Portraits contemporains (Gautier)/Sophie Gay


SOPHIE GAY

NÉE EN 1776 — MORTE EN 1832


Les femmes d’esprit s’en vont, comme si elles comprenaient que l’époque ne leur est pas favorable. Les événements font tant de bruit qu’on ne s’entend pas parler, et d’ailleurs peut-on parler ? Elles se retirent une à une dans l’éternel silence, sentant que c’en est fait de l’ancienne causerie française ; un jour, madame Récamier, la muse discrète, l’Égérie voilée de l’Abbaye au Bois ; l’autre, madame la duchesse de Maillé, cet esprit si vif, si courageux, si noblement aisé, d’une repartie si prompte, d’un tour si familièrement aristocratique, et qui savait, dans ces brillantes représentations du château de Lormois, dont on a gardé le souvenir, être tour a tour Géliméne et Dorine avec une égale supériorité. Puis, c’est madame la vicomtesse de Noailles qui disparaît à son tour, la vraie grande dame française, raison élevée, grâce exquise, aménité parfaite, conversation pénétrante et douce, une âme charmante ; et tout récemment, pour clore cette liste funèbre, madame Sophie Gay, la plus vivace, la plus alerte, la plus éveillée à toutes les curiosités de l’esprit, de cette spirituelle phalange. Le salon était fermé, elle est partie.

Madame Sophie Gay, fille de M. Nichault de Lavalette, est née à Paris, et, en effet, c’était là qu’elle devait naître, car personne ne fut plus parisienne : esprit parisien, grâce parisienne, élégance parisienne, tout en elle portait le cachet de Paris. Être de Paris, en France, c’est être d’Athènes dans l’Attique. Son père, homme de goût et de fine culture intellectuelle, comme pour lui donner le baptême de l’esprit, la fit embrasser à l’âge de deux ans par le vieux Voltaire, momifié dans sa gloire. Il semble que le vieillard de Ferney, approchant ses rides sarcastiques des joues roses de la petite fille, lui ait inoculé, par ce baiser, la lucide raillerie, le tour enjoué et libre, la raison pétillante, qui firent distinguer la femme jusqu’au bout de sa longue carrière. Pour tempérer à propos ce scintillement trop français de bons mois et de fines reparties, elle avait puisé dans le sang italien de sa mère, Francesca Peretti, une Florentine d’une rare beauté, un vif sentiment de la musique, un sincère amour et une intelligence passionnée des arts.

Le nom de cette belle Francesca Peretti, qui rappelait une illustration de l’Église, fit même dire à madame Émile de Girardin, qui n’attachait pas plus d’importance qu’il n’en fallait à cette légende de famille, devant des gens infatués de noblesse, et qui vantaient sans cesse leurs aïeux : — Moi aussi, qui ne déploie pas ma généalogie, j’ai un ancêtre. — Et quel est cet ancêtre ? — Un gardeur de cochons, Félix Peretti. — Sixte-Quint ? — Précisément. — Et l’on ne parla plus d’aïeux ce soir-là. La jeune Sophie de Lavalette fut élevée chez madame Leprince de Beaumont, le poète de la Belle et la Bête, du Prince charmant, du Magasin des Enfants ; madame Gay s’est sans doute souvenue de son institutrice en écrivant plus tard, pour le Musée des Familles, de délicieux contes enfantins ; elle puisait à bonne source, elle était là avec madame la duchesse de Duras, l’auteur d’Ourika, et d’autres petites filles qui sont devenues de très-grandes dames. L’une de ces amies de pension, madame de L***, raconte de ce temps une petite anecdote oubliée de madame Sophie Gay elle-même, et qui montre comme dès lors elle avait l’esprit vif.

Un jour de première communion, une pensionnaire reprocha à Sophie de Lavalette, qui marchait devant elle penchant la tête et traînant la queue de sa robe, de ne savoir porter ni sa tête ni sa queue. — « On n’en dira pas autant de toi, répondit mademoiselle de Lavalette avec sa précoce prestesse de riposte, car tu n’as ni queue ni tête. » Réponse mordante, partie avant la réflexion, et qui n’empêchait pas la jeune communiante d’avoir les sentiments de piété les plus exaltés. Dès sa jeunesse, mademoiselle de Lavalette connut toutes les illustrations d’élégance et d’esprit du dernier siècle : M. le vicomte de Ségur, M. de Vergennes, M. Alexandre de Lameth. Avec les dispositions qu’elle avait, elle ne pouvait que profiter à pareille école. Aussi personne n’eut la repartie plus heureuse et plus prompte, le bon mot plus spontané. La grande habitude du meilleur monde prise dès l’enfance, et respirée pour ainsi dire comme une atmosphère naturelle, lui laissait sa liberté d’esprit, même devant celui qui faisait baisser la paupière aux lions, et balbutier des rois comme des jeunes filles timides.

