Port-Tarascon/Livre deuxième/II

Ernest Flammarion (p. 165-178).
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II


Les courses de taureaux à Port-Tarascon. — Aventures et combats. — Arrivée du roi Négonko et de sa fille Likiriki. — Tartarin frotte son nez contre le nez du roi. — Un grand diplomate.


Jour par jour, page à page, avec la minutie des grises rayures de la pluie, avec la monotonie terne et désespérante de son embue sur la rade, le « mémorial » que nous avons sous les yeux continue la chronique de la colonie ; mais, craignant de fatiguer le lecteur, nous allons résumer le journal de l’ami Pascalon.

Les rapports se tendant de plus en plus entre la ville et le Gouvernement, pour essayer de rattraper sa popularité Tartarin décida d’organiser enfin les courses de taureaux, pas avec le Romain, bien entendu, qui tenait toujours le maquis, mais avec les trois vaches qui restaient.

Bien étiques, bien maigres, ces trois malheureuses Camarguaises habituées au plein air, au grand soleil, et recluses dans une humide et sombre écurie depuis leur arrivée à Port-Tarascon ! N’importe ! Cela valait mieux que rien. D’avance, sur un terrain de sable au bord de la mer où s’exerçait la milice d’habitude, une estrade avait été dressée, le cirque établi au moyen de piquets et de cordes tendues.

On profita d’une entre-lueur de beau temps, et l’État de choses, chamarré, entouré de ses dignitaires en grand costume, prit place sur l’estrade, pendant que colons, miliciens, leurs dames, demoiselles et servantes, se tassaient autour des cordes, et que les petits couraient dans le rond en criant « Té !… té !… les bœufs !… »

Oubliés en ce moment les ennuis des longs jours pluvieux, oubliés les griefs contre le Belge, le sale Belge « Té !… Té !… les bœufs… » Rien que ce cri les grisait tous de joie.

Soudain un roulement de tambours.

C’était le signal. Le cirque envahi se vida en un clin d’œil et une des bêtes entra dans la lice, accueillie par de frénétiques hourras.



Elle n’avait rien de terrible. Une pauvre vache efflanquée, effarée, qui regardait autour d’elle de ses gros yeux déshabitués de la lumière ; elle se planta au milieu du cirque et ne bougea plus, avec un long meuglement plaintif, son flot de rubans entre les cornes, jusqu’à ce que la foule indignée l’eût chassée de l’arène à coups de triques.

Pour la seconde vache, ce fut bien une autre affaire. Rien ne put la décider à sortir de l’écurie. On eut beau la pousser, la tirer, par la queue, par les cornes, lui piquer le museau d’une pointe de trident, impossible de lui faire passer la porte.

Alors, voyons la troisième. On la disait très méchante, celle-là, très excitée. En effet, elle entra dans le cirque au galop, creusant le sable de ses pieds fourchus, se fouettant les flancs de sa queue, distribuant les coups de tête à droite et à gauche…, Enfin on allait avoir une belle course !… Pas plus ! La bête prend son élan, franchit la corde, écarte la foule de ses cornes baissées, et court tout droit se jeter dans la mer.

De l’eau jusqu’au jarret, puis jusqu’au garrot, elle avançait, avançait toujours. Bientôt on ne vit plus que ses naseaux, le croissant de ses deux cornes au-dessus de la mer. Elle resta là jusqu’au soir, sinistre, silencieuse et toute la colonie, du rivage, l’injuriait, la sifflait, lui jetait des pierres, sifflets et huées dont le pauvre État de choses, descendu de son estrade, avait bien aussi sa part.

