Polynésie. L’Astrolabe à Vanikoro


POLYNÉSIE.




L’ASTROLABE À VANIKORO.


(Fragment du voyage de découverte de l’Astrolabe, pendant les années 1826, 1827, 1828, et 1829, lu à la séance générale de la Société de géographie de Paris, le 11 décembre 1829, sous la présidence de M. Hyde de Neuville, par M. le capitaine Dumont d’Urville.)

Vingt mois et plus s’étaient écoulés depuis que l’Astrolabe avait quitté les rives de la France. La Corvette avait successivement promené son pavillon le long des côtes de la Nouvelle-Hollande, de la Nouvelle-Zélande, de la Nouvelle-Irlande, de la Nouvelle-Bretagne et de la Nouvelle-Guinée. Elle avait reconnu les dangereux archipels des Amis, des îles Viti, des îles Loyalty, traversé les Moluques et fait le tour de l’Australie pour venir se replacer sur la scène de ses opérations.

De nombreux obstacles, d’effrayans périls et de grands revers avaient signalé sa navigation. Cependant rien n’avait pu refroidir le zèle de mes compagnons de voyage ; leur dévoûment, leur enthousiasme pour la gloire de l’expédition, semblaient s’exalter en raison des dangers qui venaient se représenter si souvent à leurs yeux et sous des formes si variées. Déjà nos efforts avaient été couronnés d’un succès si complet, que nous pouvions offrir à la géographie et à la navigation, la reconnaissance détaillée de plus de mille lieues des côtes les moins connues du globe, la position et les contours de plus de cent cinquante îles ou îlots jusqu’alors très-incorrectement signalés, et dont cinquante à soixante n’avaient encore figuré sur aucune carte.

D’aussi grands résultats étaient bien capables de nous faire oublier les terribles épreuves auxquelles nous n’avions souvent échappé que par enchantement. Certains dès-lors d’avoir honorablement rempli notre mandat, nous eussions pu ramener en France notre équipage fatigué, avec l’espoir de recueillir les suffrages de nos compatriotes ; mais si nos prétentions sous le rapport des conquêtes scientifiques étaient satisfaites, il manquait encore quelque chose à nos plus chères idées.

Quelques mois avant le départ de l’Astrolabe, le bruit avait couru que sur des îles nouvelles situées entre la Nouvelle Calédonie et la Louisiade on avait trouvé des traces irrécusables du naufrage de notre célèbre et infortuné La Pérouse. De tout temps attentif à saisir les moindres lueurs d’espérance sur le sort de cet illustre navigateur, le ministère de la marine m’avait recommandé toutes les recherches propres à conduire à quelque découverte importante, et quiconque porte un cœur français doit deviner que ces recherches étaient devenues pour moi l’un des plus intéressans objets de ma mission.

Ce fut ce sentiment, non moins que le désir des découvertes, qui me porta si souvent à exposer la corvette sur les côtes les plus dangereuses, malgré les circonstances les plus défavorables. En agissant ainsi, je courais le risque d’être taxé de témérité ; mais je sentais qu’il m’était impossible d’espérer quelque résultat de mes recherches, si je ne me maintenais à la distance nécessaire pour saisir des signaux faits sur le rivage, ou distinguer les pirogues qui s’en détacheraient avec le désir de venir à la rencontre de la corvette. Toutefois je ne me dissimulai point qu’une heureuse circonstance pouvait seule me conduire au but. En effet, l’amiral d’Entrecasteaux, malgré son courage et sa persévérance à suivre une marche semblable à la nôtre, n’avait point recueilli le fruit de ses longs efforts. Il découvrit et fixa en position l’île qui recélait les précieux débris qu’il cherchait, et mourut quelques jours après, sans soupçonner l’importance de sa découverte.

Nous avions, en courant la même chance que cet amiral, le désavantage d’avoir mis trente années de plus entre cette grande infortune et l’époque de notre voyage.

