Pompéi, la vie de province dans l’empire romain

POMPEI
LA VIE DE PROVINCE DANS L'EMPIRE ROMAIN[1]

Nous savons très bien de quelle manière on passait le temps à Rome. Les anciens auteurs sont pleins, à ce sujet, de renseignemens curieux. On peut, avec les lettres de Cicéron, refaire la journée d’un homme d’état. Les satires d’Horace nous peignent au naturel l’existence d’un flâneur dont l’occupation principale consiste à se promener au Forum ou le long de la Voie-Sacrée, à regarder les joueurs de balle au champ de Mars, à causer avec les marchands de blé ou de légumes, et le soir à écouter les charlatans et les diseurs de bonne aventure. Juvénal, plus indiscret, nous laisse entrevoir l’intérieur d’un affreux cabaret, rendez-vous des matelots, des voleurs, des esclaves fugitifs, et au fond duquel les employés des pompes funèbres dorment côte à côte avec les prêtres mendians de la grande déesse. Ce qui nous échappe, c’est la vie de province[2]. Il est probable que nous la connaîtrions mieux, si nous avions conservé tout le théâtre latin. Comme les habitans des grandes villes aiment assez à plaisanter du ridicule des petites, on peut supposer que les auteurs de mimes et d’atellanes ne se faisaient pas faute d’en rire. C’est ce que prouvent les titres de quelques-unes de leurs pièces, et les courts fragmens que nous en avons conservés. Pomponius et Novius s’étaient amusés plus d’une fois à peindre les mésaventures d’un candidat. Il s’agissait sans doute des élections de quelque petit municipe : les Romains n’auraient point souffert qu’on se moquât de celles de Rome. Dans une pièce intitulée la Sétinienne, le poète Titinius avait mis sur la scène une de ces provinciales endurcies qui s’imaginent facilement que le monde entier tourne autour de leur village. C’est à lui qu’elles ramènent tout ; elles croient que tout est fait pour lui. Celle-là, pendant qu’on lui montre Rome, ne songe qu’à son cher Sétia. « Ah ! répond-elle à ceux qui lui font voir le Tibre, quel service on rendrait au territoire de Sétia, si on pouvait l’y faire couler ! » Par malheur, ce ne sont là que des fragmens bien courts ; ces pièces ont péri à peu près entièrement, et le peu qui nous en reste ne fait qu’exciter notre curiosité sans la satisfaire.

Si nous nous adressons aux écrivains qui nous sont parvenus tout entiers, nous ne sommes guère plus heureux. En général, ils ne nous parlent de la province que pour nous dire la répugnance profonde qu’elle leur cause. Elle n’était pas plus à la mode alors qu’aujourd’hui parmi les lettrés et les beaux esprits. Tous déclaraient d’un commun accord qu’il n’était pas possible de vivre hors de Rome. Sans doute on était bien forcé de reconnaître que c’était un des séjours les plus malsains du monde. La Fièvre y avait eu des autels dès le règne de Numa, et les prières qu’on lui faisait depuis si longtemps ne la désarmaient guère[3]. Sénèque avoue qu’il suffisait de quitter un moment cette lourde atmosphère de poussière et de fumée pour se sentir mieux portant ; mais on ne la quittait jamais volontiers. Cicéron, pendant qu’il y vivait tranquille, ne se gênait pas pour dire, même dans ses discours publics, que c’était une ville fort laide et très mal bâtie, que les maisons étaient trop hautes, et les rues trop étroites. Il changea d’opinion dès qu’il fut forcé d’en sortir. « Qu’elle est belle ! » s’écriait-il en y rentrant : il lui suffisait d’en avoir été banni quelques mois pour la trouver admirable. Cependant il la quitta encore quelques années plus tard pour aller gouverner la Cilicie ; mais cette fois aussi il se mit à la regretter aussitôt qu’il l’eut perdue de vue. Il n’était pas arrivé dans sa province qu’il s’occupait déjà des moyens d’en revenir le plus tôt possible. Pendant qu’il administrait des pays plus grands que des royaumes, qu’il commandait des armées, qu’il recevait les complimens du sénat sur ses victoires, il ne se consolait pas d’être si loin du Capitole, il écrivait à son ami Cœlius des lettres désolées dans lesquelles il lui recommandait de ne jamais quitter Rome et de vivre toujours à cette lumière : — urbem, urbem, mi Rufe, cole, et in hac luce vive ! — A la rigueur, on comprend qu’un homme d’état ne consentît pas à perdre le forum de vue ; il avait trop d’intérêt à ne pas s’en éloigner. Ce qui surprend davantage, c’est que les pauvres gens eux-mêmes, à qui la vie était si chère et si difficile à Rome, s’obstinaient aussi à y rester. Juvénal a décrit d’une façon fort éloquente à quelles misères un pauvre client comme lui y est tous les jours exposé. Pour se donner le courage d’en sortir, il se vante à lui-même le séjour de Sora, de Fabrateria, de Frusinone, charmantes villes où l’on ne risque pas d’être écrasé le matin par les voitures et assassiné le soir par les voleurs, où l’on peut acheter une maison et un jardin au prix que coûte à Rome la location annuelle d’un obscur taudis. « Ah ! se dit-il avec une émotion qui nous touche, c’est là qu’il te faut vivre, amoureux de ta bêche et soignant bien ton petit clos ; il te rapportera assez de légumes pour régaler cent pythagoriciens. C’est quelque chose, n’importe où, n’importe dans quel coin, d’être propriétaire, ne fût-ce que d’un trou de lézard ! » Et pourtant Juvénal ne parvint pas à se convaincre ; il demeura à Rome, où Martial nous le fait voir se fatiguant le matin à gravir les rampes du grand et du petit Cœlius pour aller faire sa cour aux grands seigneurs. Stace au moins montra plus de résolution. Il voyait sa réputation croître, sans que sa fortune augmentât. Il était le premier poète de Rome et l’un des plus misérables. Il lui fallait pour vivre chanter les amours des gens riches et célébrer sur tous les tons les vertus de Domitien. Ce qui lui faisait le plus de peine, c’est qu’il avait une grande fille à marier, une fille pleine de talens, qui jouait de la lyre et chantait à ravir les vers de son père. Malheureusement il n’avait pas de dot à lui donner, et « sa belle jeunesse s’écoulait stérile et solitaire. » Il prit le parti de retourner à Naples, son pays, où il espérait trouver une existence plus facile et des gendres moins exigeans ; mais sa femme refusa de le suivre. C’était une de ces Romaines obstinées qui ne croyaient pas qu’on pût vivre ailleurs que sur une des sept collines. A l’idée de quitter Rome, elle poussait de profonds soupirs et passait les nuits sans sommeil. En vain Stace lui dépeignait-il en vers charmans les merveilles de Pouzzoles et de Baïes, ce pays enchanteur « où tout se réunit pour charmer la vie, où les étés sont frais et les hivers tièdes, où la mer vient tranquillement mourir sur ces rivages qu’elle caresse ; » elle ne songeait jamais qu’à Suburra et aux Esquilies : elle était femme à regretter les ruisseaux de Rome en présence de la mer de Naples.

Cette répugnance que la province inspirait aux beaux esprits de Rome explique le silence qu’ils ont gardé sur elle : on n’aime pas à parler de ce qui déplaît ; aussi en parlent-ils le moins qu’ils peuvent, et ce qu’ils disent ne nous apprend rien de précis ni de nouveau. On serait donc aujourd’hui fort embarrassé pour deviner de quelle manière se passait la vie dans une petite ville de l’empire romain, si, fort heureusement, on n’en avait découvert une. La découverte de Pompéi nous console tout à fait du silence des écrivains anciens. Pour savoir comment on vivait hors de Rome, nous n’avons plus besoin de réunir à grand’peine des textes insignifians et douteux, une courte promenade dans Pompéi nous en apprend bien davantage.


I

Avant même d’avoir mis le pied sur la voie des tombeaux, par laquelle commence ordinairement cette promenade, il y a une vérité dont nous devons être convaincus, c’est que Pompéi avait dû chercher autant que possible à ressembler à Rome. Dans tous les pays où il existe une capitale importante, elle exerce sur les autres villes un attrait souverain ; on imite ses monumens, on copie ses modes ; on reproduit son langage, on vit de sa vie. Au Ier siècle, tout l’univers avait les yeux sur Rome ; ses usages avaient pénétré partout. Seule, la civilisation grecque résistait encore : l’Orient se défendait avec énergie contre ce qu’il appelait une invasion de barbares ; mais en Occident les nationalités les plus vigoureuses et les plus rebelles s’étaient laissé vaincre. L’Espagne, la Gaule, la Bretagne, subissaient les mœurs aussi bien que les lois du vainqueur ; comme disent nos voisins d’outre-Rhin, le monde s’était romanisé.

L’influence romaine s’insinuait dans les pays vaincus par plusieurs côtés à la fois. Pendant que les légions, en traversant l’empire pour aller camper aux frontières, la faisaient pénétrer dans les classes populaires par cette affinité naturelle qui partout lie le peuple avec les soldats, les négocians qui s’étaient établis à la suite des armées communiquaient ou même imposaient leurs habitudes et leur langue aux marchands, aux agriculteurs, à tous ceux qui avaient affaire à eux pour leur vendre leurs produits ou acheter ceux de Rome. Quant à la société distinguée, elle se trouvait en rapport avec les intendans (procuratores), les propréteurs, les proconsuls que l’empereur et le sénat envoyaient gouverner les provinces. Ces personnages, étaient toujours des gens du meilleur monde, chevaliers ou sénateurs, habitués à fréquenter le palais de César, et qui apportaient tous les ans comme un air de Rome dans ces contrées éloignées ; ils étaient souvent accompagnés par leurs femmes, ils avaient toujours avec eux des fils de grandes familles qui venaient s’instruire aux affaires par leur exemple, et des affranchis qui leur servaient de secrétaires. C’était une sorte de cour sur laquelle se réglait la bonne société des villes où ils résidaient. À ce contact journalier des marchands, des soldats et des gouverneurs, les provinces étaient devenues romaines. Tacite dit qu’on y lisait avec soin les journaux de Rome pour se tenir au courant des moindres aventures qui se passaient au sénat ou sur le forum ; on y répétait les bons mots contre les maîtres du moment, on voulait y savoir les belles phrases et les pensées brillantes des orateurs en renom. Les ouvrages nouveaux des auteurs à la mode se lisaient partout. Les libraires de Lyon réclamaient les derniers plaidoyers de Pline, ceux de Vienne vendaient les épigrammes de Martial, et ce poète nous dit avec orgueil qu’on chantait ses vers partout où s’étendait la domination romaine. Même chez les peuples peu connus, mal soumis, Rome pénétrait par ses arts et sa littérature autant que par ses armes. « La Gaule, dit Juvénal, a fait l’éducation des avocats bretons, et l’on dit que Thulé songe à se procurer un professeur public d’éloquence. » Juvénal veut plaisanter, mais il n’exagère pas autant qu’il croit. La Bretagne était une des dernières conquêtes de l’empire et en apparence une des moins solides ; on sait pourtant quels déchiremens elle éprouva quand il lui fallut s’en séparer au moment des invasions. Il est donc probable que ces provinces éloignées, ces pays perdus ménageaient plus d’une surprise au Romain qui les visitait, : il devait être fort étonné de ne pas s’y sentir trop dépaysé, il y retrouvait même quelquefois ce qu’on a le plus de peine à transporter d’un pays à l’autre, cette élégance dans les manières, cette finesse dans le langage, ce tour particulier dans les railleries, enfin toutes ces qualités délicates que les Romains comprenaient sous le nom d’urbanité, parce, qu’ils les croyaient attachées au séjour de la grande ville. Quand Martial arriva à Bilbilis, dans le cœur de l’Espagne, il se croyait dans un pays de sauvages et gémissait d’y être venu. Quelle ne fut pas sa surprise d’y trouver une véritable Romaine ! Les éloges qu’il donne à Marcella, même en faisant la part de la politesse, montrent que l’urbanité avait pénétré jusqu’à Bilbilis. « Prononce un seul mot, lui disait-il, et le Palatin croira que tu lui appartiens. Aucune des femmes qui sont nées dans Suburra ou qui habitent les pentes du Capitole ne pourrait lutter avec toi. Toi seule adoucis mes regrets d’avoir quitté la ville maîtresse ; seule, tu suffis à la faire revivre tout entière pour moi ! »

