspeare n’en était pas mort, on pouvait user de plus d’indulgence à l’égard de la symphonie. Cessons donc d’envisager l’Hamlet du poète, ses divagations philosophiques, sa procédure dialectique enrayant l’action, ses épigrammes, ses sarcasmes, ses monologues ; disons-nous une fois pour toutes qu’un tel sujet ne sera jamais du ressort de l’Opéra, et, ces réserves faites, tirons à part diverses scènes où se manifeste le tempérament d’un maître, la scène de l’esplanade, par exemple, d’une introduction orchestrée en toute-puissance, vraie musique de spectres, pleine d’angoisses, d’épouvante et de solennité. Hamlet, Marcellus, Horatio sont à leur poste ; le vent du nord qui hurle, les fanfares qui, de la salle du banquet bien éclairée et bien chauffée, répondent à ses gémissemens dans la solitude glacée, tout ce que Shakspeare a mis en son tableau de pittoresque septentrional, la musique le reproduit à larges traits ; vous avez la grandeur du spectacle, vous n’en avez pas le côté mystérieux. « Chut ! le voilà, tenez, » souffle à voix basse Marcellus, et, en effet, le fantôme est là devant vous sans que vous l’ayez vu venir ; mais le diable est qu’en musique les choses, ne vont point si simplement ; à l’Opéra, jamais un fantôme ne surprend son monde ; il vous télégraphie son arrivée un quart d’heure d’avance par des dissonances formidables succédant à des accords de septième non moins formidables. Le moyen, quand on a présente à l’esprit la scène de Shakspeare, quand on se souvient du frisson tragique ressenti à cette apparition instantanée du père d Hamlet, le moyen de ne pas s’insurger contre un appareil théâtral ennemi né de toute conception métaphysique, et spécialement d’Hamlet, la tragédie métaphysique par excellence ! Comme si ce n’était point assez des superbes résonances harmoniques de cet orchestre, il faut encore que le beffroi s’en mêle, que le jacquemart du donjon féodal frappe minuit comme dans un mélodrame et qu’au douzième coup le spectre effectue son entrée ; pourquoi, dès lors, s’arrêter en si beau chemin et ne pas compléter le cérémonial en faisant précéder l’ombre du feu roi par une escorte de valets et de pages portant flambeaux ? Ainsi l’ordonne la poétique, ainsi l’exige la pompe symphonique et décorative de l’Opéra, et vous voulez que nous autres, shakspeariens invétérés, nous n’enragions pas à voir profaner de la sorte des chefs-d’œuvre dont la substance nous a nourris depuis l’enfance ? — Cela dit, il ne m’en coûte rien de reconnaître que, musicalement, cette scène de l’esplanade est un morceau très fort où se concentrent et s’entre-choquent toutes les curiosités, toutes les audaces de l’art moderne : lignes de Wagner furtivement parcourues pendant les intervalles de travail, souvenirs du Vampire de Lindpaitner, rappels de la Neuvième symphonie, — l’intérêt spécial ne vous quitte pas, mais l’idée shakspearienne s’en est allée en flûte. Que fait-on de l’adjuration du fantôme disparu, de ce cri suprême sortant des entrailles de la terre : « Jurez sur l’épée ! » De cette voix du châtiment, de cette récidive terrible dans les ténèbres, pas une trace, vous l’attendez, vous dressez l’oreille, pas un mot ; à la place d’un pareil trait de situation, une phrase pour baryton, une invocation au soleil, à l’amour, à la gloire terminant l’acte. Quand la musique n’apporte pas au drame une aide efficace, un surcroît, mieux lui sied de garder la chambre, et Stendhal avait grandement raison de ne vouloir comme sujets d’opéras que des thèmes originaux ou des pièces ’empruntées au répertoire du boulevard. Quelle meilleure preuve de cette vérité que la scène dont je parle ! La symphonie est magnifique, et l’action, au lieu d’en profiter, y trouve son abaissement ; et vous, qui ne pouvez cependant, en présence d’Hamlet, oublier Shakspeare, vous qui vous souvenez de l’effet de cette scène à la lecture, au théâtre, vous la guettez, vous la cherchez, et, ne la trouvant pas, vous reniez des beautés dont partout ailleurs l’éclat s’imposerait à votre estime.


III

Avec Françoise de Rimini, le péril n’en était peut-être pas moindre, mais il devait également tenter M. Ambroise Thomas. Le voyez-vous dans cette chasse aux fantômes qu’il poursuit implacablement, — Psyché, Mignon, l’Ombre du feu roi, — s’arrêter au bord du nouveau gouffre, s’y plonger, s’y perdre du regard :

Questo giorno non vi più leggemmo avanti.


Vous me direz qu’une réticence psychologique ne fait pas un opéra. Non sans doute, mais pour un musicien de nos jours, pour un penseur, que d’élémens d’inspiration, quelle fin de récit qu’un tel vers ! Voltaire admettait qu’il y avait dans la Divine Comédie « une trentaine de beaux vers. » Il aurait pu tout aussi bien n’en reconnaître qu’un seul : celui-là. Car, en effet, après de pareilles beautés, il n’y a rien. En six mots, le drame est résumé : Comme ils se penchaient sur le livre, leurs bouches se joignirent toutes frémissantes, un long baiser, l’éclair d’une épée…

Et nous ne lûmes pas ce jour-là davantage !


Est-ce possible d’être plus vrai, de mieux saisir sur le vif la tragédie du moment psychologique ? Cette légende d’ineffable mélancolie revivra éternellement ; tous les arts se la disputeront ; nous savons ce qu’elle vaut en poésie, en peinture ; vaut-elle autant pour la musique ? est-ce un opéra, est-ce une symphonie ? Il me semble qu’à la place de M. Ambroise Thomas j’eusse choisi la symphonie et pris là texte et occasion d’un monument à la Verdi composant sa Messe. En des temps de musique expérimentale et d’impressionnisme comme les nôtres, l’idée avait de quoi séduire ; c’était d’ailleurs se rapprocher de son modèle, la symphonie avec sa symétrie architecturale répondant mieux que toute autre forme au génie absolument mathématique du grand Florentin, toujours préoccupé du nombre Trois et qui veille à ce que chacun des chants de son poème ait sa résolution harmonique sur le mot stelle.

