Port-Tarascon/Livre troisième/III

Ernest Flammarion (p. 267-284).
Chapitre




III

SUITE DU MÉMORIAL DE PASCALON


5 juillet. Prison de Tarascon sur Rhône.

– Je reviens de l’instruction, je sais enfin de quoi l’on nous accuse, le Gouverneur et moi, et pourquoi, brusquement saisis sur le Tomahawk, harponnés en plein bonheur, en plein rêve, comme deux langoustes tirées du fond de l’eau claire, nous fûmes transbordés sur un navire français, ramenés à Marseille, les menottes aux poings, dirigés sur Tarascon et mis au secret dans la prison de la ville.

Nous sommes prévenus d’escroquerie, d’homicide par imprudence et d’infraction aux lois sur l’émigration. Ah ! pour sûr que j’ai dû l’enfreindre, la loi sur l’émigration, car c’est la première fois que j’entends son nom, seulement son nom, à cette coquine de loi.

Après deux jours d’incarcération, avec défense absolue de parler à quiconque — c’est ça qui est terrible pour des Tarasconnais, — nous fûmes conduits au palais par-devant le juge d’instruction, M. Bonaric.

Ce magistrat a commencé sa carrière à Tarascon, il y a une dizaine d’années, et me connaissait parfaitement, étant venu plus de cent fois à la pharmacie, où je lui préparais une pommade pour un eczéma chronique qu’il a dessus la joue.

Pas moins qu’il m’a demandé mes nom, prénoms, âge, profession, comme si nous ne nous étions jamais vus. J’ai dû dire tout ce que je savais de l’affaire de Port-Tarascon et parler deux heures durant sans m’arrêter. Son greffier ne pouvait pas me suivre, tant j’allais. Puis, ni bonjour ni bonsoir : « Prévenu, vous pouvez vous retirer ».

Dans le corridor du palais de justice, trouvé mon pauvre Gouverneur que je n’avais pas revu depuis le jour de notre incarcération. Il m’a paru bien changé.

Au passage, il me serra la main et me fit de sa bonne voix :

« Courage ! enfant. La vérité est comme l’huile, elle remonte toujours dessus. »

Il n’a pas pu m’en dire plus, les gendarmes l’entraînaient brutalement.

Des gendarmes, pour lui !… Tartarin dans les fers, à Tarascon !… Et cette colère, cette haine de tout un peuple !…

Je les aurai toujours dans l’oreille ces cris de fureur de la populace, ce souffle chaud de rafataille, quand la voiture cellulaire nous a ramenés à la prison, cadenassés chacun dans notre compartiment.

Je ne pouvais rien voir, mais j’entendais autour de nous une grande rumeur de foule. À un moment, la voiture s’est arrêtée sur la place du Marché ; j’ai reconnu cela à l’odeur qui me venait par les fentes, dans les petites raies de lumière blonde, et c’était comme l’haleine même de la ville, cette odeur de pommes d’amour, d’aubergines, de melons de Cavaillon, et de poivrons rouges et de gros oignons doux. De sentir toutes ces bonnes choses dont je suis privé depuis si longtemps, cela m’agourmandait.

Il y avait tant de monde que nos chevaux ne pouvaient plus avancer. Un Tarascon plein, bondé, à croire que jamais personne n’a été tué, ni noyé, ni dévoré par les anthropophages. Ne m’a-t-il pas semblé reconnaître la voix de Cambalalette, le cadastreur ! C’est une illusion, certainement, puisque Bézuquet lui-même en a mangé, de notre regretté Cambalalette. Par exemple, je suis sûr d’avoir entendu le gong d’Excourbaniès. Celui-là, il n’y a pas à s’y tromper, il dominait tous les autres cris « À l’eau !… Zou !… au Rhône ! au Rhône. Fen dé brut ! À l’eau Tartarin ! »

À l’eau Tartarin !… Quelle leçon d’histoire ! Quelle page pour le Mémorial !

J’oubliais de dire que le juge Bonaric m’a rendu mon registre saisi à bord du


Il y avait tant de monde.

Tomahawk. Il l’a trouvé intéressant, m’a même engagé à le continuer, et, à propos de certaines locutions tarasconnaises qui s’y glissent de temps en temps, il m’est venu comme ça en souriant dans ses favoris roux :

« Nous avions déjà le Mémorial ; vous, c’est le Méridional de Sainte-Hélène. »

J’ai fait semblant de rire de son jeu de mots.