Long-temps nos tentatives furent aussi infructueuses : vainement nos yeux armés de lunettes avaient interrogé avec une attention avide et continuelle des rivages inconnus de l’Européen ; vainement nos regards avaient épié les moindres mouvemens, les plus petits indices qui eussent pu manifester la présence des Français ; nous n’avions rien découvert, rien entrevu qui pût conduire à la moindre présomption tant soit peu fondée. L’intervalle qui sépare la Nouvelle-Calédonie de la Louisiade avait été parcouru de manière à ne laisser échapper aucune terre, et notre horizon avait été constamment terminé par les flots d’une mer orageuse.

Découragé par l’inutilité de nos recherches, l’espoir qui s’était d’abord glissé dans mon cœur s’en était retiré par degrés pour faire place à ce sentiment vague de regret et de mélancolie qui s’empare de l’imagination trompée dans une vive attente.

Qu’on juge de l’émotion que je dus éprouver quand les premiers mots que m’adressa le pilote anglais qui nous conduisait au mouillage de Hobart-Town se rapportaient aux découvertes de M. Dillon sur les îles Mallicolo ! La joie, la surprise et l’inquiétude m’agitaient tour à tour ; j’attendais avec une impatience sans bornes le moment où j’allais enfin me procurer, de la bouche des autorités de la Tasmanie, des renseignemens plus positifs que les récits mutilés et incohérents de l’honnête pilote.

Je dois avouer que les réponses aux questions que j’adressai aux personnes les plus respectables de la colonie furent loin de fixer mon incertitude. Le capitaine Dillon ne leur avait inspiré aucune confiance, et sa conduite envers le docteur Tytler lui avait aliéné l’opinion publique. Cependant il me parut impossible que ce marin eût pu controuver dans toute leur étendue des rapports aussi détaillés que ceux qu’il avait donnés. Dans le doute, je pensai que l’honneur de la mission de l’Astrolabe, que la gloire de la marine et même de la nation française exigeaient de moi la résolution d’aller constater l’exactitude du récit du navigateur anglais.

Dès-lors je renonçai aux nouveaux projets de découvertes que je méditais encore, et, ne donnant pas même une minute de plus de repos à l’équipage, je dirigeai l’Astrolabe vers les parages de Vanikoro. Sans partager mon espoir, mes braves compagnons de voyage s’unirent avec joie à ma nouvelle entreprise : ils oublièrent tous les maux qu’ils allaient encore éprouver.

Pour la seconde fois, de la pointe refroidie de la Tasmanie, notre corvette s’avança rapidement vers les climats brûlans de la zône torride. Les huit cents lieues qui nous séparaient à Hobart-Town du théâtre de nos recherches furent bientôt franchies, et, le 10 février au soir, l’Astrolabe cinglait paisiblement devant Tikopia, îlot isolé, couvert de verdure, et qui, sur la vaste étendue des flots, semble un bouquet d’arbres jetés à l’aventure au milieu d’une immense prairie.

Nos communications avec les naturels eurent bientôt prouvé que M. Dillon n’en avait point imposé, et que ses relations étaient vraies, du moins quant au fait essentiel, savoir : le naufrage de La Pérouse et les vestiges qui en restaient encore à Vanikoro.

J’eus le regret d’apprendre qu’enfin, après de longues hésitations, Dillon s’était dirigé vers ce point ; qu’il y avait recueilli d’importans débris, et qu’il nous avait prévenus dans l’objet de nos recherches. Cependant je ne crus point que cette considération pût me dispenser de conduire la corvette à Vanikoro pour visiter l’île dans le plus grand détail, et nous y procurer de nouveaux renseignemens. D’ailleurs les honneurs funèbres devaient être rendus aux mânes des infortunés qui périrent victimes de leur dévouement, sur les plages de Vanikoro, et il n’appartenait qu’à des Français de payer cette dette de la patrie.

Vainement je pressai le Prussien Butchert, dont le nom a été consacré par les récits de Dillon, de m’accompagner à Vanikoro pour me servir de guide. La crainte de la fièvre l’arrêta : le même sentiment rendit sourd à toutes mes instances les naturels que je voulus persuader. Montrer la terre et faire le signe d’un homme mort était leur unique réponse. Je me décidai donc à emmener deux baleiniers anglais, déserteurs de leur bâtiment, qui résidaient depuis neuf mois à Tikopia, et dont l’un parlait passablement la langue de cette île. Déjà fatigués du régime diététique de ces bons sauvages, ils préféraient courir de nouveau les dangers et les fatigues de la mer, afin de participer aux ressources de la civilisation européenne.