Si les belles manières du Capitole et du Palatin se retrouvaient au fond de l’Espagne, si l’on étudiait la rhétorique à Thulé, si d’un bout du monde à l’autre on reproduisait fidèlement les usages et les modes, la façon de parler et de vivre de Rome, il est clair que la question que nous nous sommes posée devient plus facile à résoudre. Nous cherchons à connaître la vie de province dans le premier siècle de l’empire : puisqu’on tâchait partout de copier Rome, nous n’avons qu’à réduire la vie romaine à des proportions plus humbles, et nous saurons de quelle façon on passait le temps dans les provinces.

La visite qu’on fait à Pompéi confirme entièrement cette opinion, et l’imitation des usages de Rome s’y retrouve à chaque pas. C’était pourtant une ville ancienne et qui avait changé bien des fois avant d’en venir à l’état où nous la voyons. Elle était Osque d’origine, le voisinage de Naples l’avait rendue à moitié grecque, Sylla en avait fait une colonie romaine ; mais la trace de ces changemens est bien peu visible aujourd’hui. L’osque ne se montre que dans quelques inscriptions ; le souvenir de la Grèce n’est rappelé que par l’exquise délicatesse des sculptures et des tableaux. Au contraire Rome est vivante partout : cette dernière influence a recouvert et presque effacé toutes les autres. Il n’y a pas lieu d’en être fort surpris. Lorsqu’on sait que dans les petites bourgades de la Bretagne il y avait des portiques comme au champ de Mars, quand les inscriptions nous montrent que les habitans d’un village inconnu de la Germanie avaient voulu avoir un Vatican, on ne s’étonne pas de voir qu’on tînt à reproduire le forum et le Capitole dans une ville de Campanie.

Pompéi, c’est donc Rome en petit ; la vie à Pompéi devait être la vie romaine en miniature. Quand nous n’aurions que les débris de ces monumens ruinés qu’on y découvre, sans rien qui nous les expliquât et nous en apprît l’usage, il nous serait facile de le deviner en songeant à ceux de Rome. Nous savons ce qu’on allait faire à l’amphithéâtre Flavien, dans les thermes de Titus, sous les portiques de Livius ou d’Octavie. Pour rendre la vie à Pompéi, pour ranimer ces rues et ces places désertes, il nous suffit d’y transporter par l’imagination les scènes dont celles de Rome étaient le théâtre ordinaire. Par exemple, dans ce forum étroit, mais charmant, centre et cœur de la cité, plaçons quelques flâneurs de petite ville, qui s’y rassemblent le soir, non pas pour s’entretenir des affaires publiques, médire des puissans du jour ou raconter les bruits qui viennent de chez les Germains et les Parthes, mais pour rire des mésaventures du voisin, ou tout au plus pour plaisanter en passant d’un édile trop sévère ou d’un duumvir peu généreux. Peuplons ces portiques des élégans de l’endroit, les nobles fils de Pansa ou d’Holconius, qui viennent y faire admirer leur toilette irréprochable, copiée sur celle des Romains à la mode qui visitent Baïes tous les ans pendant la saison des bains. Remplissons ce vaste amphithéâtre de spectateurs empressés et de femmes coquettes qui y sont venues un peu pour voir et beaucoup pour être vues, — spectatum veniunt, veniunt spectentur ut ipsœ. — Supposons que tout ce peuple est réuni pour assister à quelqu’une de ces grandes tueries de bêtes ou d’hommes qu’on aimait tant à Pompéi. Si nous voulons nous figurer les différentes scènes que suivent avec un si vif intérêt tous ces regards curieux, il n’y a rien de plus facile : nous n’avons qu’à jeter les yeux sur les bas-reliefs du tombeau de Scaurus, où elles sont si fidèlement représentées. On y voit des chasseurs qui combattent des tigres avec le manteau et l’épée, comme les toréadors d’aujourd’hui ; on y voit des gladiateurs de toute espèce, mirmillons, thraces ou rétiaires, qui sont aux prises. Tous les accidens de la lutte y sont reproduits : ils s’attaquent et se défendent avec vigueur ; le vaincu lève un doigt en l’air pour implorer la pitié du public, et si le public refuse de lui faire grâce, le vainqueur l’achève. Il nous est aisé de transporter par l’imagination tous ces combats dans l’arène et de les placer sous les yeux des spectateurs. Nous pouvons aussi, pour que rien ne manque à la fête, supposer qu’au milieu de l’émotion générale un des jeunes élégans dont je parlais tout à l’heure, beaucoup plus occupé de quelque jolie femme assise à ses côtés que du spectacle, profite de l’occasion pour faire connaissance avec elle. Les choses se passaient souvent ainsi à Rome, c’est Ovide qui nous l’apprend. « Il arrive, nous dit-il, que celui qui venait regarder les blessures des autres se sent lui-même blessé. Tandis qu’il cause avec sa voisine, que pour frôler sa main il lui demande le programme[4], tandis qu’il cherche à engager quelque pari avec elle, le trait de l’amour pénètre dans son cœur. Il pensait n’être que le spectateur du combat, il en devient aussi la victime. » Ces vers charmans d’Ovide reviennent à la mémoire quand on visite l’amphithéâtre de Pompéi, et on imagine sans peine que des scènes pareilles se sont passées bien des fois sur ces gradins aujourd’hui ruinés. — On le voit, les monumens de Pompéi s’animent rien que par le souvenir de ceux de Rome, auxquels ils ressemblent, et quand on se rappelle les récits des historiens ou les vers des poètes, on n’a pas besoin d’un grand effort d’imagination pour leur rendre la vie.

Mais cet effort même, si facile qu’il soit, nous est inutile ; nous avons ici très peu besoin d’imagination et de conjectures. Une circonstance heureuse nous les épargne. Ces monumens portent presque toujours des inscriptions ; ils semblent donc prendre la parole pour nous apprendre d’eux-mêmes et de ceux qui les fréquentaient ce que nous désirions savoir. Les inscriptions étaient alors le seul moyen d’information et de publicité qu’on possédât ; aussi étaient-elles très nombreuses dans les villes anciennes. On en retrouvé de trois espèces différentes à Pompéi, d’abords celles qui sont gravées sur le marbre ou sur la pierre, tantôt au fronton des temples pour nous apprendre qui les a construits, tantôt sur la base des statues pour nous faire savoir le nom du personnage quelles représentent et les fonctions qu’il avait remplies. Ces inscriptions étaient destinées à vivre autant que le monument qui les portait, et le hasard qui nous les a conservées n’a pas commis d’indiscrétion. Il y avait ensuite celles qui étaient peintes avec un pinceau, en rouge ou en noir, sur les murailles des maisons ou des portiques. Celles-là, beaucoup plus curieuses pour nous que les premières, remplissaient l’office de nos affiches d’aujourd’hui. C’est par elles qu’au moment des élections on recommandait les candidats au choix de leurs concitoyens ; c’est par elles qu’un entrepreneur de spectacle faisait connaître le jour et le programme de ses représentations, qu’un propriétaire apprenait au public qu’il avait un appartement à louer pour le terme de juillet, et que le maître de l’auberge du Coq ou de l’Éléphant invitait les voyageurs à loger, chez lui en leur promettant un bon dîner et toute sorte de commodités, omnia commoda prœstantur ; c’est par elles aussi qu’on réclame les objets volés ou perdus et qu’on annonce qu’il y aura une récompense honnête pour celui qui les fera retrouver. « Une urne de vin a disparu de la boutique ; celui qui la rapportera recevra 65 sesterces (13 francs) ; s’il amène le voleur, on lui donnera le double. » La troisième espèce d’inscriptions contient celles qui étaient simplement tracées avec la pointe d’un clou ou d’un couteau, soit par des amoureux qui se donnent le plaisir de saluer leur belle en passant, soit par quelque mauvais plaisant qui est bien aise de nous faire savoir qu’il a la pituite, ou qui traite sans façon de barbares ceux qui ont l’inconvenance de ne pas l’inviter à dîner, soit par quelques malins qui nous apprennent qu’Épaphra est un débauché, qu’Anomalus et Verecunnus sont des fainéans et qu’Oppius est un voleur[5]. Ces graffiti, comme on les appelle en Italie, n’étaient pas faits pour venir jusqu’à nous. La destruction de Pompéi nous les a conservés, et c’est un grand bonheur. On ne se doute pas en vérité combien ces gamineries qui garnissent les murailles, quand la police les tolère, pourraient apprendre de choses à la postérité, si elles arrivaient aussi loin. L’étude de ces diverses inscriptions est pleine d’intérêt pour nous. Chacun de ces trois groupes différens nous fait pénétrer d’un degré dans la vie de la petite ville ; chacun nous fait mieux connaître une classe particulière d’habitans. Tandis que les inscriptions monumentales nous introduisent dans le monde officiel, les graffiti nous entretiennent surtout des amours et des colères, des petites gens. C’est avec les unes et les autres que je vais ressayer de connaître Pompéi et ses citoyens.

