Portrait poétiques – Mme Desbordes-Valmore

Portrait poétiques – Mme Desbordes-Valmore
Revue des Deux Mondes2e période, tome 30 (p. 997-1016).
PORTRAITS POÉTIQUES

Mme DESBORDES-VALMORE.

Poésies inédites, par Mme Desbordes-Valmore, publiées par M. Gustave Révilliod Paris et Genève, 1860.

Un Genevois bien connu de tous les amateurs de livres rares et curieux par ses belles éditions de la chronique de Froment sur l’établissement de la réforme à Genève et des pamphlets anti-romains de François Bonnivard, M. Gustave Révilliod, vient d’acquérir un nouveau titre à la reconnaissance des lecteurs éclairés par la publication des poésies inédites de Mme Desbordes-Valmore. Il a réuni et noué en bouquet les dernières fleurs tombées de cette main fiévreuse et défaillante, il nous a fait entendre les derniers accens de cette voix que l’amour et la douleur avaient rendue éloquente et inspirée. Ainsi c’est un Genevois qui a offert à la France souvent oublieuse cet héritage poétique d’un enfant de la France; qu’il reçoive ici l’expression de notre reconnaissance pour cet acte de piété, et qu’une partie de cette reconnaissance revienne à cette noble ville de Genève, qui n’a jamais rien laissé perdre des trésors de la France, qui les a toujours précieusement recueillis pour les lui rendre au jour voulu. Puisse-t-elle longtemps rester à nos portes comme une petite patrie à côté de la grande, comme une petite France où nous puissions, en compagnie de semi-concitoyens, jouir de l’illusion de la patrie! J’ai quelquefois entendu exprimer le vœu que Genève pût être un jour réunie à la France; je ne sais quelle force politique la France retirerait de cette union, mais je sais bien ce que les lettres françaises y perdraient. Genève a cet inappréciable avantage de pouvoir être française d’une manière désintéressée, de pouvoir goûter notre littérature sans avoir besoin d’accepter ses exagérations, de pouvoir suivre le mouvement des idées françaises sans avoir à subir la tourmente de nos opinions et de nos caprices. Grâce à la distance où elle est de nous, la lumière seule vient jusqu’à elle; la fumée de nos combats, le tapage de nos cabales bruyantes se dissipent dans l’espace, et elle n’en est pas importunée. Les mille riens tumultueux et changeans qui absorbent l’attention parisienne lui restent inconnus. Comme sa mémoire est moins chargée et moins distraite que la mémoire française, ses souvenirs sont plus durables; comme ses jugemens sont plus réfléchis, ils sont plus rarement révisés. Genève connaît moins de noms que Paris, mais elle se rappelle toujours ceux qu’elle a connus une fois, parce qu’elle a eu à l’origine une raison sérieuse de les retenir. Et voilà pourquoi, tandis que Mme Desbordes-Valmore mourait, il y a près de deux ans, au milieu d’une inattention presque générale, ses derniers vers nous arrivent aujourd’hui sous le patronage de Genève, qui, moins ingrate que la France, avait su mieux apprécier les rares facultés poétiques dont était douée cette âme exceptionnelle.

Mme Desbordes-Valmore est morte presque oubliée; elle n’était guère plus qu’un souvenir, que cette chose légère que le poète latin appelle si mélancoliquement l’ombre d’un nom. Elle n’avait jamais eu auprès de ses contemporains la renommée qu’elle méritait, et c’est à peine si les nouvelles générations la connaissaient. On peut dire que la malencontreuse destinée qui l’avait poursuivie et blessée a été implacable à son égard. Elle qui avait tant pleuré, tant souffert, elle n’a pas eu la dernière consolation des poètes malheureux : celle de pouvoir communiquer à un vaste public la contagion de ses tristesses. Les jeunes gens et les femmes, qui d’ordinaire forment le cortège des poètes rêveurs et mélancoliques, lui ont manqué, ou ne se sont pas sentis attirés vers elle, soit qu’on ne l’ait pas suffisamment désignée à leur attention, soit que les sentimens exprimés par le poète fussent trop excessifs ou trop personnels pour leur inspirer l’enthousiasme ou l’admiration. Peut-être en effet y avait-il là trop de larmes et trop de cris, peut-être l’expression de ce désespoir était-elle trop vibrante et trop plaintive, peut-être cette douleur était-elle trop inconsolable pour exciter la sympathie poétique et éveiller dans le cœur des jeunes lecteurs un écho affectueux.

Une femme célèbre de l’Angleterre, mistress Browning, a placé dans la bouche de son personnage d’Aurora Leigh quelques paroles bien amères sur les applaudissemens sympathiques de la foule. Développant avec éloquence le fameux vers de Juvénal sur la gloire du capitaine carthaginois, elle a montré ces applaudissemens non comme une récompense, mais comme un outrage de plus, comme un nouveau mépris. Mistress Browning a évoqué les charmans fantômes de deux amans penchés l’un vers l’autre sous les lueurs paisibles d’une lampe, lisant les vers du poète, et se disant que c’est là ce qu’ils sentent l’un pour l’autre. Elle se demande si c’est bien là une récompense digne de tant de souffrances solitaires et de tant de veilles enflammées! Oui, c’est une récompense, si l’on songe au petit nombre de poètes qui l’obtiennent, et il a vraiment le droit, d’être glorieux, le poète qui peut dire avec certitude : Je sais que mes sortilèges agissent à distance. Aujourd’hui, et pour une minute au moins, j’ai fait entrevoir un monde merveilleux à des yeux qui d’habitude se penchent vers la terre avec l’obstination de l’avarice et l’âpreté de la convoitise; aujourd’hui j’ai doublé la puissance du dévouement dans un cœur qui m’est inconnu. D’un amour jusqu’alors languissant et incertain j’ai fait un amour héroïque; j’ai amolli jusqu’à la pitié une âme rebelle au pardon. Oui, pour celui qui est digne de le ressentir, il y a un légitime orgueil à pouvoir se dire : Qui sait après tout combien d’âmes me doivent la vie morale qu’elles possèdent? qui sait si toutes ces forces d’amour et de dévouement ne m’attendaient pas pour s’éveiller et n’auraient pas à jamais sommeillé sans moi? Oui, c’est une récompense, et il vaut la peine de la mériter, même au prix de la douleur. — Hélas ! cette récompense elle-même manqua toujours à la triste Marceline Desbordes-Valmore. Jamais elle ne put se dire que la destinée lui avait payé en renommée le prix de ses douleurs, ni que ses malheurs étaient fertiles en larmes de sympathie. Le public fut un peu pour elle comme le milan de La Fontaine pour le rossignol à la voix mélancolique et passionnée. Mme Desbordes-Valmore chanta Térée et ses malheurs pour quelques âmes amies et quelques cœurs frères du sien. Ce fut là, dis-je, une dernière et suprême injustice du sort, car nul poète contemporain n’a dépassé Mme Valmore dans la note qui lui était particulière. Il y a eu des voix plus musicales, plus étendues, plus riches surtout et plus variées; il n’y en a pas eu de plus pénétrantes et de plus poignantes, et qui aient uni au même degré la tristesse et l’ardeur. Le public écouta avec distraction et ne comprit qu’imparfaitement la beauté de ces chants, qui sont tout âme et qui semblent la complainte d’un rossignol en deuil. Le nom de Mme Desbordes-Valmore réveillait en lui l’idée d’une femme poète, auteur de vers faciles, mélodieux, élégans : il la considérait comme un écho de la poésie lyrique de ce siècle et la rattachait au groupe de l’école romantique; il n’a jamais su très nettement qu’elle ne devait sa poésie qu’à elle-même, et qu’elle était, dans le genre qui lui était propre, un poète aussi original, sinon aussi puissant, que les grands poètes de l’école romantique. Son vrai public, chose curieuse à dire, était celui des poètes. Pour ses confrères en poésie seulement, elle était autre chose qu’une ombre et un écho : eux seuls connaissaient sa valeur et rendaient hommage à son mérite, eux seuls savaient qu’elle faisait partie de leur bande sacrée et la saluaient comme une sœur malheureuse, une victime de la Muse, dont ils étaient les favoris. Elle était pour eux comme une de ces personnes nobles maltraitées par le sort, qui ne sont nobles pour personne excepté pour ceux qui sont de même race qu’elles. Ni M. Victor Hugo, ni M. de Lamartine, ni M. de Vigny, ni M. Sainte-Beuve, qui l’a louée tout récemment encore avec tant de délicatesse, ne démentiraient certainement mes paroles.

