POMPEÏ.

Avant de parler de cette ville étrange, qui renaît au jour après avoir été ensevelie dix-huit siècles sous la terre et les cendres dont la couvrit le Vésuve dans sa terrible éruption de l’année 79, il convient, et la reconnaissance m’en fait un devoir, que je dise quelques mots du guide qui m’a dirigé dans l’intéressante visite des ruines de Pompeï.

Le célèbre architecte Fontana, celui qui a dressé sur les places de Rome les nombreux obélisques cédés par l’Égypte à l’ancienne maîtresse du monde, était de Lugano, en Suisse. Il vint à Rome, jeune encore, et y fonda sur d’importans travaux une grande et légitime renommée ; puis, appelé à Naples par le bruit de son nom, il y bâtit le Palazzo reale, le plus bel édifice de cette grande capitale, et jeta, il y a deux siècles et demi, les fondemens du musée des Studi, où l’on rassemble en ce moment, à côté des chefs-d’œuvre de l’art moderne, tous les débris de l’art antique. Par une coïncidence singulière, M. Pietro Bianchi est né en Suisse, et dans la même petite ville de Lugano. Élève à Paris de l’architecte Percier, lauréat au concours et pensionnaire à Rome, sous Napoléon, M. Bianchi s’est d’abord fixé dans cette ville. Comme Fontana, il y a exécuté des travaux remarquables, et, comme Fontana, appelé à Naples, il est devenu l’architecte le plus distingué du royaume des Deux-Siciles, où il termine justement ce musée des Studi qu’avait commencé son célèbre compatriote. Par un bonheur rare en ce temps-ci, M. Bianchi a été chargé d’élever un véritable monument, et, par un autre bonheur rare à toutes les époques, il a pu l’achever lui-même, et lui seul. Je veux parler de l’église San-Francesco di Paula, qui termine la place où Fontana bâtit le palais des rois de Naples. Ce n’est pas que j’admire pleinement l’architecture de ce temple qui n’a pas précisément le caractère d’une église. Il rappelle trop, je crois, dans sa disposition générale, le Panthéon de Rome (la Rotonda), de façon qu’on pourrait dire de M. Bianchi qu’il a remis par terre cette coupole antique que Bramante voulait élever dans les airs, et que, de concert avec Michel-Ange, il a portée en effet au haut de sa fastueuse basilique. Mais l’accord harmonieux des parties, la rare élégance des détails, la richesse bien entendue des ornemens, suffisent pour faire de San-Francesco une œuvre d’art de haut mérite, et pour conserver honorablement le nom de son auteur. M. Bianchi peut revendiquer jusqu’à la découverte des matériaux qu’il a employés dans la construction de ce temple, car les principales colonnes de sa rotonde sont faites d’un marbre magnifique qu’il a trouvé et exploité dans l’ancienne montagne de Falerne (aujourd’hui Mondragone), à trente milles de Naples, entre la Campanie et la vallée du Garigliano.

Il y a dix ans que M. Bianchi est chargé des fouilles de Pompeï, et qu’avec un misérable crédit de 6,000 piastres par année (ce qui met à sa disposition, comme il le dit, en riant de sa détresse, deux paires de bœufs et six enfans), il a poussé fort loin déjà l’ouvrage de la complète résurrection de cette ville. C’est avec ce guide, aussi complaisant qu’éclairé, que j’ai pu voir et comprendre la vieille bourgade romaine. Cette circonstance me rassure, au moment où je vais parler de Pompeï, en me faisant espérer que j’éviterai les erreurs où tombent des voyageurs plus savans que moi sans doute, mais qu’égare justement la science recueillie au loin dans les livres.

Il y aura, comme on le sait, bientôt un siècle que le hasard fit découvrir les restes d’Herculanum cachés sous la lave. Charles III, qui était alors roi de Naples, avant d’aller occuper le trône d’Espagne, fit commencer les fouilles en 1748 ; mais, bien qu’elles eussent été couronnées d’un plein succès, puisque l’on trouva tout d’abord, et dans un seul temple, une foule d’objets d’art du plus haut prix, tels que la Minerve, les Balbus, le Faune dormant, le buste de Sénèque, etc., ces fouilles furent bientôt abandonnées. Elles étaient trop difficiles et trop coûteuses, car Herculanum gît sous un bloc durci de lave de soixante pieds d’épaisseur. L’ancienne Pompeïa, au contraire, n’est recouverte que par une couche de cendres et de terre qui n’a pas plus de quinze à vingt pieds, et qui n’offre à la pioche aucune résistance. Ce fut donc sur Pompeï que se tournèrent tous les efforts. Mais les premières fouilles furent mal dirigées et mal faites. Quand on creusait dans un endroit, on jetait les déblais à droite et à gauche, de façon que, pour découvrir une maison, l’on en couvrait d’autres à côté. Ce furent les Français, pendant l’occupation de Naples, qui donnèrent aux fouilles une direction intelligente et sûre du succès. Avant tout, ils cherchèrent et marquèrent les murs de la ville, et, l’enceinte une fois bien déterminée, ils firent porter tous les déblais au dehors sur des terrains sans valeur. Ensuite, au lieu de piocher de côté et d’autre, et tout-à-fait au hasard, ils suivirent, dans le travail des fouilles, les rues qui se rencontraient successivement, de manière à pouvoir avec certitude achever, dans un temps suffisant, l’ouvrage de l’exhumation de la ville entière. M. Bianchi a suivi ces sages erremens avec persévérance et habileté ; par ses soins, dans deux ou trois mois, le percement de la rue dite de la Fortuna sera terminé complètement, et le visiteur pourra traverser Pompeï depuis la porte des Tombeaux jusqu’à celle qui n’est encore ni trouvée ni nommée, non pas à pied, non pas en litière comme un patricien romain, mais dans un bon carrosse moderne, en suivant les ornières tracées sur les dalles des rues par les chars des anciens habitans.