Ainsi, nous la trouvons à Aix-la-Chapelle, femme de M. Gay, receveur général du département de la Roer, qui menait la grande existence que l’empereur exigeait des fonctionnaires de ce temps-là. Elle conservait son franc parler même vis-à-vis de César, qui aimait assez à déconcerter ceux et surtout celles à qui il adressait ces brèves questions, ces interpellations saccadées, d’une réponse si difficile, petit plaisir de grand homme, sur lequel il ne se blasait pas. C’est à cette époque que se rapporte l’anecdote suivante, qui, pour être connue, ne mérite pas moins d’être rapportée. C’était chez la princesse Borghèse ; l’empereur traversait les salons, cherchant, suivant sa coutume, à intimider les femmes. Arrivé près de madame Gay, et dardant sur elle un regard d’aigle, il lui dit brusquement : — Ma sœur vous a-t-elle dit que je n’aimais pas les femmes d’esprit ? — Oui, sire, répondit-elle, mais je ne l’ai pas cru.

Contrarié de cet aplomb, et voulant à toute force la troubler, l’empereur, changeant de batteries, lui poussa d’un ton marqué d’insolence cette question soudaine : — Vous écrivez, vous ? qu’est-ce que vous avez fait depuis que vous êtes dans ce pays-ci ? — Trois enfants, sire. Le César, qui s’attendait à des titres de romans, sourit et passa. L’un de ces trois enfants fut madame Émile de Girardin ; c’était encore bien littéraire.

Du reste, madame Sophie Gay n’avait aucune vanité d’écrivain. Elle cultivait les lettres discrètement, comme une délicatesse et un luxe de plus. Personne ne vit de tache d’encre à ses doigts. Loin de chercher la célébrité, elle la fuyait, et les jolis romans qu’elle a faits sous l’empire : Laure d’Estell, Léonie de Mombreuse, Anatole, parurent d’abord sans nom d’auteur.

Les femmes d’esprit, quoique l’empereur les détestât, aversion qui se traduisit en exil pour madame de Staël, brillèrent d’un éclat particulier à cette époque. Tout ce qu’il y avait en hommes de hardi, d’aventureux, de poétique, était aux armées, faisant des Iliades en action et n’écrivant pas. Il ne restait pour le monde et la vie civile, que ce que la conscription avait dédaigné, et certes, alors elle n’était pas difficile. Il fallait être bien disgracié de la nature pour n’être pas jugé propre à faire de la chair à canon. C’étaient donc les écloppés, les myopes, les bossus, les nains, les phtisiques et autres infirmes qui faisaient le fond de la société, sur lequel, au retour de quelque bataille, se détachait une étincelante apparition de héros chamarré d’or et de cicatrices, qui n’avait pas même le temps d’ôter ses éperons entre deux combats.

L’empereur, quelque ennemi qu’il fût des idéologues, ne pouvait s’empêcher de reconnaître en lui-même que, sans la poésie et l’art, un règne n’est pas complet, et il entretenait, à raison de six mille livres de rente, quelques auteurs tragiques pour que l’espèce ne s’en perdît pas. Mais c’est la liberté et non l’argent qui fait le poëte, et l’art de l’Empire est un des plus inférieurs qui se soient produits dans les évolutions du génie humain. Les femmes, qui naturellement ne payaient pas au grand dévorateur d’hommes la terrible dîme du champ de bataille, avaient la santé, l’énergie, l’éclat, le mouvement, l’entrain, elles étaient belles et spirituelles. Moins astreintes aux ambitions, jouissant, à cause de leur sexe, d’une certaine impunité, et du privilège de tout dire sous une forme légère, elles représentaient la liberté de penser. Lorsque les hommes se taisaient et qu’un grand silence régnait sur cet immense empire, les femmes parlaient et souriaient derrière leur éventail, et ce chuchotement inquiétait Napoléon, et il l’écoutait à travers les rugissements de son artillerie et les tonnerres de ses combats de géants, et il avait raison, car ce petit bruit, c’était la voix de l’humanité qui se révoltait contre les excès de la force et de la puissance.