Je ne saurais néanmoins m’étonner que Mme Desbordes-Valmore n’ait pas eu toute la renommée qu’elle méritait, et que son vrai public fût celui des poètes et des esprits plus ou moins familiarisés avec les mystères de la poésie. Pour comprendre toute la valeur du talent de Mme Valmore, il ne suffit pas d’avoir un goût délicat et pur, de se plaire aux belles expressions et aux belles images; il faut avoir l’instinct métaphysique de la poésie, savoir ce qu’elle est en soi, pénétrer jusqu’à son essence. Il faut avoir voyagé jusqu’à ces régions silencieuses et quasi abstraites de l’âme où l’on voit voltiger, pareils à une poussière animée, les germes des pensées, et le fleuve de la passion sourdre humble et petit comme une source qui sort ignorée d’une campagne solitaire. Qu’est-ce que le fleuve à son origine? Un mince filet d’eau. Qu’est-ce que la poésie à son origine? Un atome lumineux qui passe devant les yeux, un cri inarticulé qui s’échappe des lèvres, un tressaillement de l’âme, un battement des artères. Le fleuve ne frappe les hommes d’admiration que lorsqu’il est loin de sa source, et que cette source s’est développée en nappes fécondantes ou en torrens dévastateurs; de même la poésie n’arrache l’enthousiasme que lorsqu’elle est loin de son origine modeste, de son point de départ ignoré, et qu’elle s’est épanouie en œuvres éclatantes. Les hommes n’admirent pas plus la poésie en elle-même qu’ils n’admirent la vie en elle-même; ils admirent les manifestations de la poésie et de la vie. Les plus ardens, les plus raffinés et les plus sensibles des lecteurs ressemblent beaucoup sous ce rapport aux plus illettrés et aux plus endurcis; il leur faut des poèmes pour comprendre la poésie, comme il faut au peuple des symboles pour comprendre les vérités de la religion et de la politique. « Je ne me connais pas en sculpture¸ disait un jour très finement un paradoxal sculpteur contemporain, je me connais en Michel-Ange, en Jean Goujon, en Phidias. » — « Je ne me connais pas en poésie, pourrait répondre avec non moins de justesse plus d’un lecteur, je me connais en Shakspeare, en Dante, en Racine. » La poésie réalisée en grandes œuvres sera toujours très inférieure à la poésie en essence, de même que l’expression de l’émotion sera toujours inférieure à l’émotion elle-même, et cependant elle lui est très supérieure en un sens, par cela seul qu’elle est réalisée. Il en est de la poésie encore indéterminée comme des dieux du bouddhisme, qui sont inférieurs aux hommes, et qui cependant sont des dieux. On les entend gémir comme des voix errantes, loin du monde des vivans, parce qu’ils n’ont point de corps; aussi envient-ils le sort des hommes et attendent-ils avec impatience dans leur éternité que la nature les ait fait déchoir au rang de ces mortels qui ne doivent vivre qu’un jour, mais qui pendant ce jour auront pu au moins s’exprimer et jouir d’eux-mêmes.

Or la poésie de Mme Desbordes-Valmore est ce que je connais de plus abstrait malgré la passion qui l’anime, de plus rapproché de l’être de la poésie. Il a été très bien dit par M. Sainte-Beuve que Mme Valmore était plus qu’un poète, qu’elle était la poésie elle-même. Rien chez elle n’est traduit, exprimé, médité; tout est à l’état de sentiment pur, d’émotion première. Le cri d’où devait sortir l’élégie est l’élégie elle-même, le germe d’où devait naître l’idylle forme l’idylle elle-même. Les poètes savent l’art de faire une musique de leurs sanglots, d’en régler les accords, d’en marquer les rhythmes. Mme Desbordes-Valmore, malheureusement pour sa gloire et heureusement pour son cœur, n’a aucun de ces charlatanismes nécessaires, indispensables, de l’art. Ses larmes sont de vraies larmes, ses sanglots sont de vrais sanglots. Elle ne chante pas, parce qu’elle a connu autrefois la souffrance ou l’amour; elle chante parce qu’elle souffre et qu’elle aime dans le moment même, actuellement. Elle semble ignorer cette loi de l’art, qu’il faut qu’un intervalle sépare chez le poète le sentiment ressenti du sentiment exprimé. Cet intervalle n’existe pas chez elle : ses élégies ne racontent pas des souvenirs, elles sont contemporaines des sentimens qu’elles expriment. On a là les larmes jaillissant sous le coup de l’émotion immédiate, le premier cri arraché par la blessure qu’inflige un être trop aimé, les paroles incohérentes arrachées par la trop cruelle vérité, l’appel désespéré et la supplication en face de l’offenseur. Comprenez-vous maintenant pourquoi nous disions que les poésies de Mme Desbordes-Valmore étaient ce qu’il y avait de plus rapproché de l’être de la poésie? Là est son originalité, mais là aussi est son infériorité. Le poète est trop près de ses émotions pour avoir la liberté d’âme et la tranquillité relative de cœur qui sont nécessaires pour les exprimer et les faire partager à la foule; il sent trop vivement pour communiquer ce qu’il sent au lecteur. Avez-vous remarqué que la première impression de la douleur, qui est la plus violente, la plus sincère et la plus vraie, est cependant la plus confuse, la plus trouble, la plus embarrassée, la moins puissante sur l’esprit du spectateur? Le spectacle de la douleur à ce premier moment est moins touchant qu’affreux; les paroles arrachées par le désespoir et en même temps refoulées par les sanglots sortent des lèvres anarchiquement, d’une manière incohérente, sans choix, sans ordre, tantôt trop pressées, tantôt trop languissantes, en sorte qu’une certaine impatience s’unit chez le spectateur à la pitié qu’il ressent. On pleure trop d’ailleurs, les larmes rougissent les yeux, altèrent la beauté des traits, et le spectateur, bienveillant et charitable comme tous les hommes sont bienveillans et charitables, c’est-à-dire jusqu’à concurrence de leur plaisir, trouve que les larmes enlaidissent, et détourne la tête. Ce n’est que plus tard, lorsque les larmes seront séchées, que la violence de la première douleur sera apaisée et qu’il ne restera plus d’autres traces de l’ancien désespoir qu’une tristesse inexprimable, que ce visage sera intéressant et aimable à regarder. Mme Desbordes-Valmore ignora toujours ces secrets, et crut, à son honneur, que la poésie devait être plus sincère. La poésie joua chez elle le même rôle que les larmes; elle fut une issue que la nature ouvrit pour donner passage aux sanglots qui l’étouffaient. Elle chanta, parce qu’il faut bien crier quand on souffre et pleurer quand les larmes vous étouffent. Sa poésie est donc, dans toute la force de l’expression, un acte de la nature. Il y en a de plus brillantes et de plus ornées, il n’y en a pas de plus sincères et de plus pathétiques.

