De la politique de la France en Italie



DE
LA POLITIQUE DE LA FRANCE
EN ITALIE.

L’Italie a toujours tenu une grande place dans la politique de la France. Il ne s’est point passé, de l’autre côté des Alpes, dans ce pays si tristement célèbre par ses continuels changemens de maîtres et de fortunes, d’évènemens graves où nous n’ayons mis la main. Depuis les aventureuses expéditions de Charles VIII et de Louis XII jusqu’aux mémorables campagnes de la république et de l’empire, sous le règne des plus ambitieux et des plus prudens de nos princes comme sous la domination révolutionnaire, nous voyons toujours le gouvernement de la France, en quelques mains qu’il se trouve, qu’il agisse par traditions ou par instinct, également convaincu de l’importance de notre rôle en Italie. Une circonstance particulière donne à cette portion de notre histoire une sorte d’unité qui lui manque souvent ailleurs, et qui en augmente encore l’intérêt : c’est notre rivalité constante avec l’Autriche ; c’est la durée de la lutte commencée par de si terribles guerres, prolongée tacitement pendant la paix ; lutte où chaque peuple a déployé les ressources de son caractère national, où nous avons eu l’honneur des éclatans faits d’armes, des rapides conquêtes qui durent peu ; où nos puissans rivaux ont recueilli les solides avantages d’une active habileté qui sait prévoir, attendre et ne se décourage jamais ; et cette lutte, nous ne devons pas l’oublier, car le succès ne nous est pas resté.

Peut-être n’est-il pas inutile de nous occuper de l’influence que nous pouvons exercer sur les états qui nous environnent. Le moment semble opportun, quand les hommes politiques les plus distingués de nos jours conviennent tous et prouvent assez par leurs préoccupations qu’aujourd’hui les affaires du dehors ont plus de valeur que nos discussions intérieures, toujours renouvelées, toujours les mêmes, où les distances qui séparent les opinions se sont tour à tour si singulièrement agrandies ou si merveilleusement rapprochées, suivant l’exigence des situations et les convenances personnelles de ceux qui les professaient. Peut-être aussi, quoique venant après la tribune, la presse, ou du moins cette partie de la presse qui ne prend pas une part active et passionnée aux querelles du jour, qui n’a pas choisi sa place dans l’arène, mais parmi les spectateurs, a-t-elle un avantage particulier, une mission spéciale, pour traiter les questions de la nature de celle qui nous occupe. Dans les débats parlementaires, au milieu de la lutte ardente qui s’agite incessamment entre le ministère et l’opposition, et qui fait la vie même des gouvernemens constitutionnels, les idées, les théories, deviennent, entre les mains des défenseurs ou des assaillans, de véritables armes de combat, et, une fois la bataille gagnée ou perdue, elles n’engagent plus pour l’avenir. Si quelque philosophe, se plaçant à un point de vue plus élevé, cherche à dominer les préoccupations du moment et veut développer sur la direction générale de notre politique extérieure quelque système patiemment élaboré au fond de son cabinet, son discours, par cela seul qu’il ne fait pas appel aux passions, est perdu au milieu de l’inattention générale. Chacun est tenté de lui demander, et peut-être avec raison, à quoi bon des efforts qui ne poursuivent pas un but immédiat, et qui ne peuvent aboutir à aucun résultat présent. Beaucoup de gens trouvent très commode de qualifier de chimérique tout ce qui les oblige à soulever la tête au-dessus de leur intérêt particulier, soit de personnes, soit de partis. La presse, au contraire, qui n’est tenue de conclure pour ou contre qui que ce soit, peut, par cela même, s’adresser avec plus d’autorité au pays, et l’éclairer utilement sur beaucoup de sujets importans dont il ne se soucie pas assez.

La France de 1830 n’a, je le crains, qu’un sentiment assez confus de la nature et de l’importance de ses relations avec les puissances étrangères ; elle pencherait volontiers à croire qu’un corps diplomatique qui fait si peu parler de lui, dont l’action est forcément inaperçue, que ces ambassadeurs, ces ministres, si nombreux, si chèrement rétribués, ne sont peut-être, après tout, qu’un appareil de luxe assez inutile, une de ces charges dont une grande nation aurait mauvaise grace à s’affranchir entièrement, et qu’il faut conserver pour le soin de sa dignité et l’éclat de sa représentation extérieure, à peu près comme en Allemagne les héritiers dépossédés des familles princières entretiennent encore à grands frais, auprès de leurs personnes, quelques semblans de cour qui les ruinent. Les intérêts qu’une agglomération de trente-deux millions d’hommes a nécessairement au-delà de ses frontières méritent cependant d’être signalés au gouvernement en vue de son influence politique, à la masse des capitalistes et des négocians au profit de l’augmentation des échanges internationaux, au public enfin pour la satisfaction d’une curiosité qui ne serait pas tout-à-fait stérile. Il y aurait là, pour des publicistes sages, impartiaux et dévoués au pays, un rôle très élevé et très efficace, car ils agiraient infailliblement sur l’opinion publique, par l’opinion publique sur les chambres, par les chambres sur le gouvernement.

Prenons un exemple, celui de nos relations commerciales. Les autres nations ont étendu le cercle de leur activité au dehors ; nous n’avons point suivi le mouvement général ; notre commerce n’est point arrivé à un degré suffisant d’importance et d’activité, et, de l’aveu de tous, ne semble pas en voie d’y atteindre bientôt. La plupart des cabinets ont modifié leurs traités ; ils en ont contracté entre eux de nouveaux et de plus avantageux ; de petits états naguère insignifians ont subitement acquis par leur fusion une importance commerciale considérable. Enfin, la ligne des douanes allemandes se resserre tous les ans d’une façon plus effrayante contre notre frontière de l’est, et nous menace de ce côté d’un prochain et maintenant inévitable isolement. Voilà ce qui s’est passé sous nos yeux, à notre porte, sans que notre gouvernement ait, au moins extérieurement, donné signe de vie. Il a paru voir les progrès de nos voisins sans jalousie, notre déchéance sans émotion ; on aurait dit que cela ne le regardait pas, que ce n’était pas à lui de s’opposer au mal. N’est-il pas permis de penser que ces faits et tant d’autres aussi tristes à signaler ne seraient point pour nous aujourd’hui le sujet d’un peu de honte et de beaucoup de dommages, si l’éveil avait été donné, si ces questions avaient été soigneusement étudiées, publiquement discutées, de façon à former à leur égard une opinion nationale, précise et clairvoyante ? Qu’on ne dise pas que de telles manifestations gêneraient l’action du gouvernement ; loin de là, elles lui seraient utiles, elles l’aideraient à sortir d’une inaction qui tient moins à son indifférence qu’aux difficultés de sa situation ; il y puiserait la force qui ne lui manque que trop pour résister aux exigences individuelles, exigences funestes, nulle part aussi puissantes que chez nous, où le pouvoir le plus influent de l’état, la chambre des députés, est en majeure partie composé de grands fabricans, de riches industriels, c’est-à-dire de personnes évidemment intéressées à faire maintenir dans nos transactions commerciales les tarifs protecteurs les plus élevés, cette cause première de la ruine de tout commerce international.

À Londres, rien n’est plus fréquent que des travaux complets, quelquefois des ouvrages entiers composés de recherches et de détails minutieux sur les pays, quelque nombreux et éloignés qu’ils soient, avec lesquels l’empire britannique est en continuels rapports. Ces publications sont avidement accueillies ; elles forment l’opinion du pays. C’est là qu’il apprend à se montrer si soigneux et si jaloux d’intérêts qui lui sont sans cesse rappelés, et qu’il connaît ainsi parfaitement. C’est à cette circonstance peut-être non moins qu’à son admirable esprit national, que l’Angleterre doit l’heureux accord qui, au plus fort de ses divisions intérieures, manque rarement de s’établir entre ses hommes d’état, non-seulement sur les questions d’honneur et de sûreté qui rallient facilement tout un peuple, mais sur toutes les questions d’alliances, de traités de commerce et de navigation, d’influence politique ; questions secondaires si l’on veut, mais qui défraient la vie commune et journalière des peuples.

Ce qui se fait depuis long-temps et avec succès chez nos voisins, ce que nous voudrions voir entreprendre chez nous sur des sujets plus importans encore et par des plumes plus exercées, nous allons l’essayer pour l’Italie.