Du 5 au 15 juillet. — La prison de ville, à Tarascon, est un château historique, l’ancien château du roi René, qui se voit de loin au bord du Rhône, flanqué de ses quatre tours.

Nous n’avons pas de chance avec les châteaux historiques. Déjà, en Suisse, quand notre illustre Tartarin fut pris pour un chef nihiliste et nous tous avec lui, on nous jeta dans le cachot de Bonnivar, au château de Chillon.

Ici, il est vrai, c’est moins triste ; on est en pleine lumière, ventilé par le vent du Rhône, et il ne pleut pas comme en Suisse ou à Port-Tarascon.

Mon cachot est très étroit : quatre murs de pierre crépie, un lit de fer, une table et une chaise. Le soleil y entre par un fenestron grillagé, à pic sur le Rhône.

C’est de là que, pendant la grande Révolution, les Jacobins ont été précipités dans le fleuve, sur l’air fameux : Dé brin o dé bran, cabussaran…

Et, comme le répertoire populaire ne change pas beaucoup, on nous le chante à nous aussi, ce sinistre refrain. Je ne sais pas où ils ont logé mon pauvre gouverneur ; mais il doit entendre comme moi ces voix qui montent, le soir, des bords du Rhône et il doit faire d’étranges réflexions.

Encore si l’on nous avait mis l’un près de l’autre !… quoique, à vrai dire, j’éprouve, depuis mon arrivée un certain soulagement à être seul, à me reprendre.

L’intimité d’un grand homme est si fatigante à la longue ! Il vous parle toujours de lui et ne s’occupe jamais de ce qui vous intéresse. Ainsi, sur le Tomahawk, pas une minute à moi, pas un instant pour être auprès de ma Clorinde. Tant de fois je me disais « Elle est là-bas ! » Mais je ne pouvais m’échapper. Après dîner, j’avais déjà la partie d’échecs du commodore, puis le reste du jour Tartarin ne me lâchait plus, surtout depuis que je lui avais fait l’aveu du Mémorial. « Écrivez ceci… N’oubliez pas de dire cela… » Et des anecdotes sur lui, sur ses parents souvent, pas très intéressantes.

Songez-vous que Las Cases a fait ce métier pendant des années ! L’Empereur le réveillait à six heures du matin, l’emmenait, à pied, à cheval, en voiture, et sitôt en route : « Vous y êtes, Las Cases ?… Alors continuons… Quand j’eus signé le traité de Campo-Formio… » Le pauvre confident avait ses affaires, lui aussi, son enfant malade, sa femme restée en France, mais qu’était cela pour l’autre qui ne songeait qu’à se raconter, à s’expliquer devant l’Europe, l’Univers, la Postérité, tous les jours, tous les soirs et pendant des années ! C’est-à-dire que la vraie victime de Sainte-Hélène n’a pas été Napoléon, mais Las Cases.

Moi, maintenant, ce supplice m’est épargné. Dieu m’est témoin que je n’ai rien fait pour cela, mais on nous a mis à part et j’en profite pour penser à moi, à mon infortune, qui est grande, à ma Clorinde bien-aimée.

Me croit-elle coupable ?… Elle, non ; mais sa famille, tous ces Espazettes de l’Escudelle de Lambesc ?… Dans ce monde là, un homme sans titre est toujours coupable. En tous cas je n’ai plus d’espoir qu’on m’accueille jamais pour mari de Clorinde, déchu que je suis de mes grandeurs ; j’irai reprendre mon emploi entre les bocaux de Bézuquet, à la pharmacie de la Placette… Et voilà la gloire !


17 juillet. — Une chose qui me fait inquiéter beaucoup, c’est que personne ne vienne me voir dans ma prison. Ils m’en veulent autant qu’à mon maître. Ma seule distraction, tout seulet dans ma cellule, est de monter sur la table ; j’arrive ainsi au fenestron, et de là j’ai une vue merveilleuse entre les barreaux.

Le Rhône roule du soleil éparpillé parmi ses petites îles d’un vert pâle que le vent ébouriffe. Le ciel est tout rayé du vol noir des martinets ; leurs petits cris se poursuivent, passant tout contre moi ou tombant de très haut, et tout en bas se balance le pont de fil de fer, si long, si mince, qu’on s’attend toujours à le voir partir, envolé comme un chapeau.