A la première visite qu’on fait à Pompéi, on est très frappé de voir combien la ville, quoique ruinée, a conservé un aspect riant. Il ne semble pas qu’il y eût beaucoup de pauvres. Peut-être en effet, dans ces pays où existait l’esclavage, la fortune étant moins divisée, chacun en avait-il une meilleure part. En dehors des esclaves, qui ne comptaient pas, il y avait moins de gens qu’aujourd’hui forcés de travailler pour vivre. On avait plus de loisirs et on les passait plus gaîment. Aussi, à voir le nombre des édifices réservés au plaisir, on dirait vraiment que tout le monde ne songeait qu’à se réjouir. Il y avait sans doute des gens graves à Pompéi, mais comme en tout pays ils font moins de bruit que les autres, leur souvenir s’est effacé, et il y a bien peu de chose aujourd’hui qui le rappelle[6]. Au contraire, dans ces rues et dans ces places, tout donne l’idée d’une vie gaie et riante, tout parle de plaisir. Sur ce point, les inscriptions s’accordent tout à fait avec les monumens ; c’est aussi du plaisir, de l’amour, des spectacles, qu’elles nous entretiennent d’ordinaire. Les spectacles semblent avoir surtout charmé les habitans de Pompéi. On les avait toujours beaucoup aimés à Rome ; on les aimait peut-être encore plus dans les villes moins importantes, où l’on avait moins de manières de passer le temps. A l’époque de Cicéron, le théâtre était leur plus grand amusement ; les comédiens et surtout les comédiennes y étaient fort goûtés. En défendant un de ses cliens dont la jeunesse n’avait pas été fort sévère, il disait sans se gêner : « On l’accuse d’avoir enlevé une comédienne ; c’est un divertissement que l’usage autorise, surtout dans les municipes. » A Pompéi, les spectacles étaient une véritable fureur : il y en avait de toutes les sortes, des combats de taureaux, des grandes chasses d’ours et de sangliers, des courses de chevaux, des luttes d’athlètes et quelquefois aussi des pantomimes. Nous savons que Pylade, le plus grand acteur de ce temps, est venu y donner des représentations ; mais c’étaient les gladiateurs qui avaient la vogue : on en connaît cinq troupes différentes, et il n’est pas probable qu’on les connaisse toutes. Ces combats étaient annoncés par des affiches qu’on trouve encore en grand nombre sur les murailles ; l’affiche donne la composition du spectacle ; elle indique si des athlètes, des chasses, des tombolas, comme on dirait aujourd’hui, seront joints aux gladiateurs pour rendre la fête complète ; elle n’oublie pas non plus d’indiquer qu’il y aura des tentes pour les gens qui craignent le soleil, venatio, athletœ, sparsiones, vela erunt ; elle fixe le jour, tantôt en prévoyant qu’il pourra être reculé pour cause de mauvais temps, qua dies patietur, tantôt en annonçant, au grand plaisir des amateurs furieux, qu’il n’y aura pas de remise, et que l’on combattra, quelque temps qu’il fasse, sine ulla dilatione.

Ces spectacles étaient le divertissement le plus cher des habitans de Pompéi. Les ambitieux qui voulaient leur plaire ne l’ignoraient pas. Aussi les magistrats en espérance ou en exercice ne connaissaient-ils pas de meilleur moyen de s’attirer la bienveillance du peuple ou de l’en remercier, quand ils l’avaient acquise, que de lui offrir un combat de gladiateurs. L’un d’entre eux, le duumvir Clodius Flaccus, plus reconnaissant que les autres, en fit combattre ensemble trente-cinq paires dans une seule représentation. Le nom de Pompéi n’apparaît point souvent dans l’histoire. Tacite ne parle guère qu’une fois de cette petite ville, et c’est précisément au sujet d’un spectacle de ce genre. Il raconte que dans un de ces combats, qui naturellement ne portaient pas les âmes à la douceur, les habitans de Nucéria et ceux de Pompéi, chez lesquels se donnait la fête, se prirent de querelle, qu’ils commencèrent par s’injurier et finirent par se battre, et qu’il y eut un très grand nombre de Nucériens tués. Le sénat punit les coupables, et il ordonna que ces combats seraient interdits pour dix ans à Pompéi. « On ne pouvait pas infliger aux Pompéiens de châtiment plus grave. Ce qui prouve l’extrême popularité dont ces spectacles jouissaient chez eux, c’est l’habitude qu’ils avaient de dessiner partout des gladiateurs. On en trouve encore un très grand nombre sur les murailles, et dans les attitudes les plus diverses. D’ordinaire ils sont représentés combattant, tandis qu’à côté d’eux un vieux gladiateur retraité, reconnaissable à son bâton, règle et surveille le combat. Au-dessous, on lit le nom du personnage et le nombre des victoires qu’il a remportées. A la façon élémentaire dont ces croquis sont tracés, on reconnaît vite qu’ils ne sont point dus à des artistes de profession. C’étaient des gens du peuple ou des enfans qui enrichissaient ainsi les murailles de leurs chefs-d’œuvre. Les enfans à qui on laissait prendre un morceau de charbon ou de craie esquissaient un gladiateur comme aujourd’hui ils dessinent un soldat, et il est curieux de remarquer que la façon dont ces jeunes mains procèdent n’a pas changé. La méthode est la même, soldats et gladiateurs se ressemblent : c’est toujours une ligne plus ou moins droite qui représente le front et le nez et deux points qui simulent les yeux. Cependant quelques-uns de ces croquis informes ne manquent pas de certaines intentions comiques. Je recommande à ceux qui auront les planches du père Garrucci sous les yeux l’attitude arrogante et l’air de matamore d’Asteropœus le Néronien, fier sans doute de ses cent six victoires (pl. 11), et surtout l’encolure épaisse d’Achille dit l’invincible (pl. 12), dont l’embonpoint nous montre qu’on ne maigrissait pas toujours dans ce terrible métier.

Pompéi était donc une ville de plaisir. On le savait dans le voisinage, et je soupçonne qu’on y venait beaucoup des environs, comme les Grecs allaient à Corinthe. C’est sans doute un de ces visiteurs, ravi des divertissemens de tout genre qu’il venait d’y trouver, qui avait écrit en s’en retournant ces mots qu’on a lus sur les murs : c’est ici un lieu fortuné, hic locus felix est. Ce visiteur n’avait pas tort, et Pompéi méritait bien le nom de colonie de Vénus qu’on lui avait donné. Cette Vénus, divinité principale de la petite ville, c’était la Vénus physique, et, comme elle y était fort dévotement honorée, on l’appelait quelquefois aussi la Pompéienne. Son nom se retrouve sur les monumens publics, et plus souvent encore dans les inscriptions populaires. Un de ces artistes improvisés dont je viens de parler, qui crayonnaient partout des gladiateurs, ne trouve rien de mieux pour protéger son dessin que de vouer à la colère de Vénus pompéienne celui qui se permettra d’y toucher : abia Venere pompeiana iradam qui hoc lœserit[7]. On ne sera pas surpris d’apprendre que le plus grand nombre de ces graffiti qu’on a retrouvés dans les ruines de la colonie de Vénus avaient été tracés par des amoureux. Lucien dit que de ce temps c’était l’usage d’écrire des déclarations d’amour sur les murailles ; il y en a beaucoup à Pompéi et, comme l’orthographe en est très diverse, on peut en conclure qu’elles ont été écrites par des gens qui appartenaient à des classes différentes de la société. Quelques-uns, pour célébrer leur belle, se contentent d’emprunter des vers aux poètes en renom, à Virgile[8], à Properce, à Ovide surtout : c’était le peintre des amours légers, tenerorum lusor amorum ; aucun n’était plus à la mode parmi les jeunes gens, D’autres fois les vers sont tirés d’auteurs aujourd’hui perdus, ou même semblent composés tout exprès pour la circonstance, et il y en a qui ne sont pas trop mal tournés pour des vers de province. « Que je meure, dit l’amant heureux, si je souhaite d’être un dieu sans toi ! Ah ! peream sine te si deus esse velim ! » — « A moi les amoureux I dit l’amant irrité, je veux rompre les côtes à Vénus ! Quisquis amat veniat, Veneri volo frangere costas. » Les moins lettrés, les ignorans, c’est-à-dire le plus grand nombre, se contentent de parler en prose, et il leur arrive même de parler une prose assez barbare. Voici quelques-unes de ces inscriptions où ils expriment avec une grande naïveté leur amour ou leur colère. « Ma chère Sava, aime-moi, je t’en prie, — Nonia salue son ami Pagurus. — Methe la joueuse d’atellanes aime Chrestus de tout son cœur. Que Vénus pompéienne leur soit propice, et qu’ils vivent toujours en bon accord ! — Asellia, puisses-tu dessécher ! — Virgula à son ami Tertius : tu es trop laid ! . Virgula Tertio suo : indecens es. » Il y a deux de ces inscriptions qui méritent une mention spéciale, l’une parce qu’elle est d’un mari qui a le courage d’écrire sur les murs qu’il aime sa femme : Primus.Massilam amo uxorem, l’autre parce qu’elle laisse entrevoir tout un petit roman. N’est-ce pas un pauvre amoureux, abandonné de sa maîtresse, qui la retrouve après l’avoir longtemps cherchée et qui écrit tristement sur la maison où elle habite : « La voilà ! la voilà ! plus de doute ! Romula vit ici avec un scélérat ? Tenimus ! tenimus ! res certa ! Romula hic cum scelerato moratur ! »

On comprend bien que je ne puis pas tout citer. Je ne veux pas trop abuser de la permission qu’on accorde au latin de braver l’honnêteté. Si j’osais mettre sous les yeux du lecteur ces inscriptions libertines qui s’accordent si bien avec les peintures du musée secret, je lui donnerais, je le crains, une fort mauvaise idée de la moralité des habitans de Pompéi, et malheureusement cette idée serait juste. On prétendait généralement alors que les mœurs étaient bien meilleures dans les provinces, qu’à Rome. Tacite et Pline se plaisent à vanter partout la vie honnête et frugale qu’on menait dans les municipes italiens ; il semblerait, à les entendre, que si Rome était le rendez-vous de tous les vices, la vertu commençait immédiatement après l’enceinte de Servius. Je crains bien qu’il n’entrât dans cette opinion un peu de cette illusion qui nous fait croire que nous serions beaucoup mieux partout où nous ne sommes point. En tout cas, elle n’était pas vraie pour la ville que nous étudions en ce moment. Il est possible qu’on ne trouvât point la vertu à Rome, mais il est certain qu’il ne fallait pas la chercher non plus à Pompéi. Cette charmante ville était située dans un pays enchanteur, où tout porte à la volupté, où « l’éclat velouté de la campagne, la tiède température de l’air, les contours arrondis des montagnes, les molles inflexions des fleuves et des vallées sont autant de séductions pour les sens que tout repose et que rien ne blesse. » Elle était voisine de Naples, qu’on appelait déjà Naples la fainéante, otiosa Neapolis, et qui justifiait si bien le proverbe que l’oisiveté est mère des vices ; elle était placée en face de Baïes, le plus beau lieu du monde, mais un des plus corrompus, de Baïes dont Martial dit qu’il y entrait quelquefois des Pénélopes, mais qu’il n’en sortait que des Hélènes. Tout se réunissait donc pour faire de ce pays un séjour dangereux à la vertu, et les inscriptions comme les monumens nous prouvent que Pompéi n’avait pas résisté à ces séductions puissantes du climat et de l’exemple.