Quelle est aujourd’hui la situation politique de l’Italie ? Et quel est, au sein de la paix dont nous jouissons et à laquelle nous avons raison d’être attachés comme toute l’Europe, le genre d’action légitime, honnête, avouable au grand jour, que nous pouvons, dans notre intérêt et dans le leur, exercer sur les états indépendans qui composent la péninsule italique ? Nous n’avons, pour nous livrer à cet examen, d’autres avantages que ceux qui peuvent résulter de l’observation attentive des faits généraux et contemporains venus à la connaissance des personnes bien informées, de plusieurs séjours dans toutes les parties de l’Italie, et d’une vive sympathie pour ce beau et malheureux pays.

On aurait tort de croire que la révolution française de 89 ait été un évènement heureux pour l’Italie et profitable à notre influence. Avant la convocation des états-généraux en France, des tendances de réforme et de progrès se faisaient remarquer chez la plupart des gouvernemens italiens. Sans doute l’impulsion elle-même était d’origine étrangère ; elle était surtout l’effet des idées philosophiques du siècle dernier. Mais, en traversant les Alpes, ces nobles idées semblaient être rentrées dans leur première patrie ; elles y avaient trouvé pour interprètes les Verri, les Beccaria, les Filangieri, et la forme nationale qu’elles avaient reçue de ces esprits éminens en avait étendu et popularisé l’empire. Une paisible et généreuse émulation avait gagné les sujets, les ministres, et jusqu’aux souverains eux-mêmes. L’histoire, qui néglige trop facilement les faits qui n’ont point porté toutes leurs conséquences, tiendra peu de compte de cette trop courte période ; les Italiens, amis éclairés de leur pays, retiendront toutefois avec reconnaissance les noms des hommes d’état modestes qui avaient commencé une tâche si belle. Le comte de Firmian en Lombardie, le marquis Tanucci à Naples, étaient non-seulement des administrateurs distingués, exclusivement voués au bien public, mais aussi, sur quelques points, des réformateurs très hardis. Les usages les plus choquans de la féodalité, les anciens abus d’une fiscalité vicieuse, disparaissaient sans secousse, grace à leurs soins et par des mesures sagement combinées. Les prétentions excessives du saint-siége trouvaient en eux des adversaires infatigables ; quelques-uns ne craignaient même pas, pour y mieux résister, de faire appel à l’opinion et aux discussions publiques. Presque partout les anciennes lois étaient revues dans un esprit de justice et de plus grande égalité civile. Quoique les mots de garanties politiques ne fussent point prononcés, que l’idée elle-même en fût à peine entrevue, il semblait que l’on pouvait déjà prévoir le moment où l’on aurait paisiblement, par la pratique seule, acquis d’une part et concédé de l’autre ce dernier gage qui a coûté ailleurs tant de luttes et de sang.

Malheureusement, le spectacle que donna alors la France vint changer à la fois la bonne volonté des princes et la modération des sujets. Les troubles qui agitèrent Paris en 1790, l’étrangeté des doctrines qui se professaient à la tribune de notre seconde assemblée législative, les défis lancés à la vieille Europe, plus que tout cela les dangers qui menaçaient déjà la famille royale de France, étaient de nature à inquiéter les anciennes dynasties de la péninsule, et à les dégoûter de leurs velléités libérales. Il ne fut plus question de réformes et d’améliorations. Les populations devinrent même suspectes à leurs gouvernemens pour être demeurées attachées aux opinions que ceux-ci professaient naguère avec éclat. Les soupçons amenèrent les rigueurs, les exils, les persécutions ; en même temps le triomphe des idées révolutionnaires à Paris exaltait les espérances des amateurs d’innovations. Pourquoi les patriotes italiens se seraient-ils contentés d’un moindre succès ? Ainsi, un mouvement d’abord unanime aboutissait à une scission profonde, à d’amères récriminations, chacun se reprochant avec plus de vérité que de bonne foi d’avoir fait manquer le but commun, dont les uns ne se souciaient plus, et que les autres avaient déjà grandement dépassé.

Si j’insiste sur la situation réciproque que les évènemens de cette époque ont faite aux gouvernemens et aux peuples d’Italie, c’est que je crois que cette situation n’est pas profondément modifiée, que la séparation n’est pas entièrement effacée aujourd’hui, que les mêmes maux, provenant des mêmes causes, pèsent encore sur l’Italie, et empêchent le développement de ses destinées futures. En effet, lors de la reconstitution de l’Europe en 1815, aucune transaction ne rapprocha ces souverains, un peu oubliés, qui rentraient alors de leur long exil, et leurs sujets, qui avaient vécu quinze ans sous un régime étranger, régime non point de liberté, tant s’en faut, mais enfin de régulière administration et de parfaite égalité devant la loi. Aucun pacte, comme la charte française, ne vint servir de moyen de transition, de gage de réconciliation entre un passé et un présent si opposés. On se retrouvait face à face avec les anciennes convictions, exagérées et aigries par les malheurs éprouvés. Les cours de Rome, de Naples et de Turin auraient regardé comme un acte d’extrême imprudence de reprendre chacune chez elle la suite des réformes jadis interrompues ; la moindre amélioration aurait presque paru un acte de trahison ; la France, remise aux mains de ses rois légitimes, était encore pour elles la terre suspecte d’où étaient sorties de si épouvantables doctrines ; il n’y avait que dangers à imiter ses exemples. Pour la grande majorité et pour la partie la plus éclairée du public italien, sous quelque jour que fût envisagé le changement de domination, c’était, au contraire, une déchéance blessante que ce retour pur et simple à l’ancien état de choses. On avait goûté la douceur des législations modernes, on s’y était vite attaché ; on ne se serait même pas cru indigne non plus de jouir de ces belles formes du gouvernement représentatif qui s’inauguraient chez nous à cette époque. Qu’importaient alors des réformes partielles et mitigées opérées dans le sein et par le fait des nouveaux gouvernemens ? On aurait songé à les accorder, qu’elles eussent été dédaignées ; c’était vers l’étranger, vers un mouvement révolutionnaire venant du dehors, que se portaient les espérances des libéraux italiens. Les évènemens d’Espagne de 1823 parurent leur donner un instant raison ; mais ce furent surtout les journées de juillet 1830 qui agitèrent violemment toute l’Italie. On se rappelle l’effroi des gouvernemens, l’émotion des populations, celle surtout des provinces du nord de l’Italie, qui se traduisit en sérieuses émeutes, aussitôt comprimées par les Autrichiens. Pour moi, je n’hésite pas à le dire, tant que la France, par le seul fait de sa révolution intérieure, était involontairement la cause, d’un côté, d’appréhensions si extrêmes, de l’autre, de si prodigieuses espérances, il n’y avait pas pour elle, par les seuls moyens qu’autorisait la paix, de rôle utile à jouer en Italie. M. Périer, en décidant l’occupation d’Ancône avec cette hardiesse de coup d’œil peu comprise alors, si admirée depuis, prenait, il me semble, la seule mesure que comportaient les circonstances ; il empêchait le fait matériel de l’envahissement des Autrichiens, il protégeait des populations intéressantes contre des réactions trop à craindre ; il réservait enfin, sans l’engager, un avenir dont on a fait depuis trop bon marché.

Mais les circonstances ont changé depuis ces onze dernières années. Nous avons assez prouvé par la marche régulière de notre gouvernement, par la sagesse qui a présidé à nos relations extérieures, que nous n’avions nulle part, en Italie pas plus qu’ailleurs, autorisé les sentimens extrêmes que notre dernière révolution y avait provoqués. Les impressions se calment sur notre compte ; ce qu’elles avaient de fâcheux n’était que transitoire, et s’efface tous les jours. Nous y reprenons insensiblement notre position naturelle ; reprenons donc avec elle et la politique qui lui convient et les justes prétentions qu’elle autorise. Nous n’avons pas à faire de la propagande de l’autre côté des Alpes, nous n’avons pas à y prêcher l’affranchissement soudain et illimité des peuples ; nous ne sommes pas non plus appelés à nous faire les champions des droits absolus des souverains, et à épouser leurs fantaisies et leurs méfiances, s’ils en avaient. Notre rôle est plus beau. Il est tout tracé par la politique que nous avons pratiquée chez nous. Ce rôle, nous pouvons le jouer au dehors, à notre profit et au profit des autres ; personne ne nous le contestera, personne n’en prendra ombrage ; c’est le droit de la France, c’est le prix des sacrifices qu’elle a faits au repos de l’Europe, sacrifices dont elle ne se repent pas, mais dont elle connaît la valeur, et qui se sont assez souvent répétés dans ces derniers temps.

