Politique financière de l’Autriche



POLITIQUE FINANCIÈRE
DE L’AUTRICHE.

I. — HISTOIRE DE JOSEPH II, EMPEREUR D’ALLEMAGNE,
par M. CAMILLE PAGANEL.
II. — DES FINANCES ET DU CRÉDIT PUBLIC DE L’AUTRICHE,
par M. DE TEGOBORSKI.

On croit communément chez nous que la monarchie autrichienne, vouée à l’immobilité, n’a pour fonction en Europe que de représenter les doctrines et les intérêts du passé. Les hommes politiques s’exposeraient à de graves mécomptes en adoptant sans contrôle ces idées banales. Il est vrai que les gouvernemens absolus ne procèdent pas aux réformes de la même manière que les états constitutionnels. On s’y donne autant de mal pour amortir l’opinion qu’on en prend ailleurs pour obtenir son concours. Au lieu d’annoncer les innovations par de séduisans programmes, on les opère à petit bruit, avec une lenteur systématique. On vise au résultat beaucoup plus qu’à l’effet. C’est ainsi que l’Autriche, en travail pour se régénérer depuis un demi-siècle, réalise sourdement des améliorations que les pays rivaux devraient suivre d’un œil attentif.

Pour les nations comme pour les individus, il arrive un moment où on sent le besoin de renouveler son existence, d’approprier ses principes et sa conduite aux changemens que le temps a amenés. Cet âge critique se manifesta pour la monarchie autrichienne pendant le règne de Marie-Thérèse. Après la paix de Westphalie, la maison d’Autriche, malgré les humiliations que ce traité lui avait infligées, passait encore pour la puissance prépondérante en Europe. La diplomatie ne voyait d’autre contre-poids à lui opposer que l’alliance de la France et de la Suède, alliance considérée par les petits états de la confédération germanique comme la sauve-garde de leur liberté contre l’ambition des descendans de Charles-Quint. Confians dans ces vieilles formules, les hommes d’état routiniers crurent long-temps satisfaire à toutes les nécessités de la politique en perpétuant cet antagonisme de la maison d’Autriche et de la maison de Bourbon. Mais pour les yeux clairvoyans, l’aspect des choses était bien changé au XVIIIe siècle. Les victoires de Frédéric II, son administration vigilante, son ascendant sur l’opinion, avaient constitué en Allemagne un nouveau centre d’activité qu’il fallut bien, après la guerre de sept ans, compter au nombre des états de premier ordre. Les influences extérieures étaient également déplacées : la France languissait dans une somnolence voluptueuse, la Suède était déchue ; mais, à leur place, deux nations, étrangères un siècle plus tôt aux querelles du continent, y avaient acquis une suprématie inquiétante : l’Angleterre par sa supériorité maritime et son énergie industrielle, la Russie par sa masse colossale. On reconnut donc à Vienne que la politique traditionnelle du traité de Westphalie n’était plus de saison. Dépouillée de l’Espagne et de plusieurs de ses possessions en Italie, contrebalancée en Allemagne par la Prusse, tenue en éveil par l’ambition de la Russie et par la turbulence des Ottomans, la maison d’Autriche ne pouvait plus, sans s’exposer au ridicule, se croire encore un épouvantail pour l’Europe ; sa chute complète, retardée par l’héroïque contenance de Marie-Thérèse, paraissait même inévitable sans une réforme fondamentale dans le système des relations politiques aussi bien que dans l’administration intérieure.

Concentrer l’action du pouvoir, développer les forces productives du pays, consulter dans le choix des alliances, non plus des antipathies systématiques, mais seulement les intérêts du jour, en observant pour règle suprême de tenir continuellement la Prusse en respect, tel était le nouveau plan que le bon sens le plus vulgaire eût indiqué. La difficulté résidait dans l’exécution. Il ne s’agissait de rien moins que de refondre en un corps unique et consistant des populations diverses d’origine, mais également indolentes et casanières, sans esprit national, sans désir d’amélioration, et opposant au progrès cette force d’inertie dont on leur avait si long-temps fait un mérite, qu’elle était passée dans leurs instincts. Marie-Thérèse, quoique très-jalouse de ses prérogatives, usait de la toute-puissance avec une réserve extrême, autant par bonté de cœur que par prudence politique ; ses réformes sans portée ne corrigeaient que des abus superficiels. L’air qu’on a de tout temps respiré dans les conseils auliques semble peu propre à former ces hommes d’état qui sont de taille à remuer les masses et à retremper les empires.

À défaut d’un homme de génie, il se rencontra un homme excentrique, un prince dévoré de l’ambition des grandes choses, poussant jusqu’à la manie la passion du bien, et en même temps trop impatient, trop présomptueux, trop inexpérimenté pour mesurer les obstacles. Tel fut Joseph II, figure à part dans la galerie de la maison d’Autriche, caractère bizarre et pourtant sympathique, mélange de Pierre-le-Grand et de don Quichotte, tenant du héros moscovite par certaines qualités énergiques, et du chevalier de la Manche par sa candeur, sa sensibilité romanesque et son ignorance des hommes. Une pareille physionomie est assurément de nature à séduire un peintre d’histoire, et c’est une bonne fortune que de pouvoir tracer dans le cadre d’un portrait piquant le tableau des transformations d’un état de premier ordre, et le mouvement de la politique générale à une époque très intéressante. Une Histoire de l’Empereur Joseph II[1], que vient de publier M. Camille Paganel, réunit ces divers élémens de succès. Aujourd’hui que la puissance autrichienne manifeste une vitalité dont l’Europe s’étonne, la biographie du prince qui a donné la première impulsion présente, indépendamment du mérite littéraire qui la distingue, l’avantage de l’à-propos.