Loin de nous les comparaisons disproportionnées. Il n’en demeure pas moins vrai que, chez M. Ambroise Thomas, comme chez l’auteur de la Divine Comédie, l’esprit de culture et de science prime l’inspiration et que, s’il y a parmi nos musiciens quelqu’un qui soit fait pour traduire Dante, c’est celui dont nous parlons ; son philosophisme rêveur, son goût de la scolastique, son humeur sombre et monacale l’y porteraient. Les dieux d’Homère, lumineux, allègres, rayonnans, n’en veulent qu’à Mozart toujours et quelquefois à Rossini. Richard Wagner s’est attribué l’empire des Walkyries ; à nous, les commentateurs, les éplucheurs et les ruminans de la tradition latine, à nous de l’interpréter selon notre art. Comme programme de symphonie, la traversée aux enfers de Dante et de Virgile me représente l’odyssée de l’âme moderne, et pour le musicien, un hymne des ténèbres et de la mort, une sorte de cantus supra librum, dont le point de rappel, le motif thématique, serait cette légende même de Françoise de Rimini. Égaré dans la profondeur de la forêt terrestre, le poète voit l’aube rougir la montagne où le Rédempteur est mort sur la croix. Son cœur tressaille et déjà s’élance, quand soudain, spectres menaçans, lui apparaissent la panthère, la louve et le lion, autrement dit, les trois péchés de luxure, d’avarice et d’orgueil qui dévorent l’humanité. Cependant Virgile se montre, messager de salut, envoyé du vestibule de l’enfer par la mystique dame, omnis beatitudo nostra, et tous les deux descendent aux éternels abîmes. Ils s’embarquent sur l’Achéron, Caron les passe, Virgile debout, Dante endormi pour ne plus se réveiller que parmi les ombres qui désormais l’entourent, l’interrogent, l’implorent, lui, parmi ces ténèbres, seul être vivant ! Les visions se succèdent, vertigineuses ; les tableaux se précipitent, et si variés, — violens, atroces, pathétiques ! Farinata, dressant son buste hors du cercueil de flammes et narguant les démons de la fournaise ; Ugolin rongeant le crâne de l’évêque de Pise. Quels hommes que ces damnés-là, et comme, en dépit des crimes abominables qu’ils expient, vous lisez la grandeur sur leur front ! — Puis, sous le vent de la tempête, la colombe blessée, et son ramier tirant de l’aile :

Hélas ! d’un noble cœur qu’amour s’empare vite,


la voix de harpe éolienne qu’on écoute encore après qu’elle a cessé ; l’étoile tremblotante et fuyante qui se dérobe et qu’on relance. La forme symphonique aurait surtout cet avantage d’offrir au musicien la simultanéité dans l’exposition des scènes et des sentimens, tandis que chez Dante chaque personnage vous raconte invariablement son histoire, puis après quitte la place à un autre qui en fait autant, la musique vous reproduirait d’un seul coup le chaotique tourbillon, des milliers de figures défileraient à la fois sous vos yeux. Voix de l’abîme et des hauteurs, cris de haine, de douleur, de désespérance, blasphèmes et sanglots se croisant et se combinant dans une synthèse prodigieuse ayant pour résolution quelque Gloria in excelsis à la Palestrina, telle serait ma symphonie ; j’allais oublier qu’il y faudrait le Beethoven de la neuvième, et je me souviens à temps que Liszt s’en est passé la fantaisie[1]. Il se peut que je me trompe, mais si j’excepte Verdi, nul mieux que M. Ambroise Thomas n’eût rempli les conditions d’une œuvre de ce genre ; une autre tâche, l’a séduit : il a donné le pas à l’épisode sur le livre, il a préféré le drame à la symphonie. Voyons le drame.


IV

Quant aux pièces de théâtre sorties de ce motif, nous en sommes à ne les plus compter. En Italie, la tragédie de Silvio Pellico jouit encore d’un certain renom, et combien d’opéras depuis lors ! Les deux années qui viennent de s’écouler en ont vu fleurir et mourir jusqu’à trois. Même affluence de biens du côté de l’Allemagne. Nous parcourions dernièrement un volume d’essais dramatiques de Louis Uhland, publiés après sa mort, et qui contient aussi des fragmens d’une Françoise de Rimini. L’œuvre, quoique restée à l’état d’ébauche, m’a semblé curieuse ; je l’ai lue et relue, moins peut-être à cause du sujet que l’opéra nouveau remet en discussion que par cet intérêt qui, pour moi, s’attache aux moindres conceptions d’un grand poète. La conception n’est guère ici qu’un plan entremêlé de quelques scènes. Mais, avant de le raconter, disons un mot du fait historique générateur qui devait, à travers les âges, fournir matière à tant de poésie, de peinture et de musique.

Françoise, fille de Guido da Polenta, seigneur de Ravenne, était mariée à Lanciotto, fils aîné de Malatesta, seigneur de Rimini. Lanciotto, de nature ingrate et contrefait, avait un frère, Paolo : la jeunesse, la beauté, la bravoure et la courtoisie en personne. Elle et lai se plaisaient à lire ensemble le roman doux et triste de Lancelot du Lac ; comment il s’éprit d’amour pour la reine, mariée, elle aussi, et comment il fut heureux d’un baiser que la belle Genièvre mit la première sur sa bouche. Hess ! un baiser, eux aussi, les devait rendre heureux ; seulement ils ne lurent pas ce jour-là davantage, car Lanciotto, les ayant surpris, les tua. Dante avait habité Ravenne. « Le cœur meurtri de cette flèche dont l’arc du bannissement l’avait frappé, » il s’était réfugié dans la cité des Polenta et de là promenait aux alentours, selon son habitude, ses rêveries de poète et ses haines de gibelin ; intempérant et sublime, âme troublée sans rémission : « Que cherches-tu ? lui demande un moine qu’il rencontre un soir au coin d’un bois, « que viens-tu chercher parmi nous ? » Et Dante lui répond : « L’apaisement. »

L’apaisement ! qu’en eût-il fait, lui dont l’agitation était la vie ? Il errait morne, silencieux, plein de rancunes ; pas un bouquet d’arbres, pas un rocher, pas un ruisseau de ces solitudes que sa trace n’ait consacrés. « Amplius ! amplius ! Dante Alighieri, pour toi l’apaisement n’est point ici-bas. Comme une vapeur qui monte vers la nue, l’idéal s’élève en secouant la poussière terrestre et retourne dans l’infini à la Divinité dont il émane ; mais toi, tu ne reverras plus Florence. Tu parcourras l’enfer et le purgatoire, tu graviras de ciel en ciel jusqu’à l’empyrée ; la rose incandescente dont les âmes des bienheureux forment les feuilles, tu la contempleras, mais Florence et son campanile et la maison de Béatrice, plus jamais tu ne les reverras ! »

Ses migrations à travers l’Europe, Boccace nous les a contées ; il avait exploré la Bretagne, connu Paris, champ de bataille de la scolastique. En Italie partout sa marque est imprimée : vestigia leonis. Cités, châteaux, cavernes en leurs profondeurs, monastères perchés sur les cimes, nous l’ont conservée : Hic fuit Dantes. Ce mot emplit tout le paysage et l’ennoblit. Où ne fut-il pas ? A Vérone, chez les seigneurs de la Scala, à Ravenne, chez les Polenta, dans les Marches trévisanes, chez Gherardo de Camino, au pied des Alpes juliennes, chez le patriarche Pagano della Torre. Tous l’accueillaient, l’hébergeaient, l’employaient à leur politique en attendant mieux, car ils avaient compris que ce vagabond pythien s’en allait vers la postérité et les y pourrait mettre en bonne ou en mauvaise odeur. C’est ainsi qu’en retour de son hospitalité, Can Grande reçut la dédicace du me chant et devint le lévrier symbolique qui chassera du sol italien la panthère, la louve et le lion. Avant de laisser ses os à Ravenne (1321) : — Hicclaudor Dantes patriis extorris ab oris, — il avait séjourné à Rimini, chez le petit-neveu de Francesca, de même que dix-neuf ans plutôt (1302), se trouvant à la cour de Bartolommeo della Scala, grand-oncle du jeune prince que je viens de citer, il avait pu jouer son personnage de témoin dans la tragédie de Roméo et Juliette.