II

Quoique la plus grande partie du temps des Pompéiens fût consacrée au plaisir, il leur en restait cependant un peu pour les affaires. Tous les ans, le choix des magistrats venait les disputer à leurs amusemens habituels, et ils s’en occupaient avec une ardeur qui étonne chez eux. Malgré leur goût prononcé pour les spectacles et les divertissemens de tout genre, les inscriptions nous apprennent qu’ils ne négligeaient pas tout à fait le gouvernement de leur petite ville.

Je crains de surprendre bien des gens en affirmant qu’il y avait un certain mouvement politique et une grande liberté administrative dans une ville de la Campanie pendant le règne des premiers césars : ce n’est pas ce qu’on suppose d’ordinaire. Lorsqu’on parle de l’administration romaine sous l’empire, tout le monde a devant les yeux l’idée d’un despotisme accablant et d’une centralisation étouffante. C’est qu’on confond les lieux et les temps : le despotisme n’existait qu’à Rome ; la centralisation n’a commencé que plus tard. Quand Rome eut vaincu le monde, elle le traita moins durement qu’on ne le suppose. Impitoyable pendant la lutte, elle redevenait clémente après la victoire, toutes les fois qu’elle pouvait l’être sans danger. Elle avait trop de sens politique pour aimer les rigueurs inutiles. Généralement elle n’exigea des peuples soumis que les sacrifices qui étaient nécessaires pour assurer sa conquête. Elle leur laissa leurs usages et leur religion ; elle ménagea leur vanité, dernière consolation des vaincus ; elle honora leurs souvenirs. « Respectez les gloires du passé, écrivait Pline le Jeune à un gouverneur de province, et cette vieillesse qui rend les hommes vénérables et les villes sacrées. Tenez toujours compte de l’antiquité, des grandes actions, des fables même. Ne blessez jamais la dignité, la liberté ou même la vanité de personne. » La domination de Rome ne fut donc pas aussi tracassière que l’est ordinairement celle de l’étranger. Comme elle savait bien qu’on n’arrive pas à gouverner le monde entier malgré lui, elle cherchait à lui faire accepter son autorité en la lui faisant sentir le moins qu’elle pouvait ; nulle part elle ne détruisit pour détruire, nulle part elle ne renversa ce qui pouvait se conserver sans péril. En abolissant partout la vie nationale, elle conserva autant que possible la vie municipale ; c’était celle à laquelle les peuples tenaient le plus, et je crois bien que plusieurs d’entre eux, chez qui le lien national n’était pas très serré, durent s’apercevoir à peine de la conquête. Dans les pays les moins bien traités, les villes continuèrent à s’administrer elles-mêmes, avec cette réserve que les décisions qu’elles prenaient et les dépenses qu’elles s’imposaient pour leurs monumens ou leurs fêtes devaient être approuvées par le gouverneur romain : c’est à peu près le degré de liberté dont jouissent nos communes d’aujourd’hui ; mais il y en avait beaucoup qui étaient affranchies de cette surveillance. On les appelait des villes libres, et elles l’étaient en réalité ; on pouvait y établir les lois qu’on voulait, on n’y recevait pas de garnison romaine, on n’y payait de tribut à personne. Rome n’avait pesé sur elles, au début de la conquête, que pour mettre partout le pouvoir aux mains de l’aristocratie : elle se méfiait par expérience de la mobilité des gouvernemens populaires ; mais une fois cette révolution accomplie, elle les laissa libres de se gouverner comme elles l’entendaient.

Ainsi Rome n’eut pas cette manie puérile qu’on lui suppose de vouloir tout réglementer, de tout détruire pour le plaisir de tout renouveler et de ne rien souffrir qu’elle n’eût pas fait. Elle n’était point blessée de voir des archontes à Athènes, des démarques à Naples, des suffètes à Carthage ; elle laissait à la Sicile les lois d’Hiéron, elle administrait l’Égypte avec les règlemens des Ptolémées. Elle ne chercha point à imposer au monde une constitution uniforme ; elle n’essaya pas de ramener violemment à l’unité des peuples de races diverses. Cette unité se fit cependant ; mais il ne serait pas difficile de prouver qu’elle se fit sans contrainte, que les vaincus la souhaitaient encore plus que le vainqueur, et qu’elle fut plutôt l’œuvre des sujets que celle du maître. Les peuples éprouvèrent tout d’abord un tel attrait vers la cité romaine que plusieurs, qui voyaient bien qu’ils ne pouvaient pas s’en défendre, prièrent Rome de les protéger contre eux-mêmes. Les Germains, les Insubriens, les Helvètes et d’autres peuples barbares de la Gaule stipulèrent, en traitant avec elle, qu’elle n’accorderait à aucun d’entre eux le droit de cité, même quand ils le demanderaient, tant ils se sentaient incapables de résister tout seuls à cet entraînement ! Ces stipulations furent vaines, et de tous les côtés on vit les vaincus, avec un empressement étrange, quitter leurs usages nationaux et leurs lois, abandonner leur langue, la dernière chose qu’un peuple oublie, pour adopter celle du vainqueur. Une sorte d’uniformité s’établit donc dans le gouvernement du monde vers la fin de la république ; mais il importe de remarquer que ce fut plutôt l’effet de l’élan spontané des peuples que de l’intervention du pouvoir. Au contraire Rome essaya quelque temps de s’y opposer. Sa fierté était blessée de ces imitations maladroites par lesquelles les vaincus semblaient vouloir s’élever jusqu’à elle. Par exemple, au lieu d’imposer au monde l’usage de sa langue, nous savons qu’elle en fit longtemps comme un privilège des peuples qu’on voulait récompenser et qu’elle l’interdisait à ceux qui ne lui semblaient pas en être dignes. Plus tard, quand la force des choses rendit ces distinctions inutiles, quand on copia partout le gouvernement de Rome, quand l’Occident entier parla sa langue, la correspondance de Pline et de Trajan montre avec quels scrupules les princes honnêtes, loin de vouloir agrandir leur pouvoir aux dépens des libertés locales, respectent les lois particulières et les privilèges exceptionnels de chaque cité. Rome n’est donc pas tout à fait coupable de cette uniformité qui s’impose alors à l’empire ; elle s’est souvent faite sans elle, quelquefois malgré elle. Les premiers empereurs n’ont essayé d’établir l’unité que dans les choses où elle est vraiment nécessaire, et sans lesquelles une grande nation n’existe pas. Ils concentraient en leurs mains la direction politique des affaires et le commandement des armées ; ils ne laissaient circuler que la monnaie frappée à l’effigie de César ; ils voulaient que les mesures dont on se servait eussent été vérifiées par les édiles de Rome à l’étalon du Capitole ; ils ne permettaient pas aux villes voisines et ennemies de vider leurs différends par la force, comme c’était l’usage avant eux ; ils se faisaient les juges de leurs querelles et les réglaient sans appel. Quant à leur administration intérieure, ils y intervenaient le moins qu’ils pouvaient, et seulement lorsque la tranquillité publique rendait cette intervention nécessaire. Je ne prétends pas que toutes les villes jouissaient des mêmes libertés. La surveillance du pouvoir central et de son mandataire, propréteur ou proconsul, s’exerçait sur elles avec plus ou moins de rigueur, selon qu’elles étaient plus ou moins éloignées de la capitale ou de l’Italie, selon les droits qu’elles avaient reçus au moment de la conquête ou depuis leur soumission ; mais toutes à peu près, municipes, colonies, villes libres, fédérées ou sujettes, se gouvernaient par leurs lois, toutes élisaient leurs magistrats, toutes faisaient elles-mêmes leurs affaires, et l’on peut dire, je crois, que rarement le monde a joui d’autant, d’indépendance municipale que sous le despotisme des césars.

Pompéi, étant une colonie romaine, devait être parmi les villes les plus favorisées. Pour son administration intérieure ; elle jouissait d’une liberté sans limites. Nous sommes fort surpris, nous qui ne pensons pas qu’on puisse vivre, si l’on n’est placé sous l’œil et sous la protection toujours visible du pouvoir central, de voir que le gouvernement impérial n’avait là aucun agent qui le représentât. On s’en passait, à ce qu’il semble, et l’empereur n’éprouvait pas plus le besoin d’en envoyer que les habitans le désir d’en recevoir. Les seuls magistrats dont on trouve la trace à Pompéi sont des magistrats municipaux. Ils ne sont pas très nombreux : l’administration des municipes était fort simple ; elle n’aimait pas à embarrasser de rouages compliqués la marché des affaires. Le pouvoir délibératif appartenait à un sénat de cent membres qu’on appelait les décurions. Ce sénat comprenait les personnages importans de la ville ; il était à peu près investi des mêmes attributions que celui de Rome, dont il aimait à prendre le nom, dont il essayait d’imiter la majesté. Le pouvoir exécutif était remis aux mains d’un petit nombre de magistrats annuels. C’étaient d’abord ceux qu’on appelait duumviri jure dicundo. Leur, nom indique leurs attributions : ils étaient deux comme les consuls de Rome ; ils présidaient, comme eux, le sénat, et de plus ils rendaient la justice. Au-dessous des duumvirs, deux édiles étaient chargés de la surveillance des marchés, de l’entretien des monumens publics, de la police des rues et des places ; au-dessous encore, deux questeurs administraient les revenus publics et surveillaient les dépenses. C’étaient là les magistrats ordinaires de la république des Pompéiens, comme elle aimait à s’appeler, ceux qu’on nommait tous les ans. Il y en avait d’autres, que certaines circonstances exceptionnelles rendaient de temps en temps nécessaires. Tous les cinq ans, on faisait le recensement des citoyens dans tout l’empire. C’était un moment solennel qui se célébrait par des cérémonies religieuses et des fêtes splendides. A Rome, le recensement était fait par l’empereur lui-même, héritier des censeurs de la république. Dans les provinces, on ne créait pas à cette occasion des magistrats spéciaux, car l’administration municipale n’aimait pas à multiplier le nombre des agens dont elle se servait : on confiait cette opération importante aux duumvirs en exercice ; seulement, comme ils remplissaient des fonctions nouvelles, ils prenaient un nom nouveau. Pour marquer que la dignité exceptionnelle dont ils étaient revêtus ne revenait que tous les cinq ans, ils ajoutaient à leur titre ordinaire celui de quinquennalis, et c’était un grand honneur d’être nommé magistrat quinquennal. Leurs fonctions ne consistaient pas seulement à faire le recensement des citoyens ; comme les censeurs à Rome, ils arrêtaient la liste du sénat. Ils y faisaient d’abord entrer les magistrats qui venaient de sortir de charge, puis les citoyens importans de la ville qu’ils jugeaient les plus dignes de cet honneur. Ils étaient libres de choisir ceux qu’ils préféraient en se conformant aux conditions requises par la loi. Ces conditions, nous les connaissons. Pour être élu décurion, la loi voulait qu’on eût atteint un certain âge, trente ans sous César, vingt-cinq à partir d’Auguste. Elle exigea plus tard une certaine fortune, qui variait sans doute avec l’importance des villes ; à Côme, c’était seulement 100,000 sesterces (20,000 francs.) Elle excluait formellement les banqueroutiers, ceux qui avaient subi des condamnations réputées infamantes, ou exercé des professions qu’on regardait comme malhonnêtes, par exemple les comédiens et ceux qui dressaient les gladiateurs. Quant aux marchands de filles, aux crieurs publics et aux employés des pompes funèbres, on pouvait les nommer à la condition qu’ils renonceraient à leurs métiers, La liste faite, les quinquennales la faisaient graver sur l’airain et placer dans un endroit apparent du forum, ou tout le monde la pouvait lire. C’est ce qu’on appelait le tableau de la curie, album curiœ. Le hasard nous a conservé l’album de Canusium, qui nous apprend de quelle façon était composé le sénat de cette petite ville. Cet album se termine par les noms de quelques jeunes gens (prœtextati), enfans de grandes maisons auxquels on accordait le droit d’assister aux séances du sénat pour se former aux affaires en attendant qu’ils eussent l’âge d’y prendre part. C’étaient des décurions en expectative et en survivance. Il y en avait vingt-cinq à Canusium auxquels on avait fait cet honneur. En tête de l’album, avant les noms des décurions, se trouvent un certain nombre de personnages importans qui portent le titre de protecteurs ou de défenseurs de la cité (patroni civitatis). Il y en avait dans tous les municipes, et de deux espèces différentes. Les uns étaient d’anciens magistrats qui avaient parcouru avec honneur le cercle des dignités municipales, qui, plusieurs fois duumvirs ou quinquennales, s’étaient attiré dans ces positions la reconnaissance de leurs concitoyens. Quand la petite ville n’avait plus de dignités à leur donner, elle leur conférait ce titre de patronus, après lequel il n’y avait plus rien, et qui les faisait sans contestation les premiers de leur endroit. Les autres n’avaient avec le municipe que des rapports plus éloignés, mais c’étaient des personnages influens qui approchaient de l’empereur, et dont on pouvait avoir besoin dans les affaires graves. Ceux-là devaient représenter les intérêts de la ville auprès du pouvoir central, s’ils étaient jamais menacés. En échange des services qu’on espérait d’eux, on les comblait d’honneurs par avance. Le décret qui les nommait était toujours rédigé dans les termes les plus flatteurs, et l’on envoyait une ambassade solennelle qui était chargée de le leur remettre et le faire graver dans leur maison[9].