Le naturel de Joseph paraît s’être révélé dès l’enfance. De graves historiens allemands ont conservé cette phrase échappée à l’impératrice mère : « Mon Joseph n’est pas obéissant ; il est trop remuant et trop distrait. » Cette pétulance, au milieu d’une cour empesée par l’étiquette, paraissait inconvenante et de mauvais augure. L’héritier de l’empire eut la douleur de voir toute la tendresse de ses parens concentrée sur l’un de ses jeunes frères, qui mourut à seize ans. Pour lui, il n’y eut que froideur et sévérité : son adolescence fut condamnée à l’isolement et à l’inaction. Vainement il prétendit au droit commun, au devoir de tous, à l’honneur de tirer l’épée pour son pays. Sa mère opposa à sa bouillante ardeur un refus glacial, inexplicable. Blessé par cette insouciance, l’archiduc se concentra en lui-même : il attendit. À la mort de son père, il fut appelé par bienséance au partage de l’autorité impériale ; mais, chargé seulement de l’administration militaire, il n’exerça aucune influence décisive. Son émancipation date seulement de la mort de Marie-Thérèse.

À la nouvelle de ce changement, le vieux roi de Prusse fit placer dans son cabinet le portrait du prince qui était devenu son rival, en disant : « Voici un jeune homme qu’il ne faut pas perdre de vue. » Cette boutade du malicieux Frédéric caractérisait à merveille le nouveau chef de l’empire. Joseph avait été associé depuis quinze ans à la dignité souveraine, sans cesser d’être maintenu dans la plus étroite dépendance. Jamais on n’avait permis que son impétuosité naturelle s’évaporât dans l’abandon des folles années ; de sorte qu’à trente-neuf ans, lorsque sa jeunesse comprimée jusqu’alors fit une éruption soudaine, il présenta le plus bizarre mélange d’étourderie juvénile et de morgue officielle, de philosophisme sentimental et d’inflexibilité despotique. Plein des préjugés du rang suprême, il semble se faire un point d’honneur de heurter les préjugés des classes subalternes. Ses intentions sont loyales, sa bienfaisance est sincère ; mais, dans son impatience de réaliser ce qu’il croit être le bien, il ne tient compte ni des intérêts consacrés par le temps, ni des habitudes que les peuples sacrifient plus difficilement encore que leurs intérêts. « Pour lui, a dit M. Paganel avec sa concision expressive, concevoir, exécuter, c’est une seule et même chose. » Son rêve favori est de composer avec les élémens les plus divers une nation homogène. Il a hâte de faire disparaître les différences de langage, la bigarrure des coutumes, l’opposition des provinces, les caprices du privilége. Prenant la plume, sans se demander si la fusion des races peut être opérée par ordonnance, il commande l’usage exclusif de la langue allemande à tous les sujets autrichiens, qui parlent plus de vingt idiomes différens. Marie-Thérèse, pénétrée de cette bienveillance qui est l’habileté du trône, s’était montrée fort circonspecte dans ses réformes, surtout à l’égard de la noblesse et du clergé. Le fougueux Joseph ne connaît pas les ménagemens. Il décrète coup sur coup l’abolition des servitudes féodales, l’égalité de ses sujets devant la loi, l’égale participation de toutes les classes aux charges publiques. Ces mesures nécessitent un cadastre général, et, comme on ne trouve pas dans le pays assez d’agens spéciaux pour pousser simultanément cette vaste opération, l’empereur imagine d’improviser des arpenteurs en faisant donner au besoin à de simples paysans quelques notions générales de géométrie. Trouvant moyen de concilier ses doctrines philosophiques avec un catholicisme sincère, il restreint sans scrupule l’autorité du saint-siége, diminue les revenus du clergé, corrige de son chef la discipline ecclésiastique, ferme onze cent quarante-trois couvens sur deux mille, fait rentrer vingt mille moines dans la vie civile, force des religieuses à faire des chemises pour les soldats. Dans l’ordre judiciaire, il ne se contente pas de refondre les vieux codes, de remanier la loi écrite : il commande aux juges l’exactitude, l’impartialité, le désintéressement, de même qu’on devait voir, peu de temps après, la Convention française mettre la vertu à l’ordre du jour. Un système de conscription générale remplace dans plusieurs provinces l’ancien mode de recrutement. La peine de mort est abolie, la liberté des cultes proclamée par un édit de tolérance, le mariage déclaré contrat civil, le divorce facilité. Souvent dupe de sa vanité, le réformateur ne néglige pas le mot à effet, l’appareil théâtral. Ainsi, à l’appui d’une ordonnance sur l’agriculture, on voit l’héritier de Charles-Quint parodier les empereurs chinois, en guidant la charrue de sa main impériale. Pour donner enfin une idée complète du zèle impatient, de la philantropie tracassière du fils de Marie-Thérèse, il suffit de rappeler que les trois premières années de son règne lui suffirent pour lancer trois cent soixante-seize ordonnances générales, applicables à tous les états autrichiens, sans compter la multitude de celles qui concernaient en particulier les diverses parties de l’empire.

Ne semble-t-il pas que Joseph avait deviné le programme de notre assemblée constituante ? Mais les promoteurs de la révolution française traduisaient le vœu national : au contraire, le despote allemand ne trouva pas même un point d’appui dans les sympathies de ceux à qui ses réformes devaient profiter. Ce n’est pas par des services réels et durables qu’on captive les classes populaires : les améliorations qu’on peut apporter à leur sort ne sont presque jamais assez palpables pour être immédiatement appréciées. Il faut pour émouvoir la foule des coups de théâtre ; il faut la saisir subtilement par l’imagination ou par le cœur ; mais cette émotion communicative, cette volonté insinuante, cet art de lancer une idée et d’intéresser la majorité à son succès, c’est le lot du génie, c’est la magie d’un Richelieu, d’un Napoléon. Méthodiquement honnête, ignorant, méprisant peut-être le secret de manier l’opinion publique, Joseph ne réussit pas à émouvoir le peuple qu’il prétendait émanciper, et se trouva isolé en présence des privilégiés qu’il attaquait. Une violente opposition réunit les nobles, les prêtres, les hommes d’état routiniers, les employés subalternes qui vivaient des abus. Le frère de Joseph lui-même, le futur empereur Léopold, souffrit qu’on le désignât comme le chef des mécontens. Toutefois, avant d’en venir à la rébellion ouverte, on attendit que la manie des réformes devînt importune à la multitude, et qu’il fût possible de calomnier auprès du peuple le tuteur zélé des intérêts populaires.