Madame Gay, comme on a pu le voir, n’était pas trop éblouie des rayons de la gloire impériale. Tout en payant au plus grand homme des temps modernes un tribut d’admiration intelligente, elle se souvenait de l’avoir vu chez madame de Beauharnais, avec qui elle était liée, jeune officier inconnu, au maigre profil, aux cheveux plats, blêmi par la pensée, dévoré par le génie, et non encore passé à l’état de dieu comme un César romain, ou un Alexandre après la conquête de Babylone. À cause de ses rapports antérieurs, l’empereur lui masquait moins l’homme que pour tout autre, et c’était dans ce sentiment qu’elle puisait la hardiesse de ses réponses. Son salon était, d’ailleurs, le refuge de l’aristocratie non ralliée ; tous les illustres mécontents, tous les glorieux boudeurs, y étaient courageusement reçus, quoiqu’il y eût alors quelque péril à cela. Entre les noms que nous pourrions rappeler, citons celui de M. de Laval, qui s’en est si bien souvenu plus tard, sous la Restauration, lorsque ambassadeur à Rome, il reçut madame Gay et sa fille Delphine, avec l’accueil le plus hospitalier, et leur fit cordialement les honneurs de la ville éternelle.

La société, pour être nombreuse, n’en était pas moins choisie. Dépassant le vœu de Socrate, madame Sophie Gay avait su remplir d’amis une grande maison. Parmi les habitués on remarquait : Benjamin Constant, l’auteur d’Adolphe, le duc de Broglie, le spirituel et toujours spirituel M. de Pontécoulant, M. de Chateaubriand, le duc de Choiseul, M. de Lamoignon, le duc de Léri, le profond Regnauld de Saint-Jean d’Angely, Népomucène Lemercier, le poëte d’Agamemnon et de la Panhypocrisiade, le plus charmant conteur qui fut jamais ; le comte de Forbin, l’élégance même ; le comte de Perrégaux, le comte Germain, M. Jouy, M. Dupaty, Alexandre Duval, tous les beaux de la littérature et du monde. À la fête d’Alexandre Duval, madame Sophie Gay joua une comédie impromptue, dont les acteurs étaient Boïeldieu, le prince de Chimay, la Grassini, d’Alvimare et Talma qui, pour la première fois de sa vie fit un rôle bouffe, lui, le roi des noires terreurs et des épouvantements tragiques. Madame Gay se faisait remarquer par une finesse, un esprit et un accent comique admirable. Elle réussissait à la scène comme partout : aussi une de ses amies disait-elle, avec une légère nuance de jalousie admirative : « Est-elle heureuse, cette madame Gay, elle fait tout bien, les enfants, les livres et les confitures ! »

C’était une charmante vie. Madame Sophie Gay avait sa loge à l’Opéra et au Théâtre-Français, qu’elle suivait avec une attention et un intérêt extrêmes, et dont elle connaissait et recevait toutes les célébrités, mademoiselle Contât, mademoiselle Mars, mademoiselle Duchesnois, Talma, dont nous avons parlé tout à l’heure ; plus tard, elle eut aussi un commerce d’admiration et d’amitié avec mademoiselle Rachel, dont le talent et la personne lui étaient juvénilement sympathiques, car elle ne faisait pas, comme le vieillard d’Horace, l’éloge perpétuel du temps passé. En rentrant chez elle, elle trouvait des attentifs autour de la cheminée ; on causait, on riait, on faisait de la musique, car madame Gay jouait à livre ouvert toutes les partitions, composait agréablement, et plusieurs de ses romances sont devenues populaires, Mieris lui seul a quitté le village se chante encore. Elle avait, en outre, un tel talent d’accompagnatrice, que lorsque Garât, le célèbre chanteur, si connu par ses cravates à la mode du Directoire, ses gilets prodigieux et son zézaiement d’incroyable, l’apercevait dans un concert, même public, il s’arrêtait soudain au milieu du morceau, et déclarait qu’il ne chanterait point « si la petite ne l’accompagnait. » Il fallait que madame Sophie Gay, pour satisfaire au caprice du fantasque virtuose, gagnât le piano à travers la foule des spectateurs, s’il n’y avait pas quelque dégagement plus facile. Jamais les vocalises de Garat ne s’épanouissaient plus brillamment que lorsqu’elles étaient soutenues par les accords de madame Gay. Elle jouait aussi de la harpe en virtuose consommée, comme si elle n’eût pas eu le plus joli bras du monde. Ce don musical, si rare parmi les natures littéraires, ordinairement rebelles à l’harmonie, avait attiré et groupé autour d’elle une pléiade de compositeurs, sûrs d’être appréciés, compris, exécutés avec un sentiment profond, un art exquis. Plusieurs partitions célèbres furent essayées et cherchées sur son piano : La Vestale et le Fernand Cortès de Spontini, le Joseph de Méhul, et le Maître de chapelle de Paër, dont elle a fait les paroles, et que nous avons entendu en Algérie, dans une cour moresque, arrangée en théâtre, dans une représentation honorée de la présence et des applaudissements du maréchal Bugeaud, qui se rajeunissait à cette vieille musique toujours fraîche ; elle a fait aussi la Sérénade avec madame Sophie Gail, une femme de génie, sa presque homonyme. Chacun à sa date, et chez elle, Elleviou, Martin, Ponchard, Malibran, Levasseur, qui débuta dans ce salon, Duprez et tout ce qui avait de la gloire ou de l’avenir, car personne ne devinait le mérite comme madame Gay.