Mme Desbordes-Valmore avait été comédienne par besoin et par devoir plutôt que par goût et par inclination, et elle nous a appris elle-même dans des vers touchans les mécomptes amers qu’elle avait rencontrés dans cette carrière :

L’infortune m’ouvrit le temple de Thalie;
L’espoir m’y prodigua ses riantes erreurs,
Mais je sentis parfois couler mes pleurs
Sous le bandeau de la folie!...
Charmante muse, objet de mépris et d’amour.
Le soir, on vous honore au temple,
Et l’on vous dédaigne au grand jour.
Je n’ai pu supporter ce bizarre mélange
De triomphe et d’obscurité,
Où l’orgueil insultant nous punit et se venge
D’un éclair de célébrité.

Cette profession ne pouvait convenir à son âme, et elle n’a laissé aucune empreinte sur son talent. Mme Desbordes-Valmore n’a rien retenu de cet art du comédien que les plus grands poètes ont connu et pratiqué dans une certaine mesure, et n’en a rien porté dans sa poésie. Elle ne sut jamais utiliser ses larmes au profit de sa gloire, et personne plus qu’elle n’a ignoré la science des effets et les jeux de scène. Elle est poète et non artiste, ce qui veut dire que chez elle le sentiment dépasse de beaucoup l’expression. Elle nous offre le spectacle d’une âme toute nue, sans aucun ornement, d’une âme véritablement indigente. Ne prenez pas ce mot d’indigence en mauvaise part : il signifie que Mme Valmore est riche seulement d’elle-même, riche de sa tendresse, de son amour, du trésor de ses malheurs, et que tout ce qu’elle possède lui vient de Dieu et de la nature. C’est une âme orpheline, déclassée; elle n’a pas de gras patrimoine intellectuel, de riches fermes philosophiques, de glorieuse lignée d’ancêtres : c’est un poète réduit à gagner sa poésie à la fatigue de son cœur. Oh ! que nous aimons mieux cette indigence que le faux luxe dont elle aurait pu s’entourer et les haillons dorés dont elle aurait pu couvrir sa nudité ! Mais cette indigence trahit sa volonté, l’empêche de se faire connaître et de révéler toute sa valeur. On sent que les instrumens manquent à cette âme musicale. Elle s’exprime comme elle peut, et avec les mots que lui présente sa mémoire peu chargée. Tantôt un sentiment d’une violence extrême est traduit, — contraste pénible, — en termes languissans ; tantôt un mouvement que toutes les forces soulevées de la vie se sont réunies pour produire s’exprime en termes incolores et presque abstraits. D’autres fois la passion se vieillit elle-même en s’ornant des vieilles fleurs fanées d’un langage suranné, depuis longtemps hors d’usage, ramassées chez des poètes artificiels et corrompus : vieilles allégories mythologiques, vieux amours, vieux flambeaux d’hyménée tirés des œuvres érotiques de la fin du dernier siècle. Cette femme ingénue et simple a la coquetterie malheureuse et maladroite, et ne sait pas rajeunir les vieux moyens de séduction qui pourraient la faire valoir; mais la beauté qui lui est propre, étant inhérente à sa personne même, ne peut être effacée par quelques parures passées de mode ou par quelques ornemens mal choisis. Il y a des femmes qu’il ne faut voir que sous une certaine lumière, à certaines heures du soir ; vues ainsi, elles éclipsent toutes les autres femmes qui les entourent, mais pour une minute seulement. De même il y a des poètes qu’il ne faut goûter que dans certaines œuvres, parce que dans ces œuvres ils égalent les plus grands; si vous les ouvrez indifféremment et au hasard, le charme est rompu, et vous n’avez plus sous les yeux qu’un poète d’un ordre inférieur. Il n’en est pas ainsi de Mme Desbordes-Valmore : de même que le poète qui est en elle éclate en dépit de l’indigence de son langage, il se révèle sous quelque lumière que vous le regardiez, à quelque passage que vous l’ouvriez. Sa poésie et son âme ne faisant qu’un, elle est toujours égale à elle-même. Il est presque impossible de la citer, car toutes ses pièces se valent, à de très rares exceptions près. Ouvrez le livre où vous voudrez, vous êtes sûr de rencontrer quelque trait de passion touchante, d’entendre quelques accens de tendresse suppliante dignes des plus grands poètes. Il n’y a pas une seule page, même parmi celles qui semblent au premier abord les plus pâles, qui ne soit illuminée tout à coup par quelque éclair inattendu. Connaissez-vous une preuve plus grande de sincérité que cet embarras qu’éprouve le lecteur à préférer et à choisir? Mme Desbordes-Valmore est poète à chaque page, parce qu’elle est sincère à toute heure, parce que la poésie se confond en elle avec la vie, et n’est en quelque sorte qu’une des fonctions de la vie, comme la circulation du sang ou la respiration.