L’incendie éclata dans les Pays-Bas. Une ordonnance impériale, divisant cette contrée en neuf cercles, supprimant les coutumes et les franchises locales pour établir une administration uniforme, était une violation de la charte de joyeuse-entrée, considérée par les Belges comme le palladium de leur nationalité. Les anciennes formes judiciaires ne furent pas plus respectées. Un édit cassant les anciens tribunaux, annulant les justices seigneuriales, créait de nouvelles cours hiérarchiquement subordonnées à une cour souveraine installée à Bruxelles. Bien qu’en théorie cette innovation fût un progrès, elle choqua des bourgeois hautains et hargneux, qui tenaient au privilége aristocratique d’être jugés par leurs pairs. La suppression des séminaires épiscopaux, remplacés par l’université impériale de Louvain, la sécularisation de plusieurs abbayes, la liberté du culte accordée aux protestans, leur admission aux emplois civils et aux honneurs de la bourgeoisie, furent autant de provocations ressenties vivement par le clergé. Une faute plus grave encore, parce qu’elle ne peut être excusée par aucun motif politique, ce fut l’ordre qui restreignit les pèlerinages, les confréries, et plusieurs autres de ces pratiques pieuses qui sont pour le vulgaire l’essence et le but de la religion. Pour perdre le monarque dans l’esprit d’une population bigote, les prêtres n’eurent plus qu’à le dénoncer comme un violateur des choses saintes. En refusant les subsides annuels, les états de Brabant donnèrent le signal et l’exemple de la résistance.

Pendant ce temps, Joseph guerroyait contre les Turcs sur les rives du Dnieper. Son étonnement naïf à l’annonce des premiers désordres est un des traits qui dessinent le mieux sa physionomie. Il ne peut pas croire, l’honnête philantrope, que ses sujets se révoltent parce qu’il veut les rendre heureux et libres. Il cherche l’explication du phénomène dans une sorte de vertige contagieux. « Je veux bien, dit-il dans une proclamation adressée aux coupables, je veux bien, en bon père, en homme qui sait compatir à la déraison, et qui sait beaucoup pardonner, n’attribuer ce qui est arrivé, ce que vous avez osé, qu’à des malentendus ou à une fausse interprétation de mes désirs. » Partagé entre son rôle de souverain et sa vanité d’utopiste, il ne sait s’il doit maintenir ou sacrifier ses plans de réforme. Pendant deux ans, une alternative de concessions et de rigueurs entretient la fermentation dans les Pays-Bas. Enfin, le 7 janvier 1790, l’acte d’union qui constitue la république des Provinces-Unies Belgiques est irrévocablement signé à Bruxelles, dans une assemblée qui réunit les députés de toutes les provinces insurgées. Par contre-coup éclatait en Hongrie un mécontentement long-temps comprimé. La main sur le sabre, les magnats réclamaient fièrement les priviléges féodaux, les anciennes coutumes, l’habit national, le langage de la vieille patrie. Pour comble d’infortune, Joseph éprouva bientôt qu’il ne devait pas plus compter sur le secours des souverains étrangers que sur la coopération de ses sujets allemands. Un découragement amer développa en lui le germe d’un mal mortel. Sentant faiblir, non pas ses convictions, mais l’énergie de sa volonté, il fléchit devant la révolte, et rapporta les fatales ordonnances. La noblesse hongroise se tint pour satisfaite : quant à la Belgique, il était trop tard ; déjà elle était englobée dans ce cercle brûlant où bouillonnaient les idées françaises. L’héritage de la maison d’Autriche était définitivement démembré : le fils de Marie-Thérèse sentit qu’il ne survivrait pas à cette humiliation. « La Belgique m’a tué ! s’écria-t-il avec désespoir, parce que j’ai voulu lui donner ce que les Français demandent à grands cris. » Dès-lors, en effet, commença l’agonie qui devait le conduire au tombeau. À la manière dont M. Paganel retrace ces douloureux momens, on sent l’historien qui aime son héros et veut le faire aimer. Les dernières pages, dont le ton sévère et discret inspirent le recueillement de la tristesse, forment un tableau attendrissant, digne du prince qui osait dire, en rendant à Dieu son dernier souffle : « Comme homme et comme souverain, je crois avoir rempli mon devoir. »

On appréciera, d’après ce rapide aperçu, la portée du livre de M. Paganel. Il mérite d’être recommandé comme une initiation aux études nécessaires pour connaître la monarchie autrichienne. Une introduction retraçant les merveilleuses destinées de la maison d’Autriche, depuis son humble éclosion au XIIIe siècle jusqu’au règne de Marie-Thérèse, est un travail exact et judicieux qui résume heureusement l’amas des documens originaux qu’on ne lit guère, des ouvrages surannés qu’on ne lit plus, des ouvrages étrangers que nous ne connaissons pas : son seul défaut, que les gens studieux excuseront aisément, est d’être en disproportion avec le corps de l’ouvrage ; le piédestal trop grand rapetisse la statue. La biographie de l’empereur Joseph a conduit l’histoire de l’Autriche jusqu’aux temps où cette puissance, aux prises avec la France révolutionnaire, se transforme radicalement. Comme publiciste, M. Paganel paraît avoir conservé le libéralisme en faveur sous la restauration, dans ce qu’il avait de généreux et de sympathique ; comme historien, il s’isole systématiquement des écoles en vogue. La manière qui lui est propre est aussi éloignée du procédé pittoresque que de la paraphrase philosophique. Il affecte la concision, la fermeté sévère. En homme qui a pu apprendre dans la pratique des affaires le prix du temps, il semble vouloir économiser le temps de ses lecteurs : avec quelques mots, il fait une phrase, et souvent cette seule petite phrase forme un paragraphe. Cette sobriété, qui vise à la parcimonie du verset biblique, dégénère quelquefois en raideur. Parce qu’on abuse aujourd’hui du cliquetis des paroles creuses, qu’on s’égare impunément dans les détours de la période, faut-il, par opposition, se priver des développemens, dépouiller le fait ou dessécher l’idée ? Nous insistons sur cette remarque, parce qu’elle s’adresse à un auteur qui annonce l’instinct de l’analyse et l’aptitude à la vulgarisation, genre de talent qui exige toutes les ressources de l’art d’écrire.