C’est à ce point de vue de chose vécue qu’il faudrait envisager l’œuvre de Dante. On ne s’enflamme d’un si beau zèle que pour ou contre des contemporains. Chaque tercet de l’Inferno trahit la personnalité du poète ; ses colères, ses pitiés, ses désespérances. C’est l’histoire de son temps vue à travers ses propres animosités politiques. On dit bien que les sept premiers chants existaient déjà lorsqu’il résidait encore à Florence et que les gens du peuple — âniers et forgerons — les récitaient partout. La légende parle aussi d’une représentation donnée à l’occasion d’une fête publique et pendant laquelle le pont Caraja se serait écroulé sous le poids de la multitude. Nous inclinons à croire que ce livre est un chant de l’exil, un produit des longues années d’épreuves. On ne passe pas ainsi de l’action militante à la pure contemplation. Je le vois, sur le tard, assis à Ravenne, épuisé, délabré et s’y remettant de sa course aux enfers « cause de sa maigreur ! » C’en est fait des gibelins ; la partie qui se jouait pour lui sur la terre est désormais perdue, rêves de monarchie, appels à l’empereur Henri VII, choses finies. Il ne s’agissait donc plus que d’élever ses yeux vers la lumière et de s’y retremper ; de là ce mysticisme qui rayonne aux derniers chants du Paradis et qui, dès l’origine, était dans le plan du poème ; de là aussi l’immense compassion dont il se sent repris pour certains êtres qu’il a particulièrement connus et pratiqués de ce côté-ci de l’existence : Brunetto Latini, son maître, et vous aussi, divine Francesca, de qui la voix résonne en son âme et dans la nôtre longtemps après que vous avez passé ! Faut-il que cet homme-là soit de son siècle pour vous avoir logée ainsi parmi les flammes éternelles, lui qui, vous voyant, arrête son discours et renonce au charme de votre présence pour ne pas vous retenir sous les flocons de braise ! Homère eût fait de vous une déesse, la renaissance n’eût jamais consenti à vous placer plus mal qu’en purgatoire, mais cet horrible moyen âge n’a point d’entrailles et le grand Alighieri est son prophète. Quiconque a péché rôtira au feu d’enfer ; nos ennemis d’abord, cela va sans dite, puis nos amis : Farinata, Sordello, Brunetto et jusqu’à cette pauvre Francesca coupable de quoi ? D’avoir aimé ! Damner l’éternel féminin, ô barbarie !

On ne conçoit guère une pièce de théâtre sur ce sujet où Dante ne jouerait pas un rôle : lié avec les deux familles de Ravenne et de Rimini, témoin en quelque sorte de l’événement, rien n’empêche qu’un auteur ne l’introduise dans son drame. Uhland n’y a point failli. Dans une note de ses Fragmens dramatiques, le personnage est esquissé : « Dante, figure austère et pathétique, confident d’un nouvel ordre, pressentant les choses au lieu de les commenter, nature de poète et d’astrologue, il assiste au dénoûment et résume la pièce. » Dans l’œuvre plus récente de M. Paul Heyse[2], Dante, à la vérité, ne paraît pas, mais cette œuvre est une tragédie psychologique, se préoccupant assez peu de mise en scène et dont pourtant, avec ses instincts de penseur, M. Ambroise Thomas regrettera que son librettiste ne se soit pas informé. Essayons de la faire connaître à nos lecteurs.

Malatesta, seigneur de Rimini, a deux fils : Lanciotto et Paolo ; l’un repoussant de corps et d’âme et cherchant dans les tavernes et les tripots l’oubli de sa difformité ; l’autre beau, sage et studieux. Un matin, au sortir d’une orgie, Lanciotto, de passage à Ravenne, aperçoit Francesca se rendant à la première messe. Rappelez-vous, dans Roméo et Juliette, le coup d’insolation, c’est le même incident, seulement il n’y a d’atteint cette fois que le jeune homme. Lanciotto aime Francesca, et, sous l’action de cet amour, le sentiment de sa propre laideur s’exaspère, il se regarde et se fait horreur. N’importe, il faut que la belle créature soit à lui. La vérité le trahirait, le mensonge l’aidera. Comprenant d’avance que, s’il se présente lui-même, on reconduira sur sa mauvaise mine, Lanciotto s’adresse à son frère et par supplications, caresses, menaces, ruses, il réussit à s’en faire un complice. Paolo partira pour Ravenne et demandera, comme pour lui, la main de Francesca ; il plaira, le consentement sera enlevé, puis on s’expliquera plus tard. Au théâtre, une invraisemblance est toujours innocentée pourvu qu’elle accouche ; ici, l’invraisemblance est monstrueuse, mais l’effet qu’elle amène est puissant, l’intrigue où Paolo se laisse attirer va de piège en piège l’entraîner jusqu’au seuil de l’alcôve nuptiale, et Lanciotto y guette dans l’ombre la proie qu’une série de mensonges et de substitutions livre enfin à sa convoitise. Ce n’est qu’au lever du jour et quand le mariage est consommé que l’erreur se manifeste. Irrésistiblement on se reprend à penser à la tragédie de Shakspeare, on revoit la scène du réveil, mais poussée au noir et terrible : « Ce n’est pas le rossignol, c’est l’alouette, c’est le jour, Roméo ! » s’écriait Juliette : « C’est le jour ! » soupire Lanciotto épouvanté désormais de sa félonie et s’efforçant de retenir sa déesse, qui, frissonnante encore des ivresses de la nuit, s’échappe vers la fenêtre et l’ouvre à toutes les irradiations matinales. A la vue de Lanciotto, la jeune femme pousse un cri et tombe inanimée dans un fauteuil ; lui s’agenouille, cachant son visage, puis se relève.


LANCIOTTO, à l’écart et sombre.
Toi-même l’as voulu, la lumière est entrée.
Pourquoi ne m’avoir pas laissé fuir dans la nuit ?
Toi que mon repentir de loin eût implorée,
Peut-être ta pitié vers toi m’eût reconduit,
Ou sinon mon poignard de moi t’eût délivrée ?
Parle, il n’est point trop tard ; nier mon crime, hélas !
L’atténuer, tu sais que je n’y songe pas ;
Tu le sais, je comprends ton silence : une femme
Daigne-t-elle répondre au suborneur infâme ?
Cause-t-on avec un voleur ? Car lâchement,
Je t’ai volée ? et toi, comme un joyau charmant
Aux mains d’un malfaiteur, le dégoût et la honte
T’indignent…


Cependant, après bien des repentirs et des sanglots, la jeune femme a pardonné ; l’héroïne dantesque subira son destin, Paolo et Francesca peuvent s’aimer, ils ne seront jamais l’un pour l’autre que frère et sœur.