Sur les indications des habitans de Tikopia, la corvette gouverna à l’O. N. O., et, quoique nous fussions singulièrement contrariés par les calmes, dès le lendemain au soir, au coucher du soleil, les sommités de Vanikoro se montraient aux bornes de l’horizon comme deux ou trois petites îles séparées. À cet aspect, nos cœurs furent agités par un mouvement indéfinissable d’espérance et de regrets, de douleur et de satisfaction. Enfin nous avions sous les yeux le point mystérieux qui avait caché si long-temps à la France, à l’Europe entière, les restes d’une noble et généreuse entreprise ; nous allions fouler ce funeste sol, interroger ses plages et questionner ses habitans. Mais quel devait être le résultat de mes efforts ? Nous serait-il possible de mouiller notre corvette près des terribles écueils de Vanikoro ? Nous serait-il permis seulement de payer notre tribut de larmes à la mémoire de nos malheureux compatriotes… ? Telles étaient les tristes réflexions qui nous laissèrent plongés dans une morne rêverie…

Ce fut le 14 février 1828, au matin, que l’Astrolabe parut sur la côte orientale de Vanikoro, île haute, entièrement revêtue de sombres forêts, et dominée par des montagnes de quatre à cinq cents toises d’élévation, que couvraient ordinairement une bande de nuages stationnés sur leurs flancs escarpés. Une chaîne immense de brisans l’entoure de toutes parts, et s’étend régulièrement à plus d’une lieue de la côte. Cette formidable barrière menace d’un naufrage inévitable le téméraire navire qui tenterait de s’en approcher : ce n’est qu’après un long examen qu’on peut y reconnaître quelques issues dont l’accès est encore accompagné des plus grands périls.

Néanmoins, impatiens de franchir ce funeste obstacle, nous cherchâmes attentivement s’il ne nous serait pas possible de pénétrer au dedans des récifs par quelque passe moins dangereuse que celle de l’est, la seule qui nous parût accessible. Semée d’écueils, ouverte aux vents et à la houle du large, si la corvette eût touché en entrant, notre perte était presque certaine. Cependant nos recherches furent inutiles et nous ne pûmes trouver d’autre entrée que celle que nous redoutions. Dès-lors le sort en fut jeté ; résolu à tout braver pour accomplir un devoir que je regardais comme sacré, je dirigeai la corvette vers le mouillage de la baie de Tévai, où elle fut affourchée entre les brisans, le 20 février au soir.

Certes, dans cette baie ouverte, connue je l’ai déjà dit, à la mer et aux vents régnant d’est, notre position n’était nullement rassurante ; mais tous nous fermions les yeux sur les dangers que nous pouvions courir, pour ne songer qu’aux projets qui nous occupaient. Les pensées d’un ordre trop supérieur, qui exaltaient notre imagination, ne nous permettaient pas de nous occuper de considérations secondaires.

Dès le lendemain de notre arrivée, M. Gressieu, avec plusieurs autres personnes de l’Astrolabe, partit dans le grand canot, et fit le tour entier de l’île, interrogeant, au moyen de son interprète, les naturels des divers villages de la côte. Ses efforts furent inutiles ; il n’obtint aucun indice satisfaisant sur le lieu du naufrage. Les naturels effrayés se refusèrent constamment à toute explication positive ; jugeant du caractère et des dispositions de leurs nouveaux hôtes d’après leurs propres mœurs, ils pensaient, sans doute, que nous n’étions venus que pour tirer d’eux une vengeance éclatante des attentats commis par leurs pères. M. Gressieu s’était du reste procuré par échange quelques débris du naufrage, assez insignifians, il est vrai, mais suffisans pour attester le fait.