Joseph II laissa en mourant la réputation d’un tyran fantasque, d’un ennemi du bien public, et pourtant, dit M. Paganel, « à l’heure qu’il est, l’Autriche vit des mêmes idées qu’elle repoussa : tout imprégnée de l’esprit de Joseph, elle prospère avec calme, à l’ombre de ses réformes. Un homme d’état dont nul ne peut récuser la longue expérience et la haute autorité, M. de Metternich, a dit qu’en inoculant ce germe salutaire au corps de la monarchie, Joseph l’a préservée pour long-temps de toutes révolutions. » Cette opinion est pleinement confirmée par un livre récemment publié sous ce titre : Des Finances et du Crédit public de l’Autriche[2], dont l’auteur est M. de Tegoborski, conseiller privé au service de la Russie. Il ressort de cet ouvrage que l’amalgame des races, l’unité administrative, l’égale distribution des charges, rêves de l’infortuné Joseph, n’ont pas cessé d’être la règle du gouvernement autrichien ; que chaque jour des résultats importans sont obtenus à petit bruit, et que déjà la situation économique est digne d’un empire qui forme une des grandes divisions politiques de l’Europe. Cette conclusion contraste étrangement avec les idées reçues chez nous. Tous les livres vous diront que l’Autriche, renfermant quatre peuples dont trois détestent le pouvoir qui les régit, est une nation sans argent, sans crédit, sans industrie, sans enthousiasme ; que son gouvernement s’applique par système à faire refluer le cours de la civilisation ; que l’importance numérique de sa population impose à l’Europe, mais que le colosse est sans consistance, et que ses élémens se disjoindraient au premier choc. Ces accusations viennent encore d’être reproduites dans un pamphlet qui fait scandale en Allemagne, et dont notre presse quotidienne s’est emparée. Sous l’influence de ces préventions, nous avons craint à notre tour de rencontrer dans le livre de M. de Tegoborski une apologie systématique du gouvernement autrichien, Après un plus mûr examen, il nous a semblé qu’on pouvait accorder confiance à un travail minutieusement exact, nourri de chiffres et de renseignemens puisés aux bonnes sources. Sans sacrifier bien franchement à la publicité, l’Autriche renonce aujourd’hui à ces habitudes de cachotterie qui ont long-temps justifié les attaques de ses ennemis : elle ouvre aux publicistes sérieux les bureaux de ses ministères. M. de Tegoborski a mis à profit cette disposition pendant un long séjour à Vienne. Les détails qu’il a réunis sur la dette publique, et les opérations du trésor à diverses époques, ses études sur l’assiette des impôts, sur le cadastre, les patentes, les douanes, et surtout les curieux rapprochemens qui mettent en balance l’Autriche, la France et la Prusse, annoncent un économiste attentif et pénétrant. Dans les relations présentes du monde civilisé, la situation financière d’un état est la mesure la plus exacte de sa puissance politique. En conséquence, un intérêt véritable s’attache au livre dont nous allons reproduire les principaux résultats.

La dette publique de l’Autriche se décompose en deux parties : emprunts divers contractés dans le pays ou à l’étranger, avec stipulation d’intérêts, et papier-monnaie remboursable. Après la guerre de sept ans, la dette inscrite s’élevait déjà, en capital, à 367 millions de florins. La stérile campagne de Joseph II contre les Turcs, la lutte désastreuse soutenue contre la France révolutionnaire, commandèrent de nouveaux sacrifices. Une série d’emprunts ruineux éleva en vingt ans le capital de la dette inscrite à 650 millions de florins ou 1690 millions de francs. L’émission du papier-monnaie constitue un autre mode d’emprunt d’autant plus dangereux qu’il échappe à tout contrôle légitime, et que les gouvernemens résistent difficilement à la tentation d’en abuser. Il en fut ainsi en Autriche. Dès le début de la guerre, les anciennes obligations émises par Marie-Thérèse et Joseph II furent démonétisées et remplacées par des billets de banque dont les émissions successives atteignirent en quinze ans la somme énorme de 1,060,798,653 florins, près de trois milliards de francs. En même temps, pour remplacer la monnaie d’argent qui passait à l’étranger, on frappait des pièces de cuivre dont le titre légal ne représentait pas la cinquième partie de leur valeur intrinsèque. L’échange des billets contre des espèces n’étant pas plus possible que désirable, la dépréciation commença ; si bien qu’en 1811 le cours du papier évalué en bonne monnaie tomba jusqu’au douzième de sa valeur nominale. Le gouvernement épuisa en vain ses dernières ressources pour soutenir le crédit en constituant un fonds d’amortissement : tous les expédiens financiers furent inutiles ; il fallut baisser le front et avouer la banqueroute. Une patente impériale du 20 février 1811 mit hors de cours les billets de banque, en offrant de les échanger contre de nouveaux billets avec perte des quatre cinquièmes de leur valeur. Le même acte réduisait les intérêts de toutes les rentes sur l’état à la moitié de leur taux primitif, payable en billets de nouvelle création. Mais à cette époque, Napoléon était parvenu à l’apogée de sa puissance : l’ombre du géant faisait trembler l’Allemagne. En Autriche surtout, le découragement était si général, que, malgré les efforts du pouvoir, les billets de rachat perdirent en peu de temps les trois quarts de leur valeur conventionnelle. Pour soutenir la lutte décisive de 1813, il fallut encore élargir l’abîme. On répandit à profusion un nouveau papier-monnaie, malgré la promesse qui avait été faite solennellement de ne plus employer cette dangereuse ressource. L’Autriche gagna du moins la partie sur ce dernier enjeu. Après la campagne de 1815, elle reçut 140 millions de francs pour sa part dans la contribution de guerre imposée à la France. Cette somme, consacrée au soulagement des charges publiques et un emprunt bien conduit, améliorèrent la situation financière du pays. Bref, tel était, suivant M. de Tegoborski, le bilan de la monarchie autrichienne, lorsqu’en 1816 on entama les grandes opérations qui devaient relever la fortune publique.