L’action de la France ainsi définie et comprise, examinons rapidement quelles sont nos chances de succès dans les états les plus importans de l’Italie, et commençons par ceux du roi de Sardaigne.

La Savoie et le comté de Nice ont été occupés par les armées françaises dès l’année 93. Le Piémont, proprement dit, ne le fut que plus tard ; après la bataille de Marengo, il composa plusieurs départemens français. Ainsi nos mœurs et nos lois régnèrent plus long-temps dans cette partie de l’Italie que partout ailleurs et durent y laisser des traces plus profondes. Cependant nulle réaction ne fut, sinon plus violente, du moins plus complète que celle qui s’opéra en Piémont en 1814. Détruire tout ce qui s’était fait pendant son absence, rétablir toutes choses exactement comme elles étaient au moment de son départ, tel fut le système bien simple que suivit le roi Victor-Amédée, à peine débarqué de Sardaigne. Les lois civiles françaises continuèrent à régir le petit état de Gênes, qui s’était ménagé cette faveur au congrès de Vienne, comme une condition de la réunion ; mais le Piémont et la Savoie durent reprendre leurs anciennes lois et coutumes, à moitié oubliées, et qui n’avaient de commun entre elles que leur extrême confusion. L’ancien almanach royal de la cour de Turin en 98, tel était, à la lettre, le code nouveau que la dynastie restaurée rapportait à ses peuples. On se raconte encore en secret à Turin les brevets de pages et de sous-lieutenans envoyés à de vieux officiers qui avaient fait les guerres de l’empire et la retraite de Moscou, le rétablissement d’un poste de douanes et de péage à l’ancien passage qui avait servi de communication avec la France, et qui avait été abandonné après la construction de la route nouvelle du mont Cenis, le danger que coururent des établissemens utiles et tout-à-fait étrangers à la politique, mais dont les dénominations modernes et scientifiques avaient mal sonné aux oreilles du vieux roi. Ainsi reconstitué, l’état intérieur du Piémont ne changea pas, et fut paisiblement gouverné, après Victor-Amédée, par son frère, le roi Charles-Félix, qui mourut peu de temps après la révolution de juillet. Alors monta sur le trône le roi Charles-Albert, prince de Carignan. Il avait été compromis, sous ce nom, dans les troubles libéraux de 1821. Il avait dû à l’intervention de la France, combattue par le mauvais vouloir de l’Autriche, qui mettait alors en avant le duc de Modène, d’être rentré en grace avec les chefs de sa maison, et d’avoir pu prétendre de nouveau à la couronne qu’il porte aujourd’hui. On peut se figurer quelles espérances fit naître chez les patriotes piémontais l’avènement au trône de celui qui avait été leur chef, pour lequel ils s’étaient mis en avant, pour qui ils avaient souffert la disgrace, l’exil, la confiscation. On se disait bien qu’après le coup découvert et manqué, le prince avait facilement abandonné ses complices ; on trouvait que sa campagne, entreprise aussitôt après, en volontaire, dans l’armée française chargée d’aller renverser la constitution de l’Espagne, témoignait plus de ses goûts militaires que de la fixité de ses convictions politiques ; on n’ignorait pas non plus que l’illustre conspirateur repenti n’avait reculé devant aucun des sacrifices exigés par le parti triomphant ; mais cette conduite pouvait encore n’avoir été de sa part qu’un calcul habile et le résultat d’une dissimulation profonde, imposée par les circonstances ; l’occasion d’ailleurs était si belle, le rôle si tentant pour quelqu’un qui avait fait ses preuves d’ambition. Il est probable que le nouveau roi pesa toutes les chances : peut-être ne crut-il pas au triomphe en France d’une cause qui avait échoué dans ses mains en Piémont ; peut-être était-il découragé ; peut-être se trouva-t-il trop compromis avec ses nouveaux alliés et contre ses anciens amis. Quoi qu’il en soit, il ne montra que répugnance contre des idées autrefois les siennes. Il oublia qu’il avait dû quelque chose à la France, ou plutôt, nous aimons mieux le croire, il en reporta la reconnaissance entière sur les membres de la famille royale maintenant dépossédée, qui avaient ménagé son rapprochement. C’est à ces motifs sans doute qu’on doit attribuer les secours soigneusement dérobés, mais suffisamment avérés, que les entreprises carlistes, et particulièrement les tentatives de Mme la duchesse de Berry, reçurent de la Sardaigne. Pendant les premières années de notre gouvernement de 1830, nos rapports furent donc assez difficiles et parfois assez aigres avec la cour de Turin. L’Autriche put profiter, avec son habileté ordinaire, de circonstances aussi favorables à son rêve favori de patronage en Italie. Cependant c’était une situation trop peu naturelle pour durer longtemps, que celle qui livrait le Piémont à l’influence exclusive d’une des deux puissances entre lesquelles il est si intéressé et si anciennement habitué à tenir la balance égale. Aussi, au milieu des aigreurs mêmes dont nous parlions tout à l’heure, le cabinet de Turin se vantait-il d’une impartialité qu’il ne pratiquait plus, et son ministre des affaires étrangères citait-il encore avec complaisance les vieilles traditions de diplomatie piémontaise dont il était si éloigné. Il est permis de croire qu’on y est plus sérieusement revenu aujourd’hui.

Aussi bien l’Autriche n’est pas une alliée entièrement sûre et dévouée pour la Sardaigne. Elle a des possessions en Italie ; c’est une rivale en même temps qu’un patron ; elle peut gêner et déplaire à ces deux titres. Ses allures tiennent quelquefois d’une adresse assez voisine de la perfidie : nous en pourrions citer quelques traits qui causeraient de l’étonnement à la cour de Turin ; mais nous préférons nous en abstenir, et signaler seulement une tactique plus innocente. C’est une habitude pour les agens diplomatiques de l’Autriche en Italie, de parler beaucoup, par goût ou par ordre, de la douceur du régime dont jouissent les états soumis à la domination de sa majesté l’empereur. Ils vantent avec raison la supériorité de leur administration, la manière beaucoup plus équitable dont la justice est rendue en Lombardie ; il semble que ce soit un de leurs soins assidus, en même temps qu’ils détournent de toute idée d’améliorations et de réformes, de rappeler sans cesse celles qu’ils ont faites chez eux, et de s’exprimer à ce sujet d’une manière qui prouve peu de considération pour les autres gouvernemens italiens. Que ces façons aient été parfois désagréables au roi de Sardaigne, c’est ce qu’on peut supposer d’après quelques faits récens survenus à la cour de Turin. L’absence de ce monarque à Milan lors du couronnement de l’empereur d’Autriche, son parent, y a été fort remarquée. Elle a été généralement jugée comme une protestation tacite et pleine de convenance contre les prétentions à une suzeraineté quelconque sur l’Italie, que cette cérémonie pouvait recouvrir. Une telle supposition n’a rien qui ne soit conforme au caractère connu du roi, à cette fierté qui sied si bien aux petits états, qui a toujours été une des qualités du cabinet sarde, et à laquelle son gouvernement actuel ne paraît pas avoir renoncé.

Les légitimes défiances que l’Autriche doit inspirer au Piémont ne sont pas les seuls moyens dont nous puissions nous servir. L’armée sarde est parfaitement organisée et éminemment adaptée aux besoins de ce royaume. Elle témoigne, par sa belle tenue, des soins particuliers que lui a donnés son souverain. Mais la marine militaire sarde est plus faible, relativement du moins à l’étendue du commerce génois. Son action ne peut se faire sentir dans toutes les mers où pénètre son pavillon marchand. Nous pouvons, sous ce rapport, rendre d’utiles services, et suppléer à une protection qui ne peut être toujours prête et suffisante. C’est un lien d’intérêt commun ; car la Sardaigne ne pourrait que gagner à un plus grand déploiement de ses forces navales, et il n’est pas un homme politique qui ne sache combien nous devons souhaiter l’accroissement de toutes les marines secondaires de l’Europe.