Au sortir de Portici, on arrive à Pompeï par une plaine fertile, bien cultivée, qui n’indique aucun désastre, aucune catastrophe ; car, sur toute la couche qui recouvre et enferme les débris de cette ville, s’étendent de beaux champs de blé et de maïs traversés par des allées d’oliviers où pendent, d’un arbre à l’autre, des festons de pampres et de raisins. Le premier édifice, si l’on peut employer ce mot, que rencontre le voyageur en arrivant à Pompeï, c’est l’amphithéâtre, ou local destiné aux spectacles en plein air, les combats de gladiateurs, les chasses, les naumachies, etc. Cet amphithéâtre n’est ni vaste ni riche. Pouvant tout au plus contenir douze à quinze mille personnes, il est simplement creusé dans la terre, et ses gradins de pierre sont appuyés sur un talus de gazon. Quand on a vu le Colysée de Rome, ce gigantesque monument où cent mille spectateurs, introduits par d’innombrables vomitoires, pouvaient s’asseoir autour de l’arène sur des gradins adossés à quatre étages de portiques, on comprend, à l’aspect de son humble amphithéâtre, que Pompeï n’était qu’une petite ville, une vraie bourgade, où nous logerions à peine une sous-préfecture.

Pompeï avait en outre, pour les spectacles de nuit, deux théâtres, deux vrais théâtres semblables à ceux de nos villes modernes. Ils étaient d’inégale grandeur, et tout voisins l’un de l’autre. Peut-ête que, dans le plus grand, les Roscius de la bourgade jouaient les comédies de Plaute et de Térence, tandis que le plus petit était réservé aux jeux des Histrions, des funambules, des pantomimes, ou peut-être encore aux représentations des atellanes, de ces petites pièces bouffonnes qui avaient pris naissance dans la Campanie, et qui se récitaient dans la langue ou le patois des Osques. Le plus important avantage qu’avait le grand théâtre sur le petit, outre la dimension, c’est qu’il était entouré d’un portique couvert, qui servait de promenade et qui faisait probablement l’office de nos foyers. C’était une idée heureuse, surtout dans l’emplacement qu’occupait la ville, et spécialement le théâtre. Par une belle nuit de la Campanie, on devait trouver un divertissement non moins doux que celui qu’offrait l’intérieur de la salle, à se promener sous ce portique, dont l’une des trois faces regardait le Vésuve, noir et gigantesque après le coucher du soleil ; une autre, la charmante chaîne de montagnes au pied desquelles sont maintenant Castellamare et Sorrento ; et la principale, ce golfe tranquille et délicieux dont les rocs de Capri terminent l’horizon.

Du reste, les deux théâtres avaient une disposition exactement semblable. Tous deux formaient un demi-cercle parfait, coupé par la scène en ligne droite, et la scène, peu profonde, ayant à peine dix à douze pas de développement, était terminée, de face et des côtés, par un mur percé de trois portes dans le fond, et d’une sur chaque flanc. Aux trois portes de face se plaçaient les décorations que nous nommons aujourd’hui toiles de fond ou rideaux ; aux portes de côté, les châssis. À partir de la scène, élevée de quelques pieds au-dessus des places les plus basses de l’amphithéâtre, se présentaient, à droite et à gauche, les loges réservées aux magistrats, justement à la place qu’occupent dans nos salles les loges du roi, du ministre ou des riches banquiers. Venaient ensuite les gradins circulaires. Ceux du bas, formés de larges dalles, appartenaient aux citoyens qui possédaient le privilége très recherché de porter au spectacle une chaise, ou plutôt un pliant sans dossier ; les autres, jusqu’au faîte de l’amphithéâtre, beaucoup plus étroits et construits en simples briques, étaient réservés au reste des habitans, à la plèbe, qui s’y entassait pêle-mêle, après avoir remis aux contrôleurs ou aux ouvreuses les contremarques prises à l’entrée[1].

D’ordinaire, quand on visite une ville à l’étranger, ce sont les églises qu’on va voir immédiatement après les théâtres. À Pompeï, ce sont aussi les temples qui ont la seconde visite. Il y en avait plusieurs dans cette petite ville. On y a retrouvé déjà, bien que le tiers à peine soit déblayé, ceux d’Esculape, de Vénus, de la Fortune, de Mercure, de Neptune ou d’Hercule, etc. On sait que les temples du paganisme étaient généralement beaucoup plus petits que nos églises, non qu’il y eût moins de dévotion, moins de devoirs religieux et de pratiques superstitieuses ; mais parce que les prêtres seuls habitaient les temples, et que les profanes restaient au dehors. Ceux de Pompeï ne démentent point cette règle ; ils sont tous fort petits, plus petits, par exemple, non-seulement que le Parthénon ou la Rotonde, mais que le temple voisin de Sérapis, dont on voit à Pozzuoli les magnifiques vestiges. Comme les théâtres ; ils sont construits d’une manière uniforme. Dans le centre, et faisant face au portique, s’élève au-dessus du sol, et presque toujours entre un cercle de colonnes, le sanctuaire destiné aux sacrifices, et qui est comme le chœur ou le maître-autel. On trouve, à côté, le cabinet pour les oracles, espèce de confessionnal où l’on venait interroger l’avenir au lieu de demander le pardon du passé. Ça et là, dans le parvis, quelques autels, de grandeur inégale, faisaient l’office des chapelles latérales de nos églises, car les prêtres du paganisme avaient aussi des sacrifices à tout prix, et mesuraient au salaire qui leur était compté les faveurs de leurs dieux. La partie la plus vaste du temple est une pièce placée derrière le sanctuaire : c’est la salle à manger, le réfectoire, où les prêtres, à la fin des offices et sans sortir du temple, mangeaient les plus délicats morceaux des agneaux ou des bœufs qu’ils avaient immolés en holocaustes. Ils accomplissaient ainsi littéralement le mot de saint Augustin : Sacerdos ut de altare vivat opportet, qui est devenu l’un de nos proverbes les plus populaires[2]. Enfin, à droite et à gauche de la salle à manger sont de petites cellules, fraîches et obscures, qui contenaient des lits de repos, où les prêtres, après leur saint repas, allaient faire la sieste, si chère aux moines qui leur ont succédé.

