Portrait de Blanche Rousseau


JEAN DOMINIQUE

Portrait
de
Blanche Rousseau
BRUXELLES
(Uccle)
Collection du « THYRSE »

1949


à Berthe Marlow
et à ses filles.
en souvenir de Blanchette
Bien affectueusement
Jean Dominique.
Août

Portrait
de
Blanche Rousseau
dédié à sa sœur
Mrs. J.-M. Bradshaw

Il a été tiré de cette plaquette
175 exemplaires numérotés


Exemplaire


N° 63

JEAN DOMINIQUE

Portrait
de
Blanche Rousseau
BRUXELLES
(Uccle)
Collection du « THYRSE »

1949

BLANCHE ROUSSEAU

Comment faire pour parler, ici, en quelques minutes, d’un grand écrivain que j’admire et de son œuvre profondément belle et originale ?

Je m’excuse d’avance : ce ne sera qu’une rapide esquisse dont je suis la première à déplorer la faiblesse et l’insuffisance. Mais ne perdons pas une seconde de plus :

Blanche Rousseau est entrée à vingt ans dans notre littérature, accueillie comme une jeune muse rayonnante par la phalange illustre des Picard, des Lemonnier, des Eekhoud. Entre eux et elle, il y avait des aînés, Mockel, Van Lerberghe, et cet Henri Maubel d’une si haute et si pure valeur dont elle allait devenir la femme.

Blanche Rousseau était alors, une jeune fille timide et ardente. Elle pensait et sentait avec une intensité qui se lisait dans ses yeux, dans sa démarche distraite, dans l’élan de sa bonté et de ses admirations généreuses. Tout ce qu’elle écrivait représentait de nobles désirs, des sentiments purs comme la flamme.

Elle exprimait ces choses dans un style d’un charme et d’une sûreté brillante car c’était une artiste-née.

Personne, chez nous, n’avait cette imagination jamais épuisée, brûlante et gracieuse. Mais surtout, personne encore n’avait mis un si beau don poétique au service des idées morales.

Car, si Blanche Rousseau, née d’une mère italienne et d’un père wallon, a trouvé dans son berceau le secret d’un style savoureux et simple, aussi naturellement fleuri qu’une prairie colorée par le printemps, elle devint tôt, par choix, la fille spirituelle des grands psychologues du Nord.

Elle est demeurée tout cela qu’elle fut dès la première heure : dans ses contes symboliques, dans ses nouvelles et ses romans, dans ses pièces pour le théâtre, dans ses études critiques et jusque dans les histoires et les comédies qu’elle écrivit pour les enfants, Blanche Rousseau peint des âmes et s’adresse à notre âme.

Comme tous les jeunes écrivains de son temps, elle a commencé par nous raconter son cœur…

On ne sait plus bien aujourd’hui jusqu’où peut aller le charme d’une sincérité qui est avant tout candide, et non pas intellectuelle. Ce n’est pas une analyse, c’est une effusion pénétrante : dans Nany à la fenêtre, dans les souvenirs de L’Ombre et Le Vent, on se sent en contact avec une âme délicieuse — délicieuse par son avidité et par sa tendresse — et belle par sa faculté de souffrir et d’être grave, par son empressement à se donner sans réserve.

Mais bientôt, — et déjà dans l’Éventail qui est une façon de chef-d’œuvre — l’imagination ne bourdonne plus autour de chaque émotion comme une abeille bondissante. L’Éventail ouvre devant nous le cœur d’une jeune femme heureuse, que séduit cependant, passagèrement, la chimère d’une aventure.

Mais le goût de la pureté, le besoin des sévérités qui disciplinent toute vie profonde, ramènent cette conscience bien née, à la seule passion durable, la passion de la tendresse.

Il y eut aussi le Rabaga, une longue nouvelle dramatique, d’une vigueur d’action saisissante.

Ce n’est pas moi, c’est l’un des meilleurs essayistes français, qui écrit : « …cette histoire terrible prouve que Blanche Rousseau est capable de descendre aussi loin que les grands Russes dans ces replis du cœur où tout n’est que trouble et ténèbres ».

Oui, elle en est capable !

N’appartient-elle pas de toute sa pensée, de tout son vouloir, à cette noble famille d’esprits, trop intelligents et trop élevés pour s’ébattre étroitement dans un horizon étroitement personnel ?