Sur les bords du fleuve, des ruines de vieux châteaux, celui de Beaucaire avec la ville à ses pieds, ceux de Courterolle, de Vacquerie. Derrière ces gros murs, éboulés par le temps, il se tenait autrefois des « cours d’amour », où les trouvères, les félibres d’alors, étaient aimés par des princesses et des reines qu’ils chantaient, comme Pascalon chante sa Clorinde. Mais quel changement, pécaïre ! depuis ces époques lointaines. À présent les somptueux manoirs ne sont plus que des trous envahis de ronces ; et les félibres ont beau célébrer grandes dames et damoiselles, les damoiselles se moquent joliment d’eux.

Une vue moins attristante est celle du canal de Beaucaire avec tous ses bateaux peints en vert, en jaune, serrés en tas, et sur les quais les taches rouges des militaires que je vois se promener du haut de mon fenestron.

Ils doivent être bien contents, les gens de Beaucaire, de la mésaventure de Tarascon et de l’écroulement de notre grand homme ; car la renommée de Tartarin les offusquait, ces orgueilleux voisins d’en face.

Dans mon enfance, je me rappelle quels esbrouffes ils faisaient encore avec leur foire de Beaucaire. On y venait de partout, — pas de Tarascon, par exemple, le pont en fil de fer est si dangereux ! — C’était une affluence énorme, plus de cinq cent mille âmes au moins, ensemble sur le champ de foire !… D’année en année tout cela s’est vidé. La foire de Beaucaire existe toujours, mais personne n’y vient.

En ville on ne voit que des écriteaux : À louer…, À louer…, et s’il arrive par hasard un voyageur, un représentant de maison de commerce, l’habitant lui fait fête, on se l’arrache, le conseil municipal va au-devant de lui, musique en tête. Finalement, Beaucaire a perdu tout renom ; tandis que Tarascon devenait célèbre… Et grâce à qui, sinon à Tartarin ?


Monté sur ma table, tout à l’heure, je regardais dehors en songeant à ces choses. Le soleil disparu, la nuit venait, et tout à coup, de l’autre côté du Rhône, un grand feu s’alluma sur la tour du château de Beaucaire.

Il brûla longtemps, longtemps je le regardai, et il me sembla qu’il avait quelque chose de mystérieux, ce feu, jetant un reflet rougeâtre sur le Rhône, dans le grand silence de la nuit traversé par le vol mou des orfraies. Qu’est-ce que cela peut être ? Un signal ?

Est-ce que quelqu’un, quelque admirateur de notre grand Tartarin, voudrait le faire évader ?… C’est si extraordinaire, cette flamme allumée tout en haut d’une tour en ruines et juste en face de sa prison !


18 juillet. — En revenant aujourd’hui de l’instruction, comme la voiture cellulaire passait devant Sainte-Marthe, entendu la voix, toujours impérieuse de la marquise des Espazettes qui criait avec l’accent d’ici : « Cloréïnde !… Cloréïnde ! » et une voix douce, angélique, la voix de ma bien-aimée, qui répondait « Mamain ! »

Sans doute elle allait à l’église prier pour moi, pour l’issue du procès.

Rentré dans ma prison, très ému… Écrit quelques vers provençaux sur l’heureux présage de cette rencontre.

Le soir, à la même heure, toujours le même feu sur la tour de Beaucaire. Il brille là-bas, dans la nuit, comme les bûchers qu’on allume pour la Saint-Jean. Évidemment, c’est un signal.

Tartarin, avec qui j’ai pu échanger deux mots à l’instruction dans le couloir du juge, a vu comme moi ces feux à travers les barreaux de sa geôle, et quand je lui ai dit ce que j’en pensais, que des amis voulaient peut-être le faire évader comme Napoléon à Sainte-Hélène, il a paru très frappé de ce rapprochement.

« Ah ! vraiment, Napoléon à Sainte-Hélène…, on a essayé de le sauver ? »

Mais, après un moment de réflexion, il m’a déclaré qu’il n’y consentirait jamais.

« Certes, ce n’est pas la descente des trois cents pieds de la tour sur une échelle de corde, secouée la nuit par le vent du Rhône, qui me ferait peur. Non, ne croyez pas cela, enfant !… Ce que je redouterais le plus, c’est que j’aurais l’air de fuir l’accusation : Tartarin de Tarascon ne s’évadera pas. »

Ah ! si tous ceux qui hurlent sur son passage : « Au Rhône ! Zou ! au Rhône ! » avaient pu l’entendre !… Et on l’accuse d’escroquerie ! On a pu le croire complice de ce misérable duc de Mons !… Allons donc !… Est-ce que c’est possible ?…

Tout de même il ne le soutient plus, son duc, maintenant ; il le juge à sa véritable valeur, ce scélérat de Belge ! On le verra bien à sa belle défense, car Tartarin se défendra lui-même devant le tribunal. Pour moi, je bégaye trop pour parler publiquement : je serai défendu par Cicéron Branquebalme, et tout le monde sait quelle incomparable logique de raisonnement il sait mettre dans ses plaidoyers.