Si la poésie lyrique consiste avant tout dans l’expression intime des sentimens personnels. Mme Desbordes-Valmore est le plus lyrique des poètes contemporains : elle l’est plus que les plus grands, plus que M. de Lamartine, plus que M. Victor Hugo, car chez elle l’élément lyrique est sans alliage. Il y a dans les œuvres de ces grands poètes un élément dramatique qui manque à Mme Valmore; leur âme n’est jamais seule, quoi qu’ils en disent; il y a toujours à leur côté quelque Elvire pour s’attendrir avec eux sur la brièveté de la vie, et consentir, au profit de leur épicuréisme mélancolique, aux applications les plus consolantes du carpe diem des anciens. La nature joue aussi son rôle dans leur œuvre, et mêle ses mille voix à la voix de leur cœur. Rien de pareil n’existe chez Mme Desbordes-Valmore; l’âme du poète est seule, absolument seule, sans autre compagnie que celle de ses chagrins, trop absorbée par sa douleur pour entendre les voix consolantes de la nature. Il y a bien un second personnage qu’on peut désigner sous le nom de lui, lui qui a fait tout le mal, lui qui est la cause adorée de ces souffrances ; mais on ne le voit jamais, et l’on pourrait dire qu’il vient toujours de partir :

Ma sœur, il est parti! Ma sœur, il m’abandonne!
Je sais qu’il m’abandonne, et j’attends, et je meurs!...


Le chant ne commence que lorsque le dialogue a pris fin, que la porte s’est refermée sur l’ingrat ou le coupable, et que le poète s’est senti de nouveau solitaire. Aussi n’entre-t-il dans ces monologues d’une âme abandonnée que les élémens dont se compose essentiellement la poésie lyrique, c’est-à-dire des plaintes et des cris. On a ici la poésie lyrique pure, réduite à ses élémens primordiaux, tels que l’analyse pourrait les donner, s’il était possible de décomposer par des procédés chimiques les œuvres poétiques, comme on décompose les corps matériels.

Ces poésies ne donnent donc qu’une seule note, mais une note si déchirante et si pathétique, qu’aucun poète ne pourrait la dépasser en énergie et en vérité. Quelques-unes de ces élégies sont uniques dans leur genre, et ne redoutent, pour la force du sentiment, aucune comparaison, au moins dans notre langue. Pour leur trouver des rivales, il faudrait les aller chercher dans certains recueils poétiques anglais, par exemple chez mistress Felicia Hemans. Cette note est celle de la passion malheureuse. La passion chez Mme Valmore est lyrique comme sa poésie : j’entends par là qu’elle est essentiellement passive et subjective; elle est toute douleur, tout regret, tout désespoir. D’autres victimes de l’amour ont été des héroïnes, elle est une martyre. Elle ne lutte pas, ne résiste pas, ne maudit pas; elle se résigne, soupire et s’affaisse. Tous les élémens dramatiques de la passion active, la haine, l’invective, le reproche, la jalousie, lui manquent; elle n’a pas d’armes agressives, et ne combat que par des plaintes. En vérité, on pourrait appeler sans trop de hardiesse ses poésies les psaumes de l’amour. Ses chants sont des prières désespérées qui implorent non l’appui, mais la pitié et le pardon du vieux tyran de l’âme humaine; c’est le miserere lamentable d’un cœur las de souffrir et qui demande grâce. Oh! comme avec elle nous sommes loin des nocturnes ardeurs et des incantations dangereuses des autres victimes de la passion ! Elle ne dit pas, comme ses sœurs de tous les temps : «Pourquoi, amour, m’abandonnes-tu et me reprends-tu ce que tu m’as donné? » mais elle dit : « Pourquoi ne m’as-tu pas épargnée? » Elle imite en l’honneur du dieu païen, sans trop s’en douter, les accens des vieux cantiques religieux où est exprimé le deuil de l’âme. « Du plus profond de l’abîme, j’ai crié vers toi, amour... Aie pitié de moi, toi qui tiens nos cœurs dans tes mains. Vois, les larmes ont creusé mon visage, et la fièvre a consumé ma chair... Toute la nuit je me suis retournée sur ma couche, et j’ai entendu dans le silence gémir la voix de mon cœur. » C’est ainsi qu’on pourrait résumer, sans parodie irréligieuse aucune, la plupart de ces élégies, dont quelques-unes ont été si bien nommées de ces tristes noms : Pleurs et pauvres fleurs. Mais ce qui achève de leur mériter ce nom de psaumes de l’amour que nous leur donnons, ce sont les sentimens singuliers d’humilité et de pénitence dont ils sont remplis. Le poète s’accuse à ciel ouvert et se reconnaît coupable envers l’amour. Il demande pardon du péché de tendresse, pardon du péché de bonté, pardon d’avoir osé aimer. Oui, elle a été bien ambitieuse et bien présomptueuse, mais elle confesse son crime, et cependant n’ose croire qu’il lui sera pardonné. Elle devait savoir que l’amour a ses préférences, et qu’il étend sur qui lui plaît la bénédiction de sa grâce divine. A quelques-uns toutes les joies de la tendresse partagée et de la passion heureuse, à d’autres toutes les coupes d’amertume et tous les fardeaux de l’infortune. Elle devait savoir qu’il n’est donné qu’à un petit nombre de le remercier de ses bienfaits, mais que tous lui doivent leurs hommages et leurs prières. Aussi tout ce qu’elle implore de lui, c’est la faveur de s’agenouiller en suppliante et de le remercier pour les afflictions dont il l’accable. Elle adresse au vieil Éros la prière chrétienne : « Soyez béni, amour, puisque votre main a daigné s’appesantir sur moi! » Cette mélodie plaintive est tellement navrante qu’elle finit par donner le frisson et par produire une impression sinistre. L’imagination du lecteur en reste accablée. Que ceux qui voudront se rendre compte de cette impression relisent les élégies de Mme Valmore! On n’en peut rien détacher; les traits de passion qui les traversent comme des éclairs ne peuvent se séparer des pages orageuses qu’ils illuminent subitement, et sont tout semblables à ces lumières décevantes trop aimées du poète :

Comme ces feux errans dont le reflet égare,
La flamme de ses yeux a passé devant moi.

Cependant, pour réveiller dans la mémoire des lecteurs qui l’auraient oublié l’accent douloureux de cette voix, et pour en donner une idée à ceux qui par hasard ne la connaîtraient pas, je choisirai quelques fragmens qui leur feront comprendre la gamme entière des sentimens parcourus par l’âme du poète. Dans les premières élégies, toute la poésie est dans l’éclair et dans l’orage; l’âme du poète est blessée, mais elle regarde sa blessure avec joie. Elle se sent heureuse de souffrir et jouit de son martyre. La vie abonde et surabonde, et les flèches enflammées volent de toutes parts. Éloigne-toi, dit-elle à l’amour :

Éloigne-toi, reprends ces trompeuses couleurs.
Ces lettres qui font mon supplice,
Ce portrait qui fut ton complice;
Il te ressemble, il rit tout baigné de mes pleurs!
Cache au moins ma colère au cruel qui t’envoie;
Dis que j’ai tout brisé, sans larmes, sans efforts;
En lui peignant mes douloureux transports,
Tu lui donnerais trop de joie.
Reprends aussi, reprends les écrits dangereux
Où, cachant sous des fleurs son premier artifice.
Il voulut essayer sa cruauté novice
Sur un cœur simple et malheureux...
Il n’ose me répondre, il s’envole... Il est loin.