Blanche Rousseau sent vivement qu’elle est faite pour autre chose que les délices chatoyants de la littérature. Être humaine, se simplifier par la bonté, résoudre ses propres complications par une attention continuelle de l’âme aux difficultés d’autrui, voilà ce qui la sollicite et l’émeut d’un tremblant bonheur.

Il faut la rapprocher du grand poète suédois Selma Lagerloff ; car parmi tant de génies féminins qui foisonnent aujourd’hui dans la littérature européenne, ces deux femmes semblent orientées par les mêmes souffles d’inspiration. Ni l’une ni l’autre n’écrit pour écrire : elles ont quelque chose à dire, elles ont quelque chose à donner. Elles le donnent sans bruit et largement. Il sent bon, chez elles, les vertus bourgeoises et les habitudes rustiques. Elles ont, dans le regard, un rêve mystérieux et dans l’accueil une cordialité profonde.

Mais tandis que je m’efforce par des rapprochements de vous faire pressentir ce que je n’ai pas le loisir de vous expliquer, je m’aperçois avec dépit que n’ai pas su vous montrer Blanche Rousseau elle-même.

Ce n’est pas déjà si facile puisqu’elle se cache toujours !

Sa personne est si discrète que vous ne la remarquerez pas si vous la croisez dans la rue.

Mais, si vous avez la chance de lui vendre des légumes, des aiguilles ou un parapluie, elle lèvera sur vous un regard bleu qui mettra du ciel dans votre boutique, tout un ciel de bienveillance.

Si vous êtes un enfant, — heureux ou malheureux, — vous entrerez dans cet azur comme chez vous et vous vous installerez là pour jouer et pour vous épanouir même si tout va mal à la maison et si la vie a blessé secrètement votre cœur.

Et si vous êtes une bête, c’est mieux encore ! La caresse des yeux descendra dans votre innocence avec une telle passion de vous comprendre que vous n’y pourrez résister.

Votre langue — de chien ou de chat — répondra tout de suite à la main qui vous flattera de sa douceur bénie et bientôt vous échangerez, avec cette amie unique les paroles ineffables de l’amour.

Mais je ne dois pas vous décourager si par hasard vous n’êtes ni une marchande inquiète de son gain, ni un petit enfant, ni une chère bête du Bon Dieu.

Car si vous êtes un poète, ou simplement un enthousiaste des choses de l’esprit et du caractère, et que vous apportiez à Blanche Rousseau la découverte d’un livre qui vous transporte, eh bien ! vous aussi vous serez comblé !

Rien n’égalera la chaude et vivante intelligence avec laquelle elle vous aidera à aimer davantage ou mieux ce que vous aimez, si cela est digne d’amour — ni la sagesse et la justice avec laquelle elle fera en vous, doucement, la part des choses — ni l’humour non plus par quoi elle donnera peut-être à votre jeunesse guindée l’occasion de s’ébrouer de plaisir.

Elle a le don du rire tout autant que celui des larmes. C’est l’un des traits par où l’on reconnaît en Blanche Rousseau la fille des beaux artistes d’autrefois, si dépourvus d’attitude et si riches de nature !

Et voilà que les minutes ce soir sont particulièrement glissantes et fuyantes : je sens qu’elles se moquent de moi ; et je n’ai presque rien dit de ce qu’il fallait vous dire.

Mais du moins je vous lirai quelque chose de Blanche Rousseau. J’ai choisi un poème inédit, un de ceux qui lui ont valu le prix littéraire d’Uccle en 1931.

Je crois qu’il pourrait allumer dans le fond de votre cœur, bien mieux que toutes mes paroles, une petite lumière ravissante. C’est aussi intime et simple que la dernière étoile de l’arbre de Noël brillant dans la forêt de mousse des souvenirs … brillant et souriant et que personne ne veut éteindre…

Les Vieux

Je me souviens de ce beau matin de juillet
Où l’on nous avait envoyées
Ma sœur et moi
À la rencontre de notre bon papa

J’avais douze ans,
Jeanne était un peu plus âgée,
Nous portions de grands chapeaux blancs ;
Nous suivions doucement la route ensoleillée
En disant bonjour aux passants

Le village dormait dans la grosse chaleur
Derrière les volets, rien ne bougeait
Une odeur de rose et de réséda
Venait des jardins qu’on voyait
À travers les grilles et par-dessus les haies.
On entendait siffler un train
Et très impressionnées, nous nous disions tout bas :
C’est peut-être bien lui !