Le plus grand, le plus riche des temples de Pompeï, et qui en était certainement aussi le plus moderne, est celui que ses habitans élevèrent à Auguste, déifié, comme on sait, dans tout l’empire. Ce n’était pas assez que ce nouveau dieu eût un logis plus magnifique que les dieux anciens. On trouve encore, en avant du sanctuaire qu’occupait sa statue, douze piédestaux, d’égale grandeur et disposés en cercle, qui devaient porter (car on ne saurait leur assigner une autre destination) les images des douze grandes divinités de l’Olympe. Elles étaient là comme dans l’antichambre de César. La flatterie n’est peut être jamais allée plus loin ; mais cela prouve aussi en quel discrédit profond était déjà tombée, lorsque le christianisme naissait, la religion païenne.

Le forum de Pompeï, qui se trouve à quelques pas du temple d’Auguste, est très vaste pour une ville si petite, et d’une disposition fort commode. Il forme un carré long, entouré d’un portique couvert et pavé de larges dalles symétriquement rangées. C’est là que se traitaient les affaires du municipe, et que les Cicérons de l’endroit, du haut d’une tribune en pierres qui est restée debout, haranguaient le peuple et le sénat. Quand on a comparé l’amphithéâtre de Pompeï avec le Colysée, on peut juger, en voyant le forum de la bourgade, de ce qu’était ce forum romain, où furent tant de fois agitées les destinées du monde, et le reconstruire en quelque sorte par la pensée sur cet emplacement ignoble où les modernes Romains ont établi le marché aux bestiaux (il Campo vaccino). D’autres tribunes plus petites, mais peut-être plus bruyantes, s’élevaient autour du forum : celles des écoles publiques, où des rhéteurs grecs et latins enseignaient la grammaire, la dialectique et l’éloquence. J’ai dit des tribunes, et non des chaires, parce qu’en effet les maîtres de ce temps ne professaient pas assis, mais debout, parlant à leurs élèves comme les orateurs au peuple, et ne se faisant pas faute, sans doute, de beaux mouvemens oratoires ou d’emportemens pédagogiques, car toutes les tribunes que j’ai visitées, quoique faites en pierre dure, sont profondément creusées par les pieds des Quintilien qui les occupèrent.

Tout près de là s’élève un autre édifice, presque aussi vaste que le forum et d’une disposition analogue, car il forme également un carré long entouré de portiques. Une inscription, tracée en belles lettres latines sur une plaque de marbre qui couronne la porte de cet édifice, indique qu’il fut fondé et donné à la ville de Pompeï par une certaine dame, nommée Eumachia, dont la statue, déposée maintenant au musée Degli Studi, fut trouvée, en effet, au centre de la cour. Mais rien n’indique d’une manière précise quelle était la destination, quel était l’usage de cette importante construction. On croit que c’était une espèce de bourse, ou lieu d’assemblée pour les négocians ; mais cette opinion n’est qu’une conjecture à laquelle, toutefois, les circonstances locales donnent une grande vraisemblance.

De l’autre côté du forum, et presqu’en face du bâtiment d’Eumachia, s’élevait un autre édifice, non moins vaste, non moins important ; mais dont la destination n’est point incertaine ; je veux dire la basilique, ou palais de justice, dans laquelle siégeaient les tribunaux de Pompeï. C’est encore un carré long, moins allongé cependant que le forum, dont il a toute la largeur, et qui était d’ailleurs entièrement couvert, tandis qu’au forum il n’y avait que le seul portique circulaire qui ne fût pas sub dio, et qui offrît un abri aux citoyens rassemblés. La façade de la basilique est percée de cinq portes, qui donnent accès dans l’enceinte ouverte au public, et qu’une rangée quadrangulaire de colonnes, placées à quelque distance de la paroi intérieure, entoure aussi d’une espèce de portique. Dans le fond, sur une estrade en pierre, élevée de quelques palmes au-dessus des dalles dont le sol est pavé, siégeait le tribunal. Derrière l’estrade est une petite salle basse, bien close, à laquelle conduisaient deux escaliers jumeaux. Là, les juges délibéraient et rédigeaient leur sentence avant de remonter sur l’estrade pour en donner lecture, soit à l’accusé, soit aux plaideurs.