Les courses manquées, il fallait un dérivatif à la mauvaise humeur générale ; le meilleur fut la guerre, une expédition contre le roi Négonko. Le drôle, depuis la mort de Bravida, de Cambalalette, du père Vézole et de tant d’autres braves Tarasconnais, s’était enfui avec ses Papouas, et dès lors on n’avait plus entendu parler de lui. Il habitait, disait-on, dans une île voisine, à deux ou trois lieues au large, dont on distinguait les lignes confuses par les jours clairs, mais invisible la plupart du temps derrière l’horizon embrumé de pluies continuelles. Tartarin, d’humeur pacifique, avait longtemps reculé devant une expédition, mais cette fois la politique le décida.



La chaloupe mise en état, réparée, approvisionnée, ornée à l’avant de la couleuvrine servie par le Père Bataillet et son sacristain Galoffre, vingt miliciens bien armés embarquèrent sous les ordres d’Excourbaniès et du marquis des Espazettes, et un matin on prit la mer.

Leur absence dura trois jours, qui parurent bien longs à la colonie. Puis, vers la fin du troisième jour, un coup de couleuvrine entendu au large amena tout le monde sur le rivage, et l’on vit arriver la chaloupe, ses voiles dehors, l’avant relevé, d’une allure rapide, comme poussée par un vent de triomphe.

Avant même qu’elle eût atteint la plage, les cris joyeux de ceux qui la montaient, le « fén dé brut » d’Excourbaniès, annonçaient de loin le succès complet de l’expédition.

On avait tiré une vengeance éclatante des cannibales, brûlé des tas de villages, tué au dire de chacun des milliers de Papouas. Le chiffre variait, mais toujours énorme ; les récits aussi différaient ; le certain, c’est qu’on ramenait cinq ou six prisonniers de marque, parmi lesquels le roi Négonko lui-même et sa fille Likiriki, conduits au Gouvernement au milieu des ovations que la foule faisait aux vainqueurs.

Les miliciens défilaient, portant, comme les soldats de Christophe Colomb au retour de la découverte du Nouveau-Monde, toutes sortes d’objets étranges, plumes éclatantes, peaux de bêtes, armes et défroques de sauvages.



Mais on se pressait surtout sur le passage des prisonniers. Les bons Tarasconnais les examinaient avec une curiosité haineuse. Le Père Bataillet avait fait jeter sur leur nudité moricaude quelques couvertures dont ils s’enveloppaient à demi ; et de les voir ainsi affublés, de se dire qu’ils avaient mangé le Père Vezole, le notaire Cambalalette et tant d’autres, on sentait le même frémissement de répulsion que devant des boas de ménagerie digérant sous les plis de leur litière de laine.

Le roi Négonko marchait le premier, long vieux noir au gros ventre d’enfant de lait, coiffé comme d’une calotte par une chevelure crépue et toute blanche, une pipe en terre rouge de Marseille pendue à son bras gauche par une ficelle. Près de lui la petite Likiriki, aux yeux luisants de diablotin, parée de colliers de corail et de bracelets de coquillages rosés. Après eux de grands singes noirs à longs bras, grimaçant d’horribles sourires à dents pointues.

On se permit d’abord quelques plaisanteries, on disait : « Voilà de l’ouvrage pour Mlle Tournatoire », et la bonne vieille demoiselle, reprise par son idée fixe, songeait, en effet, à habiller tous ces sauvages ; mais la curiosité se tourna bientôt en fureur au souvenir des compatriotes mangés par les cannibales.

Des clameurs : « À mort… à mort !… zou !… » se firent entendre. Excourbaniès, pour se donner l’air plus militaire, avait repris le mot de Scrapouchinat et criait « qu’il fallait les fusiller tous comme des singes verts ! »

Tartarin se tourna vers lui, et du geste arrêtant ce furieux :

« Spiridion, dit-il, respectons les lois de la guerre. »

Ne vous extasiez pas trop ; cette belle parole masquait un acte politique.

Défenseur acharné du duc de Mons, au fond Tartarin gardait un doute. Si tout de même il avait eu affaire à un filou ! Le traité que de Mons disait avoir passé avec le roi Négonko pour l’achat de l’île serait alors faux comme le reste, le territoire ne leur appartiendrait pas. Les bons pour hectares ne seraient que des papiers sans valeur.