On nous avait recommandé :
— Il faudra faire bien attention
D’embrasser gentiment le pauvre bon papa
Qui a tant de chagrin ;
Il ne faudra pas lui parler de grand’mère
Il faudra vous garder
De rire et de faire du bruit,
Et ne rester auprès de lui
Que s’il vous montre qu’il le désire.
Et ces façons nouvelles d’accueillir
Un invité si familier
Nous remplissaient de crainte et d’émotion.
Et j’avais envie de pleurer
En revoyant dans ma mémoire
La chère vieille, qu’on avait enterrée la veille,
Et l’imaginant qui venait
À petits pas pressés se pencher au balcon
Pour nous regarder arriver
Comme je l’avais vue tant de fois
Si avenante avec son bonnet des dimanches
Aux longs rubans violets
Et sa robe de mérinos noir.
Depuis que j’étais née
Je les avais connus ensemble, les deux bons vieux,
Assis l’un en face de l’autre
Des deux côtés du feu
Ou, si c’était l’été,

Dans leur vieux jardin démodé
Jouant aux dominos sur la table de fer.
Je pensais avec anxiété
Que bon papa, sans doute, pleurerait
Et que je ne saurais comment le consoler.

Soudain je l’aperçus qui s’avançait vers nous,
Souriant et doux comme à l’ordinaire,
Avec sa barbe blanche et son bâton.
Un crêpe flottant ridicule
Entourait son chapeau de soie
Qu’il portait avec sa simplicité coutumière
Sans l’avoir regardé.

Mon cher bon papa distrait !

Il nous embrassa et nous prit par la main
Et tout le long du chemin il parla.

Il disait :

— Comment allez-vous mes enfants ?
N’avez-vous pas trop chaud ?
Le temps est beau, mais il faudrait un peu de pluie
Pour rafraîchir les champs et les jardins…
Est-ce un noyer que je vois là ?
On dit que nous allons avoir beaucoup de noix…

Ces roses sentent bon, le chemin est joli… »
Puis il regardait pensivement devant lui
Et demandait, baissant un peu la voix :
— Vous souvenez-vous de votre bonne maman ?
Il rêvait un instant
Et continuait comme en se parlant à lui-même :

— Voyez-vous, mes petits enfants,
C’était une femme très bonne
Et courageuse comme personne.
Quand elle était jeune elle travaillait
Du matin jusqu’au soir sans se plaindre jamais…
Nous étions bien pauvres en ce temps…
Elle a élevé quatre garçons…
Quand votre oncle Léon a été premier lieutenant
Elle a payé son uniforme
Avec l’argent de ses économies.
Elle donnait à tous, elle était toujours gaie…
Monsieur le Curé dit que le bon Dieu l’aimait.
Vous allez tâcher de lui ressembler
N’est-ce pas, mes petites amies ?
Et lui cueillir un beau bouquet.

Puis, se penchant, il nous murmurait à l’oreille.
— Je sais bien où elle est ! »

Et il riait de son rire divin,
Et la vieillesse candide et sage
Fleurissait son visage
Comme une rose immatérielle,
La rose blanche éclose, la dernière,
Sur le rosier flétri
Et qui va bientôt se défaire.

Ce soir-là il me demanda
De lui jouer une chanson wallonne,
Malicieuse et joyeuse
Que bonne maman, disait-il,
Avait chantée dans sa jeunesse.
Il écoutait, le visage caché
Derrière sa grande main nouée
Et quand on croyait qu’il pleurait
On entendait son rire doux et bas

Ils sont là, devant moi, mes deux vieux bien-aimés
Un peu endimanchés
Comme il convient quand on va chez le photographe
Mais si naturels cependant !
Lui, coiffé de ses beaux cheveux abondants
Blancs comme neige, le front plein d’un rêve ingénu
Elle toute menue, appuyée à son bras,
L’œil vif, la bouche volontaire,

Ses petites mains ridées
Serrant le dossier d’un fauteuil,
Avec cet air obstiné qu’elle avait,
Son bonnet de dentelle et de ruban violet
Et sa belle robe de moire.

Et c’est ainsi — je le sais bien —
Qu’ils nous attendent au Paradis.


Blanche Rousseau.