On sait que les premiers chrétiens, devenus, sous Constantin, maîtres de l’empire, trouvant les temples païens trop petits pour les nouveaux rites, s’emparèrent partout des salles de justice, et les convertirent en églises. De là le nom de basiliques, que portent encore les temples métropolitains, car les chrétiens ne se firent pas scrupule de prendre les noms avec les choses, et d’employer à leur usage les mots de diocèse, de vicaire, de concile, de dalmatique, et tant d’autres encore, qui avaient eu, bien avant eux, leur sens et leur emploi. Cette circonstance donne un intérêt tout particulier aux débris de la basilique de Pompeï. En la voyant, et dès le premier coup d’œil, on est frappé de la ressemblance qu’ont avec les anciens tribunaux romains les nouveaux édifices religieux, et l’on reconnaît aussitôt l’origine de ces derniers. Sauf les deux ailes ou nefs latérales, ajoutées dans les temples modernes pour former la croix grecque ou latine ; sauf encore l’élévation des nefs et des voûtes en ogives que les chrétiens ont dressées sur les colones de l’ancien portique, l’église est une basilique. Il y a plus : les églises un peu vieilles, où l’art à sa renaissance n’a point épuisé tous ses raffinemens, où l’on ne trouve encore ni la croix, ni l’ogive, sont précisément des basiliques ; rien de plus, rien de moins. Que l’on voie, par exemple, la basilica di Monreale, en Sicile, bâtie, dans le XIIe siècle, par le Normand Guillaume-le-Bon, ou la capella del Real Palazzo, ou la cathédrale de Cefalu : ce sont de vraies basiliques romaines. Dans la capitale même du monde chrétien, à Rome, l’ancien Saint-Paul, San-Pancracio, Santa-Cecilia, San-Pietro in Vincula, sont aussi des basiliques. Cette dernière église principalement, où tous les étrangers vont admirer le prodigieux Moïse de Michel-Ange, et qui mériterait, même sans cet incomparable chef-d’œuvre, une visite attentive, reproduit fidèlement, dans sa forme, dans ses deux rangées latérales de lourdes colonnes, dans son maître-autel semi-circulaire, l’aspect général et jusqu’aux détails de la basilique de Pompeï. Cette comparaison, et la parfaite ressemblance qu’elle établit, sont d’un intérêt considérable dans l’histoire de l’architecture.

Après les édifices que je viens de citer, à savoir, les théâtres, les temples, le forum, les écoles, la donation d’Eumachia et la basilique, il ne reste plus à mentionner de monumens proprement dits, si ce n’est les thermes, ou bains publics. La description, même sommaire, de ces monumens serait inutile, car les thermes de Pompeï ressemblent à ceux qu’on a retrouvés partout. C’est toujours la grande antichambre à petites niches, où l’on quittait et reprenait ses habits, puis la vaste baignoire commune, où l’eau se renouvelait lentement, mais sans cesse, par un courant qu’amenaient des tuyaux fermés de robinets. Ce qui donne néanmoins une grande valeur aux thermes de Pompeï, c’est que, tandis que tous les autres édifices de la ville ensevelie se trouvent sans toiture, on a pu conserver intacte, avec tous ses ornemens peints ou sculptés, une grande partie de la voûte qui couvrait la salle de bain. Aussi est-ce là de préférence que les voyageurs vont prendre un peu de repos, et manger à l’ombre la collation qu’ils ont apportée. C’est également là que les ouvriers des fouilles viennent leur offrir quelque citron, quelque figue ou quelque bouquet cueilli dans les ruines.

Les rues que l’on parcourt pour aller d’un édifice à l’autre, sont, comme dans tous les pays chauds, fort étroites, mais généralement droites et régulières ; elles sont pavées de larges dalles de lave, comme celles de Naples, qui fait aussi servir à son usage les présens de son terrible voisin ; et toutes sans exception, même les plus petites, même celles où peut à peine passer un char à bœufs ont des trottoirs, au moins d’un côté. Dans la partie jusqu’à présent découverte, il n’y a nul emplacement assez vaste pour mériter le nom de place publique. Les carrefours, ou croisières de rues, étaient généralement ornés de fontaines, formées d’ordinaire par une espèce de masque de théâtre, dont la bouche béante versait l’eau dans une auge de pierre, où les passans la pouvaient puiser. C’est aussi dans les carrefours et leurs abords que se trouvaient les boutiques de marchands ; on les reconnaît sans peine à la vaste ouverture qu’elles ont sur la rue, fort différente des entrées de maisons particulières, et que fermaient des portes pliées en volets qu’on ajustait sur une rainure creusée dans la dalle. Au-dessus des boutiques étaient pratiqués, comme nous le voyons encore aujourd’hui dans nos villes, de petits entresols bas, qu’habitaient les marchands.

Quant aux maisons proprement dites, aux maisons des gens aisés, à celles que, dans nos usages, on pourrait appeler des hôtels, elles méritent une description spéciale, et cette tâche est d’autant plus facile, qu’elles se ressemblent toutes, plus encore que les maisons de Londres, dont l’uniformité pourtant est proverbiale. Les principales ont reçu des noms, qui servent à les désigner sur les plans, et à les reconnaître quand on visite la ville ; ce sont les maisons du Faune, de la Chasse, de la Fontaine, du Poète tragique, de l’Antre, du Centaure, de Méléagre, du Labyrinthe, d’Isis, de Salluste, de Championnet, etc., etc. Toutes ont une distribution, non pas analogue, mais parfaitement semblable. Voici donc de quoi se composait une maison romaine, au moins à Pompeï.