D’un autre côté, par les questions réitérées que j’avais adressées aux naturels des villages voisins de notre mouillage, j’avais acquis la certitude du naufrage et même plusieurs détails assez positifs pour ne laisser aucun doute à cet égard. En conséquence, le 23, je renvoyai MM. Jacquinot et Lottin aux informations, de l’autre côté de l’île. Déjà ces messieurs craignaient de voir aussi toutes leurs tentatives échouer contre le système de réticence adopté par les sauvages, quand la vue d’un morceau d’étoffe rouge séduisit tellement un de ces hommes, qu’il s’offrit aussitôt à conduire les Français sur le lieu même du naufrage.

Parvenus à la partie du récif qui est vis-à-vis le village de Payou, mes compagnons, d’après l’indication du sauvage, purent distinguer à une profondeur de douze à quinze pieds, disséminés çà et là, des armes, des canons, des boulets, et surtout de nombreuses plaques de plomb. À ce spectacle, tous leurs doutes furent dissipés ; ils restèrent convaincus que les tristes débris qui frappaient leurs yeux étaient les derniers témoins du désastre des navires de La Pérouse.

M. Jacquinot tenta vainement de soulever une des ancres avec le grand canot ; mais les coraux qui depuis quarante ans travaillaient tout à l’entour, l’avaient fixée avec tant de force au fond, qu’on eût démoli le canot sans venir à bout de ce projet. Comme je tenais à remporter avec nous en Europe quelqu’un des précieux débris que nous venions de découvrir, je me décidai à renvoyer la chaloupe elle-même sur les récifs pour les en détacher.

Je voulus mouiller la corvette dans un lieu plus sûr. Il me fallut pour cela la faire passer par un canal étroit, obstrué de coraux et sur les bords duquel la mer brisait avec fureur. Cette manœuvre périlleuse nous coûta deux journées entières des travaux les plus pénibles ; ce ne fut que le 2 mars au soir, que nous nous vîmes enfin mouillés dans un bassin entouré de terres de tous côtés, à l’abri des vents et de la mer.

Dès le lendemain, à trois heures et demie, la chaloupe et un autre canot furent expédiés sous les ordres de MM. Gressieu et Guilbert. Le premier était chargé de lever le plan des récifs et de terminer celui de l’île ; le second devait recueillir tout ce qu’il pourrait des débris du naufrage. Ces deux officiers restèrent deux jours entiers absens du bord ; et malgré le temps qui les contraria, ils remplirent complétement leur mission. M. Gressieu termina le plan détaillé de Vanikoro ; M. Guilbert, après de violens efforts qui firent céder l’arrière de la chaloupe, réussit à se procurer une ancre de 1800 k., un canon en fonte du calibre de huit, quelques pierriers, des boulets, des saumons, des plaques de plomb, etc., etc.

Tous mes compagnons paraissaient désormais aussi bien convaincus que moi du sort funeste des frégates de M. La Pérouse ; je leur communiquai le projet que j’avais conçu, d’élever à la mémoire de nos infortunés compatriotes un monument modeste, mais qui suffirait, pour attester notre passage à Vanikoro, nos efforts et l’amertume de nos regrets.

Cette proposition fut reçue avec enthousiasme, et chacun voulut concourir à l’érection du cénotaphe. Nous choisîmes sa place au milieu d’une touffe de mangliers situés sur les récifs qui environnaient au nord le lieu de notre mouillage, et on travailla sur-le-champ à l’exécution de ce projet.

Depuis que nous étions arrivés à Vanikoro, malgré les chaleurs dévorantes d’un soleil vertical, les observations de tout genre avaient été poursuivies avec une activité sans bornes : tous les règnes de la nature avaient été interrogés par nos naturalistes, tandis que les officiers parcourant en tout sens les rades de Tévai et de Manévai, en levaient les plans les plus détaillés et les couvraient de sondes multipliées. En un mot, nos travaux réunis sur cette île de funeste mémoire suffisaient déjà pour la faire connaître sous tous les rapports possibles.