1o  Papier-monnaie en circulation : valeur nominale 678,712,838 florins, représentant au cours réduit de la bourse une valeur réelle de 
191,186,715 flor.
2o  Ancienne dette, dont les intérêts, réduits de moitié par la loi de 1811, s’élevaient à 15,200,000 fl. valeur courante. Capitalisée à raison de 5 pour 100, cette dernière somme représentait une dette réelle en capital de 
85,633,800
3o  Dernier emprunt contracté après la paix, converti en 5 pour 100 
22,000,000
298,820,515 flor.
ou 722,933,339 francs en capital, et en intérêts exigibles 5,381,690 florins seulement, environ 14 millions de francs.

Ces chiffres, nous le répétons, expriment non pas la valeur nominale de la dette autrichienne en 1816, mais sa valeur commerciale, suivant le cours de la bourse. Quelques financiers, parmi lesquels se range M. de Tegoborski, blâment le conseil aulique de n’avoir pas profité de la dépréciation des effets publics pour brusquer une liquidation. Une somme de 14 à 15 millions par an, disent-ils, intérêts et amortissement compris, aurait suffi pour l’extinction totale de la dette au bout de trente ans. Si l’on en eût agi ainsi, la situation financière de l’Autriche serait présentement sans égale dans le monde. Pour justifier cette proposition immorale, on disait que les effets dépréciés avaient cent fois changé de main avant d’arriver dans celles des derniers détenteurs qui les avaient reçus aux plus vils prix, que le sacrifice fait pour relever ces valeurs devait profiter seulement aux agioteurs, sans avantage pour les victimes dignes d’intérêt. Il était vrai, et pourtant c’eût été une spéculation déshonorante que de racheter à bas prix des créances, après les avoir avilies par des banqueroutes successives. Le gouvernement autrichien ne se résigna pas à cette flétrissure. Après avoir proclamé le désir de réparer, autant que possible, les désastres du passé, il entama une série d’opérations concertées dans le but d’atténuer les pertes subies par les créanciers de la nation.

Les fluctuations perfides du papier-monnaie avaient vicié le système monétaire. On préluda aux réformes en consacrant pour monnaie de compte le florin, vingtième partie en argent d’un marc de Cologne (2 fr. 60 cent.). Il fut décrété ensuite que le papier-monnaie serait retiré de la circulation. À cet effet, on institua à Vienne une banque nationale, qui dut, aux termes de ses statuts, offrir aux détenteurs de ce papier divers moyens de placement avantageux, savoir : de le changer en billets de banque payables au porteur en monnaie nouvelle, ou de le convertir en contrats de rentes, ou de l’employer à l’acquisition des actions de la banque. Dans ces opérations, l’état recevait son ancien papier, non pas selon sa valeur nominale, mais à un taux supérieur à celui de la place. Aujourd’hui, 250 florins en papier en représentent 100 en argent. La suppression du papier-monnaie, poursuivie ainsi depuis vingt-sept ans, touche à sa fin. Au 1er  janvier 1842, il n’en restait en circulation que pour la somme de 10,859,338 florins, c’est-à-dire environ 4 millions et demi en monnaie réelle.

Quant à l’ancienne dette portant intérêt, qui représentait, avant la banqueroute de 1811, un capital de 608 millions de florins, on procéda à son extinction d’abord par un système de rachat volontaire, et, à partir de 1818, en combinant un mécanisme d’amortissement avec une sorte de loterie. Le total de la dette a été partagé en quatre cent quatre-vingt-huit séries, entre lesquelles un tirage au sort a lieu chaque année. Les obligations comprises dans les cinq séries sortantes sont converties en titres nouveaux, avec jouissance de la totalité des intérêts primitifs, payables en monnaie réelle. Par exemple, une obligation de 1,000 florins 5 pour 100, rapportant 25 florins en papier, ou 10 en argent, donne droit, après le tirage, à une inscription de rente de 50 florins en obligations dites métalliques. En même temps, l’amortissement retire annuellement de la circulation 5 millions en capital, rachetés au cours de la place. Ainsi, en annulant chaque année ; moitié par rachat, moitié par conversion après tirage au sort, une valeur nominale de 10 millions, on aura épuisé ce qu’on appelle l’ancienne dette dans un espace de quarante-neuf ans. En 1867, cette ancienne dette, effacée du grand-livre, y sera remplacée par une dette renouvelée, dont la somme, au taux de 5 pour 100, représentera un capital de 244 millions de florins métalliques.