On ne remarque point dans les affaires intérieures du Piémont cette incurie complète et la foule d’abus qui sont le cortége habituel des gouvernemens absolus. On ne saurait non plus, il s’en faut de beaucoup, le citer comme un modèle parmi ces derniers. Tout ce qui regarde la sûreté intérieure du pouvoir dominant, et la défense extérieure du territoire, a été l’objet d’une attention soutenue et minutieuse. Mais cette attention s’est exclusivement portée vers ce qu’il y a de plus positif et de plus matériel, si l’on peut ainsi parler, dans les moyens dont un gouvernement dispose, à savoir, l’organisation d’une force armée considérable, d’une police active et d’un réseau de forteresses redoutables ; l’emplacement des fortifications nouvellement construites trahit assez les craintes d’un cabinet qui ne se croit point parfaitement assuré de la soumission de tous ses sujets, et qui, dominé par ses passions du moment, a aliéné sa liberté et renoncé d’avance à la possibilité de choisir, au jour donné, entre ses alliés les plus utiles et ses ennemis les plus dangereux. C’est ainsi que le fort récemment élevé au centre de l’ancienne enceinte de Gênes est plutôt une menace significative, toujours prête, contre les habitans de la seconde ville du royaume, qu’un complément ajouté à sa défense. C’est ainsi que des ouvrages nouveaux, dont il est difficile de préciser le nombre et l’importance, hérissent, du côté de la France, tous les points principaux et jusqu’aux moindres passages d’une frontière déjà si bien gardée par les Alpes, tandis que, du côté de la Lombardie, pays plat et ouvert, aucune place de quelque valeur ne peut arrêter les Autrichiens, dont les grands magasins militaires ne sont pas à trois jours de marche de Turin. Cette faute grave n’est pas la seule que les peuples auront peut-être un jour à reprocher à leur gouvernement. La Sardaigne, cette île si heureusement située à vingt-quatre heures des côtes de la terre ferme, est à peu près abandonnée à elle-même, sans qu’on songe à demander à son sol et à ses productions si variées tous les bénéfices qu’une bonne administration saurait en tirer. Gênes elle-même, cette ancienne capitale d’une république indépendante, riche et active, pourrait se plaindre de la froideur que ses nouveaux possesseurs montrent pour une acquisition si précieuse. Le roi et son gouvernement ne sont que trop confirmés dans cette froideur par l’aversion sourde qui divise les deux sociétés génoise et piémontaise, et qui est assez forte pour avoir maintenu jusqu’à présent une séparation bien marquée entre deux populations soumises depuis vingt-cinq ans à une commune domination. Cette antipathie, très vive encore chez quelques membres de la haute aristocratie génoise, serait même une cause d’affaiblissement et de danger pour le gouvernement sarde, si la réunion, en même temps qu’elle a froissé les susceptibilités nationales, n’avait pas, par une compensation fort appréciée dans une ville aussi commerçante que Gênes, augmenté considérablement les affaires, et par suite le bien-être de toutes les classes.

L’organisation du pouvoir en Piémont est toute militaire. Les postes importans de l’état y sont aux mains des chefs de l’armée. Comme gouverneurs des provinces et des grandes villes, ils ont les autres autorités sous leur juridiction. Les fonctions purement civiles sont donc subalternes et moins considérées. C’est presque le régime d’un pays nouvellement conquis, ce sont les apparences d’un camp placé en face de l’ennemi. L’arbitraire le plus absolu règne sans contrôle du sommet à la base de cet édifice social. Aux premiers rangs et pour les positions élevées, cet arbitraire est tempéré par la dignité même du commandement, par un certain respect de soi-même et des droits acquis ; mais aux derniers rangs, et envers les malheureux placés trop bas pour avoir aucun recours, l’exercice en est souvent violent, fantasque, gratuitement tyrannique. L’action des autorités locales et secondaires semble y tenir des allures mélangées de la police et du corps de garde. Nulle part, parmi ceux qui sont revêtus de hautes fonctions publiques, on ne voit une préoccupation un peu vive, un peu intelligente, un peu efficace du moins, des intérêts et des besoins du pays. On dirait le gouvernement complètement et sincèrement persuadé qu’ayant pourvu par tous les moyens qu’il a cru utiles à la défense générale et à sa sécurité propre, il a rempli tous les devoirs et fait tout le bien qu’on avait le droit d’attendre de lui. Autant il s’est montré attentif en ces matières, et jaloux de cette portion de ses attributions, autant il en a négligé d’autres non moins nobles cependant et non moins utiles. Si l’on était tenté de s’étonner et de douter qu’une œuvre aussi compliquée que l’organisation bien entendue de la force publique ait pu marcher seule, sans amener après elle aucune autre amélioration, j’en donnerais une explication qui, mieux que tout détail, fera bien comprendre la situation actuelle du Piémont. Comme la plupart des princes de sa maison, comme toute la nation qu’il gouverne, le roi a les goûts et les tendances militaires. Il a mis de ce côté son activité, son zèle, son amour-propre, et il les y a confinés. Pour tout le reste, il s’en est remis à la direction d’un parti qui a habituellement cherché à dominer les conseils des souverains, mais qui n’y a jamais peut-être aussi bien réussi qu’aujourd’hui à Turin. L’esprit de l’ordre religieux dont l’ombre seule et la douteuse apparition ont si fort ému la France dans les dernières années de la restauration, règne en maître à la cour de Sardaigne. Ce n’est pas un spectacle sans quelque amusante singularité de voir au sein de cette cour belliqueuse et toujours armée en guerre, à travers ces sabres retentissans et ces brillans uniformes, les menées sourdes d’une faction dont les prêtres sont encore les conseillers et les chefs. La politique qui en résulte n’est pas moins étrange. Ce n’est pas une tyrannie affichée et violente, ce ne sont point des coups de tête passionnés, qui pourraient compromettre. On sait habilement se retrancher des fantaisies imprudentes qui réveilleraient de trop vives oppositions. Mais ce sont de patiens et merveilleux efforts pour détruire tout mouvement, pour amortir tout bruit, si petit qu’il soit, pour supprimer jusqu’aux moindres apparences de vie. La tâche entreprise paraît être d’endormir paisiblement un peuple entier, de suspendre pour lui, pour soi-même, pour tout le monde, la marche du temps, par crainte de ce qu’il pourrait apporter avec lui. On ne peut que difficilement se figurer jusqu’à quel degré de gêne et de compression ce régime peut être poussé. Rien ne ressemble plus au sommeil pesant et douloureux que des opérations magnétiques peuvent, dit-on, communiquer à un corps sain et vigoureux. Un tel sommeil n’est pas le repos.

Si du gouvernement nous passons aux dispositions des populations de cette partie de l’Italie à notre égard, ce ne sera point s’aveugler que de dire que nous n’y sommes ni oubliés ni haïs. On y ressent encore, dans les classes inférieures, quelque chose comme un sentiment patriotique pour ce grand pays dont on a un instant partagé les destinées et la gloire. Dans l’armée surtout, les traditions, les souvenirs militaires, l’honneur du chef et du drapeau, tout ce qui fait l’esprit du corps et la valeur du soldat, remonte aux campagnes faites avec nous. Dans la haute société, il y a quarante ans, on ne parlait, on n’écrivait guère que la langue française. Ce sont les ouvrages nationaux d’Alfieri qui ont rappelé aux Piémontais qu’ils étaient de race italienne. Mais, si la langue française n’a plus cours, les idées françaises règnent toujours. Sans songer à des bouleversemens, sans être infidèles à leurs princes légitimes, les esprits s’occupent encore à Turin de ce qui se passe à Paris, et sans doute beaucoup plus que de ce qui peut se passer à Vienne. On y verrait avec plaisir nos doctrines gagner quelque crédit sur le gouvernement du pays. Il y a beaucoup d’hommes distingués en Piémont, dans la classe bourgeoise et dans les rangs mêmes de la noblesse. Il y a des savans qui sont à la hauteur des découvertes les plus récentes, des jurisconsultes habiles qui s’occupent théoriquement des questions soulevées par les formes les plus nouvelles de nos sociétés modernes. Tout ce public d’élite est retiré et modeste ; il vit séparément, et n’est pas assez connu chez nous. Mais ce sont les livres français qu’il recherche avidement, ce sont les idées françaises qui l’inspirent ; il y a là le germe d’une puissance d’opinion publique qui en vaut bien une autre, et que nous devons avoir pour nous si nous savons la ménager et la considérer comme elle le mérite.

Il ne manque pas, à Turin et à Gênes, d’établissemens philantropiques, d’institutions civiles fondées et dirigées par de riches particuliers, et qui témoignent non-seulement de leur humanité, mais aussi de leurs lumières et de leur capacité administrative. Les Piémontais qui y étaient appelés par leur mérite ont reçu l’autorisation d’assister au dernier congrès scientifique tenu à Florence. Ils n’ont été ni les moins remarqués ni les moins dignes de l’être au milieu de cette réunion des plus nobles enfans de l’Italie. Ces réunions, présidées par un grand-duc de Toscane, sont un évènement national, une heureuse et paisible conquête qui n’a dépouillé personne. Espérons que les répugnances qu’elles ont rencontrées céderont toutes, et que la cour de Rome ne voudra pas long-temps rester seule sans représentans dans des assemblées où elle eût jadis tenu le premier rang.