Puisse-t-il d’un ingrat éterniser l’absence!
Il faudrait par fierté sourire en sa présence :
J’aime mieux mourir sans témoin.
Il ne reviendra plus, il sait que je l’abhorre :
Je l’ai dit à l’Amour, qui déjà s’est enfui.
S’il osait revenir, je le dirais encore;
Mais on approche, on parle... Hélas! ce n’est pas lui!

Ce délire continue longtemps; mais à la fin le cœur s’est épuisé dans les tourmens de l’incertitude, dans les alternatives de l’espérance et du regret. Le poète le sent qui défaille et lui fait exhaler son dernier souffle passionné dans une élégie que ne désavouerait pas un grand poète. Écoutez ces paroles suprêmes, ces novissima verba d’un cœur frappé à mort :

S’ils viennent demander pourquoi ta fantaisie
De cette couleur sombre attriste un temps d’amour.
Dis que c’est par amour que ton cœur l’a choisie;
Dis que l’amour est triste ou le devient un jour,
Que c’est un vœu d’enfance, une amitié première :
Oh ! dis-le sans froideur, car je t’écouterai !
Invente un doux symbole où je me cacherai.
Cette ruse entre nous encor,... c’est la dernière :
Dis qu’un jour dont l’aurore avait eu bien des pleurs.
Tu trouvas sans défense une abeille endormie.
Qu’elle se laissa prendre et devint ton amie.
Qu’elle oublia sa route à te chercher des fleurs.
Dis qu’elle oublia tout, sur tes pas égarée.
Contente de brûler dans l’air choisi par toi.
Sous cette ressemblance avec pudeur livrée.
Dis-leur, si tu le peux, ton empire sur moi.
Dis que, l’ayant blessée, innocemment peut-être.
Pour te suivre elle fît des efforts superflus.
Et qu’un soir accourant, sûr de la voir paraître.
Au milieu des parfums tu ne la trouvas plus;
Que ta voix, tendre alors, ne fut pas entendue.
Que tu sentis sa trame arrachée à tes jours.
Que tu pleuras sans honte une abeille perdue,
Car ce qui nous aima, nous le pleurons toujours;
Qu’avant de renouer ta vie à d’autres chaînes.
Tu détachas du sol où j’avais dû mourir
Ces fleurs, et qu’à travers les plus brillantes scènes.
De ton abeille encor le deuil vient t’attendrir.

Enfin l’orage a cessé tout à fait, et il ne reste plus qu’une âme foudroyée et un cœur noyé sous le déluge de ses larmes. Le recueil intitulé Pleurs et pauvres Fleurs est plus particulièrement que tous les autres l’expression de ce sentiment de lassitude qu’on pourrait appeler la mort dans la vie. Le poète est arrivé au dernier détachement de lui-même et de la terre. Nous en extrairons un court fragment où se révèle toute l’horreur mélancolique de ce foyer ardent, autrefois ouvert à tous les vents de la vie, aujourd’hui peuplé de cendres presque refroidies. C’est la dernière plainte, le cœur a reçu pour ainsi dire le coup de grâce :

Si solitaire, hélas ! et puis si peu bruyante,
Tenant si peu d’espace, on me l’envie encor :
Cette pensée est triste, elle entraîne à la mort,
Et pour s’en reposer la tombe est attrayante!
C’est la première fois qu’elle a navré mon sein;
A tous les flots amers de ma vie écoulée
Cette goutte de fiel ne s’était pas mêlée;
Personne n’avait dit : « S’en ira-t-elle enfin? »
Oh! personne ! A présent je suis de trop au monde,
Et j’ai hâte, et j’ai peur d’amasser mes instans;
Je trompe une espérance!... en vain je la seconde :
Importune et mourante, on peut vivre longtemps!
Oui, je me presse en vain d’avancer et de vivre.
Quelque anneau tient encor mon cœur! Il se rompra.
Tout ce que j’aime est frêle et meurt, et pour vous suivre,
Mes chers anneaux brisés, mon cœur se brisera!

Voilà quelles sont les principales étapes de ce calvaire de douleurs; mais avant de recevoir ce coup de grâce, avant de proférer ce suprême Lamma sabachtani, que de blessures le cœur a reçues, que de fois le poète est tombé sous la croix ! Nous ne marquons ici que les temps d’arrêt importans de cette passion, en renvoyant ceux qui seraient curieux de suivre le poète pas à pas dans sa voie douloureuse à ses poésies elles-mêmes.

