Polyphile
M. Giard & E. Brière (p. 202).

POLYPHILE

Je ne sais si le vieux Polyphile était encore jeune en 1830, toujours est-il que, poète romantique, il eut alors du vague à l’âme, et prit l’habitude de ne vivre que par l’imagination. Aujourd’hui son corps usé mérite assez bien le nom de « guenille ». Il porte lunettes, il a l’oreille dure et la mâchoire dégarnie. Il marche le dos voûté, et l’appui d’une canne est devenu nécessaire à ses pas chancelants. En vain il essaie de se redresser ; il ne fait plus illusion qu’à lui-même. Persuadé que « le cœur n’a pas de rides », et croyant toujours avoir vingt ans, il ne saurait entrevoir une jolie femme, sans en tomber sur le champ éperdument amoureux : Fleurs, quatrains, madrigaux et acrostiches sont les hommages qu’il rend à l’Objet aimé, manifestations surannées d’une flamme éteinte et de transports ralentis. Ses soupirs cherchent vainement à adoucir les rigueurs de la belle qui lui rit au nez. Son intelligence, active et lucide autrefois, s’est obscurcie ; rien ne l’intéresse plus, si ce n’est cette contrefaçon de l’amour. Par une habitude invétérée, sa main continue de retracer sur le vélin les tendres formules qui étaient à la mode à l’époque lointaine de sa jeunesse. Ses rêves passionnés et ses désirs chimériques flottent au hasard et se posent n’importe où : respectable matrone ou actrice évaporée, fille, femme ou veuve, noble dame ou cuisinière, tout lui est prétexte à sonnets ou à ballades. Polyphile possède ainsi tout un sérail imaginaire. Il courtise tour à tour ou simultanément la brune et la rousse ; son culte s’éparpille chez toutes les nymphes, chez toutes les Muses et chez toutes les vierges folles. Il a des vers pour Chloris, mais il en a aussi pour Margot ; son cœur éclectique est large comme la place de la Concorde. On prétend que Voiture avait à la fois sept maîtresses, Polyphile en a vingt… Cela ne fait de mal à personne.