Rien n’est plus délicat que les rapports avec le saint-siége. Les deux caractères du pape, comme prince temporel et comme chef de l’église catholique, ne sont pas si distincts qu’ils ne se puissent confondre sur quelques points, et le Vatican a toujours mis une partie de son habileté à aller chercher sur un de ces terrains la force qui lui manquait sur l’autre. La révolution qui a envoyé s’éteindre dans l’exil la race des fils aînés de l’église, sacrés par la main de ses pontifes, et qui arborait un drapeau dangereux pour les souverains de l’Italie, ne pouvait être vue que de mauvais œil à Rome. La brusque occupation d’Ancône fut un nouvel aliment à cette irritation. Si cette occupation n’avait pas été conduite avec une prudence qui fit honneur au général qui y commanda six ans les troupes françaises, si notre première révolution surtout n’avait pas épuisé à l’avance tous les griefs que Rome pouvait avoir contre nous, il eût été à craindre de voir éclater une rupture dont on ne peut présumer les conséquences. Ce premier danger passé, grace, il faut le dire, à la sagesse des deux cabinets, les rapports avec le saint-siége devinrent meilleurs. Nous étions dans la position la plus souhaitable pour traiter avec Rome ; point hostiles, et point dépendans. Le pape se plaisait à rendre justice au clergé français, le plus pauvre de la chrétienté, le plus exemplaire, le plus attaché à ses devoirs. Nous étions toujours la plus puissante des nations catholiques, celle qui pouvait le plus, si elle le voulait encore, pour les intérêts religieux de l’église. Il faut avoir voyagé en Orient pour être bien au fait des liens que l’église romaine y a conservés. Dans les échelles du Levant, la religion catholique est, avant tout, la religion de la France. C’est par notre protection que les établissemens d’ordre religieux, que le culte des populations qui reconnaissent la suprématie du pape y sont respectés. Nous avons là un patronage étendu, qui fait ou pourrait faire une partie de notre force, et qui, exercé dans l’intérêt de l’église romaine, nous assure la bonne volonté du pape. La conquête et l’occupation de l’Algérie, qui a été un véritable affranchissement pour l’Italie, a vivement frappé la cour de Rome ; elle s’en est réjouie comme d’une dernière croisade contre les infidèles. C’est à la France qu’elle a dû, et elle s’en souvient, de pouvoir envoyer de nouveau des évêques en Afrique, vers ces mêmes rivages où ont jadis prêché les Cyprien et les Augustin.

Mais, en Europe aussi, la cour de Rome a besoin de nous. Les récentes révolutions d’Espagne et de Portugal ont rendu difficiles les rapports de ces pays avec la cour de Rome, habituée à y régner autrefois en maîtresse absolue. C’est à nous qu’on a dû, de part et d’autre, de n’avoir pas rompu les derniers liens ; c’est par l’entremise de l’ambassade de France à Rome que l’on traitait et négociait encore, pendant que toutes les communications officielles étaient suspendues. Le Portugal a fait son accord, et dona Maria est maintenant reconnue à Rome. Mais l’Espagne résiste toujours. Nous avons dans ces circonstances une heureuse influence à exercer, de bons conseils et de bons exemples à faire accepter.

On le voit, ce ne sont pas les moyens d’action qui nous manquent à Rome. Je ne crois pas toutefois qu’il fût utile de se mêler, même par voies détournées, des affaires intérieures des états romains. Il y a là des problèmes peut-être insolubles, des questions qu’il serait fâcheux de soulever, des embarras auxquels on se reprocherait d’avoir mis la main. Les dispositions des populations y sont du reste très variées et très incertaines. À Rome, la haute société, la seule qui soit aujourd’hui quelque chose, est insouciante, frondeuse, peu portée pour la France. Elle recherche encore les dignités ecclésiastiques et exploite à son profit un genre de gouvernement dont elle affecte de reconnaître et de censurer les inconvéniens. Une partie de la Romagne est très fanatique, tandis que les villes de Bologne et d’Ancône sont animées d’un esprit libéral assez vif. Elles regrettent l’occupation française et autrichienne, elles passent pour désirer la réunion au royaume de Naples.

L’Autriche a conservé beaucoup d’influence à Rome, et politiquement cela est impossible autrement ; toutefois cette influence n’est pas exclusive. Le pape actuel maintient assez bien son impartialité. Cette impartialité sied trop à sa haute position de père commun des fidèles pour qu’il soit désirable de l’en faire sortir, fût-ce à notre profit.

Le royaume de Naples, placé à l’extrémité de la péninsule, sans autre voisin que le saint-siége, doit à sa seule position géographique des avantages qui sont partout ailleurs la conquête de l’homme, le prix des laborieux efforts des gouvernemens et des peuples. Son climat est le plus beau, ses provinces sont les plus peuplées de toute l’Italie ; sa capitale est, après Paris et Londres, la cité la plus considérable de l’Europe ; ses habitans sont intelligens, actifs, faciles à gouverner. La Sicile, par sa fertilité fabuleuse, par ses ports placés à mi-chemin de l’Orient et les plus beaux de la Méditerranée, semble prédestinée à une prospérité intérieure et à un avenir commercial immense. Naples a peu souffert des grandes guerres du siècle dernier. On n’y a ressenti que le contre-coup affaibli des évènemens dont les populations du nord ont porté tout le poids et subi toutes les conséquences. Le plus grand des malheurs pour un pays, l’invasion étrangère, n’y a jamais constitué ouvertement sa domination. Les réactions violentes qui signalèrent l’établissement de la république et la première rentrée des Bourbons, quelque déplorables qu’elles fussent en elles-mêmes, témoignèrent du moins de la vivacité des convictions qui étaient alors aux prises chez les Napolitains. Les Français et les Anglais ne s’y mesurèrent pas au milieu de l’insouciance générale, ils n’étaient au contraire que les seconds de deux grands partis nationaux qui se faisaient la guerre. L’avènement d’une dynastie napoléonienne, quelle que soit l’opinion qu’on se forme du caractère des deux souverains qui portèrent cette couronne, ne fut point une mauvaise fortune pour Naples. Le roi Joachim Murat y a laissé des souvenirs qui prouvent que les qualités brillantes et les dehors pompeux du héros méridional avaient fait impression sur les imaginations de ses sujets. Toutefois, les lois et les institutions civiles, l’ensemble de l’administration française transportés avec eux et appliqués pendant une période de dix ans, voilà les vrais bienfaits de ces souverains momentanés. Ce qui fait la position particulière du royaume de Naples en Italie, son honneur aujourd’hui, ce qui fera peut-être sa force un jour, c’est d’avoir conservé cette précieuse acquisition. Tandis que partout ailleurs on repoussait en bloc l’héritage d’un régime dont on aurait voulu effacer jusqu’au souvenir, les conseillers mieux avisés de la dynastie napolitaine surent discerner le mérite des rouages modernes, et conçurent la pensée d’en appliquer la puissance à la politique nouvelle qu’ils allaient pratiquer. Avec les règles de l’administration française furent préservés les codes français, modifiés seulement dans quelques-unes de leurs parties, principalement dans les articles qui regardaient le jury, le divorce, le partage des successions, les actes de l’état civil, l’inamovibilité des juges, qui ne fut point posée en principe, la juridiction des délits correctionnels. Quelques changemens, plutôt heureux, furent faits aussi au code pénal. Ainsi les formes survivaient encore quand le fond avait disparu. Elles eurent immédiatement pour effet, par la seule vertu qui est en elles, d’empêcher bien des abus, et de maintenir l’ordre et la régularité là où il n’y avait pas de passions trop vives intéressées à les violer. Aujourd’hui l’organisation napolitaine est devenue à peu près ce qu’était la nôtre sous l’empire. Les mêmes choses s’y retrouvent avec un peu moins de réalité, sous des noms quelquefois différens, quelquefois les mêmes. Il y a des ministres secrétaires d’état avec les mêmes titres et les mêmes attributions que les nôtres, des délégués de province qui font l’office des préfets, des sous-délégués qui sont nos sous-préfets. Les communes ont leurs conseillers municipaux, les provinces leurs conseillers provinciaux ; enfin au sommet de cet édifice d’institutions modernes est placé un véritable conseil d’état qui réunit les mêmes fonctions que le nôtre. Ce conseil se compose de personnes d’opinions diverses, dont quelques-unes sont éminentes par leur savoir. Il est depuis peu présidé par un homme expérimenté et actif, qui passait, au moment de sa nomination, pour vouloir user de sa haute position autrement que comme d’un vain titre.