Elle n’acceptait pas banalement les vogues toutes faites, elle les faisait elle-même : elle avait une chaleur d’admiration communicative, et voulait faire partager à tout le monde ses enthousiasmes toujours bien placés, et recrutait à ses protégés des prosélytes avec une activité de propagande merveilleuse. Della Maria, Dalayrac, d’Alvimare trouvèrent dans ce salon quelques-unes de leurs plus jolies ariettes et de leurs plus sympathiques romances. Crescentini, le Farinelli de l’Empire, la belle madame Grassini, y faisaient entendre leurs voix exceplionnelles et déployaient leur merveilleuse méthode.

Contrairement à l’usage des femmes qui se choisissent, comme repoussoir, des amies d’une laideur rassurante, madame Sophie Gay s’entourait bravement de jolies femmes sans craindre d’éteindre sa beauté par la comparaison. Madame Tallien, madame Récamier, madame Pellaprat, la belle et spirituelle marquise de Gustines, madame Regnauld de Saint-Jean d’Angely, madame de Barral et madame de Grécourt, cousine de madame Gay, brillaient dans cette enceinte charmante et comme on n’enverra plus.

Une délicieuse miniature d’Isabey, qui était aussi son ami, et que nous avons sous les yeux, doit représenter madame Sophie Gay à peu près vers cette époque, si l’on s’en rapporte à la mode du costume, et montre qu’elle n’avait à redouter aucun voisinage. Malgré l’arrangement de la coiffure dont les boucles frisées descendent sur le front, qu’elles couvrent de leur ombre, selon le disgracieux usage du temps, et la petite robe de mousseline à taille placée sous la gorge, comme on les portait alors, on admirera toujours ces yeux bruns illuminés d’intelligence, cette bouche qui semble se reposer d’un trait d’esprit dans un sourire, ce visage éclairé d’une sympathique franchise, ce cou, cette poitrine et ces bras de statue qui ont été célèbres, et qui avaient même gardé jusqu’à nos jours des restes reconnaissables de leur primitive perfection. Quand on avait bien ri, bien chanté, bien causé, — l’on soupait et c’était alors comme un feu d’artifice de folles plaisanteries et d’aimables extravagances. D’après le tableau de cette vie élégante, un peu mondaine, des conversations à coups de raquette où personne ne laissait tomber le volant, on croirait peut-être que les romans de madame Gay offraient les mêmes caractères d*agréable frivolité ? Nullement ; c’étaient des amours chastes et voilées, des dénoûments romanesques, des passions contenues, des langueurs et des mélancolies exprimées dans un style pur et timide, évitant l’effet et presque en sous-entendu. Cette contradiction qu’on retrouve chez beaucoup d’auteurs entre leur caractère et leurs œuvres, n’est qu’apparente. — L’homme est double — Homo duplex. — La femme peut être triple. Une femme du monde très-répandue écrira souvent des romans de pensionnaire, et l’on ne doit pas oublier que l’auteur d’Estelle et Némorin était un capitaine de dragons. Une réalité brillante, un idéal naïf ne sont pas incompatibles. L’un de ces romans, Anatole, fut, rencontre bizarre ! le dernier livre que l’empereur lut en France. Il abrégea la nuit d’insomnie qui précéda les adieux de Fontainebleau avec l’œuvre de madame Sophie Gay, et le matin il dit au baron Fain : « Voilà un livre qui m’a distrait cette nuit. » L’esprit est donc parfois bon à quelque chose, ne fût-ce qu’à donner des ailes aux heures mauvaises ? Ce fait curieux est attesté par les mémoires de l’époque, et, le volume depuis magnifiquement relié, est resté aux mains du baron Fain, qui le conserve précieusement dans sa bibliothèque comme une relique.