En adoptant un pareil système de libération, le gouvernement autrichien avait assumé bénévolement une charge accablante. Les ressources ordinaires ne pouvant suffire pour éteindre les engagemens anciens, il fallut en contracter de nouveaux. De 1815 à 1839, on a compté dix-neuf emprunts avoués ou déguisés, qui constituèrent une dette nouvelle, inscrite au grand-livre pour 720 millions de florins en capital, bien que les versemens faits au trésor eussent à peine produit 500 millions en réalité. Quatre de ces emprunts, remboursables par loterie, sont déjà couverts en grande partie. Au reste de la dette a été appliqué un amortissement richement pourvu et d’une grande puissance, qui déjà, à la fin d’octobre 1841, avait retiré de la circulation 436,263,214 florins.

En résumé, en combinant dans leur action réciproque et simultanée toutes les opérations financières pratiquées depuis 1815, M. de Tegoborski est parvenu à établir le passif de la monarchie autrichienne de la manière suivante :

ÉTAT DE LA DETTE PUBLIQUE DE L’AUTRICHE EN 1841.
1. Ancien papier-monnaie resté en circulation, mais devant être retiré. Valeur nominale, 10,859,338 florins. — valeur réelle 
CAPITAL.
(florins.)
INTÉRÊTS.
(flor. métal.).
4,343,735 » »
2. Ancienne dette à convertir en nouvelles obligations moyennant tirage au sort, portant intérêt de 2 1/2 pour 100 en papiers et 1 pour 100 en métalliques 
245,815,000 2,458,150
3. Partie de l’ancienne dette non comprise dans le précédent système de conversion (intérêts réduits) 
2,660,000 30,000
4. Anciens emprunts contractés à l’étranger 
42,000,000 1,850,000
5. Dette du Tyrol, du Voralberg, de Salzbourg et de la Carniole 
16,295,000 575,350
6. Dette du royaume lombard-vénitien 
74,000,000 2,980,000
7. Dette nouvelle provenant de divers emprunts postérieurs à 1815, avec émission de rentes 
414,327,506 18,641,514
8. Reste à payer, à partir du 1er  janvier 1842, sur les emprunts avec remboursement par loterie, sans compter les primes 
51,373,000 » »
9. Dette à la banque, pour le rachat du papier-monnaie 
89,250,000 2,050,000
10. Dette flottante, représentée par des mandats du trésor sur les caisses provinciales escomptés à 3 pour 100 
30,000,000 900,000
Totaux 
969,964,214 29,485,014
À déduire, en intérêts, par suite de la conversion d’une partie des rentes 5 pour 100 en 4 pour 100, effectuée en 1840 
300,000
Reste pour le total des intérêts 
29,184,014
auxquels il faut ajouter pour la subvention annuelle des divers fonds d’amortissement et les paiemens des emprunts par loterie 
13,668,110
42,847,124

D’autres charges annuelles, qui ne sont pas susceptibles d’évaluations positives, peuvent élever en moyenne le total des intérêts exigibles à plus de 46 millions de florins (120 millions de fr.).

Rapprochons maintenant, d’après M. de Tegoborski, le chiffre de la dette autrichienne de ceux qui concernent la Prusse et la France :

CAPITAL. EN FLORINS. EN FRANCS.
Dette de l’Autriche 
970,000,000 2,522,000,000
de la Prusse 
248,917,000 647,184,000
de la France 
1,772,892,000 4.609,519,242

Les charges d’un pays ne peuvent être appréciées que par rapport à ses ressources. Or, comparé au budget des recettes, le capital de la dette autrichienne équivaut à sept années du revenu public de l’état, celle de la France à quatre années, celle de la Prusse à trois seulement. La charge annuelle pour couvrir les intérêts et l’amortissement enlève en Prusse moins d’un sixième des revenus, ou environ 16 pour 100 ; en France, la proportion s’élève au-delà du quart, ou 26 pour 100 ; en Autriche, elle dépasse deux septièmes, et atteint à peu près 30 pour 100.

Il résulte de cet aperçu que la situation financière de l’Autriche, sans être brillante, est moins défavorable qu’on n’était porté à le croire sur la foi des publicistes qui ont précédé M. de Tegoborski. Ajoutons que la monarchie possède de précieuses ressources, et que l’administration, sévèrement renouvelée, se pique aujourd’hui de vigilance. Le budget des recettes est actuellement de 150 millions de florins. Dans un avenir peu éloigné, assure M. de Tegoborski, l’Autriche pourra porter son revenu à plus de 200 millions de florins (520 millions de francs) sans le mettre en disproportion avec les moyens contributifs des peuples. L’accroissement rapide des principales branches de la fortune publique vient à l’appui de cette opinion. En douze ans, de 1829 à 1841, on a vu doubler le produit des contributions indirectes : l’augmentation, qui porte principalement sur les droits de consommation, les douanes, le monopole du sel et celui du tabac, est de 36 millions 500,000 florins (près de 95 millions de francs).

La principale cause de l’infériorité financière de l’Autriche est la condition particulière des provinces hongroises. En Hongrie, en Transylvanie et dans les districts militaires, la noblesse, qui possède à peu de chose près la totalité du territoire, est exempte de toute imposition foncière, et de la plupart des contributions indirectes. Les paysans, en général assez pauvres, supportent seuls les charges publiques, dans la proportion de leurs faibles moyens ; de la sorte, une région qui compte plus du tiers de la population (14 millions d’ames sur 36), ne participe aux dépenses communes que pour un sixième : dans ces provinces, l’impôt ne dépasse pas un florin 38 kreutzers par tête, tandis que dans le reste de l’empire il s’élève en moyenne à 5 florins 26 kreut., et qu’il atteint même 8 florins dans les provinces italiennes, 14 florins dans l’Autriche proprement dite. Un des moindres inconvéniens de cette inégalité est l’obligation de séparer par un cordon de douanes intermédiaires les provinces soumises à l’impôt, de celles qui en sont affranchies. À vrai dire, la réunion de la Hongrie à l’Autriche n’a été jusqu’ici qu’une alliance de deux peuples indépendans à l’abri d’une même couronne. La conquête ne sera définitive que lorsque la fusion sera franchement opérée, lorsque les peuples de race slave auront accepté le joug des administrations modernes. L’assimilation, ou plutôt, si l’on nous pardonne le mot, l’apprivoisement de la Hongrie, paraît être pour le gouvernement autrichien, ce qu’est pour la Russie l’occupation de Constantinople, c’est-à-dire l’œuvre d’avenir, la pensée traditionnelle qui domine tous les actes politiques. Il n’y a pas à craindre qu’on en vienne jamais aux moyens de rigueur pour réduire les opposans. Les hommes d’état qui siégent dans les conseils auliques se garderont bien de provoquer la turbulence d’un peuple naturellement fier et belliqueux ; ils se disent, avec Machiavel, que le monde appartient aux flegmatiques, et ils attendent : le temps a déjà beaucoup fait pour eux.