Mme Desbordes-Valmore appartenait à une race d’âmes très rare, la race des âmes tristes et blessées avant de naître. Quelle est l’origine de ces âmes que le monde voit apparaître de temps à autre, et qui semblent ne venir à lui qu’à regret? C’est un sujet sur lequel aurait pu se plaire à méditer quelque platonicien croyant à la théorie de la réminiscence, ou quelque pythagoricien partisan de la métempsycose? Les conjectures poétiques abondent, et il n’y a qu’à choisir. L’astrologie judiciaire par exemple est-elle par hasard autre chose qu’un vain mot, et y a-t-il réellement des conjonctions d’étoiles propices ou sinistres? Si cela est vrai, un nuage devait passer sur l’étoile de Vénus le jour où naquit Mme Desbordes-Valmore. Peut-être l’heure de la naissance n’est-elle pas chose indifférente, et pour notre part, dût-on nous accuser de superstition, nous avons toujours cru qu’il était fatal de naître à la première heure de l’aurore, heure souriante en apparence, maudite en réalité. C’est l’heure où s’éveillent les fées bienfaisantes et où s’appellent l’un l’autre les génies de la poésie et de l’amour; mais c’est l’heure aussi où le chant du coq rappelle les fantômes dans leur sépulcre, et où le vent du matin chasse les odeurs méphitiques des nocturnes sabbats. La pâle Hécate, l’astre des sorcières, brille encore à l’horizon ; forcée de fuir devant les esprits qui rouvrent les portes du jour, elle s’éloigne courroucée, et malheur alors aux enfans qui entrent dans la vie et sur qui tombe son regard! Mme Desbordes-Valmore était-elle née à ces heures du matin, et un regard d’Hécate était-il tombé sur son berceau, que les fées comblaient de leurs dons? Ou bien, supposition plus triste encore, y aurait-il par hasard dans le ciel des anges jettatori ? Eux qui savent toute chose et qui connaissent les misères de l’existence humaine doivent plus d’une fois regarder avec tristesse les âmes condamnées à partir pour la terre. Qui sait si les âmes venues au monde mélancoliques et blessées, comme celle de Mme Desbordes-Valmore, ne sont pas bien souvent celles sur lesquelles s’est arrêté le regard attristé d’un ange touché de compassion? Heureuses alors celles qui ont été vues sans voir! elles pourront connaître la joie et le bonheur; mais malheureuses celles qui ont rencontré ce regard au moment où il tombait sur elles! elles l’emporteront avec elles comme un dard lumineux, et ne seront jamais guéries de leur tristesse. En un instant et avant d’avoir vécu, ces âmes ont appris, par la seule puissance d’un regard angélique, toute la science de la vie humaine ; elles ont vu comme dans un éclair leur existence future, et elles viennent au monde avec la certitude qu’elles épuiseront toutes les douleurs. Une telle certitude détruit d’avance en germe toutes les chances de joie et de bonheur. Il n’est pas un événement de la vie qu’on n’accueille comme un pressentiment sinistre. Dès qu’elles sentent les premières atteintes de l’amour, loin de se réjouir comme les autres âmes, celles-ci s’écrient : Je sais qu’un grand malheur me menace. Dès qu’elles sentent les premières morsures de l’ambition, leur ardeur, loin de doubler, se glace, et elles s’écrient : Je sais qu’un piège m’attend. Mauvaises dispositions, on en conviendra, pour donner ou pour recevoir le bonheur. Aussi ne le connaissent-elles jamais et ne le font-elles jamais connaître à ceux qui le leur demandent. Rien n’égale l’extrême timidité de ces âmes en qui la passion s’unit à la faiblesse. Comme elles disent : Cela est impossible, devant toute chose, elles rendent toute chose impossible. Comme elles n’ont pas confiance, elles engendrent vite chez autrui la défiance et la lassitude. Au lieu de se laisser aller naïvement aux joies qu’on leur propose, elles élèvent des doutes et interrogent avec inquiétude pour savoir si elles ne sont pas trompées. Est-ce bien sûr? disent-elles; pourquoi vous faire un jeu de mes souffrances, et me faire le soir des promesses que vous aurez oubliées demain? Cette timidité et ces appréhensions engendrent une exigence intolérable qui décourage l’amour; mais ces âmes ne détruisent ainsi en germe toutes leurs chances de bonheur que par la certitude et la foi pour ainsi dire religieuse qu’elles ont au malheur. Le malheur fut leur première religion, la divinité qu’on ne discute pas, celle que l’on nomme et qu’on implore; le bonheur n’est pour elles qu’une utopie religieuse, le dieu inconnu qu’on n’a pas servi et qu’on ne connaît pas. Aussi restent-elles scrupuleusement fidèles à cette religion première; tout ce qui réjouit les autres âmes les blesse et les fait souffrir, et elles ne trouvent que des sources nouvelles de tourment là où les autres trouvent la consolation et l’oubli de leurs peines.

Telle fut Mme Desbordes-Valmore; on la voit, sans qu’elle en ait conscience, s’acharner après son bonheur : par ses plaintes et ses appréhensions, elle provoque l’infidélité et l’ingratitude. Elle désire ardemment d’être aimée, et au moment même où elle le désire, elle ne peut croire qu’elle le soit. Comme toutes les personnes malheureuses, elle dit de l’amour ce que les personnes corrompues et vicieuses disent de la vertu : C’est trop beau pour être vrai. Et quand elle a provoqué l’infidélité ou l’abandon, elle succombe sous le poids de la déception qu’elle s’est préparée elle-même. Alors arrivent les consolations que lui présente l’amitié, et au lieu de les prendre comme elles doivent être prises, comme une distraction et une preuve que, pour avoir perdu un cœur, on n’a pas tout perdu, elle trouve moyen de s’en faire une nouvelle passion et un nouveau chagrin. Et lorsqu’enfin elle cherche un refuge dans ce suprême asile du cœur féminin, l’amour maternel, son bonheur encore n’est pas sans mélange. Elle en ressent plus vivement les souffrances que les joies. Il faut se séparer un jour de ce cher fils, dont la candeur a été surveillée avec tant de sollicitude. L’aimera-t-il encore au retour comme il l’aimait autrefois?

Candeur de mon enfant, on va bien vous détruire!


Alors elle tombe à genoux et lève les yeux vers l’image de la mère dont le cœur fut percé des sept glaives. Heureuse encore quand la séparation n’est que temporaire ! Mais il arrive que les enfans ne sont quelquefois prêtés aux mères que pour un instant, et qu’ils partent en les laissant inconsolables. Alors la voix de la mère fait entendre une plainte si prolongée et si douce, qu’on est tenté de trouver ces petites créatures bien ingrates, puisqu’elles ne répondent pas à cet appel, ou la Providence bien cruelle, puisqu’elle ne leur permet pas de revenir au nid qu’elles ont quitté.

Je ne dis rien de toi, toi, la plus enfermée.
Toi, la plus douloureuse, et non la moins aimée,

Toi, rentrée en mon sein, je ne dis rien de toi
Qui souffres, qui te plains et qui meurs avec moi.

Le sais-tu maintenant, ô jalouse adorée,
Ce que je te vouais de tendresse ignorée?
Connais-tu maintenant, me l’ayant emporté.
Mon cœur qui bat si triste et pleure à ton côté?

Ce n’est pas assez de tortures encore, il faut que le deuil soit plus complet. La dernière et suprême infortune, c’est de ne pouvoir oublier. Le malheur a une longévité qui lui est propre; il se dédouble en quelque sorte et se perpétue par le souvenir, vivace comme au premier jour. Nul n’a plus connu cette perpétuité du malheur que Mme Desbordes-Valmore. Il y a chez elle un détail poétique remarquable qui achèvera de peindre la tristesse de sa physionomie. Elle a tellement l’habitude de la douleur qu’elle se demande si elle pourrait jamais la désapprendre. « Si j’avais besoin de sourire, comment ferais-je? » se demande-t-elle. Elle craint que sa tristesse ne la poursuive même au-delà de la tombe. Elle sent une secrète honte à l’idée de paraître devant Dieu avec la physionomie que lui a faite la vie. Ne pouvoir s’écrier triomphalement avec l’apôtre : « O mort, où est ton aiguillon? ô sépulcre, où est ta victoire? » redouter d’être poursuivie par le malheur jusqu’au sein de la vie bienheureuse, et sous l’aile de Dieu, c’est là vraiment la dernière limite où puisse atteindre le découragement d’une âme chrétienne.

Si je pouvais trouver un éternel sourire.
Voile innocent d’un cœur qui s’ouvre et se déchire.
Je retendrais toujours sur mes pleurs mal cachés,
Et qui tombent souvent par leur poids épanchés.

Renfermée à jamais dans mon âme abattue.
Je dirais : « Ce n’est rien » à tout ce qui me tue.
Et mon front orageux, sans nuage et sans pli,
Du calme enfant qui dort peindrait l’heureux oubli.

Adieu, sourire, adieu jusque dans l’autre vie.
Si l’âme du passé n’y peut être suivie!
Mais si de la mémoire on ne doit pas guérir,
A quoi sert, ô mon âme, à quoi sert de mourir?