20 juillet, soir. — Ces heures que je passe chez le juge d’instruction sont bien douloureuses pour moi ! Le difficile n’est pas de me défendre, mais de le faire sans trop accabler mon pauvre maître. Il a été si imprudent, il a eu tant de confiance en ce duc de Mons ! Et puis, avec l’eczéma intermittent de M. Bonaric, on ne sait jamais si l’on doit craindre ou espérer ; la maladie tourne chez ce magistrat à l’idée fixe, furieux quand « ça se voit », bon enfant quand « ça ne se voit pas ».

Quelqu’un chez qui ça se voit, et ça se verra toujours, c’est le malheureux Bézuquet, qui vivait autrefois très bien avec son tatouage là-bas, dans les mers lointaines, mais maintenant, sous le ciel tarasconnais, se dégoûte lui-même, ne sort plus, reste terré tant qu’il peut au fond de son officine, où il combine des herbages, des omelettes, et sert les clients sous un masque de velours, comme un conjuré d’opéra-comique.

Il est à remarquer combien les hommes sont sensibles à tous ces maux physiques, dartres, taches, eczémas ; plus peut-être que les femmes. De là sans doute la rancune de Bézuquet contre Tartarin, cause de tous ses maux.


24 juillet — Appelé de nouveau hier devant M. Bonaric, je crois que c’est la dernière fois. Il m’a montré une bouteille trouvée dans les îles par un pêcheur du Rhône, et m’a fait lire une lettre que renfermait cette bouteille :

« Tartarin. — Tarascon. — Prison de ville. — Courage ! Un ami veille de l’autre côté du pont. Il le passera quand le moment sera venu.

« Une victime du duc de Mons. »


Le juge m’a demandé si je me rappelais avoir déjà vu cette écriture. J’ai répondu que je ne la connaissais pas ; et, comme il faut toujours dire le vrai, j’ai ajouté qu’une première fois on avait tenté ce genre de correspondance avec Tartarin : qu’avant notre départ de Tarascon une bouteille toute semblable lui était parvenue avec une lettre, sans qu’il y eût attaché d’importance, ne voyant là que l’effet d’une plaisanterie.

Le juge m’a dit « C’est bien. » Et là-dessus, comme toujours : « Vous pouvez vous retirer. »


26 juillet. — L’instruction est terminée, on annonce le procès comme très prochain. La ville est en ébullition. Les débats commenceront vers le 1er août. D’ici là, je ne vais pas dormir. Il y a longtemps d’ailleurs que je n’ai plus guère de sommeil, dans cette étroite logette brûlante comme un four. Je suis obligé de laisser le fenestron ouvert : il entre des nuées de moustiques et j’entends les rats qui grignotent dans tous les coins.

Ces jours derniers, j’ai eu plusieurs entrevues avec Cicéron Branquebalme. Il m’a parlé de Tartarin avec beaucoup d’amertume ; je sens qu’il lui en veut de ne pas lui avoir confié sa cause. Pauvre Tartarin, il n’a personne pour lui !

Il parait qu’on a renouvelé tout le tribunal. Branquebalme m’a donné les noms des juges : Président, Mouillard ; assesseurs, Beckmann et Robert du Nord. Pas d’influences à faire agir. Ces messieurs ne sont pas d’ici, me dit-on. D’ailleurs leurs noms semblent l’indiquer.

Pour je ne sais quel motif, on a disjoint de la poursuite dirigée contre nous les deux chefs d’accusation relatifs au délit d’homicide par imprudence et à l’infraction des lois sur l’émigration. Cités à comparoir : Tartarin de Tarascon, le duc de Mons — mais ça m’étonnerait bien qu’il comparoisse ! — et Pascal Testanière dit Pascalon.


31 juillet. — Nuit de fièvre et d’angoisse. C’est pour demain. Resté au lit très tard.

Seulement la force d’écrire sur la muraille ce proverbe tarasconnais que j’ai entendu si souvent dire à Bravida, qui les savait tous :


Rester au lit sans dormir,
Attendre sans voir venir,
Aimer sans avoir plaisir,
Sont trois choses qui font mourir