Bien qu’ébranlée pendant tout le moyen-âge par les attaques de la royauté, la féodalité ne croula dans l’Europe occidentale qu’à l’époque où elle cessa d’être avantageuse aux privilégiés par suite des changemens survenus dans les rapports sociaux. Or, de pareils symptômes menacent aujourd’hui la féodalité hongroise. Il se trouve, parmi les fiers magnats, des hommes éclairés qui comprennent qu’en refusant l’impôt, on renonce à l’avantage d’avoir de bonnes routes, une police tutélaire, des écoles, en un mot cet ensemble d’établissemens publics destinés à féconder les ressources d’un pays : on s’avoue tristement que toutes les affaires sont stagnantes par défaut de circulation, que le crédit est nul parce que les anciennes formes de la justice rendraient illusoires les droits des créanciers, et qu’enfin, de compte fait, l’économie qui résulte des immunités seigneuriales est une déplorable spéculation. Déjà, la nécessité de faire concourir la noblesse aux charges publiques a été discutée dans les assemblées de comté (congrégations) qui préparent les travaux de la diète nationale : dans plusieurs provinces, la motion a été approuvée en principe ; ailleurs, elle a été étouffée par une opposition tumultueuse. La cour de Vienne, affectant l’impassibilité, n’intervenant que pour prévenir les désordres, semble vouloir laisser à la noblesse hongroise tout l’honneur du sacrifice. La crise peut être plus ou moins prolongée ; mais déjà le succès de la réforme n’est plus douteux, parce qu’elle doit être profitable à ceux même qui résistent, et que les intérêts finissent toujours par triompher des préjugés et des passions.

Si la noblesse hongroise recueille encore le bénéfice de la loi féodale, elle en subit en revanche les inconvéniens. La terre qu’elle possède ne lui est attribuée qu’à titre de fief héréditaire : la propriété n’est pour elle qu’une sorte d’usufruit dont la transmission est restreinte à une seule famille, de sorte qu’à l’extinction de cette famille, le roi, seigneur suzerain, rentre en possession du fief en invoquant l’antique loi du retrait seigneurial. Les propriétés qui ont ainsi fait retour à la couronne constituent présentement un immense domaine dont une exploitation intelligente tirerait des trésors. Les biens de l’état, en comprenant les forêts et les mines situées dans les diverses parties de l’empire, équivalent, suivant certaines statistiques, à une réserve d’un milliard de florins. M. de Tegoborski n’admet pas cette évaluation exagérée, mais il pense que les domaines de la couronne, dont le revenu représente aujourd’hui 12 millions de francs, pourraient rapporter trois fois plus. L’aliénation par petits lots de certaines parties de ce domaine fournit chaque année une somme assez considérable, ajoutée à la dotation de l’amortissement : on réserve prudemment cette ressource pour les circonstances exceptionnelles ; en 1841, les ventes n’ont produit que 818,031 florins, ou 2,126,880 francs.

Ce qui prouve mieux que toutes les conjectures la sécurité financière de l’Autriche, c’est la résolution qui vient d’être prise relativement aux chemins de fer. Assez confiant dans ses propres forces pour ne pas faire appel à l’agiotage, l’état a entrepris d’exécuter à ses frais, et pour son compte, les grandes lignes qui doivent traverser les diverses possessions autrichiennes dans les principales directions, de façon à les rattacher aux plus importantes communications déjà ouvertes ou projetées en Allemagne. Cette entreprise colossale, qui embrasse un tracé de plus de 200 milles allemands ou d’environ 350 lieues de France, et qui dépasse tout ce qui a été fait dans ce genre, au compte du trésor, dans les autres pays de l’Europe, est sur tous les points en voie d’exécution, et doit être terminée dans un délai de quatre ou cinq ans. « Pour quiconque connaît la réserve prudente de l’administration autrichienne, ajoute avec raison M. de Tegoborski, il n’est pas douteux que le gouvernement n’ait mesuré ses ressources à l’immensité de la tâche qu’il s’est volontairement imposée. » En même temps, la construction du pont qui doit rattacher Venise à la terre ferme, monument gigantesque et très dispendieux, démontre que l’Autriche n’en est plus à l’époque où une économie mesquine était de rigueur.

Des résolutions de cette importance découlent assurément de quelque grande pensée politique. Depuis que l’épée de Napoléon, en brisant la couronne du saint-empire, a dissipé le prestige qui faisait la principale force de la maison d’Autriche, la suprématie est partagée en Allemagne entre Vienne et Berlin. Il entrait dans la tactique de la diplomatie européenne d’entretenir les deux cours dans un état de rivalité irritante, de surveillance jalouse ; mais, depuis quelques années, l’association des douanes allemandes paraît devoir déranger l’équilibre. Institué et maintenu par l’influence de la Prusse, le Zollverein identifie si bien les intérêts matériels de cette puissance avec ceux des états secondaires, qu’il réalise une sorte de conquête sous l’apparence d’un patronage commercial. L’indifférence de la part du cabinet de Vienne serait une abdication, Deux partis seulement lui restent à prendre : dénaturer l’association prussienne en s’y faisant admettre, ou contrebalancer ses succès et son influence en devenant l’ame d’une association rivale.