L’acte suivant nous les montre pourtant tous les deux dans cette chambre, où d’illusoires projets de mariage les avaient réunis. La scène est très belle et bien dans le ton de l’Alighieri, qui donne, comme on sait, l’initiative au personnage de la femme et maintient l’homme au second plan. Ayons présente la vision du poète : c’est Françoise qui mène le groupe, elle qui parle ; Paolo ne vient qu’à la suite : ombre d’une âme forte qui l’entraîne en son vol. Sur ce point, on ne peut que louer M. Paul Heyse, il a interprété, commenté Dante au sens dramatique ; son Paolo n’a que faiblesse et gracilité, il appartient à cette race d’amoureux passifs dont George Sand aime à caresser le type ; toute volonté le soumettra ; nous avons vu son frère l’enjôler aux scélératesses, voici grandir l’ascendant de Francesca, qui, lorsqu’il voudrait fuir, le force à rester, l’excusant même au besoin :

— Vous m’avez abusée, moi jeune fille, vous m’avez trahie pour servir les desseins d’un autre homme, mais cet homme était votre frère ; que vous ayez bien ou mal agi, les sages en décideront, il m’est doux à moi de pardonner et je vous tends la main. Restez, je ne hais personne, pas même lui. J’ai prié Dieu, peut-être m’accordera-t-il le courage et la vertu d’être sa femme, mais vous, ne vous éloignez pas… Vous serez mon frère.

On apporte des présens que le vieux Malatesta (une manière de père Capulet, allègre et bonhomme) envoie à la jeune princesse : des bijoux, des nœuds de rubans constellés de pierreries, des étoffes et des parfums d’Orient. Le propos change. Assis autour de la corbeille, Francesca et Paolo en dénombrent les richesses : « Reconnaissez-vous cette agrafe ? s’écrie tout à coup la jeune femme en ouvrant un écrin. J’en avais une pareille le jour où nous nous sommes vus pour la première fois. » Parmi les joyaux et les raretés sont des livres : de beaux missels, des romans de chevalerie tout fleuris de sinople, d’azur et d’or sous leur reliure ouvragée. On les admire, on les feuillette : « Le Roi Arthur et la Table ronde ! dit Francesca, tournant fiévreusement les pages : des larmes, des soupirs, des chagrins d’amour, cela-doit ressembler à notre histoire ; lisez-le-moi. » Il hésite, elle insiste, sa voix devient nerveuse, impérative : « Sautez sur les commencemens ; jetons-nous au milieu des choses, alors que le malheur a pris déjà cent pages pour lisser autour des victimes sa hideuse toile d’araignée. »

PAOLO.

Vous l’exigez, soit, mais soyez indulgente à ma lecture, car mon cœur n’est pas où sont mes yeux. (Lisant.) Le traître Galéhaut a versé l’ivresse dans la coupe du roi pour l’empêcher de surprendre la reine.

FRANCESCA.

Qu’est-ce donc que la reine peut avoir à cacher ?

PAOLO.

Vous le saurez plus loin. J’abrège. Le roi dort, Galehaut prend par la main le page Lancelot, et par l’obscurité de l’escalier le conduit jusqu’à la chambre de Ginevra… Je poursuis : Il entra… L’alcôve était sombre…

FRANCESCA, rêveuse.

L’alcôve était sombre !

PAOLO.

Écoutez :

L’alcôve était sombre, il entra ;
Sous la lampe aux reflets d’opale,
Une dame l’attendait là,
A ses genoux, tremblant et pâle,
Il vint se mettre et l’adora.
Dire ce qu’était cette femme,
Nul ne me croirait, je ne veux.
Sa taille, ses mains, ses cheveux,
Son regard, sa bouche de flamme…

(Il s’arrête, muet, les yeux fixés sur Francesca.)

FRANCESCA.

Pourquoi vous interrompre ?

PAOLO.

Pardonnez, madame, je reprends :

Ils se taisaient se contemplant.
Sur ce visage plein de grâce,
Son regard humide et brûlant
Du dieu d’amour cherchait la trace ;
Trace fugitive et pourtant
Qui d’elle-même aux yeux s’avoue.
Des rougeurs empourprent la joue,
Le regard luit plus éclatant.
La lèvre en un divin sourire
S’épanouit et semble dire,
Dans son trouble et son embarras ;
Reste, reste, ne t’en vas pas…

(Un silence ; Francesca baisse les yeux et laisse aller sa main. Paolo s’en saisit et continue.)

Ce sourire, ce trouble étrange,
Ces charmes, cette volupté,
Qui donc alors eût résisté !
Un jouvenceau n’est pas un ange.
Pas plus qu’à l’heure d’aujourd’hui,
Une reine n’est une sainte.
Il allait donc agir sans crainte,
Quand elle se pencha vers lui ;
Et sur sa lèvre pâle et blonde
Mit un baiser d’un charme tel
Qu’ils en oublièrent le monde
Et virent s’entr’ouvrir le ciel…

(Paolo s’élance au cou de Francesca ; un moment, ils demeurent enlacés l’un à l’autre, mais presque aussitôt Paolo s’arrache à l’embrassement et, se détournant, cède au remords. )

PAOLO, rejetant le livre :

Ce livre est notre Galéhaut[3] ! Il s’accuse ; Francesca prend sa défense contre lui-même, et, dans un superbe mouvement de révolte, se rappelant l’outrage qu’elle a subi et, s’amnistiant à son tour : « Ce baiser que tu nous reproches, s’écrie-t-elle, ce baiser, moi, je le bénis, car il a vengé les autres dont je fus souillée. Songe au souvenir que laisse au cœur d’une femme une nuit pareille à ma nuit de noces et quel arrière-goût empoisonné avaient gardé mes lèvres de la chose au monde la plus douce ! »

Notre intention n’est pas de pousser plus avant cette analyse ; nous avons voulu simplement indiquer à nos lecteurs la tragédie de Paul Heyse : c’est le motif de Dante transcrit pour le théâtre par un poète qui manque peut-être de certaines facultés spéciales, mais qui s’entend à manier les chroniques et possède son Shakspeare à fond. On a vu l’influence de Roméo et Juliette planer sur les deux premiers actes, un Iago féminin amènera le dénoûment. La maîtresse de Lanciotto, brutalement congédiée, a surpris le secret des deux amans et souffle la jalousie au cœur du mari de Francesca. D’abord les insinuations perfides ; puis, quand le taureau commence à voir rouge, les grands moyens ; ainsi procédera la courtisane florentine dressée à l’école du lieutenant d’Othello. Lanciotto songe à sa laideur et se dit que pour qu’une femme vous pardonne cela, il faut qu’elle ait pourvu d’avance aux compensations. La vengeance n’attendait qu’une occasion, elle s’offre. Après une scène tragique où Lanciotto à publiquement insulté sa femme, Paolo et Francesca se rencontrent la nuit dans les jardins de la villa. On se représente aisément l’entrevue : un suprême duo d’amour que la mort disperse. Au plus doux instant de la mélodie, les feuilles tremblent et bruissent : c’est Lanciotto. Il entre l’épée nue, frappe les deux amans et d’un seul coup les précipite du ciel d’amour dans l’enfer de Dante, où Scheffer il y a quarante ans et M. Ambroise Thomas aujourd’hui les devaient aussi fréquenter.


V

Voilà certes de bien longs détours, mais Dante n’est point un guide ordinaire et quand il vous tient c’est par les cercles et les labyrinthes qu’il vous dirige ; il nous avait promis de nous conduire à l’Opéra, nous sommes maintenant à Françoise de Rimini ; ne bougeons plus.