Malgré les peines de tout genre attachées à nos diverses opérations, un plein succès les avaient couronnées. Personne n’avait souffert du séjour de l’Astrolabe à Vanikoro ; déjà même nous commencions à rire des frayeurs du Prussien Butchert et du peuple entier de Tikopia. Mais au retour de la chaloupe tout changea de face en peu de jours, et nous nous vîmes bientôt réduits aux plus tristes extrémités.

M. Gaimard, qui s’était dévoué à passer seul avec Hamilton six jours au milieu des sauvages de Nama et à leur discrétion, dans l’espoir d’obtenir des renseignemens encore plus positifs sur le naufrage, revint à bord avec les symptômes d’une fièvre qui ne tarda pas à se déclarer.

Dès le lendemain je fus moi-même attaqué de cette maladie, et, en moins de huit jours, plus de vingt-cinq personnes furent enlevées par elle au service du bord. Néanmoins les travaux de notre cénotaphe se poursuivirent au point, que le 14 mars il était terminé. Ce même jour l’inauguration eut lieu en présence d’une partie de l’équipage descendu à terre, pour assister à cette pieuse cérémonie. Un détachement armé salua par trois fois le mausolée, tandis que les canons de la corvette faisaient retentir les montagnes de Vanikoro. Un silence religieux, un recueillement solennel présidèrent au triste et tardif témoignage de regrets que des Français donnaient à la mémoire de leurs malheureux frères. Une circonstance douloureuse contribuait à rendre la cérémonie encore plus imposante. L’Astrolabe, converti en un lugubre hôpital, renfermait déjà plus de trente de nos compagnons affaissés sous le poids de la maladie ; un sort semblable menaçait les autres, et si le vent eût retardé notre départ, cette terre meurtrière devait, selon toute apparence, nous servir de tombeau. Ainsi le cénotaphe qu’on venait d’élever en l’honneur des compagnons de La Pérouse pouvait aussi devenir le dernier témoin des longues épreuves et du désastre de la nouvelle Astrolabe.

Un temps affreux s’était déclaré, des torrens de pluie se succédaient régulièrement chaque jour, et cette humidité perpétuelle jointe à l’atmosphère embrâsée de ces funestes lieux fut sans doute l’origine de la maladie qui nous persécutait, en même temps que l’intempérie du ciel nous forçait à une inaction fatale.

Enfin, après quatre jours des recherches les plus pénibles et les plus fatigantes, M. Gressieu parvint à découvrir, au nord de Vanikoro, une passe susceptible de recevoir la corvette, mais qui était pourtant hérissée de dangers.

Le 17 mars, avec un temps incertain et une brise variable, nous nous hasardâmes enfin par ce passage difficile : entreprise critique et décisive pour le sort de l’expédition. Je vis plusieurs fois l’instant où la corvette entraînée sur les terribles brisans qui bordaient ce canal étroit, allait s’y perdre en quelques minutes, et abandonner le petit nombre de malheureux qui eussent échappé au naufrage, à la férocité des peuples les plus sauvages et les plus dégoutans de la Polynésie.

Accablé par la fièvre, je pouvais à peine me soutenir pour commander la manœuvre, mais je dus beaucoup à l’activité des officiers qui me secondaient, et surtout au courage, au sang-froid et à l’habileté avec laquelle M. Gressieu me servit de pilote dans cette importante circonstance.

Il était grand temps sans doute de nous échapper de Vanikoro. Déjà la fièvre avait mis quarante-cinq personnes hors de service ; quelques jours de plus, toute manœuvre nous devenait impossible. La veille même de notre départ, à la suite d’un mouvement que je voulus faire, la corvette se trouva entraînée à peu de distance des brisans ; faute de bras je fus obligé de rester toute la nuit dans cette position, et d’attendre que le vent eût changé.