Ce sentiment amer revient par intervalles dans ses poésies inédites, qui nous la montrent pourtant apaisée et sereine, autant qu’une pareille âme pouvait le devenir. « Je voudrais oublier afin de pouvoir sourire, » dit-elle, et cependant ce volume d’outre-tombe montre qu’elle n’aurait pas voulu être prise au mot. Par une de ces contradictions qui sont naturelles au cœur humain, elle chérit ces souvenirs qu’elle demandait tout à l’heure à oublier, elle les berce amoureusement et les nourrit de tendresse. Avec le temps, ils ont perdu leur aiguillon, et lui sont devenus familiers; ils forment toute la vie de son cœur. Elle se plaignait d’avoir désappris le sourire, et voilà que, pour les accueillir, son visage retrouve un rayon pâle et doux :

Entrez, mes souvenirs, quand vous seriez en larmes,
Car vous êtes mon père, et ma mère, et mes cieux!
Vos tristesses jamais ne reviennent sans charmes :
Je vous souris toujours en essuyant mes yeux.

Ses souvenirs sont mieux pour elle que des amis et des compagnons, ils sont ses bons anges et sa protection contre le malheur, toujours menaçant. Ce sont eux qui gardent la porte de son cœur contre les peines nouvelles qui voudraient l’envahir. C’est par eux seulement qu’elle est protégée contre elle-même, car elle n’est pas si bien pacifiée qu’elle n’entende encore à l’horizon gronder avec inquiétude les orages d’autrefois. Le malheur est dans l’air et la guette; mais, avertie par le passé, elle se tient en garde, et lui dit : « Je ne dois plus te voir, mais je sais ton nom. Tu es celui à qui je n’ai pu plaire. »

Amour, divin rôdeur glissant entre les âmes,
Sans te voir de mes yeux, je reconnais tes flammes.
Inquiets des lueurs qui brûlent dans les airs,
Tous les regards errans sont pleins de tes éclairs.

C’est lui! Sauve qui peut! Voici venir les larmes!...
Ce n’est pas tout d’aimer; l’amour porte des armes.
C’est le roi, c’est le maître, et pour le désarmer.
Il faut plaire à l’amour. Ce n’est pas tout d’aimer!

— Éloignez-vous, dit-elle aux désirs errans qui l’assiègent encore; éloignez-vous, vous n’avez plus rien à m’apprendre, mon cœur est plein, il n’a plus de place pour vous.

Tous mes étonnemens sont finis sur la terre.
Tous mes adieux sont faits; l’âme est prête à jaillir...

Comme elle ne demande plus rien, au moins pour elle, sa puissance d’amour s’est transformée en tendresse pour autrui et en sympathie clémente pour toutes les souffrances méritées et imméritées. Le souvenir d’une jeune comédienne morte à Fontenay-aux-Roses lui inspire une très belle pièce pleine de ce sentiment qui poussa le bon Samaritain à verser l’huile sur les blessures de l’homme que les prêtres et les scribes avaient laissé mourant sur le bord du chemin. Elle est prête à répandre sur tous ceux qui l’entourent les conseils de son amère expérience et le trésor de ses consolations, car il ne lui est resté de ses douleurs aucune amertume, aucun dépit contre la vie et la destinée. Loin d’insinuer dans ceux qui l’approchent le poison du désenchantement, elle les relève par des paroles d’espérances, et leur montre dans la souffrance le prix d’un bonheur futur. Elle rassure ceux qu’elle voit accablés et soupirans sous l’orage.

Laissez pleuvoir, ô cœurs solitaires et doux !
Sous l’orage qui passe, il renaît tant de choses !
Le soleil sans la pluie ouvrirait-il les roses?


Elle a des avis pleins de délicatesse féminine pour les âmes mystérieuses qu’elle voit languir d’un secret qu’elles ne disent pas, aussi bien que pour les âmes trop ardentes qui ne savent pas cacher leur bonheur ou dissimuler leur désespoir.

Si ta vie heureuse et charmée
Coule à l’ombre de quelques fleurs,
Ame orageuse, mais calmée
Dans ce rêve pur et sans pleurs,
Sur les biens que le ciel te donne.
Crois-moi,
Pour que le sort te les pardonne.
Tais-toi.
Mais si l’amour d’une main sûre
T’a frappée à ne plus guérir.
Si tu languis de ta blessure
Jusqu’à souhaiter d’en mourir,
Devant tous et devant toi-même.
Crois-moi,
Par un effort doux et suprême.
Tais-toi.


Ces dernières poésies prédisent les approches de la mort; elles ressemblent à des adieux chuchotes d’une voix tendre. Le poète se réconcilie avec tous ceux qui furent la cause innocente ou coupable de ses peines. Elle leur pardonne afin d’être elle-même pardonnée, et, comme elle le dit, afin de désarmer Dieu :

Allez en paix, mon cher tourment,
Vous m’avez assez alarmée.
Assez émue, assez charmée,...
Allez en paix, mon cher tourment.
Hélas! mon invisible aimant!


À ces heures suprêmes du soir, lorsque les ombres descendent et voilent à ses yeux ces lumières trop aimées vers lesquelles elle était allée brûler ses ailes, comme le papillon à la flamme, ce n’est plus le vieil amour qu’elle implore; elle sent enfin qu’elle a oublié peut-être d’autres divinités qui l’auraient protégée contre le dieu jaloux.

Fierté, pardonne-moi!
Fierté, je t’ai trahie...

Une fois dans ma vie,
Fierté, j’ai mieux aimé mon pauvre cœur que toi.
Tue, ou pardonne-moi.