Je me tais sur le poème et regrette une fois encore que le musicien n’ait pas traité son sujet en symphonie. En veut-on une preuve ? J’invoquerai tout de suite le prologue, une page hors ligne, la plus belle à mon sens que M. Ambroise Thomas ait jamais écrite. Combien de temps s’écoule-t-il des premiers accords de l’introduction à l’entrée de Dante ? Je ne l’ai pas compté, mais je sais que pendant ce long silence de la scène où l’orchestre seul a la parole, l’effet est surprenant. Virgile paraît et le dialogue qui s’engage alors sur un ton digne des deux héros se termine par une phrase que Gluck ne désavouerait pas. Tout cela grandiose, d’une majesté fière quoique procédant par juxtaposition des motifs plutôt que par tableau symphonique et d’un fantastique classique s’inspirant de l’acte des enfers dans Orphée. En voyant de pareilles beautés n’émouvoir dans la salle que les artistes et les connaisseurs, on serait d’abord tenté d’invectiver le gros du public qui déjà semble languir et ne se réveillera que plus tard ; mais à mesure qu’on y réfléchit on devient moins sévère, et vous finissez par donner raison à ce tout le monde qui décidément a plus d’esprit que Voltaire. Nous autres, gens d’étude, notre amour pour la pensée nous entraîne, nous nous imaginons que toutes ces belles choses qui nous passionnent doivent également enflammer la foule, et de ce que nous avons très légitimement lié commerce avec Virgile et Dante, nous voulons à toute force les mettre en opéra. Erreur immense, dont jadis Berlioz avec ses Troyens subit la peine et qui porte préjudice aux endroits les plus remarquables de la nouvelle partition. Virgile et Dante sont des dieux, honorons-les, adorons-les, mais ne forçons point le public d’un théâtre où l’on chante à lire avec nous l’Enéide ou la Divine Comédie. Qui voulez-vous qui s’intéresse dans cette salle aux rêveries philosophiques du lacrymœ rerum et de l’omnis beatitudo nostra ! Passe encore pour l’anecdote de Françoise de Rimini si vous aviez eu sous la main un librettiste comme Scribe pour en tirer des personnages et des situations, mais ce Virgile joué en travesti, ce Dante qui prend les animaux symboliques pour de vrais tigres et de vrais lions, ces Trônes et ces Dominations qui surplombent, cette Béatrice à la cantonade avec son nimbe d’or et son lys de feu, ces nuages inventés pour rendre un peu plus inintelligible une action qui se déroule dans la confusion et dans les non-sens ; à quoi pensiez-vous d’aller supposer que le public de l’Opéra, le monde des premières, s’intéresserait à votre fantasmagorie ? Votre pièce n’est pas une pièce, c’est une vision, quelque chose d’indécis, de flottant comme un spectacle d’ombres chinoises, les ombres chinoises des Séraphins ! Tout le monde y montre la lanterne magique ; dans le prologue, c’est Virgile qui tient la baguette, et dans les actes suivans, c’est le page Ascanio, un bien gracieux interprète du reste et que le musicien a comblé de ses trésors. On n’imagine pas un plus utile et plus aimable récitant ; il vous explique les allées et venues, vous raconte qui vit et qui meurt ; il a le gosier plein de raretés délicieuses qu’il déploie tantôt pour son propre compte, tantôt pour celui des autres comme dans l’épisode du ballet qu’il expose et commente du plus bel entrain, galant, spirituel, mêlant le persiflage à sa romance et vous faisant avaler cette gondole vénitienne. d’où sort une Espagnole avec son Espagnol ! Il n’y a pas à dire, c’est un petit chef-d’œuvre d’art tout moderne, que la musique de ce ballet, une suite d’orchestre : avec havanaises et sévillanes du pittoresque le plus délicat. Souvenez-vous de l’ancienne méthode, comparez à ce style chorégraphique les airs de danse d’Auber, qui n’en restent pourtant pas moins des modèles, et voyez le progrès ou plutôt l’évolution. Dans la Muette, le motif est tout, le travail compte à peine ; dans Françoise de Rimini, au contraire, le travail, la curiosité prédomine, les arabesques s’enroulent, se contournent et tandis que vous les suivez dans le mirage, tout à coup, de la farandole sonore se détache une phrase accentuée, nette et précise ; la Habañera par exemple. Vous préludiez avec Chopin, voici Bizet. Remarquez bien qu’il n’est point ici question d’emprunts vulgaires, je veux parler de la variété, de l’abondance des matières, d’une sorte de mainmise sur tous les styles fort à sa place dans un ballet, et vrai jeu de prince. Pendant que nous sommes au chapitre des divertissemens, signalons le joli chœur des pages au troisième acte. M. Ambroise Thomas est d’ailleurs tout à fait maître en ces badinages. Lui qui s’entend comme personne à faire grand n’a peut-être pas son pareil dans les minuties. A la scène de l’esplanade dans Hamlet, à ce magnifique prologue que je viens de citer, opposez tant d’impromptus galans, vous serez émerveillé du contraste. On a beau grandir et vieillir, on n’abdique jamais complètement ses origines ; il y a de l’opéra comique et même de l’opérette dans Françoise de Rimini et j’avoue que cette note de Psyché et de Mignon, très saisissable dans le rôle d’Ascanio et dans ce qui s’y rattache, ne me déplaît aucunement. L’art et la culture justifient tout. « Si c’est un crime d’aimer le vin d’Espagne, qu’on me pende, » disait Falstaff ; m’est avis que Mozart devait penser ainsi de l’opérette, puisqu’il en mettait jusque dans la Flûte enchantée. J’ai dit les beaux côtés de la partition, j’en ai fait ressortir les urbanités et les délicatesses, abordons l’argument pathétique.

Le premier acte s’ouvre par le duo du livre, ce qui signifie que, dès le début, la situation capitale est escomptée. N’insistons pas sur cette maladresse, dont a dû sourire l’ombre de Scribe, égarée sans doute par là dans quelques nimbes. Francesca et Paolo lisent ensemble ; le dialogue tendre d’abord, presque dolent, s’anime peu à peu. Ne vous fiez pas à cet archaïsme de fabliau, ces langueurs, ces longs soupirs annoncent l’orage. Leurs bouches se rencontrent, ; il éclate :

La bocca mi baciò tutto tremante.

Le rideau se lève à peine et déjà le baiser tragique est donné, mais, alors, que devient le dénoûment ? Ce qu’il sera, nous le saurons plus tard : la répétition exacte de cette première scène : même décor, mêmes accessoires, encore le manuscrit et l’oratoire, — un oratoire où traînent des histoires de galanterie ! — les choses y sont à ce point qu’il semble que les deux amans « le font exprès. » Vous croyez qu’ils lisent ? Nullement, ce livre n’a plus rien à leur apprendre, ne l’ont-ils pas mis en action ? S’ils lisent, c’est pour se donner une contenance en attendant que Malatesta vienne les tuer, et leur malchance dramatique est telle que l’épée même de Malatesta, au lieu de les frapper au cœur, s’enfonce vaguement dans un nuage.