Notre extrême faiblesse avait en outre enhardi les sauvages à un tel point, qu’ils conçurent l’audacieux projet de nous enlever. Le même jour, ils vinrent visiter le navire, munis de leurs seules armes, examinèrent le petit nombre d’hommes qui restaient valides, et semblaient préluder à leur attaque. Leurs complots n’échappaient pas à notre vigilance. D’un ton ferme et sévère, je leur défendis l’accès du bord, et je fis ouvrir la salle d’armes, ordinairement fermée avec soin. L’aspect de vingt mousquets étincelans dont ils connaissaient la puissance, les fit tressaillir, et nous délivra de leur présence. Il est essentiel de maintenir ces naturels stupides et grossiers par la seule terreur des armes ; elle est presque toujours plus salutaire que leur effet même. La vue seule d’un pistolet mettra en fuite vingt sauvages, tandis qu’ils seraient capables de se ruer comme des bêtes féroces sur une troupe qui viendrait de faire feu sur eux.

Le groupe de Vanikoro se compose surtout de deux îles d’inégale étendue, entourées de toutes parts d’un immense récif de trente à quarante milles de circuit ; en outre, deux ou trois îlots beaucoup plus petits se trouvent disséminés près d’elles.

Ces îles forment une espèce de transition de l’archipel de Santa-Cruz à celui des Nouvelles-Hébrides, situé à quelque distance au sud. Le peuple qui les habite appartient à la même race océanienne, pauvre, chétive, sale, dégoûtante, et dans des dispositions naturellement hostiles contre les Européens. On ne retrouve chez ce peuple aucune trace de cette bienveillance, de cette hospitalité qui caractérisent plusieurs des tribus vraiment polynésiennes, telles que celles qui habitent les îles de la Société, des Amis, Rotouma, Tikopia, etc. Les naturels de Vanikoro donnèrent à notre arrivée les signes les moins équivoques d’une extrême défiance ; malgré les cadeaux que nous leur fîmes, nous ne pûmes jamais la dissiper entièrement ; aussi, comme on vient de le voir, nous manifestèrent-ils à notre départ les intentions les plus malveillantes.

On ne peut guères douter que les malheureux Français qui échappèrent au naufrage des frégates n’aient eu beaucoup à souffrir de la cruauté et de la cupidité de ces barbares, comme de l’influence meurtrière du climat. Nonobstant leurs réticences perpétuelles, les naturels qui répondaient à nos questions réitérées, avouèrent qu’il y avait eu des combats entre eux et les étrangers, et qu’un certain nombre de personnes avait péri des deux côtés.

La version la plus probable que j’aie pu recueillir de la bouche de ces hommes bornés et peu intelligens serait qu’il y a quarante ans environ, une des frégates aurait touché dans une nuit très-orageuse, contre les brisans du sud de l’île ; là, exposée à toute la fureur des flots, elle aurait promptement coulé et tout aurait péri corps et biens, sauf un canot monté par une trentaine de blancs qui abordèrent à la côte voisine. Le lendemain, l’autre frégate se serait échouée sous le vent de l’île dans un lieu plus calme, et à l’abri du vent, où elle serait restée long-temps en place. Ceux qui la montaient seraient descendus près du village de Payou, et réunis à ceux de l’autre frégate, ils auraient construit un petit navire des débris du grand, et auraient quitté Vanikoro au bout de sept à huit lunes. Depuis cette époque on n’aurait plus entendu parler d’eux.

Si ce récit est vrai, comme tout porte à le croire, les malheureux qui ont échappé aux combats et aux maladies auront tenté de prendre la route des Moluques ou des îles Philippines, et il y a lieu de supposer que leur nouveau navire se sera perdu sur les côtes périlleuses des îles Salomon, alors presqu’entièrement inconnues, aujourd’hui même très-imparfaitement explorées. Un jour, et ce jour n’est peut-être pas éloigné, un hasard heureux, semblable à celui qui s’offrit à Dillon, nous fera connaître le théâtre de ce dernier désastre ; mais le malheur veut que ces parages soient occupés par des peuples presqu’aussi sauvages que ceux de Vanikoro, aussi peu susceptibles qu’eux de compâtir aux maux et de respecter la vie des infortunés que le naufrage jette entre leurs mains.