L’adjonction d’une monarchie aussi considérable à elle seule que tous les états déjà associés bouleverserait le Zollverein. Il est douteux qu’une association florissante consente à déchirer le contrat qui existe pour accepter des chances nouvelles. La Prusse ne se résignerait pas sans peine à descendre au second rang, après avoir eu jusqu’ici la haute main. De son côté, l’Autriche, avant d’engager son avenir, aurait de graves questions à résoudre. Entrerait-elle dans l’association douanière avec la totalité de ses possessions, ou seulement avec celles qui font déjà partie de la confédération germanique ? Dans le dernier cas, elle s’exposerait à mécontenter la Hongrie, la Gallicie, et surtout les provinces italiennes ; elle soulèverait elle-même un obstacle à cette fusion des peuples, à cette unité administrative qui est le but principal de ses efforts. La première combinaison n’est pas moins épineuse. Avant de songer à la réaliser, il faudrait, d’une part, corriger une antipathie instinctive entre les Italiens et les Allemands, et d’autre part abolir en Hongrie les traditions féodales qui isolent et stérilisent cette belle contrée. Après ces objections principales surgissent les embarras de détail. Il serait imprudent d’abaisser les barrières protectrices avant d’avoir révisé les tarifs de douanes et toute l’économie des impôts. Beaucoup d’industries qui prospèrent aujourd’hui à la faveur du système prohibitif supporteraient difficilement l’irruption soudaine des produits étrangers. Un tableau comparatif des droits d’entrée, dressé par M. de Tegoborski, démontre que beaucoup d’articles sont dix fois, vingt fois plus imposés sur les marchés autrichiens que dans la sphère du Zollverein. La fabrication et la vente des tabacs, qui constituent en Autriche un riche monopole, sont abandonnées en Prusse à la libre concurrence. On apprécie dans le nord de l’Allemagne l’avantage qu’il y aurait pour l’union douanière à disposer des ports que l’Autriche possède sur la Méditerranée ; par cet arrangement, le Zollverein pourrait acquérir l’importance d’une puissance maritime. Mais pour créer une marine, il faudrait que les états associés commençassent par établir, en faveur de leurs propres armemens, un droit différentiel, et cette clause obligerait l’Autriche à priver Trieste de sa qualité de port franc, à laquelle cette place doit sa remarquable prospérité.

À en juger par des indices récens, le cabinet de Vienne reculerait devant cette complication de difficultés, et, au lieu de s’allier au Zollverein allemand, il songerait à lui opposer une union douanière des états Italiens. On annonce, comme mesures préparatoires, que déjà il est parvenu à faire réduire et égaliser les tarifs de droits perçus pour la navigation du Pô, dans les divers pays traversés par ce fleuve, et que des négociations sont entamées avec les puissances de l’Italie inférieure pour faciliter les communications dans toute la péninsule. En vertu de cette combinaison, l’Autriche, prépondérante en Italie et indépendante en Allemagne, conserverait à l’égard de la Prusse sa neutralité souveraine.

Quelle que soit, au surplus, la résolution du gouvernement autrichien, il lui devient également nécessaire de communiquer une vigoureuse impulsion à son commerce et à son industrie. C’est dans ce but qu’on l’a vu abandonner enfin le système prohibitif : depuis plusieurs années, l’abaissement progressif des droits d’entrée a été combiné de façon à stimuler le génie industriel par la concurrence étrangère, et en même temps à faciliter les échanges extérieurs. M. de Tegoborski nous apprend que de nouvelles modifications, arrêtées récemment en conseil, doivent dépasser en importance toutes les réductions précédentes, et rapprocher le tarif autrichien de celui du Zollverein.

Cette verve de réformes, qui va mettre une force nouvelle à la disposition d’un gouvernement absolu, doit-elle être un sujet d’inquiétude pour les pays où le principe démocratique domine, et particulièrement pour la France ? Nous ne le pensons pas. Obligée de se régénérer, l’Autriche n’y parvient, nous le voyons, qu’en abandonnant les erremens de la monarchie pure, pour adopter les ressorts administratifs, les tendances mercantiles des états dont les institutions lui sont antipathiques. Sans se rendre compte de l’évolution qu’elle accomplit, elle déserte le culte des abstractions politiques pour celui des intérêts matériels. C’est en identifiant les intérêts des peuples réunis sous son sceptre qu’elle espère constituer enfin son unité nationale. Ses sujets, que jadis elle aurait voulu isoler, qu’elle maintenait à dessein dans une sorte d’engourdissement, elle les surexcite aujourd’hui en les précipitant dans la voie des spéculations aventureuses. Il est impossible qu’un état despotique contracte la vitalité des nations constitutionnelles sans altérer sa propre constitution, sans assouplir ses rapports avec les étrangers. Évidemment, chaque jour éloigne la possibilité d’une guerre de principes. Mais ce serait caresser une étrange illusion que de saluer le triomphe général des intérêts positifs comme l’inauguration de la paix perpétuelle. Chaque âge a son idéal à poursuivre, ses obstacles à vaincre : la flamme des passions change d’objet selon le vent qui souffle, sans que s’éteigne pour cela le foyer de la passion humaine. En voyant tous les états, despotiques ou populaires, viser à l’envi aux succès industriels, mettre leur gloire à beaucoup fabriquer, se disputer les débouchés, s’entredétruire par la concurrence, on pressent que des difficultés sans nombre ne tarderont pas à surgir, et qu’une politique nouvelle devra être appropriée à un nouvel ordre de choses. Ce que sera cette politique, il y aurait de la témérité à prétendre le deviner ; c’est le grand secret de l’avenir.


A. Cochut.
  1. In-8o, chez Firmin Didot.
  2. Deux vol. in-8o, chez Renouard, rue de Tournon, 6.