Cependant, le musicien veille à la situation, et, grâce à lui, s’opère le sauvetage. Le duo du premier acte entre Francesca et Paolo va se relier au quatrième acte par une sorte de fil harmonique dont l’électricité traverse toute la partition. Écoutez, retenez cette phrase du baiser, elle est l’âme de l’ouvrage. Peut-être, à ce titre, l’eussions-nous souhaitée plus entraînante et rappelant davantage pour l’invention le : « Tu l’as dit » des Hugaenots, n’importe, cet allegro suffit largement ; passionné avec mesure, un peu gris de ton, et finissant, comme le duo de l’Africaine, sur un extatique et voluptueux morendo. Cette phrase, déjà saisie au passage dans le prologue, sera reprise par l’orchestre au quatrième acte, et vous l’entendrez même en paradis. Franz Liszt, dans sa symphonie sur Dante, lorsqu’il arrive au Gloria in excelsis final, emploie le style à la Palestrina. On s’étonne que M. Ambroise Thomas n’ait pas eu une idée de ce genre. Du moment que les auteurs et le directeur s’étaient mis d’accord sur ce point, très sujet à controverse, que les deux amans que nous venions de voir trépasser en flagrant délit d’adultère, n’en seraient pas moins canonisés d’office, il eût fallu nous peindre, non pas une apothéose quelconque, mais le paradis que Dante a vu. L’auteur de Françoise de Rimini pouvait ignorer l’abbé Liszt, mais comment ne s’est-il pas souvenu de Mendelssohn et de la symphonie-cantate ? Il y avait là des élémens superbes : un hymne du rituel, le Magnificat par exemple, eût servi de thème, et, les harpes avec les flûtes composant le fond d’or du tableau, on aurait eu, le dirai-je ? un Giotto musical, et, pour le Magnum spirare, l’épilogue alors eût valu le prologue.

Nous touchons au point délicat ; une chose manque, en effet, à cette partition : la couleur. En dehors de cette page de l’Enfer, qui, je ne me lasse point de le répéter, ouvre devant vos yeux le vestibule d’un chef-d’œuvre, rien, dans la musique, ne nous avertit ni du pays, ni de l’époque où l’action se joue. La note caractéristique et locale, quand elle se rencontre, n’est jamais que de convention. S’agit-il d’un triomphateur : les trompettes nous l’annoncent ; d’une apparition céleste ? voici les harpes ; mais c’est à peu près tout ce que le compositeur nous accorde. Je me demande s’il n’y aurait point là du parti-pris : M. Ambroise Thomas affectionne la demi-teinte, il aime à faire gris, et puis, que voulez-vous ? on a tant abusé de la couleur depuis Weber et Meyerbeer ! Quoi qu’il en soit, l’esprit du temps réclame davantage ; l’entrée de Malatesta, vers la fin du premier acte, est héroïque ; le chant nuptial, au troisième acte, est un morceau d’un art achevé ; mais tout cela compte surtout musicalement, et le beau musical, au théâtre, ne suffit pas. Les personnages marchent dans leurs ombres, Paolo et Malatesta pourraient, en les transposant, chanter les mêmes airs à tour de rôle. Quant à Francesca, nous attendrons, pour juger de sa physionomie, qu’une actrice digne de figurer à l’Opéra nous la révèle. Il n’y aurait donc que le page Ascanio, et l’on sait ce que vaut comme rendement psychologique et comme nouveauté un page d’opéra. La belle voix de Mlle Richard et le talent qu’elle montre font regretter que le personnage de Françoise ne lui soit pas échu ainsi qu’il en avait été question un moment. On réplique à cela que le rôle était écrit trop haut, qu’il aurait fallu transposer. Bienheureuse transposition qui eût amené à l’orchestre quelques dièses parmi tant de bémols dont la forêt est obscurcie ! Dénonçons aussi l’invasion de la plante dite : arioso. Malatesta seul en a tout un bouquet à sa cuirasse ; trois ariosos pour un seul homme et pour voix grave, y songeait-on ? La faute en remonte à M. Massenet, dans le Roi de Lahore, d’autres en accuseront Herold, dans Zampa, et cette complicité pour le succès qui se reproduit toujours entre un auteur et son interprète. Cherchons l’effet, mais ne jouons pas au berger fidèle sous le harnois d’un condottiere du XIVe siècle ; ouvrons notre âme et notre voix aux grandes mélopées : « Je ne connais qu’un étendard ! » et laissons leur roucoulement aux pigeons. Pénétrer plus avant dans le détail de l’exécution nous conduirait trop loin, mais nous reviendrons sur cette interprétation, qui n’est, en somme, que de second ordre et ne saurait se comparer avec ce que fut l’interprétation d’Hamlet sous l’administration de M. Perrin aux beaux jours de Christine Nilsson et de M. Faure. C’était, en vérité, bien la peine de tant se démener et d’aller jusqu’à Moscou recruter des virtuoses de fantaisie quand on avait sous la main la femme du rôle ; à la place de Gabrielle Krauss, je n’oublierais jamais un tel affront, et même j’en voudrais tirer la plus éclatante vengeance. Savez-vous ce que je ferais : j’irais demain trouver M. Ambroise Thomas et je lui dirais : « Maître, accordez-moi une grâce, confiez-moi le rôle de Virgile. » La voyez-vous apparaissant sur cette ritournelle enchanteresse des violons, l’entendez-vous attaquer l’allégro : « Va, je serai ton guide ! » Musique, geste, accent, ce serait sublime ; Gluck en tressaillerait de joie dans l’Elysée, Ingres aussi !

C’eût été grand miracle qu’à propos de Françoise de Rimini, on ne nous parlât pas un peu du wagnérisme et que le chef de l’école française n’encourût point à son tour le reproche d’imiter l’homme de Bayreuth. Resterait à s’expliquer là-dessus. Imiter Wagner, que veut-on dire par là ?

C’est imiter quelqu’un que de planter des choux !


Et, par le temps qui court, tout musicien qui fait des enharmoniques plante des choux. Autant vaudrait prétendre alors que M. Ambroise Thomas copie Verdi ; car si, pour sa contexture, son accompagnement et ses progressions nerveusement ascendantes, la belle phrase de Francesca et Paolo : « Notre douleur se renouvelle, » pourrait être de l’auteur de Lohengrin, il est certain que l’auteur d’Aïda aurait également des droits à réclamer sur tel agitato superbe d’un rythme passionné résultant d’une suite de quatre doubles croches par temps, avec un silence sur le premier quart de temps. Rien n’empêcherait non plus les mécontens de venir au nom de Weber et de Meyerbeer argumenter contre le dialogue du finale du second acte : « Quelle est votre famille ? » et d’attribuer à l’influence du style chevaleresque d’Euryanthe et de l’Africaine toute cette noble phrase qui se déploie si largement au-dessus du flot des violoncelles. Supprimons Euryanthe et l’Africaine et peut-être aurons-nous du même trait rayé ce genre de beautés ; mais ne vaudrait-il pas mieux franchement reconnaître là des acquisitions modernes que chacun est libre d’employer ? On oublie trop d’ailleurs que le wagnérisme est un corps de doctrine, une dramaturgie et non pas un répertoire de citations à l’usage des chercheurs de formules instrumentales. M. Ambroise Thomas peut à l’occasion emprunter à Richard Wagner tel mode d’expression qui se présente, mais il se garde prudemment de toucher à la doctrine et reste imperturbable dans la tradition de l’opéra français. L’horreur du vulgaire le possède bien plus que le besoin d’innover ; vous le verrez s’interrompre net, aimant mieux paraître écourté que symétrique, et s’il manque souvent d’invention, nul comme lui ne s’entend à mettre à profit le trésor commun des idées.