Quant à nous, échappés comme par enchantement aux récifs de Vanikoro, nous cherchâmes quelque temps à regagner les plages hospitalières du Port-Jackson, pour donner à nos malades des secours et les moyens de se rétablir. Des vents forcés de sud-est et de sud-sud-est, accompagnés d’un temps affreux, nous obligèrent de renoncer à ce projet, et de nous diriger vers les Mariannes, lieux déjà chers aux marins français, par l’accueil généreux qu’ils avaient offert à M. le capitaine Freycinet et à ses compagnons de voyage. Durant ce pénible trajet, que le calme et des brises contraires rendirent d’une longueur désolante, notre corvette offrait l’état le plus déplorable. La fièvre avait successivement saisi toutes les personnes de l’équipage : capitaine, officiers, médecins, maîtres, marins et soldats, tous, hormis huit à dix personnes, avaient payé le tribut à l’impitoyable maladie. Les uns pâles, exténués et fatigués de l’existence, employaient un reste de force à se traîner d’un bout du navire à l’autre, pour distraire leur ennui et chercher quelques soulagemens à leurs maux ; d’autres, parvenus au dernier degré d’affaiblissement, restaient étendus sans mouvement là où on les transportait, heureux au moins que l’excès du mal leur ôtât en partie le sentiment de leurs souffrances. L’Astrolabe qui, peu de jours encore auparavant, n’offrait qu’une réunion d’individus satisfaits et jouissant de la santé la plus florissante, avait été convertie, par le séjour à Vanikoro, en une infirmerie où le petit nombre des hommes bien portans ne semblait être que les gardiens des malades et des invalides.

Voilà les tristes auspices sous lesquels nous poursuivîmes notre longue navigation, tout en opérant encore d’importantes reconnaissances et des découvertes dans les archipels des Carolines, dans les îles des Papous et des Moluques.

Implacable à nous tourmenter, la fièvre résista à tous les efforts, à tous les soins des médecins, elle nous poursuivit dans le reste de notre navigation, et six mois après, à notre arrivée à l’île de France, plus de vingt-cinq personnes étaient encore en proie à de violens accès.

Aux Moluques, la dyssenterie, plus impitoyable encore, avait joint ses ravages à ceux de la fièvre, et avait enlevé en peu de temps huit hommes à l’équipage de la corvette. En quittant Bourbon, nous fûmes encore obligés de laisser à l’hôpital douze malades à qui leur état ne permettait pas de nous suivre sans compromettre leur existence.

Maintenant qu’il me soit permis, Messieurs, de rendre devant vous un témoignage authentique et sincère de reconnaissance, et presque d’admiration, aux officiers et aux naturalistes qui ont partagé avec moi les dangers de cette campagne. Cent fois j’exposai leurs jours à une perte presqu’assurée ; peut-être même ai-je couru, dans l’ardeur de mon zèle, le risque d’être taxé d’une imprudence poussée jusqu’à la témérité ; mais j’avais pour excuse et pour garant l’inébranlable constance et le dévouement héroïque de mes compagnons. Cependant, mis chaque jour à tant de cruelles épreuves, ce dévouement aurait pu se lasser ou se refroidir ; mais non, il répondit à mon attente : il triompha de tous les obstacles, sans jamais faire entendre un reproche, une plainte, pas même l’ombre d’un regret ? Aux temps les plus brillans de la campagne, l’activité, l’enthousiasme de ces dignes collaborateurs se soutinrent avec une égale énergie. Même lorsque notre salut ne tenait plus qu’à un fil, les recherches, les observations, se poursuivaient avec autant d’exactitude et d’assiduité que dans les momens de calme et de sécurité. Un homme étranger à notre position n’aurait jamais pu soupçonner, en voyant nos travaux, qu’il ne fallait qu’un instant pour les anéantir et même détruire avec eux toute espèce de vestige de notre expédition. Mais, qu’on me passe cette réflexion sans l’attribuer à un excès d’orgueil national : c’est l’un des priviléges du caractère des officiers français de jouer avec les obstacles qu’on leur oppose, et de grandir en face du danger présent. Quand un capitaine a pu s’entourer de compagnons tels que ceux que j’avais le bonheur de posséder, il n’est rien qu’il ne puisse exécuter !…

(Communiqué par M. le capitaine d’Urville.)