Si nous considérons les autres circonstances du royaume de Naples, elles ne sont pas moins exceptionnelles et moins heureuses. Le jeune roi qui est monté sur le trône en 1832 devait à son âge de n’avoir pas été mêlé aux dissensions des partis ; il a profité de cet heureux privilége pour les dominer tous, pour effacer la mémoire des anciennes discordes, pour mettre un terme à la disgrace et aux rigueurs qui pesaient encore sur quelques hommes compromis en 1824. Le fréquent retour de ces actes de clémence a prouvé qu’il ne s’agissait point de ces faveurs sans conséquence qui signalent habituellement les nouveaux règnes. Les sujets du roi comme le public européen y ont vu l’indice d’une sage politique, et avant tout l’inspiration d’un cœur généreux. Déjà cette conduite porte ses fruits ; des Napolitains qui ne se seraient point rencontrés autrefois dans un même salon servent en commun un roi qui a voulu ignorer le passé, qui ne tient compte que des services présens, et n’a demandé à personne le sacrifice de sa dignité. C’est ainsi que M. Poerio, l’orateur le plus distingué et non le moins libéral de la chambre des représentans de 1824, est, si je ne me trompe, avocat des conseils de la couronne. Le général prince Filangieri, ancien élève de l’École Polytechnique, ancien officier supérieur de l’empire, autrefois en défaveur pour ses faits d’armes et pour ses opinions, remplit à l’heure qu’il est les fonctions de ministre de la guerre. Il a travaillé avec le roi à l’organisation de l’armée napolitaine, particulièrement de l’artillerie, dont le matériel nombreux est exécuté d’après les meilleurs modèles et les dernières découvertes de l’art moderne, et supérieur, dit-on, au nôtre en quelques points. On lui doit également l’établissement d’une école militaire qui tient le milieu entre notre école de Saint-Cyr et nos écoles d’état-major. Un bureau d’officiers instruits se livre, sous sa direction particulière, à des travaux de stratégie militaire qui ont pour but la levée des plans et la défense de tout le royaume, ouvrage maintenant avancé et qui ne laisse rien à désirer.

On comprend qu’un gouvernement ainsi disposé et qui emploie des hommes aussi utiles a dû trouver quelque force pour faire le bien. En effet les finances de Naples ont été remises en bon ordre ; la sûreté la plus complète règne sur les routes et dans les campagnes situées en-deçà du Phare. Toutefois, si le gouvernement napolitain fait jouir ses sujets de ces biens si précieux, la tolérance, la sécurité des personnes et des propriétés, il faut avouer qu’il n’a pas été beaucoup au-delà. Les charges publiques n’y sont point heureusement réparties. L’armée occupe une place et se maintient sur un pied qui répondent plus aux goûts personnels du monarque qu’aux besoins de l’état. Il y a quelque exagération, certainement beaucoup de prodigalité, à entretenir tant de forces militaires dans un pays dont les populations sont attachées à leurs princes, et qui n’a à craindre que les agressions du pape. L’armée navale, voilà où devraient se porter l’attention et tous les soins du gouvernement ; voilà où est l’avenir de sa puissance, et cependant, quoiqu’un des jeunes frères du roi soit à sa tête, elle est assez abandonnée et n’obtient qu’une faible part des sacrifices qu’elle réclame. Le fisc napolitain est très avide ; mais, au lieu de demander ses profits à la multiplication des échanges avec l’étranger qui lui prendrait les beaux produits de son sol, il va les chercher dans l’augmentation de tarifs déjà très onéreux, de sorte qu’on voyait récemment à Naples ce phénomène extraordinaire d’un acquéreur de la ferme des douanes prêchant lui-même la modération des droits mis sur les marchandises étrangères. La Sicile enfin, ce précieux joyau de la couronne de Naples, est gouvernée comme un pays conquis. Cette terre, qui les a reçus pendant les dix années de leur adversité, est traitée aujourd’hui par ses maîtres comme si elle avait démérité d’eux, soit qu’on ait oublié les promesses qui lui avaient été faites, soit qu’on recule effrayé devant la grandeur des maux qu’il s’agit de guérir.

Dans les cadres d’une administration régulière, beaucoup des inconvéniens du pouvoir absolu subsistent encore à Naples. Des dénominations honnêtes y recouvrent des abus honteux. Tant d’exceptions se font aux règles établies, que peu à peu les exceptions semblent devenir la règle. Les affaires les plus importantes comme les plus indifférentes, et jusqu’aux contestations entre particuliers, peuvent être arbitrairement détournées de leur cours légal et de leur juridiction naturelle pour être portées devant le roi, qui décide par lui-même ou qui nomme des arbitres. Souvent cette voie est la plus prompte et la plus sûre pour le triomphe de la raison et du bon droit, dans un pays où la justice n’a pas acquis des allures bien fixes ; mais que d’abus et que d’erreurs probables ou seulement possibles avec un roi jeune encore, et qui a une certaine confiance en lui-même parce qu’il se sent honnête et animé de bonnes intentions ! Le roi Ferdinand est actif, il aime l’exercice du pouvoir ; mais en même temps il craint de se reposer sur quelqu’un de l’exécution de ses volontés : peut-être craint-il qu’on ne rapporte à d’autres le bien qu’il veut faire, peut-être le souvenir de l’empire que les favoris exerçaient sous le règne de ses prédécesseurs a-t-il frappé son imagination. Quoi qu’il en soit, il est clair que la plupart de ses ministres ne sont pas pour lui des personnages sérieux, et il ne lui déplaît pas qu’on s’en aperçoive. Des agens subalternes, trop bas placés pour oser s’attribuer l’influence qu’ils possèdent réellement, ou qu’on leur suppose, et qui la perdraient même s’ils venaient à l’afficher, s’entremettent dans les affaires de l’état. Il en résulte, dans les décisions intérieures du gouvernement napolitain, et jusque dans ses rapports avec les puissances étrangères, une confusion, des tâtonnemens et des contradictions, qui nuisent malheureusement autant à ses intérêts qu’à sa dignité.

Nous n’avons caché ni le bien ni le mal, ni le fort ni le faible du royaume de Naples. Ce n’est point le mieux gouverné des états d’Italie ; c’est peut-être celui qui laisse le plus à désirer sous les rapports essentiels de la régularité dans les grandes affaires, de l’ordre, et d’une certaine gravité. Cependant ces inconvéniens sont plus que balancés par le bonheur qu’il a eu de conserver des formes administratives qui n’ont rien à envier aux états les plus civilisés et les derniers constitués de l’Europe. Ces formes ont déjà, presqu’à elles seules, porté d’heureux fruits. Elles sont pour Naples une sauvegarde contre des révolutions intérieures, elles portent en elles le gage et les espérances de l’avenir. Il semble que tout danger ne soit pas passé pour les autres gouvernemens italiens, et qu’il y ait pour eux quelque autre crise à subir. On sent qu’à Naples le plus difficile est fait, que le jour où un désir sérieux de réformes s’emparera du roi et de ses ministres, ce jour-là tout sera achevé presque aussitôt que commencé. Il n’y aurait effectivement rien d’important à changer ; le pouvoir du chef de l’état, loin d’être ébranlé, n’en serait que plus raffermi, se trouvant désormais plus en harmonie avec les institutions dont il est dès à présent entouré.