Ce qui était le plus remarquable dans cette organisation des municipes, c’est la façon dont les duumvirs, les édiles et les questeurs étaient nommés. On a cru souvent que les comices populaires avaient été supprimés dans les provinces, comme ils l’étaient à Rome depuis Tibère, et que le choix des magistrats municipaux était confié aux décurions, comme celui des magistrats romains au sénat. Il faut avouer que cette supposition était vraisemblable et entièrement conforme à l’idée que nous nous faisons de l’empire. Elle n’était pas vraie cependant, et il n’est plus possible de la soutenir depuis qu’on a découvert les fameuses tables de Salpensa et de Malaga. Ces tables contiennent les lois accordées à ces deux municipes par l’empereur Domitien, et comme il n’est pas possible d’admettre qu’on les eût faites exprès pour eux, il faut en conclure qu’elles régissaient aussi tous les autres. Elles ne laissent aucun doute sur la façon dont les magistrats municipaux étaient nommés. Un des duumvirs en charge présidait l’élection. Les candidats se faisaient inscrire d’avance, et s’ils n’étaient pas en nombre suffisant pour les places qu’on devait remplir, le duumvir complétait ce nombre en choisissant d’office parmi les citoyens les plus importans de la ville. On votait par curie et au scrutin secret. Tous les habitans prenaient part au vote, et même les étrangers, pourvu qu’ils fussent citoyens romains. Au jour fixé, chaque curie se rendait dans le lieu de ses séances, et l’on procédait à l’élection. Des précautions minutieuses étaient prises pour en assurer la sincérité. « Il faut, disait la loi, qu’auprès de l’urne de chaque curie il y ait trois citoyens du municipe, mais non pas de cette tribu, qui gardent le scrutin et le dépouillent. Il faut qu’avant de le faire chacun d’eux jure qu’il se conduira loyalement et tiendra un compte exact de tous les suffrages. On ne doit point empêcher non plus que les candidats envoient des gens chargés de surveiller les différentes urnes, et toutes ces personnes, aussi bien celles qui seront désignées par l’autorité que celles qu’enverront les candidats, pourront voter dans la curie où elles se trouvent, et leur suffrage sera aussi valable que s’il était donné dans la curie à laquelle elles appartiennent réellement. » Voilà des précautions qui montrent des gens parfaitement habitués à toutes les pratiques du suffrage universel. La loi continue à indiquer avec les mêmes détails la façon dont on compte les votes dans chaque tribu, et qui l’on doit choisir quand plusieurs candidats ont obtenu le même nombre de suffrages ; elle ordonne enfin que celui qui l’emporte sur les autres, après avoir donné des garanties suffisantes pour répondre des finances de la ville dont il va disposer, soit amené devant le peuple réuni, et là jure « par Jupiter, par le divin Auguste, le divin Claude, le divin Vespasien, le divin Titus, le génie de l’empereur Domitien et les dieux pénates, qu’il fera tout ce que la loi de la cité lui commande de faire, sans en jamais violer les prescriptions. » Ce serment prononcé, il est solennellement proclamé magistrat de son municipe.

Ainsi, au temps de Domitien, le peuple des municipes choisissait ceux qu’il voulait pour le gouverner. Ces scènes de comices et d’assemblées populaires, qui n’étaient plus à Rome qu’un souvenir lointain, redevenaient une réalité vivante à quelques lieues de ses murailles. C’était donc quelque chose d’être le magistrat même d’une bourgade ignorée, puisqu’on était nommé par les suffrages libres de ceux qui l’habitaient. Les poètes avaient bien tort de parler avec tant de dédain des pauvres prêteurs de Fundi ou des édiles déguenillés d’Ulubres : il y avait après tout plus d’honneur à être l’élu de ses concitoyens, même à Ulubres et à Fundi, qu’à mériter le choix de l’empereur, quand l’empereur s’appelait Tibère ou Néron. Voilà pourquoi les magistratures des municipes étaient si disputés. Les ambitions y étaient ardentes et les luttes acharnées. Les Romains, qui voulaient rire, appelaient ces scènes d’élection des tempêtes dans un verre d’eau, flucius in simpulo. C’étaient en vérité des tempêtes. La brigue s’en mêlait quelquefois, et les partis étaient si animés que, faute de pouvoir s’entendre, on était réduit à demander à l’empereur, ce magistrat qu’on ne pouvait pas nommer soi-même.

Il est resté à Pompéi des traces très curieuses de ces fièvres d’élection. Comme on n’avait pas alors de journaux pour prôner les candidats qu’on préférait ou pour attaquer ceux qu’on n’aimait pas, on écrivait naïvement ses préférences ou ses antipathies sur les murailles. C’était un usage si général qu’en certains pays les propriétaires défendaient la blancheur de leurs maisons contre cet envahissement d’affiches électorales. « Je prie, disaient-ils, qu’on n’écrive rien ici. — Malheur au candidat dont le nom sera écrit sur ce mur ! puisse-t-il ne pas réussir ! » Il est probable que les propriétaires de Pompéi étaient plus accommodans, car on a retrouvé un très grand nombre de ces affiches sur les maisons, et l’on en découvre tous les jours de nouvelles. La formule n’est pas très variée : c’est toujours une corporation ou un particulier qui recommande son protégé aux suffrages des électeurs. Tantôt ils présentent humblement leur requête : « je vous prie de nommer édile A. Vettius Firmus ; Félix le souhaite. — Les marchands de fruit désirent avoir Holconius Priscus pour duumvir. » Tantôt ils ont l’air décidé de gens qui se croient importans et qui pensent que leur exemple en entraînera beaucoup d’autres : « Firmus vote pour Marcus Holconius, — les pêcheurs nomment Popidius Rufus. » Ils n’oublient pas de mentionner les vertus de celui qu’ils proposent. Ils affirment toujours qu’il est distingué, intègre, digne des fonctions qu’il demande, né pour le bien de la république, etc. « Nous appelons, dit Sénèque, tous les candidats d’honnêtes gens. » C’était une habitude, et ces éloges intéressés ne trompaient personne. A Pompéi, tout le monde a ses préférences et les indique. Il y a le candidat des pâtissiers, des cuisiniers, des jardiniers, des marchands de salaison, des laboureurs, des muletiers, des foulons, et, ce qui est plus surprenant, des joueurs de balle et des gladiateurs. Il y a aussi celui des maîtres d’école, que leur profession ne met pas toujours à l’abri des solécismes et des fautes d’orthographe. Il y a enfin celui des femmes qui se joignent à leur mari et à leurs enfans, ou qui même osent toutes seules indiquer le magistrat qu’elles préfèrent, et quelquefois d’un ton très résolu : Hilario cum sun rogat. — Sema cum pueris rogat. — Fortunata cupit. — Animula facit, etc. Évidemment les femmes ne votaient pas à Pompéi, non plus que les gladiateurs ; elles n’en avaient pas moins leur candidat préféré, et elles s’arrogeaient le droit de le recommander aux électeurs réguliers. Il fallait bien que les élections fussent sérieuses et disputées pour que l’ardeur du combat se communiquât ainsi à ceux-là mêmes qui ne devaient pas prendre part.