Sous la Restauration, madame Sophie Gay continua d’écrire, mêlant la vie d’études et de plaisirs, et quittant parfois le salon pour le cabinet de travail. Toutes ses nuits ne se passaient pas au bal, comme l’attestent Théobald, le Moqueur amoureux, la Physiologie du ridicule et les Malheurs d’un amant heureux, qui parurent d’abord sans nom, et qui furent successivement attribués à toutes les célébrités du temps. Après le roman, elle aborde la scène et donne au Théâtre-Français le Marquis de Pomenars, qui eut beaucoup de succès, et une comédie en cinq actes et en vers, intitulé Faste et misère, qui n’a pas été jouée, et dont la scène capitale est un père qui vient chez la maîtresse de son fils l’engager à renoncer d’elle-même à son amour, qui ne peut manquer d’être malheureux. Situation qui, ébruitée par des lectures, a fait depuis le succès de dix drames, sans parler de la Dame aux Camélias.

Son salon était toujours aussi brillant : de nouvelles figures s’y étaient glissées parmi les anciennes : Victor Hugo, sacré enfant sublime par Chateaubriand, et alors âgé de dix-neuf ans, y installait l’école nouvelle. Alexandre Soumet y lisait Saül, Lamartine, le Lac, Alfred de Vigny, Dolorida, Frédéric Soulié, qui cultivait encore la muse, les Amours des Gaules, Sue, Kernock le pirate, Balzac, la Peau de chagrin ; plus tard, Jules Janin y lut Barnave ; Alexandre Dumas y vint aussi à son tour. Balzac, qui n’avait fait que de mauvais romans sous les pseudonymes de lord Rhoone, de Villerglé, Horace de Saint-Aubin, dut à madame Gay un grand nombre des anecdotes et des fines observations qui contribuèrent puissamment au succès de ses ouvrages.

Des peintres se mêlaient aux poëtes : Gérard, Girodet, Isabey, Horace Vernet, dont madame Sophie Gay avait connu le père ; Hersent, qui fit de mademoiselle Delphine Gay un beau portrait qui fut remarqué à l’exposition de l’association des artistes. — Tête blonde, œil inspiré, écharpe de gaze bleue, et que, par une touchante anticipation d’orgueil maternel, madame Gay a légué au Musée de Versailles, où sa place sera marquée un jour ; Auber s’asseyait au piano sur le tabouret laissé vide par Délia Maria et Paër ; d’autres fois, c’était Meyerbeer faisant gronder les touches sous quelques-unes de ses puissantes harmonies ; Thiers, encore inconnu, se faisait présenter par Buchon, le savant auteur des Recherches sur la principauté française en Morée ; madame Gay était aussi très-liée avec Delatouche, le gracieux et caustique railleur, l’ermite de la vallée aux Loups, qu’elle appelait son ennemi intime, mot que M. Scribe ne laissa pas tomber. M. Guirard, M. de Rességnier, M. de Custines, Jules Lefebvre, Méry, M. Émile Deschamps, la vestale de l’esprit français, qu’il ne laissa jamais éteindre, comptaient au nombre de ses plus assidus visiteurs.

Dans la période qui suivit la révolution de Juillet, madame Gay fit paraître une suite de romans historiques qui eurent beaucoup de succès : la Duchesse de Châteauroux, Hortense Mancini, le Comte de Quiche, Marie d’Orléans, puis Ellénore.

Elle écrivit aussi le Courrier de Versailles, revue piquante, sorte de continuation du Courrier de Paris du vicomte Ch. de Launay. Mais depuis longtemps, malgré son talent et son activité, madame Gay avait transporté tout son amour-propre littéraire sur sa fille, dont les succès l’intéressaient beaucoup plus que les siens. Elle mettait une abnégation toute maternelle à s’éclipser dans les rayons de cette chère gloire.