Nous aurions oublié un des traits les plus saillans de la physionomie du royaume de Naples et qui fait autant d’honneur au maître qu’aux sujets, si nous ne parlions de la liberté dont y jouissent la conversation et les jugemens de la société. Dans le reste des états de l’Italie, il y a une foule de questions sur lesquelles un étranger serait mal venu à ouvrir la bouche, des confidences que l’amitié elle-même n’ose recevoir ; à Naples, on parle sur les affaires publiques sans dissimulation, quelquefois avec sévérité. On voit bien vite que ceux mêmes qui se croient mécontens n’ont pas de griefs bien amers contre leur gouvernement, qu’ils le sentent national, et qu’ils n’en désespèrent pas. On pourrait se croire dans un pays libre au milieu des entretiens des salons de l’aristocratie napolitaine ; quoiqu’inoffensive, cette aristocratie a l’idée d’être une puissance avec laquelle il faut un peu compter ; le roi a des attentions pour elle ; cela lui plaît, et cela lui suffit. Quelques-uns de ses membres les plus distingués occupent des places dans l’armée, dans la diplomatie, dans l’administration, et y apportent de véritables lumières. Mais c’est surtout dans la classe moyenne et dans les familles qui s’étaient attachées aux princes de la dynastie impériale que s’est entretenu le mouvement de l’intelligence et le goût du progrès ; cette partie de la nation n’a point d’hostilité contre l’état de choses actuel ; préoccupée surtout de l’avenir, elle cherche à l’entrevoir et à le préparer. C’est là que les moindres démarches du roi, tous les actes de son gouvernement, sont étudiés et commentés avec un intérêt de tous les jours. On se félicite du bien en l’exagérant quelque peu, on s’afflige du mal en l’atténuant autant que possible. On se communique ses doutes, ses craintes, ses raisons de confiance. Il semble que l’esprit libéral et fidèle qui animait une partie notable de la France sous la restauration ait passé à Naples. C’est la même position, ce sont les mêmes sentimens que le succès n’a point calmés ; la même flamme qui brûlait alors chez nous et qui s’est éteinte après le triomphe, jette encore chez eux d’éparses, mais de vives lumières. Est-il besoin d’ajouter que c’est toujours de notre côté, vers l’action bienfaisante de la France, que sont tournés tant de patriotiques vœux et d’honnêtes espérances ? Il y a presque unanimité. Noblesse, bourgeoisie et peuple s’attendent à un avenir meilleur, et croient que nous n’y serons pas tout-à-fait étrangers.

J’en ai dit assez pour faire pressentir le rôle que le gouvernement français pouvait jouer à Naples au milieu de circonstances et de dispositions aussi favorables. La révolution de juillet nous a privés de quelques alliances de parenté ; l’ascendant du chef aîné de la maison de Bourbon ne peut plus s’exercer à notre profit. Naples et la France ne sauraient oublier toutefois qu’une princesse auguste, notre reine, unit encore les deux familles. Ses vertus, qui échappent à l’éloge par le respect qu’elles inspirent, sont aussi un lien entre les deux pays.

Nos premiers rapports avec Naples n’ont pas été heureux. On dit que l’intervention de la France dans l’affaire des soufres de Sicile, lors des différends qui ont éclaté avec l’Angleterre, les a remis sur le pied dont ils n’auraient jamais dû s’écarter. Pourquoi ne pas espérer que le jeune monarque aura reconnu et sentira long-temps le prix d’un service rendu sans ostentation, accepté sans faiblesse, et qui était de nature à honorer les deux nations ? Ceux qui nous étaient contraires et qui avaient mis ailleurs leur confiance auront pu voir où étaient les alliés utiles, et si les secours efficaces n’arrivaient pas plus vite de Toulon que des frontières de la Lombardie.

Je n’ai point l’intention de m’occuper des diverses provinces de l’Italie qui sont, comme la Lombardie, soumises depuis long-temps à la domination autrichienne, ou, comme Venise, plus récemment réunies. Je n’ai rien à dire non plus du grand-duché de Toscane, ce tranquille héritage des princes les plus populaires. Pourquoi parlerais-je des états de Parme et de Plaisance, qui doivent retourner au duc de Lucques ? du petit empire actuel de ce dernier, qui doit être réuni à la Toscane, et du territoire qui reconnaît la domination du duc de Modène ? Ces derniers états ont trop peu d’importance. Je considère les autres comme acquis à l’Autriche ou comme nécessairement placés sous sa dépendance. Ce n’est que sur les états véritablement indépendans et neutres que je voudrais voir se porter l’action de la France. Pour qu’elle pût s’étendre ailleurs, il faudrait des bouleversemens et des révolutions ; je ne les prévois point, quant au présent ; je laisse à d’autres de les souhaiter. La politique que j’indique est une politique qui accepte avec regret, mais enfin qui accepte partout, en Italie comme ailleurs, l’état actuel de l’Europe, et qui croit que la paix honorablement maintenue, honnêtement entendue, habilement mise à profit, doit nous être aussi glorieuse et plus avantageuse que la guerre ; peut-être cette opinion ne plaira-t-elle point à tout le monde. Il y a une fraction du parti conservateur, et des feuilles publiques lui servent d’organe, qui est aussi hardie dans ses projets et ses lointaines espérances qu’elle est timorée et pacifique dans les affaires du moment. J’ai entendu développer des thèses de ce genre à propos de l’Italie. La question d’Orient, qui renfermait tant de grandes choses avant qu’elle fût réduite à l’état où nous la voyons aujourd’hui, renfermait aussi le secret des destins de l’Italie. L’empire ottoman devait être partagé. L’Autriche aurait reçu, bon gré, mal gré, les districts du nord de la Turquie en échange de la Lombardie et de Venise ; on l’aurait fait ce qui s’appelle refluer vers l’Orient. Un grand empire, composé de toute l’Italie du nord, Bologne compris, aurait été octroyé au roi de Sardaigne, ainsi forcément attiré dans notre alliance. Je crois que le roi de Naples devait prendre Ancône, si cela lui convenait. Il allait sans dire que nous avions le comté de Nice et la Savoie pour notre peine ; c’était le moins qui dût nous revenir de tant de triomphes. Je ne sais si de telles idées, mises en avant par ceux qui se disent conservateurs, sont de nature à garantir définitivement le repos de l’Europe ; je sais qu’elles inquiètent bien gratuitement les gouvernemens étrangers et nuisent à notre diplomatie. Pour moi, je les soupçonne de n’avoir au fond qu’un mérite dont plusieurs leur savent gré : c’est, en arrangeant un avenir qui n’engage à rien et où nous devons jouer un rôle si magnifique, de nous dispenser d’en avoir aucun dans le présent. Celui que la France peut jouer dès aujourd’hui en Italie, quoique infiniment plus modeste, me paraît cependant digne encore de son intérêt et de ses soins journaliers, les seuls qui portent des fruits. Il y a un contraste frappant entre l’état général de l’Europe et celui de l’Italie. Le pays qui a secoué le premier les ténèbres du moyen-âge et marché à la tête de la civilisation moderne, est maintenant le moins avancé dans les voies qu’il a lui-même ouvertes. Les biens dont il a fait le premier la conquête sont devenus le patrimoine commun ; il est presque seul à n’en pas jouir. Les populations les plus intelligentes sont les moins libres, les plus mal gouvernées, les plus pauvres, sur un sol dont la fertilité n’a pas d’égale. Il est impossible d’en imputer la faute à la dureté des gouvernemens, aux mauvaises dispositions des sujets. Les vices des institutions, la persévérance par entêtement ou par insouciance dans des systèmes erronés, maintenant jugés, voilà l’origine des souffrances communes ; elle est parfaitement connue. L’humanité supporte patiemment les maux qu’elle ne peut empêcher ; elle n’endure pas long-temps les maux dont elle sait les remèdes. L’expérience prouve que des circonstances imprévues viennent toujours à temps tirer les nations de ces situations impossibles. Ces changemens, quand ils sont brusques et complets, entraînent beaucoup de malheurs ; rois et peuples ne peuvent plus l’ignorer maintenant. L’Italie a son propre exemple ; elle a sous les yeux le spectacle de l’Espagne. Restent donc les chances d’un passage graduel et ménagé de l’état actuel à un état meilleur. Rendre possible un jour une transaction honorable et profitable à tous, telle est la tâche que nous devons nous proposer ; elle est difficile sans doute, mais nous n’y travaillerions pas seuls ; nous serions assurés de la sympathie et du concours de tous les bons esprits. Il y a un milieu entre les fantaisies surannées de quelques modernes despotes et les parodies révolutionnaires des juntes espagnoles : c’est entre ces deux extrêmes qu’est l’avenir de l’Italie ; cet avenir est l’objet des vœux de tout un grand peuple. La France sait quel chemin y conduit ; qu’elle l’indique, on y marchera sous ses auspices.

Je n’ai point prétendu traiter un sujet fait pour attirer l’attention de ceux qui ne s’occupent que des affaires du moment, dans ce qu’elles ont de commun avec les préoccupations de parti et les vicissitudes du jour. La question de la politique à suivre en Italie n’est pas imminente ; il y en a de plus graves et de plus pressées. J’ai voulu montrer cependant que là aussi il y avait quelque chose qui valait la peine d’être regardé ; qu’un gouvernement prévoyant, s’il voulait être également soigneux de tous les intérêts dont il était chargé, avait en Piémont, à Rome et à Naples une position à prendre et à garder.