On y entre de la rue par un passage assez étroit, couvert, toujours un peu montueux, et d’ordinaire pavé d’une élégante mosaïque ; c’est dans ce passage qu’étaient placés les dieux lares, petites figurines nichées dans la muraille, comme une madone d’Italie, d’Espagne ou des Flandres. D’un côté, se trouvait la loge du portier ; de l’autre, une espèce de grenier aux provisions. Ce passage donne issue sur l’atrium, ou première cour intérieure, pavée de dalles, ayant à son centre l’impluvium, ou réservoir des eaux de pluie, et tout à l’entour un courant d’eau resserré dans une margelle en pierre. Sur les deux côtés de l’atrium, sont les chambres à coucher et les cabinets destinés au repos de la sieste, au travail des femmes, etc., vraies cellules de couvent, très petites, même dans les plus grandes maisons, et presque toujours ornées de peintures à fresques, remplaçant nos papiers de tenture. Au bout de l’atrium, en face de l’entrée, se trouve la salle de réception, où les étrangers étaient admis, et que le propriétaire mettait tous ses soins à bien décorer ; c’est la principale pièce du logis par sa grandeur et son élégance. À droite, s’ouvre un passage conduisant à la seconde cour, mais destiné seulement aux esclaves, et pour le service intérieur ; à gauche, la salle à manger, le triclinium, où la table, fort basse, était entourée de petits divans sur lesquels les convives se tenaient à demi couchés. La salle de réception donne accès dans la seconde cour, d’abord sous un portique à colonnes, puis dans un jardin planté d’arbres, et terminé d’ordinaire par une fontaine ou un puits. Les fontaines de ces jardins, différentes en cela des fontaines publiques, étaient une des parties les plus ornées de la maison romaine ; on en rencontre encore plusieurs toutes formées de mosaïques, de coquillages, d’incrustations, ayant des formes bizarres de temples, de grottes, de pyramides, et semblables à ces jouets d’enfans conservés sous verre, où l’on voit des montagnes en cailloux blancs, des arbres en papier de couleur, et des nappes d’eau en cristal. Les simples puits avaient aussi leurs ornemens ; beaucoup plus étroites que les nôtres, les margelles étaient formées d’un bloc circulaire de marbre, soigneusement taillé et façonné, qui ressemblait à un fût ou à un chapiteau de colonne posé à terre. Enfin, au fond du jardin et à l’extrémité de la maison, se trouvaient la cuisine, le four, la buanderie, toutes les pièces servant aux usages domestiques, et d’ordinaire aussi la salle à manger d’été, qui n’était pas moins richement ornée que la salle de réception. On voit encore dans quelques maisons riches une pièce destinée à la caisse où l’on gardait l’argent. Ces caisses étaient pareilles aux nôtres. Faites en planches épaisses, revêtues de plaques de fer au dedans comme au dehors, elles étaient de plus clouées à la muraille. On en a trouvé plusieurs assez bien conservées, mais presque toutes vides, car, lorsqu’après la catastrophe qui engloutit leur cité, les habitans firent quelques fouilles pour retrouver leurs plus précieux objets, ils enlevèrent de préférence les monnaies, les bijoux et quelques peintures dont on voit encore la place sur les murailles où elles furent découpées.

Toutes ces maisons, dont je viens d’esquisser le plan général et uniforme, n’avaient qu’un seul étage, c’est-à-dire le rez-de-chaussée. On ne trouve que dans les chambres des esclaves, comme dans les boutiques des marchands, de petits entresols, ou plutôt des soupentes, coupant la chambre en deux parties, inférieure et supérieure. Toutes les pièces où les étrangers pénétraient, telles que l’atrium, le triclinium, la salle de réception, etc., étaient ouvertes, ou pour mieux dire, à jour et comme en plein air. Au contraire, les chambres à coucher, ne recevant d’air et de jour que par la porte ouverte sur l’atrium, restaient soigneusement fermées, et la maison tout entière, bien close dans ses murailles, n’avait absolument aucune autre ouverture extérieure que le passage d’entrée donnant sur la rue. En cela, les habitations romaines ressemblaient aux habitations de l’Orient.

Lorsqu’on arrive à celle des portes de Pompeï qui est depuis longtemps déblayée, et où l’on trouva le corps de ce factionnaire qu’empêcha de fuir une trop sévère observation de sa consigne, commence la rue des Tombeaux. C’est le nom qu’on donne à la voie ou grande route qui menait à la ville de ce côté, et que, suivant un usage dont on trouve tant de preuves à l’entour de Rome, les habitans bordaient de tombes et de mausolées. Là se trouvent des constructions de forme un peu différente des maisons de l’intérieur : d’abord, et tout près de la porte, à main gauche, un vaste bâtiment qui était à coup sûr une hôtellerie, car son grand porche en arcades voûtées est tout-à-fait semblable aux façades des auberges d’Italie ; un peu plus loin, à main droite, la maison de campagne d’un habitant riche, et qu’on appelle maison de Diomède, parce qu’un certain Marcus-Arrius Diomedes avait fait élever vis-à-vis le tombeau de sa fille. Cette maison est curieuse par la grandeur inaccoutumée des pièces qui la composent, et par les vastes proportions du jardin, où l’on coupait, quand je l’ai visité, un magnifique champ de blé. Elle est curieuse aussi par sa disposition générale ; car, le sol au niveau de la rue étant plus élevé que celui du jardin, elle se trouve avoir deux étages, lesquels reposent sur quatre grands berceaux de caves, comme diraient nos maçons, qui font le tour de l’habitation entière. C’est à l’entrée de l’une de ces caves, où s’était réfugiée la famille du propriétaire pendant l’éruption, que l’on trouva dix-sept cadavres parfaitement conservés. Une des personnes étouffées en cet endroit par la cendre, et qu’on appelle la femme de Diomède, était encore debout contre la muraille, où son empreinte est marquée, parée de ses vêtemens, de ses joyaux, entre autres de magnifiques bracelets ciselés, et portant à la main une bourse pleine de monnaies.