Les municipes de ce temps avaient donc conservé toute la liberté dont ils jouissaient sous la république ; c’est ce qui explique qu’ils aient si favorablement accueilli l’empire. En somme, ils n’avaient rien perdu à l’établissement de ce régime nouveau. Les droits que les empereurs avaient enlevés au peuple de Rome, celui des provinces n’en jouissait guère. Il était facile aux citoyens romains qui habitaient Pompéi ou Stabies de se consoler de la suppression des comices du champ de Mars, auxquels l’éloignement ne leur permettait point de prendre part. Ce qui leur importait, c’étaient les élections de leur petite ville, et du moment qu’on ne les supprimait pas, il leur était fort indifférent que le pouvoir suprême fût aux mains de magistrats annuels, ou qu’un seul homme gouvernât le monde. L’antiquité n’avait pas l’idée de ce que nous appelons le gouvernement représentatif, où la souveraineté, s’exerçant par des délégués, descend de la capitale d’un grand empire jusqu’à la plus humble bourgade, et qui fait ainsi participer tous les habitans d’un pays immense à l’exercice du pouvoir politique. Ces complications étaient alors inconnues. On n’appréciait que l’autorité dont on jouit directement, et l’on faisait bon marché de droits qui ne peuvent s’exercer que par intermédiaire. On tenait beaucoup en revanche à être maître chez soi ; dans sa commune, on voulait être indépendant. De toutes les libertés, celles que l’on comprenait le mieux et auxquelles on tenait le plus, c’étaient les libertés municipales : aussi le pouvoir impérial s’était-il bien gardé d’y toucher. Loin de perdre à ce gouvernement nouveau, les municipes y avaient gagné d’être moins exposés aux troubles politiques, plus sûrs du lendemain. La sécurité leur avait donné la richesse. Ils étaient presque tous ruinés vers la fin de la république, et leurs finances semblent s’être rétablies sous les premiers empereurs. La paix du monde, en rendant les transactions et les échanges plus faciles, répandit dans l’Italie et les provinces une aisance et Un bien-être qu’elles n’avaient point encore connus. Pline dit que tous les peuples, longtemps esclaves d’une liberté qui les divisait, rendaient grâce à ce pouvoir d’un seul sous lequel ils se sentaient réunis. Il y avait moins de flatterie qu’on ne pense dans ces statues et ces temples qu’on élevait partout aux empereurs morts ou vivans. On honorait en eux cette autorité souveraine devant laquelle les factions se taisaient, et qui permettait à tout le monde de jouir en repos dans son municipe de sa liberté et de sa fortune. Pompéi avait adoré fort dévotement Auguste avant même son apothéose. Herculanum contient des inscriptions louangeuses pour Tibère et pour Claude. Quand on en retrouverait en l’honneur de Caligula et de Néron, je n’en serais pas surpris. « L’influence des bons princes, nous dit Tacite, se fait sentir partout ; les mauvais frappent surtout autour d’eux. » Une petite ville de Campanie n’avait guère à souffrir de leurs folies ; c’est à peine si le bruit en venait jusqu’à elle : elle ne connaissait d’eux que le pouvoir protecteur sous lequel s’exerçaient tranquillement ses libertés municipales. Elle respectait, elle honorait, elle bénissait le nom de l’empereur, quel qu’il fût, parce que c’était le nom que les légions portaient sur leurs enseignes lorsqu’elles allaient combattre les Germains ou les Parthes, — le nom qui du Rhin jusqu’à l’Euphrate maintenait la paix du monde et assurait sa prospérité.


III

Si les dignités municipales étaient si recherchées à Pompéi, ce n’est pas pour les profits qu’on en retirait. Aucun des magistrats ne recevait de traitement ; au contraire ils payaient pour être élus. La différence entre ces magistrats et les nôtres à ce sujet est bien nettement marquée par le sens qu’avait alors le mot d’honoraires et celui qu’il a pris chez nous. Il signifie aujourd’hui le salaire dont on paie le travail d’un fonctionnaire public ; c’était alors la somme d’argent qu’il devait donner pour reconnaître l’honneur qu’on lui faisait en le nommant, honoraria summa. Cette somme, qui variait selon l’importance des villes[10], était la moindre des dépenses que coûtaient les magistratures. On attendait bien autre chose de celui qui avait obtenu les suffrages de ses concitoyens. Les moins riches, dans les municipes les plus misérables, offraient à leurs électeurs du vin cuit et des gâteaux. Depuis le matin jusqu’au soir, les pauvres gens avaient le droit de se régaler aux frais de leur édile ou de leur duumvir, « Ami, dit une inscription, demande des gâteaux et du vin, on t’en donnera jusqu’à la sixième heure. N’accuse que toi, si tu arrives trop tard. » Les décurions étaient naturellement mieux traités que la populace. On les invitait à un repas public, et l’on fournissait à leurs concitoyens l’occasion de les voir dîner en cérémonie. Quelquefois on étendait cette libéralité au peuple tout entier, ce qui ne dispensait pas de faire des distributions d’argent auxquelles tout le monde prenait part : chacun recevait suivant la position qu’il occupait dans la ville. On donnait 20 sesterces (4 fr.) aux décurions, 10 sesterces (2 fr.) aux membres de certaines associations religieuses et commerciales, les augustales, les mercuriales, et 8 sesterces (1 fr. 60 c.) à tous les autres citoyens. Quant aux jeux de toute sorte dont on devait faire les frais, le peuple y tenait plus qu’à tout le reste. Il fallait lui offrir des courses de chevaux, des luttes d’athlètes, des combats de gladiateurs, ou même tous ces spectacles à la fois. L’inscription d’A. Clodius Flaccus, le duumvir de Pompéi dont j’ai déjà parlé, montre à quels excès de générosité on se laissait entraîner pour contenter ses électeurs et pour éclipser ses rivaux. Il semble en vérité qu’en ce moment on regardait comme le premier devoir d’un homme riche de se ruiner à régaler et à divertir ses concitoyens. Chaque événement de sa vie de famille, comme de sa carrière politique, amenait pour lui de nouvelles dépenses. Quand il était nommé à quelque magistrature, quand ses enfans prenaient la robe virile, quand ses proches parens mouraient, il lui fallait donner des jeux, des repas ou de l’argent au peuple, sans compter qu’à ces libéralités de tous les jours beaucoup se croyaient obligés de joindre des libéralités posthumes pour faire bénir leur nom par la postérité. C’est ainsi qu’un duumvir de la petite ville de Pisaure lègue à ses concitoyens 1 million de sesterces (200,000 fr.) à la condition que l’intérêt de 400,000 sesterces (80,000 fr.) servirait à offrir tous les ans un repas au peuple à l’anniversaire de la naissance de son fils, et qu’avec les revenus des 600,000 sesterces (120,000 fr.) qui restaient, on donnerait tous les cinq ans un combat de gladiateurs.

Ce sont là des dépenses effrayantes, auxquelles les fortunes les plus considérables de nos jours auraient peine à suffire ; pourtant le peuple exigeait plus encore. À ces repas, à ces fêtes, il fallait, pour lui plaire, joindre des bienfaits plus durables et plus sérieux : c’étaient presque toujours des travaux publics que le magistrat entreprenait à ses frais. Tantôt il construisait ou il réparait des routes pendant plusieurs milles de longueur, et quand il les faisait payer avec des pierres neuves apportées de la montagne, et non pas avec des restes d’anciennes constructions démolies, il avait grand soin de le dire ; tantôt il amenait de l’eau dans son municipe : il la faisait couler dans les rues et sur les places, et la distribuait même aux maisons des particuliers moyennant une certaine redevance. Le plus souvent il se chargeait de construire ou de restaurer quelque monument ; les plus beaux qu’on ait découverts à Pompéi, le temple de la Fortune et celui d’Isis, les portiques et le théâtre, étaient l’œuvre de simples particuliers. Une inscription d’Ostie nous apprend qu’un magistrat, indépendamment des repas publics, des distributions d’argent et des spectacles de tout genre, avait à lui seul fait payer une longue rue, construit ou réparé cinq temples, élevé sur le marché un de ces petits monumens où l’on plaçait les poids publics et sur le forum un tribunal de marbre.

Il est probable qu’il en était dans tous les municipes de l’empire comme à Pompéi et à Ostie ; partout on faisait un point d’honneur aux citoyens riches d’embellir la ville qui les choisissait pour magistrats. La plupart des monumens qui décoraient alors les provinces, et dont il reste de si admirables débris en Italie et en France, ont été élevés de cette façon, sans rien coûter à l’état ni aux municipes. Les empereurs encourageaient de tout leur pouvoir ces générosités. De tout temps, les Romains ont beaucoup aimé la magnificence : il était dans leur caractère d’avoir du goût pour tout ce qui brille et représente ; mais le gouvernement impérial y tenait encore plus que la république, par suite de cet attrait particulier que les régimes monarchiques éprouvent pour la pompe et l’éclat. Il y avait des lois sévères contre ceux qui achetaient les anciens édifices pour les détruire et tirer profit des matériaux. En attaquant avec une vivacité singulière ce qu’elles appellent un commerce honteux et sanglant (fœdumy cruentum genus negatiationis), ces lois ne cherchent pas seulement à défendre les souvenirs du passé, elles veulent surtout épargner à l’œil l’aspect des ruines qui laisseraient croire aux malveillans qu’il manque quelque chose au bonheur de l’empire. Ces monumens qu’elles protègent leur semblent faire éclater aux yeux de tout le monde la félicité universelle (monumenta quibus felicitas orbis terrarum splendet), et c’est pour cela qu’elles mettent tant d’ardeur à les conserver. A chaque fois que l’empire respirait, après ces crises terribles qui compromettaient la sécurité publique, le premier soin du nouveau prince était de réparer les édifices qui avaient souffert pendant les troubles et d’en construire de nouveaux. C’est ce qu’avaient fait tour à tour Auguste, Vespasien et Nerva ; ce dernier avait même prononcé une harangue, que Pline trouvait très belle, pour exhorter tout le monde à la munificence, et il en avait donné l’exemple. Les gens riches imitaient le prince. Ils s’empressaient d’employer ce moyen coûteux, mais sûr, de conquérir la faveur de leurs concitoyens et les bonnes grâces du maître. C’est ainsi que l’empire entier se couvrit de monumens somptueux. L’admiration qu’ils nous inspirent augmente quand on songe que le plus souvent ils n’ont rien coûté au trésor public, et qu’ils ont été construits par des particuliers. Des grandes villes l’exemple passait aux plus humbles bourgades : les villages qui environnaient Vérone ou Nîmes tenaient à reproduire leurs monumens, comme Nîmes et Vérone avaient copié ceux de Rome. Partout on construisait des théâtres, des temples, des aqueducs. Une inscription nous apprend qu’un petit bourg perdu de l’Apennin, dont le nom ne se retrouve dans aucun géographe ancien ni moderne, a fait réparer à la fois sa muraille de ciment, un portique et un temple. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu dans le monde une pareille apparence de bien-être et de richesse, tant de magnificence et d’éclat. Le secret de cette magnificence qui nous étonne, c’est précisément que tout le monde y contribuait ; l’état et la commune n’étaient pas seuls chargés des travaux utiles ou des constructions somptueuses, les particuliers en prenaient pour eux la plus grande partie. Ils dépensaient leurs immenses fortunes pour laisser de grands souvenirs, des magistratures qu’ils avaient exercées ; chacun tenait à faire mieux que les autres, et cette émulation tournait au profit de tous.