VI

Ceux-là se trompent qui l’accusent de se tourmenter vers l’effet ; son art, au contraire, est, ainsi que sa personne, d’une très grande probité. Nature ombrageuse et timorée, il cherche le vrai, mais avec le ferme propos de ne point franchir un certain au-delà ; tandis qu’il interroge l’avenir, la religion du passé l’attache au rivage ; il pourrait aller plus loin, ayant à part lui toute science et toute information ; il n’ose point, et ce double combat pour les grands principes de l’école et pour l’esprit de rénovation me semble fait pour le recommander à toutes nos sympathies. Notons, en outre, l’absence totale de charlatanisme ; tandis que d’autres jonglaient avec, la théorie, l’auteur de Mignon et de Françoise de Rimini s’évertuait à la pratique, dédaignant les vaines simagrées et procédant en philosophe qui sait que le vrai dans l’art, comme le beau, n’est qu’une affaire de relativité et que chaque nation a sa manière à elle de sentir et de comprendre. Jamais la conscience, chez lui, n’est en défaut ; il a ses erreurs et ses défaillances, mais sa probité d’artiste demeure hors de cause, trait distinctif de cette figure que d’illustres physionomistes, M. Ingres et Hippolyte Flandrin, avaient dès longtemps aperçu et documenté. Ceci nous amène à des circonstances qui doivent être rappelées pour le plus grand honneur de M. Ambroise Thomas ; nous voulons parler de son séjour à Rome comme lauréat du prix de l’Institut et des sentimens qu’il sut, à cette époque, inspirer partout autour de lui. Les lettres de M. Ingres, celles d’Hippolyte Flandrin portent là-dessus un renseignement à ne pas négliger.


« Rome, 1837.

« Ah ! cher ami, que de choses vous nous avez ravies par votre départ ! Plus rien depuis vous ! Je vis, nous vivons des souvenirs du bon Thomas, dont la personne m’est aussi chère que le beau talent. Le refrain ordinaire et que nous aimons à recommencer aves l’excellent Flandrin et son frère est Thomas et toujours Thomas. Nous avons vu ici vos succès[4], non par vous, qui êtes trop modeste, mais par d’autres. Vous avez du génie, mon brave ; ainsi donc un peu plus de confiance en vos propres forces et produisez ; je suis sûr de vous. Allons, mon cher, voilà un bien petit poème, rendez-le grand par votre musique, faites-en un Cosi fan tutte qui fasse courir tout Paris et vous mette bien à votre place ; après cela, nous arriverons à Don Juan, voilà ce qu’il faut se dire comme émulation. »

Don Juan ! excusez du peu ; mais ce sont là de ces licences qu’on se passe d’un art à l’autre et dont, en ce qui le concerne directement, un maître sait toujours s’abstenir. Je ne vois guère M. Ingres criant de Rome à tel jeune peintre, hier son pensionnaire à la villa Médicis et qui vient d’exposer au Salon : « Bravo, mon cher ! après cela, arrivons à la Transfiguration ! » Les lettres d’Hippolyte Flandrin ont moins de fougue et n’en valent que mieux comme témoignage :


« Rome, 30 avril, 1836.

« Hier, j’étais seul ; j’ai été me promener dans les galeries supérieures du Colisée ; depuis toi, je n’y étais pas retourné. J’ai pensé à toi et je me suis rappelé ce que tu me disais un jour en remontant le Pincio ; que nous serions heureux si notre nom pouvait un jour avoir quelque éclat, si nous pouvions enfin comme artistes mériter quelque estime. Tu disais cela et j’y applaudissais ; il faut nous le redire, car cette excitation est bonne… Tu es entré dans la vie active et j’espère avec tous ceux qui te connaissent que tu me négligeras rien, que tu saisiras les occasions et qu’avant peu nous entendrons parler de toi… Travaille, travaille ; je me souviens que tu disais toi-même : « Pour bien écrire, il faut beaucoup écrire. »

…………..

«… Hier, au salon, notre bon M. Ingres s’approcha de moi et, me serrant la main, me dit tout bas : « Oh ! que je sens mieux que jamais comme il nous manque ! » Il ne me disait pas ton nom, mais nous sommes tellement habitués à parler de toi que je l’ai bien compris. Tu lui as fait le plus grand plaisir par ta lettre et ton petit morceau de Beethoven… Courage ! mon ami ; souviens-toi des beaux projets que nous faisions dans la longue allée de peupliers qui est entre Chambéry et Montmélian ; nous les avons depuis renouvelés plus d’une fois sur le Pincio dans nos promenades à l’Ave Maria. Eh bien ! à Paris, rassemble tes forces, accorde-leur un peu de confiance. Je me rappelle qu’un jour M. de Latour-Maubourg me dit : « Vous devez être fier d’avoir un ami comme Thomas ! » En effet, il disait vrai, et je suis sûr d’éprouver toujours ce sentiment. Je ne veux pas te flatter, mais je te comprends comme ça parce que je t’aime et ma foi ! je te le dis. Voyons, ne te fâche pas, je parle d’autre chose. M. Ingres continue à aller mieux ; lorsqu’il a reçu ta lettre par M. Juge et qu’il l’a eu lue, il n’a pu retenir une grosse larme et l’a baisée avec affection. Je suis heureux que tu le connaisses et qu’il te connaisse si bien. »

Que tout cela est ému, touchant, honnête ! S’il écrit à son frère Auguste, c’est le même zèle qui l’inspire, la noble flamme d’un grand cœur en propagande d’amitié.


« Rome, 26 juin 1834.

«… Mon cher Thomas me fait connaître les chefs-d’œuvre les plus admirables. C’était une nouvelle porte ouverte aux sensations les plus délicieuses ; mais ce bonheur va bientôt cesser. Dans quelques mois, il me faudra dire adieu à l’ami, à son beau talent et à sa musique… Ce bon Thomas, si tu savais quelle naïveté, quelle bonté de cœur et quel sentiment d’artiste ! Je serais bien étonné s’il ne produisait pas un jour quelque chose de beau… Tout le monde l’aime, l’estime, M. Ingres par-dessus tous les autres. J’espère que, malgré Paris et son tumulte, il ne m’oubliera pas et que, lorsque tu le connaîtras, tu l’aimeras aussi[5]. »

J’emprunte cette correspondance aux divers travaux si remarquables de M. Henri de Laborde sur Ingres et sur Hippolyte Flandrin, et je ne veux pas clore mes citations sans y joindre encore un passage où l’auteur nous montre réunis dans le suprême adieu ces deux noms que la jeunesse et le talent avaient fraternellement rapprochés. « C’est dans son voyage de Lyon à Rome fait en compagnie de M. Ambroise Thomas, qui venait de remporter le grand prix de composition musicale, que Flandrin se lia avec le futur auteur du Caïd et du Songe d’une nuit d’été d’une amitié bien tendre jusqu’à la fin et à laquelle Flandrin, dès les premiers temps, dut la connaissance et l’amour des plus beaux chefs-d’œuvre de la musique. Que de fois, à la villa Médicis, le soir, après une longue journée de travail, ne se délassa-t-il pas auprès de son ami en écoutant celui-ci interpréter sur le piano les créations des grands maîtres de l’Italie et de l’Allemagne ! Hélas ! trente ans plus tard, dans l’église de Saint-Germain des Prés, les mêmes chants retentissaient encore, mais ils ne s’élevaient plus qu’autour d’un cercueil. Par les soins de M. Ambroise Thomas, les morceaux de musique religieux qui avaient le plus souvent charmé l’âme du noble peintre composaient la messe funèbre qu’on célébrait pour la recommander aux miséricordes de Dieu, et lorsqu’avant le commencement du service les orgues firent entendre cet andante de la symphonie en la de Beethoven que Flandrin avait tant aimé, c’était sous la main pieuse de l’ami des anciens jours que résonnait en face de la mort ce souvenir des chères émotions de la jeunesse et de la vie. »