Dans une autre maison, l’on a trouvé toute l’argenterie d’une dame romaine : des cuillères assez semblables aux nôtres, sauf que le manche est moins courbé, des fourchettes à un seul bec, véritables poinçons, des plats, des assiettes, des coupes, des vases à boire, entre autres les deux admirables vases d’argent ciselé, représentant, l’un un centaure, l’autre une centauresse, que l’on croirait, à leur forme, être des ouvrages de la renaissance, et que l’incroyable beauté du travail ferait attribuer aux premiers artistes florentins, à Ghiberti, à Benvenuto Cellini. On a également trouvé dans la boutique d’un marchand toute une collection de couleurs antiques ; dans une autre, une fabrique de savon ; ailleurs, des morceaux de toile d’amyanthe, assez grands pour donner une idée complète de cette singulière étoffe, qui, ne brûlant point, servait à envelopper les corps que l’on brûlait, et à en recueillir les cendres ; ailleurs, des débris de vêtemens, un filet à pêcher, des amphores avec leurs bouchons de liége[3], du pain, de la viande dans une casserole, des morceaux de pâté, des œufs, des raisins secs, des olives, des carroubes, du fard. Tous ces objets sont conservés au musée Degli Studi, à Naples. Ceux que l’on peut manier sans crainte, et dont la forme est à peine altérée, sont les objets de métal, et principalement les bijoux, faits d’un or très pur. On voit des pendans d’oreilles assez semblables à ceux de nos dames, mais dont le poids serait bien lourd s’ils n’étaient la plupart en or soufflé. On voit aussi de petits diadèmes, des anneaux, des bracelets de diverses formes, presque toujours élégantes et ingénieuses ; quelques-uns, par exemple, imitent des serpens par le mouvement autant que par l’aspect. Ce goût des choses belles et riches n’excluait pas, au reste, celui des aisances domestiques, du confortable, et les maisons romaines étaient aussi bien pourvues de l’utile que de l’agréable. On a déjà vu leur distribution commode, l’eau circulant dans toute l’habitation, le partage des pièces entre le maître et les esclaves, entre la famille et les étrangers. Je vais citer un autre exemple. Le four antique est certainement préférable à celui dont nous faisons usage. La cavité que l’on échauffe, et dans laquelle cuit le pain, est semblable dans l’un et dans l’autre ; mais le four des Romains a cet avantage, qu’en avant de sa bouche ou porte, se trouve une espèce de fourneau couvert d’une cheminée, au moyen duquel deux esclaves, bien à l’abri de la chaleur, pouvaient commodément et rapidement, l’un jeter la pâte sur la pelle, et l’autre enfourner. Nos boulangers gagneraient assurément à adopter le four antique.

Les principaux ornemens des maisons romaines, outre les colonnes de l’atrium, du triclinium et du portique, outre les fontaines, les mosaïques, les statues de marbre ou de bronze qui décoraient les jardins, étaient les peintures à fresques, dont toutes les pièces occupées par les maîtres étaient tapissées. On les appelle ainsi par habitude et sur l’apparence, car ce ne sont pas précisément des fresques, semblables à celles des artistes modernes, qui remplissent tous les temples et tous les palais de l’Italie. Ce sont plutôt des peintures à la gouache, faites sur un enduit ressemblant à du stuc. En effet, on les enlève aisément, en lavant et frottant les couleurs, sans nuire à cet enduit sur lequel elles sont simplement appliquées. Les peintures antiques ressemblent donc davantage à celles que l’on fait aujourd’hui sur un enduit de cire, et qui remplacent les fresques de la renaissance, en laissant à l’artiste l’avantage de pouvoir retoucher son ouvrage comme s’il peignait sur la toile ou le bois.

Les fresques, puisqu’il faut les appeler ainsi, déterrées jusqu’à présent, ont été enlevées des ruines de Pompeï, et déposées dans une partie des salles du musée Degli Studi. Mais un récent décret, provoqué, sollicité par M. Bianchi, vient d’ordonner que désormais elles fussent conservées dans les lieux même où elles seront découvertes. Cet ordre est parfaitement raisonnable. Tous ces objets antiques perdent à être transportés dans nos habitations modernes, et, d’un autre côté, l’enlèvement de ces objets nuit aux habitations qu’ils décoraient. Le musée de Pompeï doit être dans Pompeï, ou plutôt doit être Pompeï même. Les fresques du musée de Naples comprennent à peu près tous les sujets que peut traiter la peinture. Elles représentent des traits d’histoire et de mythologie, des paysages, des marines, des animaux, des fruits et des fleurs, des costumes, des ornemens d’architecture, des arabesques, et jusqu’à des caricatures. Parmi les plus importantes, il faut distinguer Thésée ayant tué le Centaure, le Sacrifice d’Iphigénie, l’Éducation d’Achille par Chiron, Oreste et Pylade, Vénus dans sa coquille, etc. Une autre grande fresque, où se trouvent Cérès, Proserpine, Hercule, Télèphe nourri par une biche, l’aigle, un lion, et quelques autres personnages ou animaux, est surtout remarquable par cette circonstance que Proserpine porte de grandes ailes comme les anges chrétiens. Selon moi, les plus précieux débris de l’art antique qu’aient donnés au musée de Naples les fouilles de Pompeï, sont deux simples dessins au trait, faits avec du crayon rouge sur des plaques de marbre blanc. L’un, très bien conservé, représente Thésée tuant le Centaure ; l’autre, un peu plus altéré, un groupe de dames jouant aux osselets. Dans ces deux compositions, le dessin est d’une pureté et d’un fini très remarquables, digne des artistes les plus sévères de l’école raphaëlesque, et bien supérieur à celui des fresques proprement dites, qui brillent davantage par la couleur, encore vive et belle dans la plupart. Les paysages et les marines sont précieux par les détails qu’ils rappellent. La perspective y est assez exacte, quoiqu’un peu comprise à la manière de celle des Chinois, dont il ne faut pas regarder les ouvrages horizontalement, mais de haut en bas, comme si le spectateur était élevé sur une éminence. Les animaux, les fruits, les fleurs, sont finement touchés, et retracés avec une grande exactitude. Quant aux arabesques, ce sont absolument celles que l’on imite encore partout, c’est-à-dire ces petits dessins légers et capricieux où s’ajustent, se mêlent, et s’entrelacent mille objets réels ou composés[4]. Enfin les caricatures, assez comiques même à présent, sont formées de ces petits personnages que nous nommons grotesques, dont la tête est énorme, le corps moindre, les extrémités très petites. Nos artistes qui, les premiers, firent en ce genre des dessins ou des statuettes, croyaient peut-être inventer quelque chose ; ils ne faisaient que copier les anciens. Cependant il est bon de leur remettre en mémoire un point qu’ils ont oublié. Souvent, dans ces grotesques de Pompeï, les jambes et les bras sont inachevés, de façon que les personnages ont l’air de marcher sur des pieux, et d’avoir pour bras des nageoires, ce qui les rend encore plus ridicules et plus comiques.