Ce qui surprend un peu quand on songe aux dépenses effrayantes que s’imposaient les magistrats municipaux, c’est de voir qu’elles ne parvenaient pas toujours à désarmer les mécontens. Parmi ces hommes qu’on se chargeait ainsi de nourrir et d’amuser, auxquels on élevait des édifices magnifiques, il y en avait qui se plaignaient toujours. Ils avaient l’habitude de comparer les libéralités de l’édile ou du duumvir en fonction avec celles des magistrats qui l’avaient précédé. Malgré le mal qu’on se donnait pour les satisfaire, ils ne trouvaient jamais que le vin ou les gâteaux fussent assez bons, les gladiateurs assez nombreux, les monumens assez splendides. Même en se ruinant pour eux, on ne parvenait pas à les contenter, et ils ne se gênaient pas pour le dire, On n’avait guère vu à Pompéi de magistrat plus généreux que le duumvir Holconius Rufus ; cependant, au sortir des jeux splendides qu’il avait donnés au peuple, dans ce théâtre qu’il avait construit à ses frais, il ne manquait pas de gens qui l’accusaient d’insolence pour se dispenser sans doute d’être reconnaissans, et qui lui opposaient les souvenirs du passé, qui permettent toujours d’être injuste pour le présent. « Les Vibius aussi, écrivait-on sur les murs, les Vibius étaient fort riches, et pourtant ils n’avaient pas toujours le sceptre à la main, comme tu fais. » Encore trouve-t-on une certaine modération dans ce curieux graffito de Pompéi. Quand le peuple se plaint, il n’est généralement pas aussi poli, et ses reproches étaient d’ordinaire bien moins mesurés. A la suite d’une inscription qui contient le nom d’un magistrat d’Ulubres, on a trouvé ces mots qu’une autre main avait gravés : « c’est un coquin. » Il y a dans la satire de Pétrone une peinture fort amusante d’un de ces mécontens de petite ville. Le portrait est pris sur le vif, et aujourd’hui encore il n’a pas cessé d’être vrai. C’est un de ces hommes qui accusent l’autorité de tous les malheurs qui leur arrivent. Si le pain est cher, si la vie est dure, si le temps est mauvais, s’il fait sec ou s’il pleut, c’est la faute à l’édile ou au duumvir ; ils s’entendent avec les fournisseurs, ils vendent aux accapareurs, ils négligent les prières ou les processions : ce sont des voleurs ou des impies. « Je voudrais bien tenir, dit le convive de Trimalcion dans son langage populaire, ces misérables édiles qui, d’accord avec les boulangers, complotent de nous affamer. — A toi, à moi ! — disent-ils entre eux, et le pauvre petit peuple souffre, tandis que ces grandes mâchoires sont toujours en liesse. Que n’avons-nous encore pour magistrats ces lions que j’ai trouvés ici à mon arrivée ? C’est alors qu’on vivait bien ! Je me souviens de Sefinius : vous savez, celui qui demeurait près de l’ancien arc de triomphe… Il fallait voir comme il bousculait ses collègues dans la curie, comme il leur parlait en face et sans figures ! Quand il haranguait sur le forum, sa voix devenait aussi forte qu’une trompette. Et pourtant il saluait honnêtement tout le monde ; il appelait les gens par leur nom ; vous auriez dit, quand il vous parlait, un pauvre diable comme nous. Aussi en ce temps-là le blé se donnait pour rien. Pour un as, on avait un pain si gros que deux hommes pouvaient à peine en voir la fin ; ceux qu’on nous vend aujourd’hui sont moins larges que l’œil d’un bœuf. Tout va de mal en pis. C’est notre faute ; pourquoi nous sommes-nous donné un méchant édile de rien qui nous vendrait tous pour un as ? Il fait bombance dans sa maison, il reçoit, de toutes mains, et je connais quelqu’un qui lui a donné mille deniers. Ah ! si nous avions du cœur, il ferait moins le fier ; mais nous sommes braves comme des lions chez nous, poltrons comme des renards dehors. J’ai déjà mangé toutes mes hardes ; si cela dure, il me faudra vendre ma boutique. Je veux mourir si ce ne sont pas les dieux qui nous envoient toutes ces misères ! Personne ne croit plus à rien, personne n’observe plus les jeûnes ; tout le monde se moque de Jupiter. On n’est plus occupé qu’à compter ses écus. Autrefois, dans les sécheresses, les jeunes filles s’en allaient en procession, pieds nus et en robes blanches, avec les cheveux épars et les âmes pures, demander de l’eau à Jupiter ; aussitôt il pleuvait à seaux, et elles revenaient mouillées comme des rats. Aujourd’hui, quand il s’agit de venir à notre aide, les dieux ont les pieds liés, parce que nous ne les honorons plus. Voilà pourquoi les champs ne rapportent plus rien ! »

Heureusement les mécontens n’étaient pas les plus nombreux. Les villes recevaient d’ordinaire avec reconnaissance les libéralités de leurs magistrats, et les inscriptions nous montrent que cette reconnaissance s’exprimait souvent avec beaucoup d’effusion. On payait en honneurs et en complimens ce qu’on recevait en bons dîners et en spectacles. Tant que le magistrat vivait, on ne lui marchandait pas les éloges ; après sa mort, on lui faisait des funérailles publiques dans lesquelles on brûlait souvent jusqu’à dix livres de parfums, et l’on donnait à sa famille, sur le bord d’un chemin public, quelques pieds de terre municipale pour lui construire un tombeau. D’autres fois la reconnaissance allait plus loin. A la suite de quelque libéralité moins ordinaire d’un duumvir ou d’un quinquennalis, les décurions se réunissaient dans un temple pour y voter au magistrat généreux une statue équestre ; en même temps le peuple se rassemblait au forum et décidait l’érection d’une statue à pied. Ce double vote était accompagné de louanges hyperboliques, et l’on rédigeait des décrets en cette langue pompeuse et solennelle que l’on parlait dans la curie des petites villes aussi bien que dans le sénat de Rome. Ici encore cependant tout se tournait contre la bourse du malheureux magistrat. Il était de règle que, généreux jusqu’au bout, il n’acceptât pas ces libéralités municipales ; heureux de l’honneur qu’on lui faisait, il épargnait la dépense à ses concitoyens : honore contentus, impensam remisit, c’était la formule. Cela veut dire qu’il faisait élever les deux statues à ses frais et s’honorait ainsi à ses propres dépens ; puis, le jour de la dédicace venu, il ne pouvait pas se dispenser d’offrir des repas publics et des fêtes magnifiques aux décurions et au peuple, qui, sans rien débourser, trouvaient ainsi moyen de se montrer reconnaissans, et même de tirer un honnête profit de leur reconnaissance.

Mais alors, dira-t-on, pourquoi briguait-on avec tant d’ardeur des honneurs si coûteux ? — Il serait difficile de le comprendre, si l’on ne connaissait l’amour qu’on avait pour ces petites villes d’où l’on ne sortait guère. En ce temps où les relations étaient moins faciles et l’horizon plus borné, l’affection s’éparpillait moins qu’aujourd’hui, et naturellement il y en avait davantage pour ces lieux qu’on ne quittait pas. C’était par un effort d’abstraction philosophique que les stoïciens s’appelaient citoyens du monde entier ; nous le sommes tous devenus sans peine, grâce à la facilité des voyages et à ces communications rapides qui relient tous les peuples entre eux. Notre vie s’est singulièrement étendue dans l’espace. Nous en laissons une partie dans les pays que nous visitons : on comprend qu’il en reste un peu moins pour ceux où nous sommes nés. Quand on a beaucoup lu, beaucoup vu, on compare, et il n’y a rien qui gâte les plaisirs dont on jouit et les lieux où l’on habite comme de songer à des plaisirs qu’on n’a vus qu’en rêve ou à des pays qu’on n’a fait que traverser. Dans l’antiquité, où l’on restait plus volontiers en place, tous les souvenirs, toutes les affections se concentraient sur une seule ville. On l’aimait avec d’autant plus de passion qu’on n’avait qu’elle à aimer. Ceux même que l’ambition poussait à la quitter et qui allaient chercher fortune à Rome ne l’oubliaient pas. Cicéron, sénateur et consulaire, s’occupait avec une tendre sollicitude de régler les affaires du petit municipe d’où sa famille était sortie. Vers la fin de sa vie, il disait à son ami Atticus, en lui montrant Arpinum : « Voilà ma véritable patrie et celle de mon frère. C’est là que nous sommes nés d’une famille ancienne ; là sont nos dieux domestiques et les souvenirs de nos ancêtres. Vous voyez cette maison : c’est mon père qui l’a bâtie, et il y a vécu dans l’étude des lettres. À cette même place, il y en avait autrefois une autre, plus petite, plus simple, comme celle de Curius chez les Sabins ; mon aïeul y habitait quand j’y suis né. Aussi, toutes les fois que je revois ce pays, il se réveille au fond de mon âme je ne sais quels sentimens secrets qui me le rendent plus cher que tous les autres. » A plus forte raison était-on tendrement attaché à sa ville municipale, si petite, si humble qu’elle fût, quand on ne l’avait jamais quittée, quand on avait borné toute son ambition aux dignités modestes qu’elle pouvait donner. On tenait à y être honoré et populaire, on était heureux d’y faire du bruit. Les habitans de Rome riaient volontiers des magistrats de petite ville et des airs superbes qu’ils prenaient ; mais eux n’en étaient pas moins fiers comme des consuls quand ils traversaient les rues avec la prétexte et le laticlave. Même un simple sevir des augustales, c’est-à-dire une sorte de président de société charitable, se regardait comme un personnage lorsqu’il était couvert de sa robe blanche et précédé de son licteur. Le désir d’occuper le premier rang, d’être plus que les autres, si vif dans les grandes villes, l’est peut-être encore plus dans les petites. Comme on s’y connaît davantage, les distinctions qu’on obtient causent des joies plus sensibles. On joint au plaisir de dominer la satisfaction de faire des jaloux et de le savoir. Cette satisfaction coûtait un peu cher alors ; mais on sait que la vanité ne marchande pas ses plaisirs.