Aussi le Gouverneur, bien loin de songer à fusiller ses prisonniers comme des « singes verts », fit-il au roi papoua une réception solennelle.

Il savait comment s’y prendre, ayant lu tous les récits des navigateurs, connaissant par cœur Cook, Bougainville, d’Entrecasteaux.

Il s’approcha du roi et frotta son nez contre le sien. Le sauvage parut très surpris, car cet usage n’existait plus depuis longtemps chez ces peuplades. Pourtant le roi se laissa faire, croyant sans doute à quelque tradition tarasconnaise ; et les autres prisonniers, voyant cela, même la petite Likiriki qui n’avait qu’un petit nez de chat, presque pas de nez du tout, voulurent absolument exécuter la même cérémonie avec Tartarin.

Quand on se fut bien frotté le nez, il s’agit d’entrer en communication par la parole avec ces animaux. Le Père Bataillet leur parla d’abord son papoua de par là-bas, mais comme ce n’était pas le papoua de par ici, naturellement ils n’y comprirent goutte. Cicéron Branquebalme, qui savait à peu près l’anglais, essaya de cette langue. Excourbaniès leur bredouilla quelques mots d’espagnol, mais sans plus de succès l’un que l’autre.

« Faisons-les toujours manger, » dit alors Tartarin.

On ouvrit quelques boites de thon. Cette fois les sauvages comprirent, se jetèrent aussitôt sur les conserves, et les dévorèrent gloutonnement, vidant les boites, les


Il s’approcha du roi et frotta son nez contre le sien.

nettoyant jusqu’au fond avec leurs doigts ruisselants d’huile. Puis, après de larges lampées d’eau-de-vie qu’il semblait aimer tout particulièrement, le roi, à la grande stupeur de Tartarin et des autres, entonna d’une voix rauque :
Dé brin o dé bran
Cabussaran
Dou fenestroun
De Tarascoun
Dedins lou Rosé

Cette chanson tarasconnaise éructée par ce sauvage aux lèvres lippues, aux dents noires de bétel, prenait une physionomie fantastique et féroce. Mais comment Négonko savait-il le tarasconnais ?

Après un moment de stupéfaction, on s’expliqua.

Pendant les quelques mois de voisinage avec les infortunés passagers de la Farandole et du Lucifer, les Papouas avaient appris le parler des bords du Rhône ; ils le dénaturaient bien un peu mais, les gestes aidant, on pouvait parvenir à s’entendre.

Et l’on s’entendit.

Interrogé au sujet du duc de Mons, le roi Négonko déclara que de ce blanc, ni de qui que ce fût de semblable jamais de sa vie il n’avait entendu parler ; Pareillement que l’île n’avait jamais été vendue ;

Pareillement qu’il n’avait jamais eu de traité.

Jamais de traité !… Tartarin, sans s’émouvoir, en fit préparer un, séance tenante.

L’érudit Franquebalme collabora pour beaucoup à la rédaction sévère et minutieuse de ce document. Il y mit toute sa connaissance de la loi, trouva de nombreux « attendu que… » et avec son ciment romain en fit un tout solide et compact.

Le roi Négonko cédait l’île de Port-Tarascon moyennant un baril de rhum, dix livres de tabac, deux parapluies de cotonnade et une douzaine de colliers de chiens.

Un codicille ajouté au traité autorisait Négonko, sa fille et ses compagnons à s’installer sur la côte occidentale de l’île, cette partie où l’on n’allait jamais à cause du Romain, le fameux taureau devenu bison, la seule bête dangereuse de la colonie.

Tout cela conclu en conférence secrète et enlevé en quelques heures.

Ainsi, grâce à l’habileté diplomatique de Tartarin, les bons d’hectares se trouvèrent valables, et représentèrent réellement quelque chose, ce qui ne leur était jamais arrivé.