VII

De tous les musiciens de ma génération, M. Ambroise Thomas est peut-être le seul avec qui je n’aie jamais échangé une parole ; j’aurais donc ici mauvaise grâce à prétendre m’ériger en biographe. D’ailleurs, si j’en juge à vue de pays, l’auteur de Françoise de Rimini doit être un de ces hommes qui n’ont pas d’histoire. Il court sur Auber mille anecdotes, dont quelques-unes, — vraies ou fausses, — ont servi et continueront de servir d’appoint au signalement de l’individu ; avec M. Thomas, rien de pareil. Il « ne fait pas de mots, » on ne lui connaît pas d’aventures, et si, par son œuvre, il relève de la critique, sa vie échappe aux chroniqueurs. Jamais de lettres dans les journaux, de commentaires personnels, de préfaces aux publications posthumes et autres du prochain, point de gestes, ni de pantomimes pour maintenir le public en haleine pendant les entr’actes ! Tantôt à l’Opéra-Comique, tantôt à l’Opéra, ou dans son cabinet du Conservatoire, il ne sort pas de là, et c’est ainsi qu’il a conquis la première place parmi ceux de son pays et de son époque. Étant, en effet, admise la question de relativité que nous avons posée plus haut, M. Ambroise Thomas est bien décidément aujourd’hui le premier de tous, le chef d’école ; lui seul a fait œuvre organique. Le partie une fois engagée et les tâtonnemens du début surmontés, nous le voyons poursuivre un idéal. Du Songe d’une nuit d’été à Mignon, de Mignon et d’Hamlet à Françoise de Rimini, l’esprit de tendance est incontestable. Il possède tout ce qui s’acquiert, et si l’invention était chez lui à la hauteur de l’érudition, sa gloire serait sans reproche. Le malheur veut que des deux principes d’où la musique tire ses effets, nous n’en reconnaissions plus aujourd’hui qu’un seul. Les dessins d’orchestre et le culte de l’enharmonique nous causent désormais un tel délire, que nous en oublions tout le reste à ce point que l’on se demande si des choses considérées jusqu’à ce jour comme des merveilles incomparables, le trio de Guillaume Tell par exemple, où le sentiment primordial tient tant de place, seraient encore possibles avec cet art de tête systématiquement absorbé par des préoccupations secondaires. Que devient l’âme dans ce jeu d’esprit ? Les Florentins n’ont-ils pas eu, vers 1600, une sorte d’esthétique semblable à la nôtre quand ils jetèrent par-dessus bord la mélodie et le contrepoint pour introniser une espèce de déclamation pathétique dont émane ce récitatif combiné, fouillé, ciselé, grouillant de vie instrumentale, en qui se résume l’art contemporain ? L’habileté dans l’arrangement, voilà surtout ce qui nous distingue. Le génie s’en est allé, mais, en revanche, le talent est à demeure, la main pleine de richesses et capable, comme cet oncle des anciennes comédies, de payer argent comptant les dettes du coquin de neveu toujours absent.

Que M. Ambroise Thomas ait navigué dans les nouveaux courans, tout l’y invitait, sa nature expérimentale, son flair du public, sa faculté de parler les langues et de les triturer, son orientation ; mais il a fait ce que nul autre n’aurait su faire en pareil cas : il est resté Français. Sa manière de concevoir le drame, d’en gouverner l’ordonnance par morceaux, et quand une situation se présente, de l’attaquer de front, nous le montre fidèle aux traditions de notre Opéra national. Pourvu de tout le germanisme nécessaire au musicien de l’heure actuelle, il a ce rare esprit de ne rien abdiquer du passé et de ne renier aucun ancêtre. En ce sens, l’honneur de diriger le Conservatoire lui revenait de droit. M. Jules Simon l’y appelant en 1874, obéissait uniquement à l’opinion, qui, depuis Cherubini, semble vouloir que ce poste soit réservé au chef qualifié de l’école française. Ce que ces sortes de sanctions tant académiques qu’officielles apportent de surcroît à la valeur d’un homme de génie ou de talent, et surtout ce qu’une institution comme le Conservatoire en peut retirer d’utilité pratique, je n’ai point à le discuter à cette place ; disons seulement qu’un tel cadre sied à la figure que nous venons d’étudier. En terminant, une question s’impose à moi, je cherche comment la résoudre et m’aperçois qu’il y faudrait un art particulier de moduler dans la nuance. Quel lettre n’a présente à la mémoire celle formule dont usa beaucoup Sainte-Beuve et même dont il avait fini par abuser : « Qu’en dirait Richelieu ? Qu’en dirait Voltaire ? Qu’en penserait M. de Valincourt ? » Empruntons-la-lui pour une fois et qu’il nous soit permis de nous demander ce que dirait M. Ingres en voyant son ancien pensionnaire de la villa Médicis assis dans le fauteuil de Cherubini ? Comment s’y prendrait-il ? quel serait son premier mouvement pour célébrer selon son art le jeune disciple d’antan devenu maître ? Lui, ce dispensateur des renommées, ce classificateur imperturbable qui l’ouvrait le ciel d’Homère pour y faire entrer Beethoven, quel rang assignerait-il au cher Ambroise ? L’installerait-il en pleine gloire, comme ce Cherubini dont la muse couvre de son bras le front auguste, ou, supprimant la muse et l’idée d’apothéose, ne se contenterait-il pas plutôt de nous peindre simplement le grand artiste ayant avec courage, autorité, vertu, rempli sa tâche et bien mérité de son temps ?


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Liszt, qui fut, à son moment, un virtuose incomparable, aura ce tort pour la postérité, — s’il y arrive, — d’avoir confondu un immense désir qu’il a de produire des chefs-d’œuvre avec la faculté productrice qu’il n’a pas. Si jamais l’idée vous prend d’aller fouiller dans cette espèce d’humus poético-musical, vous y trouverez une symphonie de Dante, enfouie sous des symphonies de Tasse, de Mazeppa et sous des ruines d’oratorios, de messes, de mélodies, de psalmodies et de rhapsodies dramatiques et liturgiques.
  2. Francesca von Rimini, tragëdie in fünf acten von Paul Heyse ; Berlin, Wilhelm Hertz.
  3. Galeotto fu il libro, e chi lo scrisse.
    (Dante, Inf., cant. V. )
  4. La première œuvre dramatique de M. Ambroise Thomas, la Double Échelle, avait été représentée à l’Opéra-Comique en septembre 1837.
  5. Lettres et Pensées d’Hippolyte Flandrin, 1 vol. in-8o, 1865, p. 32 de la préface.