Mais de tous ces débris de l’art antique, de tous ces trésors exhumés des cendres de Pompeï, le morceau capital est assurément la grande mosaïque découverte en 1831, par M. Bianchi, dans la maison dite du Faune, parce qu’on y trouva aussi, sur un piédestal du jardin, cet admirable petit Faune dansant, gloire et bijou de la salle des bronzes. Cette mosaïque est, sans contredit, le plus curieux, le plus complet, le plus magnifique fragment qui nous soit resté de la peinture des anciens ; je dis de la peinture, car elle ne peut être que la copie d’un tableau, et probablement celle d’un des tableaux grecs portés à Rome après la conquête. Elle est pour nous ce que seront peut-être, dans les âges futurs, ces étonnantes mosaïques qui remplacent, sur les grands autels de Saint-Pierre de Rome, la Transfiguration de Raphaël, le Saint Jérôme du Dominiquin, la Sainte Pétronille du Guerchin, le Saint Michel de Guide, etc., et qui pourront encore, après la destruction des toiles originales, faire connaître l’état de la peinture au siècle de Léon X. Il est juste d’en faire une description détaillée.

Cette mosaïque forme le pavé du triclinium d’été dans la maison du Faune. Contre la porte d’entrée, et en avant du morceau principal, se trouvent d’abord trois petits tableaux oblongs, séparés par des dalles blanches, qui représentent une rivière, le Nil sans doute, où s’agitent en grand nombre des animaux aquatiques, d’Égypte principalement, des canards, des ibis, des serpens, un hippopotame, un crocodile, un ichneumon. Quant à la grande mosaïque, qui est entourée d’une espèce de cadre, et forme un véritable tableau d’histoire, elle représente certainement une des batailles d’Alexandre contre les Perses, probablement la bataille d’Issus, car le récit de Quinte-Curce (lib. 3), dont je vais citer quelques passages, est parfaitement d’accord avec l’œuvre du peintre. On peut même croire, si le tableau original dont cette mosaïque doit être une copie, n’est pas grec, mais romain, que l’artiste aura porté sur la toile tous les détails donnés par l’histoire d’Alexandre, comme David, par exemple, a composé son Léonidas sur le récit de Barthélemy (Introduction au Voyage d’Anacharsis). Le moment choisi par le peintre est celui où les Macédoniens, Alexandre à leur tête, enfoncent la garde d’honneur qui entourait Darius, et où le prince persan, dont la défaite est accomplie, abandonne son char pour prendre un cheval et fuir avec plus de célérité. La partie gauche, malheureusement plus altérée que le reste du tableau, et qui offre de grandes lacunes, faciles, du reste, à combler par l’imagination, montre un petit groupe de Macédoniens pénétrant les premiers au milieu des cavaliers persans (Macedones, ut circa regem erant, mutua adhortatione firmati cum ipso in equitum agmen irrumpunt). Alexandre les guide et les précède. Monté sur un formidable cheval (forma spectabilis atque ferocissimus), la tête nue et le manteau royal sur les épaules, il combat à la tête des siens, plutôt en soldat qu’en général (non ducis magis quam militis mania exequebatur). Il renverse tout ce qui lui fait obstacle (tum vero similis ruinœ stragis erat), et, brûlant de frapper Darius de sa main (optimum decus cœso rege expetens), il perce de part en part avec sa lance un seigneur persan qui a fait au roi un rempart de son corps. Au centre du tableau, on voit Darius, coiffé de la tiare (rectam autem, thyaram soli imperatori Persarum licebat gestare. Comm. de Radero-Colonia), et encore monté sur son char de parade (quippe qui Darius curru sublimis eminebat, et suis ad se tuendum et hostibus ad incessendum ingens excitamentum). Autour de lui se pressent ses courtisans, parés à la manière des femmes (hœc vero turba muliebriter propemodum culta), les uns abattus déjà, les autres prêts à mourir (circa currum Darii jacebant nobilissimi duces, ante oculos regis egregia morte defuncti, omnes in ora proni, sicut dimicantes procubuerant, adverso corpore vulneribus acceptis). Le cocher a fait tourner bride au magnifique quadrige qui traîne le char de Darius ; mais, effrayés du fracas qui les entoure, et percés des traits de l’ennemi, les chevaux se cabrent et résistent (jamque qui Darium vehebant equi, confossi hastis, et dolore efferati, jugum quatere, et regem curru excutere cœperunt). Alors le prince, arrachant et jetant à terre ses royales insignes, pour fuir plus librement (insignibus quoque imperii, ne fugam proderent, indecore abjectis), s’élance de son char, et va saisir le cheval que lui présente son frère Oxartes (frater ejus, cum Alexandrum instare ei cerneret…), afin d’échapper à toute bride au formidable assaillant qu’il voit prêt à l’atteindre (cum ille veritus ne veniret in hostium potestatem, desilit, et in equum qui ad hoc ipsum sequebatur imponitur).