Elle se rappelle les chants de la nourrice et de la fileuse qu’elle entendit, lorsqu’elle était enfant, et, se souvenant qu’ils furent pour elle une semence de vertu et de piété, elle les transmet comme un legs précieux aux enfans des générations nouvelles, et les transforme en prières. Ici nous rencontrons la note dominante de ce dernier volume, qui est une note mystique. Le poète, même en parlant des choses d’ici-bas et des passions humaines, tient l’œil constamment fixé sur le ciel et cherche des consolations là où en cherchent ceux qui n’attendent plus rien de la terre. Mme Valmore est religieuse et chrétienne, et le fut toujours. Même au milieu de ses plus grands troubles, elle ne cessa de tourner ses regards vers la patrie céleste comme vers le seul port de refuge. Elle avait bu dès son enfance à ces sources d’eau vive que le Christ promit à la Samaritaine : aussi son âme ne fut-elle jamais altérée, même au milieu de ses plus grandes ardeurs, et ne connut-elle jamais cette sécheresse à laquelle arrivent si facilement les âmes qui n’ont pas été abreuvées de religion dans leur enfance, lorsque les rosées que la nature a répandues sur l’adolescence et la jeunesse ont été taries par les premiers feux de la vie. Elle tenait des deux religions qui se divisent notre Occident; elle avait peut-être quelques gouttes de sang huguenot dans les veines, et, quoique renié, cet héritage n’avait pas été perdu, comme le prouvent la vaillance de son cœur et ce triste courage à se nourrir de soi-même qui lui est commun avec les âmes réformées. Toutefois ses parens étaient catholiques fervens, et l’on sait qu’en pleine révolution française et frappés dans leurs moyens d’existence, ils avaient mieux aimé refuser l’opulence que leur offraient leurs proches, établis en Hollande, que d’abjurer leur religion. Je ne sais si Mme Desbordes-Valmore fut catholique très orthodoxe, et si elle connut cette obéissance stricte aux puissances de l’église visible que recommande le catholicisme; mais elle en eut toutes les vertus qui s’accordent si bien avec un cœur féminin et une vie obscure, la soumission volontaire, l’humilité, la piété et la tendresse. Elle resta fidèle à la Vierge et ne cessa de l’implorer dans tous ses jours d’affliction, ce qui veut dire à peu près pendant toute sa vie, tant furent rares ses jours d’oubli et de bonheur. Son christianisme est tout Intime et tout instinctif: Mme Valmore est de la religion des humbles, des faibles et des petits, de la religion du publicain, du bon Samaritain et de ce coupable repentant qui, avant d’expirer sur la croix, dit au Christ : Intercédez pour moi lorsque vous serez auprès de votre père. Elle prie à la manière de ces âmes blessées et méconnues et attend de Dieu les mêmes consolations. Elle ne dit pas comme les pharisiens gonflés du poison de leur confiance insolente : Je vous ai servi fidèlement, et je viens la tête haute chercher mon salaire. Elle dit : Je suis votre enfant, ne détournez pas la tête. Nous détacherons encore du volume la pièce intitulée la Couronne effeuillée ; elle fera comprendre la douceur particulière de cette note religieuse :

J’irai, j’irai porter ma couronne effeuillée
Au jardin de mon père où revit toute fleur.
J’y répandrai longtemps mon âme agenouillée.
Mon père a des secrets pour vaincre la douleur.

J’irai, j’irai lui dire au moins avec mes larmes :
« Regardez, j’ai souffert… » Il me regardera.
Et sous mes jours changés, sous mes pâleurs sans charmes,
Parce qu’il est mon père, il me reconnaîtra.

Il dira : « C’est donc vous, chère âme désolée !
La terre manque-t-elle à vos pas égarés ?
Chère âme, je suis Dieu, ne soyez plus troublée ;
Voici votre maison, voici mon cœur, entrez ! »

O clémence ! ô douceur ! ô saint refuge ! ô père !
Votre enfant qui pleurait, vous l’avez entendu ;
Je vous obtiens déjà, puisque je vous espère
Et que vous possédez tout ce que j’ai perdu.

Vous ne rejetez pas la fleur qui n’est plus belle :
Ce crime de la terre au ciel est pardonné.
Vous ne maudirez pas votre enfant infidèle.
Non d’avoir rien vendu, mais d’avoir tout donné.

Arrêtons-nous sur cette jolie pièce où l’on respire les parfums d’une rose foulée qui remontent vers le ciel. Par le sentiment consolateur qu’elle exprime, cette pièce forme l’épilogue naturel de la poésie éplorée de Mme Desbordes-Valmore, comme l’espérance religieuse était la consolation naturelle de sa triste existence. Si nous avons insisté si longuement sur un poète qui tint, selon ses propres paroles, si peu de place dans cette vie, et qui passa parmi nous comme une ombre plaintive, ce n’est pas dans l’espoir de lui conquérir des admirateurs posthumes, ni d’intéresser à ses chants, que ses contemporains écoutèrent avec distraction, des générations qui ne l’ont pas connue, et dont l’oreille est attentive à des chansons d’un genre bien différent. Elle n’est point de ceux dont la mort commence la gloire et dont le tombeau se décore de couronnes. Il lui manque les deux choses essentielles qui enlèvent la sympathie : la magie de l’expression et la variété. Prononçons crûment les mots vrais : sa poésie est incolore et elle est monotone ; ses images se dérobent et se fondent sous les yeux du lecteur, ses vers ne se gravent pas dans la mémoire, et ses émotions les plus poignantes glissent sur le cœur sans le toucher. Ce n’est point par la sensibilité, mais par l’intelligence, que le lecteur parvient à saisir l’émotion contenue dans ces poésies, sorties pourtant directement du cœur, et l’on reste tristement surpris que des sentimens d’une telle force soient revêtus d’un langage aussi pâle et aussi languissant. Et puis il y a chez elle trop de larmes et de douleurs pour que le lecteur puisse s’y plaire longtemps. La sympathie morale même la plus voisine de la charité est beaucoup régie par les mêmes lois qui régissent l’épicurisme : elle demande à ne pas souffrir des peines d’autrui, et n’en supporte que ce qu’il en faut pour pouvoir savourer le plaisir de la souffrance. Les hommes n’aiment pas les inconsolables, parce qu’ils leur enlèvent la volupté de consoler ; ils n’aiment pas à compatir aux douleurs qu’ils ne voudraient pas avoir supportées : ils veulent, quand ils s’attendrissent, pouvoir faire un retour sur eux-mêmes, et se rappeler avec complaisance qu’eux aussi ont été tristes un certain jour. Cependant il est bon que justice soit rendue même à ceux qu’on ne lit pas, et que chacun occupe la place qu’il mérite d’occuper. Nul écrivain, nul poète n’est inutile et ennuyeux pour le critique, lorsqu’il lui fait faire une expérience et lui révèle un fait intéressant et original. Or c’est le service que nous a rendu Mme Desbordes-Valmore. Nous avons trouvé un poète qui présentait le spectacle de la matière poétique à son état rudimentaire, et nous permettait de montrer au lecteur les élémens premiers dont se composent les chefs-d’œuvre qui l’ont tant de fois touché. Par son absence d’artifice et de ruse, par la nudité de son langage, par ses qualités et ses défauts, Mme Desbordes-Valmore nous aide à reconnaître et à nommer ces élémens que recouvrent et dissimulent les combinaisons savantes dont se sont servis les grands poètes. Nous découvrons par elle les secrets qu’ils ne nous disaient pas et la cause cachée des émotions que nous avons éprouvées. Par elle, nous constatons aussi ce qu’est la poésie à son origine, avant le travail de l’art. C’est quelque chose que de donner un tel enseignement, et c’est pourquoi celle qui l’a donné, quelque imparfaites que soient ses œuvres, mérite de laisser mieux qu’un nom. Nous n’oserions pas la recommander au lecteur qui cherche avant tout son plaisir, mais nous la recommandons sans crainte à tous ceux pour qui la poésie est chose sacrée, et qui aiment à s’instruire dans ses mystères.


EMILE MONTEGUT.