Personne d’ailleurs ne fut moins entiché de cette vanité dont les meilleurs esprits ont peine à se défendre. Elle oubliait très-facilement ses ouvrages, dont elle eût pu être fière à plus d’un titre. Elle eut ce don heureux de l’admiration qui est le partage des belles natures, et sa vie fut charmée au plus haut degré et consolée par tous les dilettantismes intelligents. Même dans les dernières années, lorsque sa santé était déjà altérée gravement, elle ne manquait à aucun des appels de l’art ou de la science. Nous la trouvâmes un jour toute seule, mêlée à l’auditoire de Pétin, qui exposait alors, au Palais-Royal, les principes de la navigation aérienne ; elle se faisait expliquer tous les détails, et suivait les théories de l’inventeur avec une attention juvénile. Elle suivait les premières représentations avec plus d’exactitude qu’un feuilletoniste, et, la dernière fois que nous la vîmes, c’était à la Porte-Saint-Martin, à la première représentation de la Poissarde. Pièces, livres, tableaux, musique, expériences, il fallait qu’elle vît, entendît et connût tout, ce qui ne l’empêchait pas encore d’aller dans le monde, toujours élégante, toujours mise avec le goût le plus soigneux, et d’y tenir le dé de la conversation. Et pourtant elle ne vivait déjà plus que par la volonté, et de moins malades se seraient crus morts ; mais tant qu’elle pouvait voir, comprendre, échanger des idées, et se mouvoir dans ce charmant milieu intellectuel qu’elle aimait, elle traitait la douleur à la manière stoïque, et n’admettait pas qu’elle existât. Il est vrai qu’elle vivait de ce qui tue les autres.

Cet amour du monde, des arts et de la spirituelle causerie, n’empêchait pas madame Sophie Gay d’avoir le goût de la nature. Elle aimait les grands bois, les champs, les eaux, les jardins, les exercices champêtres, la culture des fleurs, la pêche à la ligne ; si les soirées se passaient dans l’atmosphère étincelante des salons, les matinées se rafraîchissaient à l’ombre et à la solitude des bois. Elle vivait le matin à Versailles, cette oasis de tranquillité, et le soir à Paris, ce volcan d’agitation. Le travail intellectuel, qui rend ordinairement inhabile aux adresses du corps, n’avait pas eu de prise sur la grâce assouplie de ses mouvements ; dans sa jeunesse elle montait admirablement à cheval, jouait très-bien au billard, et dansait avec une telle perfection, que l’on se hissait sur les banquettes pour la regarder. L’aisance de sa démarche, son beau port de taille, même à la un de sa vie, faisaient aisément comprendre ce qu’elle avait pu être. Elle eut cet art si rare de vieillir, non-seulement sans chagrin, mais avec gaieté. Elle prétendait par un spirituel paradoxe, qui pourrait bien être vrai comme la plupart des paradoxes, que le plus bel âge de la femme était soixante ans.

À cet âge, disait-elle, plus de vanités, plus de soucis, plus de jalousies féminines, plus de tourments, plus de regrets. On jouit de tout avec une sérénité charmante, des arts, de la nature, des amitiés ; une coiffure, une robe, ne vous font pas manquer l’ouverture du Prophète, et l’on peut se promener dans les bois sans songer aux rendez-vous, ni aux dieux sylvains.

Jusqu’au moment suprême son intelligence resta claire et calme ; ce fut le corps qui fit défaut et non l’âme, qui resta jeune toujours, et comme la science du bien vivre donne la science de bien mourir, sans emphase et sans terreur, elle voyait, plus souvent que d’ordinaire, depuis quelque temps, un digne prêtre de ses amis. La présence de cette robe noire eût pu alarmer des tendresses inquiètes qui s’acharnaient à l’espérance. Pour les rassurer, elle parlait de ces visites avec un enjouement chrétien, comme une précaution à tout hasard, et cela d’un ton si confiant, si détaché, que toute idée funèbre disparaissait.

La musique qu’elle avait tant aimée, s’assit à son chevet de mort comme un ange consolateur. Un jeune compositeur, à qui madame Sophie Gay s’intéressait, M. Renaud de Wilbach, lui jouait avec une complaisance filiale des mélodies d’un sentiment large et religieux, qui rassérénaient son âme, et endormaient ses souffrances. À son convoi la petite église de la Trinité était pleine du plus beau et du plus illustre monde. Quelques amis manquaient cependant : les uns étaient morts, les autres en exil !

(La Presse, 15 mai 1852.)