Ce tableau, d’une dimension considérable, réunit vingt-cinq personnages et douze chevaux, à peu près de grandeur naturelle. Il ressemble tellement, dans sa disposition générale, au tableau de Lebrun sur le même sujet, qu’on pourrait accuser le peintre de Louis XIV d’être un plagiaire de l’antique, si la mosaïque de Pompeï n’eût pas été, de son temps, enfouie sous vingt pieds de cendres. Lebrun ne peut manquer d’avoir consulté Quinte-Curce, et de là vient sans doute la curieuse ressemblance entre l’œuvre de l’artiste grec ou romain, et celle de l’artiste français. Cette ressemblance, au reste, prouve mieux encore, et fera mieux sentir qu’une froide description toute la beauté, toute l’importance de l’ouvrage ancien. La vue de cette mosaïque démontre invinciblement que les peintres de l’antiquité savaient traiter de grands sujets, et embrasser de grandes compositions ; qu’ils savaient y mettre une belle disposition de groupes, des plans divers, des raccourcis, du clair-obscur, le mouvement, l’action, l’expression des têtes et du geste, toutes les qualités enfin de la haute peinture, qui leur sont communément refusées. Et quand on pense, ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, qu’un tel ouvrage est tout simplement le pavé d’une salle à manger dans une petite ville à cinquante lieues de Rome, on est bien légitimement fondé à croire que la peinture des anciens a été l’égale de leur sculpture et de leur architecture, et qu’ainsi ils ont porté ces trois grands arts à un point de perfection qui ne saurait être dépassé.

Quand il fit la découverte de cette mosaïque, M. Blanchi fut saisi d’une joie si vive, que, pendant plus d’un mois, il resta dans un véritable accès de folie. La population de Naples partagea son allégresse et son admiration. L’on allait par troupes, et comme en procession, visiter cette précieuse relique, maintenant bien abritée sous un toit et des vitrages que supportent les débris de l’antique maison romaine, et protégée ainsi contre les entreprises des voyageurs non moins que contre les injures du ciel. Elle est devenue, à Naples, un véritable objet de mode. On la grave, on la lithographie, on la reproduit, en proportions réduites, sur des plaques de porcelaine propres à être encadrées, sur des vases de terre cuite faits en imitation des vases étrusques ; on la brode sur des canevas, on l’imprime sur des étoffes. Puisqu’il est d’usage de faire mouler en plâtre, pour nos musées et nos écoles, les chefs-d’œuvre de la statuaire antique dont nous ne pouvons posséder les originaux, puisqu’on envoie copier les fresques de Michel-Ange et les tableaux de Raphaël, serait-il moins intéressant, moins utile pour l’histoire et les progrès de l’art, de faire aussi copier les principales fresques de Pompeï réunies au musée de Naples, et surtout la mosaïque dont je viens d’expliquer l’importance ? Ce ne serait pas un ouvrage fort difficile, et la réussite m’en paraît certaine, si l’artiste auquel on confierait un tel travail y mettait encore plus de conscience que de talent, s’il consentait à se faire l’humble et religieux traducteur des artistes romains. Je suis convaincu que les peintres et les archéologues trouveraient à consulter ces simples traductions un égal plaisir, une égale utilité, et le département des beaux-arts, qui met toute sa sollicitude, tout son orgueil à doter la France des richesses qu’elle peut acquérir, leur doit en quelque sorte la reproduction de ces curieux monumens. Le ministre qui enrichira nos collections d’une fidèle copie de la mosaïque et des meilleures fresques de Pompeï, qui permettra que la gravure et la lithographie les répandent ensuite et les popularisent, fera certes un précieux cadeau à tous les amis des beaux-arts et de l’antiquité.


Louis Viardot.
  1. Plusieurs de ces contremarques, qui sont des jetons de métal, portant pour empreintes des attributs de théâtre, ont été retrouvées et se conservent au musée Degli Studi.
  2. Il faut que le prêtre vive de l’autel.
  3. Un antiquaire, d’ailleurs fort distingué, M. J…, a pris ces bouchons d’amphores pour des biscuits de mer ; mais on peut se tromper plus grossièrement.
  4. Les arabesques reçurent d’abord le nom de grotesques, en Italie du moins. Lorsqu’en faisant des excavations dans l’église de San-Pietro-in-Vincula, sous Léon X, on découvrit les ruines du palais de Titus, les ornemens de peinture trouvés intacts furent nommés, parce qu’on les tirait des grottes, groteschi. Un élève de Raphaël, Giovanni d’Udina, ayant découvert un moyen d’imiter le stuc ancien avec du marbre pilé mêlé de chaux et de térébenthine blanche, mit à la mode ce genre de fresques, dont Raphaël lui-même fit usage dans les loges et les galeries du Vatican.