La vanité, du reste, n’était pas seule à trouver son compte dans les dignités municipales, et l’on pouvait en tirer des avantages plus sérieux. Elles étaient pour les ambitieux qui rêvaient de grandes destinées la première étape vers des honneurs plus importans. Être le premier dans son municipe amenait souvent à devenir quelque chose dans l’état. On sait que, contrairement aux usages de la plupart des nations anciennes, Rome n’a jamais fermé ses portes à l’étranger. Au lieu de s’isoler comme les autres dans une nationalité jalouse, elle appelait à elle l’élite des populations vaincues. Même dans les premiers temps, quand elle répugnait encore à étendre le droit de cité, elle accordait plus facilement, ce qu’on appelait le droit latin à ceux qui souhaitaient se rapprocher d’elle ; or la principale prérogative des villes qui jouissaient de ce droit, c’était que tous ceux qui avaient exercé les premières magistratures dans ces villes devenaient citoyens romains en sortant de charge. De cette façon Rome s’enrichissait de tout ce qu’il y avait d’honnête et de distingué dans les pays qu’elle avait soumis sans en prendre la lie. Ainsi se comblaient chez elle les vides qu’y faisait la guerre, et à la place des anciennes familles qui s’éteignaient, des familles, nouvelles venaient sans cesse rajeunir ce vieux tronc épuisé. Vers la fin de la république, les Italiens remplissaient le sénat. Antoine, dans son orgueil de vieux Romain, s’étant moqué d’Octave parce que sa mère était d’Aricie : « Ne dirait-on pas, répondait Cicéron, qu’il parle de Tralles ou d’Éphèse ? Vous voyez avec quel dédain il traite ceux qui sont nés dans les municipes, c’est-à-dire à peu près tous les sénateurs, car combien y en a-t-il qui soient de Rome ? » Il y en eut moins encore sous l’empire, le pouvoir, absolu est de sa nature un grand niveleur. De la hauteur où il se place, il n’aperçoit plus de différence entre tous ceux qui lui sont soumis. Les distinctions lui déplaisent, et il cherche toujours à établir au-dessous de lui l’égalité dans l’obéissance. Ce fut la tendance de l’empire romain comme de tous les gouvernemens despotiques, et le monde en profita. Les empereurs affectaient de traiter tous leurs sujets de la même façon. Peu à peu les privilèges s’effacèrent, et il ne fut plus indispensable pour avoir accès aux premières dignités d’être né à Rome ou dans les environs. La république avait laissé entrer les Italiens dans le sénat ; l’empire y admit les provinciaux. Rien n’empêchait les fils de duumvirs de petite ville, en quelque pays qu’ils fussent nés, de concevoir de grandes espérances. Ceux qui se sentaient l’ambition et le talent d’aller plus loin que leurs pères pouvaient l’essayer, et ils y parvenaient souvent. Ils se poussaient vite dans les légions, surtout quand ils appartenaient à des familles anciennes et considérées. S’ils étaient braves et intelligens, ils obtenaient le trîbunat militaire. De là ils passaient dans les fonctions civiles ou financières, ils devenaient procurateurs de César ou entraient dans l’administration des provinces. C’est ainsi que ce Nonius Balbus, qui a rempli Herculanum de ses inscriptions et de ses statues, gouverna la Crète et la Cyrénaïque. Les plus heureux arrivaient à être consuls, comme Agricola, qui était de la colonie de Fréjus. Il y en eut même qui devinrent empereurs, comme l’Espagnol Trajan.

Toutes les raisons que je viens de donner aident à comprendre comment les dignités étaient si recherchées dans les municipes. On est moins surpris, quand on les connaît, de voir qu’à Pompéi, par exemple, les élections donnaient lieu à des scènes si animées, et que le triomphe d’Holconius. ou de Pansa était un grand événement dont on causait longtemps dans la petite ville. Il en était partout de même, et l’on peut dire que le choix des magistrats, les décrets des décurions, le gouvernement des affaires de la cité tenaient alors une place importante dans la vie de province. Malheureusement cette place devint bientôt de plus en plus petite. Au moment où Pompéi disparaît, le régime municipal est encore dans tout son éclat, et cependant à quelques signes on peut déjà pressentir sa décadence prochaine. La loi de Malaga prévoit le cas où il ne se présentera pas de candidats pour être édiles ou duumvirs, et où il faudra condamner les gens riches à être magistrats malgré eux. On commençait donc à trouver ces charges un peu lourdes, et l’on voit bien, au ton de certaines épitaphes, qu’on en était autant accablé qu’honoré (omnibus honoribus atque oneribus in republica sua functus), Les villes avaient pris un goût effréné pour les fêtes. Elles ruinaient leurs magistrats par leurs exigences ; elles se ruinaient elles-mêmes lorsque les bourses des magistrats ne suffisaient pas à leur donner tout ce qu’elles souhaitaient avoir. Par leurs profusions et leurs gaspillages, elles appelaient sur elles la surveillance de César. Il était forcé d’intervenir dans leurs affaires pour les protéger contre leurs entraînemens et leurs folies. A partir de Trajan, les empereurs se mêlent davantage de l’administration des municipes. C’était un bienfait pour le moment, car ils réformaient beaucoup d’abus, mais c’était un grand danger pour l’avenir. Le pouvoir central est naturellement envahissant, et quand on a l’imprudence de l’appeler chez soi, il faut se résigner à n’y être plus le maître. Les empereurs commencèrent par défendre qu’on donnât des fêtes et qu’on entreprît des ouvrages importans sans leur permission. Il fallait qu’un duumvir s’adressât à César pour offrir un spectacle de gladiateurs, payer une route ou reconstruire un temple. Ils envoyèrent ensuite des inspecteurs (curatores) chargés de surveiller les dépenses des monumens qu’on entreprenait et de régler les finances embarrassées des villes. Ces inspecteurs devinrent de plus en plus de grands personnages, et les magistrats élus de la cité durent s’effacer devant eux. Bientôt les élections populaires furent supprimées dans les municipes ; l’action du pouvoir central s’y fit plus directement sentir. Ils cessèrent d’avoir une vie propre, et une hiérarchie savante de fonctionnaires fit pénétrer l’autorité impériale jusque dans les plus petites bourgades.

Ce fut un grand malheur pour tout le monde et surtout pour les empereurs. Le pouvoir absolu consomme beaucoup d’hommes, et il en produit très peu. Ils ont besoin, pour se former, d’un milieu plus libre. L’âme ne s’affermit, l’esprit ne s’étend, l’homme n’acquiert toute sa valeur que lorsqu’il sent qu’il a la pleine responsabilité des choses qu’il fait. Quand on n’est que l’instrument d’une volonté étrangère, on ne cherche plus à posséder d’autre vertu que l’obéissance ni d’autre talent que la régularité. Les gouvernemens qui suppriment toute initiative personnelle ne produisent que des commis : ce n’est pas assez pour les sauver. L’empire romain ne s’est soutenu si longtemps, malgré tant de causes de ruine, que par cette abondance d’hommes nouveaux que lui fournissaient sans cesse les provinces, et ces hommes, c’étaient les quelques restes d’indépendance que conservaient les municipes, c’étaient ces scènes d’élection, ces tempêtes dans un verre d’eau, dont se moquaient les beaux esprits de Rome, qui aidaient à les former. Ils faisaient là, dans l’obscurité de leurs petites villes et sous un régime libre, l’apprentissage des qualités qu’ils allaient exercer plus tard sur un autre théâtre. Il ne faut pas s’étonner s’ils devinrent plus rares quand cette indépendance disparut. Ce n’est pas en construisant ces vastes et régulières machines qui séduisent l’œil par la simplicité apparente des ressorts et l’habile agencement des rouages, où la main d’un seul donne le branle à tout, où toutes les volontés se règlent sur une seule volonté, qu’on crée des forces vivantes pour résister au péril commun et qu’on soutient le choc des barbares. Au contraire, il n’y a pas de plus sûr moyen de perdre un état que de le centraliser de cette façon, et l’empire romain s’est porté à lui-même le coup le plus funeste quand il a détruit les dernières libertés de ses municipes.


GASTON BOISSIER.

  1. Les lecteurs de la Revue n'ont pas oublié l'article intéressant que M. Marc-Monnier a consacré à Pompéi (Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1863). Je me garderai bien de le recommencer. Il ne sera pas question ici d'impressions de voyage ; c'est un sujet tout historique que j'essaie de traiter. Pour la description des monumens, je renvoie à M. Marc-Monnier, qui les connaît mieux que personne, et qui a eu l'avantage de recueillir si souvent les explications du savant directeur des fouilles, M. Fiorelli.
  2. J’entends ici le mot province au sens français, tout ce qui n’était pas Rome, et par conséquent l’Italie aussi bien que la Gaule ou l’Espagne. Les Romains faisaient une distinction, et ils ne comprenaient pas d’ordinaire l’Italie dans ce qu’ils appelaient la province.
  3. On peut voir, sur l’insalubrité de Rome, le premier chapitre de l’excellent ouvrage intitulé Sittengeschichte Roms, qu’un savant professeur de Kœnigsberg, M. Friedlœnder, a récemment publié. C’est un livre plein de renseignemens curieux sur la vie romaine au temps de l’empire. Le premier volume vient d’être traduit en français par M. Vogel sous le titre de Mœurs romaines du règne d’Auguste à la fin des Antonins.
  4. Cicéron parle aussi de ces programmes du spectacle, gladiatorum libelli, qu’on vendait à ceux qui allaient y assister. — Phil., II, 38.
  5. De ces trois classes d’inscriptions, la première a été recueillie par M. Mommsen (Inscriptiones regni Neapolitani, Lips., 1852), la dernière dans un ouvrage intéressant du père Garrucci, dont la seconde édition a paru à Paris en 1856, et qui est intitulé Graffiti de Pompéi. Malheureusement le père Garrucci est un de ces savans qui ne veulent pas se résoudre à ignorer quelque chose. Il faut qu’il rende raison de tout. Rien n’égale l’intrépidité de ses affirmations dans les questions les plus douteuses. Quant aux inscriptions tracées au pinceau, elles, n’ont été réunies nulle part. Il faut les chercher péniblement dans le Museo Borbonico, le Giornale degli scavi ou les relations des voyageurs.
  6. On est pourtant amené à songer à eux quand on regarde ce charmant hémicycle qui se trouve près de l’avenue des tombeaux. C’est là que les gens sérieux de Pompéi, les vieillards surtout, devaient se réunir au déclin du jour, loin du bruit de ces plaisirs, qui n’étaient plus de leur âge, et dont le spectacle impatiente un peu quand on ne peut plus en jouir. C’est un lieu admirable pour y parler de philosophie, j’entends de cette philosophie grecque, comme on la trouve dans Platon, toujours un peu souriante au milieu des pensées les plus graves. Si le voisinage des tombes doit inspirer des réflexions sérieuses, le beau spectacle qui se développe devant les yeux, la mer de Naples et ses merveilles, égaie nécessairement un peu l’esprit et l’empêche de trop incliner vers la tristesse. Ce lieu convient tout à fait à des entretiens comme celui du Traité de la Vieillesse, de Cicéron.
  7. Je ne change rien à ce latin barbare. On reconnaît facilement dans le mot abia pour habeat la forme italienne abbia.
  8. Qu’il nous soit permis de citer à ce propos une méprise assez plaisante du père Garrucci. Dans une ligne, dont quelques mots seulement sont effacés, il avait trouvé le sens suivant : « O toi qui pleures, comme une jument hennit, les fruits de tes entrailles que tu as perdus. » Avec un peu plus de mémoire, il se serait aperçu qu’il avait affaire à un vers de Virgile :
    Quisquis es amissos hinc jam obliviscere Graios.
  9. On a retrouvé à Rome, sur des plaques d’airain, un décret de la petite ville de Ferentum qui nommait Pomponius Bassus pour son patronus. C’est probablement l’exemplaire qui avait été placé dans la maison de Bassus. Du reste ces patroni n’étaient pas toujours de grands personnages. Les grandes villes choisissaient (des sénateurs ou des consulaires ; les plus petites se contentaient de prendre des tribuns militaires ou moins encore. On a des exemples de femmes et d’enfans qui ont été revêtus de cette dignité.
  10. Dans une petite ville de l’Afrique, à Culame, la somme honoraire pour les dignités les plus élevées était de 3,000 sesterces (600 francs). Tous les détails que je vais donner sont tirés des inscriptions latines. Je n’ai pas cru nécessaire d’indiquer à chaque fois mes sources. C’est ordinairement le recueil d’Orelli continué par M. Henzen et celui des inscriptions de Naples de M. Mommsen.