Arrivé au terme d’une tâche que d’autres auraient sans doute mieux remplie, je crains qu’on ne me reproche de n’avoir pas abordé les vraies difficultés et pénétré au cœur même du sujet. J’ai cherché en effet à montrer l’état des affaires et des esprits en Piémont, à Rome et à Naples, mais je n’ai que vaguement indiqué les moyens et les occasions d’influence que la France pourrait trouver et employer. Je n’ai point dit non plus vers quel but spécial et dans quelles voies il faudrait diriger ceux qui se confieraient à nous. Un mot me servira d’explication et d’excuse. Selon moi, en politique, dans de certaines circonstances qui sont, je crois, les nôtres et celles de l’Europe, c’est déjà quelque chose que d’exercer son influence pour l’exercer, pour attester, en attendant mieux, son pouvoir aux autres et à soi-même. En poursuivant un but général et lointain, on en atteint aussi de plus précis et de plus rapprochés. Qui ne sait combien sont nombreux nos intérêts dans la Méditerranée ? qui ne voit quel avantage ce serait pour nous de pouvoir fortement rattacher à notre alliance des puissances qui possèdent sur cette mer des côtes d’une si grande étendue, des ports si beaux, des positions maritimes si admirablement situées ? qui ne devine les grands bénéfices que dès à présent notre commerce méridional pourrait tirer d’un rapprochement plus intime avec chacune de ces cours d’Italie ? Quant aux occasions d’influence, elles ne manqueront jamais à qui les recherchera, ou, pour mieux dire, il n’y a même pas besoin de les rechercher. Elles naissent et se produisent d’elles-mêmes. Elles résultent des continuels et réciproques rapports qui existent, entre nations comme entre particuliers, des affaires journalières qui se traitent entre les cabinets, dont le secret leur appartient, que le public ne doit pas connaître tant qu’elles ne sont point finies, et dont on ne pourrait utilement l’entretenir. Dans ces transactions incessantes, chaque gouvernement a le droit de se montrer à son gré plus exigeant ou plus facile, plus froid ou plus gracieux, incommode dans certains cas, ou prêt à rendre service. C’est cela même qui est la politique ; ce sont là tous les grands secrets de la diplomatie, qui passe auprès de quelques-uns pour un art si obscur et un inextricable mystère. Entre une grande et une petite puissance, quoique les droits soient égaux, la partie n’est pas égale. La plus faible a plus de raisons de craindre et moins de moyens de se faire redouter, plus de bons offices à souhaiter et moins de services à rendre en retour. Voilà comment s’établit l’influence, voilà nos moyens d’action en Italie. On comprend maintenant qu’ils existent en effet, que notre gouvernement les possède, puisse en user, et que nous ne puissions les énumérer ici.

Il y a un autre moyen d’action dont on peut dire un mot. L’action des agens diplomatiques, des nôtres surtout, est grande en Italie, Placé au milieu de peuples plus avancés que leurs institutions, en face de gouvernemens moins éclairés que leurs sujets, l’ambassadeur de France ne représente pas seulement un pays puissant habitué à compter dans les conseils de l’Europe, comme l’Angleterre et l’Autriche. Pour tout le monde, pour les cabinets avec lesquels il traite, pour le public surtout, qui a les yeux fixés sur lui, il est quelque chose de plus. La France marche à la tête des nations les plus civilisées, les idées qui ont triomphé chez elle ne tardent pas à se faire accepter ailleurs ; elles ne restent pas emprisonnées dans ses frontières, elles les passent assez vite, et nos voisins de l’autre côté des Alpes sont les premiers à les accueillir. Il leur semble que notre situation politique doive un jour devenir la leur. Ils aiment à croire qu’une même destinée les attend. Ils cherchent à deviner et à lire à travers nos agitations les pages futures de leur histoire. Les actes de l’ambassadeur de France, ses paroles, ses jugemens, sont donc l’objet d’une curiosité qui n’est ni ordinaire ni frivole. Il est facile de deviner ce qu’un personnage grave, qui aurait été lui-même, comme la plupart de nos ambassadeurs, mêlé au maniement de nos affaires intérieures, peut tirer de cette position. Son action devrait se faire sentir de deux façons et se proposer un double but, modérer les espérances excessives, détourner des imitations serviles qui amèneraient les catastrophes qu’il s’agit d’éviter, peser indirectement sur les gouvernemens, pour empêcher le mal, et, si l’occasion se présente, encourager les bons efforts et guider vers le bien. Ce n’est point là de la propagande, ou c’en est une avouable, utile, glorieuse. Ce n’est pas non plus une chimère. Dès les premières années qui suivirent la révolution de juillet, plusieurs de nos ambassadeurs avaient pris déjà cette attitude en Italie. Les mauvaises passions, qui, là comme chez nous, agitaient quelques esprits exaltés et factieux, cherchaient ailleurs leur appui ; mais, dans leurs salons ouverts à tous, un honorable patronage était offert au mouvement des intelligences sérieuses, aux vœux sages qu’il est partout permis de former pour le bonheur et l’avenir de son pays. Les gouvernemens comprenaient qu’ils étaient étudiés et jugés. Ils sentaient le besoin de se surveiller eux-mêmes et de se poser quelques freins devant ces observateurs imposans par leur caractère, par leurs lumières, et dont l’opinion n’avait pas même besoin d’être exprimée pour être d’un grand poids. Sans doute, derrière l’action personnelle des agens diplomatiques, il faut qu’on puisse sentir la force du gouvernement qui les dirige et qui les appuie ; toutefois ces agens peuvent eux-mêmes nous garantir de quelques-uns des inconvéniens attachés aux formes des gouvernemens représentatifs. En effet, sous un régime parlementaire, il est toujours à craindre qu’on ne soit porté, malgré soi, à sacrifier les intérêts permanens de la politique extérieure aux exigences, parfois aux simples convenances de la politique intérieure. Dans un moment donné, pour mener à bien une affaire dont le succès intéresse la marche du gouvernement, les ressorts de notre diplomatie sont soudainement tendus, on leur demande même alors plus de force qu’ils n’en possèdent réellement ; mais, la circonstance passée, on retombe dans l’indifférence. Les affaires qui ne font pas de bruit, et qui ne doivent pas causer de retentissement, n’ont qu’une faible part dans les pensées d’un cabinet dont les discussions parlementaires absorbent presque tous les momens. Nous devons peut-être nous résigner à être long-temps, sous ce rapport, dans une infériorité relative vis-à-vis des autres puissances étrangères, dont l’attention n’est point ainsi distraite, et peut se porter avec persévérance jusque sur les moindres détails. Le remède n’en serait-il pas dans la composition même du corps diplomatique ? Il faut que le gouvernement puisse beaucoup compter et se reposer sur des agens auxquels il ne peut donner que des directions générales et peu fréquentes. Il faut qu’il trouve en eux des instrumens très intelligens et très actifs de sa politique, capables d’en suivre par eux-mêmes toute l’application. C’est assez dire quelle est l’importance du choix de ces agens, et combien il peut influer sur l’avenir de notre diplomatie. C’est par cette diplomatie cependant que nous pouvons gagner quelque terrain en Europe, établir non-seulement en Italie, mais partout où nous avons les mêmes droits et les mêmes intérêts, notre haute et légitime influence.

Je sais qu’une opinion s’est formée depuis peu sur nos relations extérieures, qui ne tendrait à rien moins qu’à établir que nous ne devons pas rechercher d’influence dans les états secondaires ; et la raison qu’on en donne, c’est que cela amène des difficultés avec les grandes puissances. Qu’il me soit permis de ne pas m’arrêter à cette opinion. Pour un pays comme la France, les grandes puissances sont ou des alliés pour une affaire précise et déterminée, ou des rivaux. On sert ses alliés en augmentant son importance ; je n’ai jamais vu craindre de donner de la jalousie à ses rivaux. Voudrions-nous plaire ? À qui ? et pourquoi ? Grace à Dieu, la France n’est point une parvenue parmi les nations. Elle n’a rien à se faire pardonner. Elle n’a besoin de menacer ni de flatter personne pour tenir le rang qui lui appartient ; qu’elle s’abstienne donc également de ces provocations qui blessent sans effrayer, et de ces complaisances qui amoindrissent sans servir ; qu’elle marche le front levé ; qu’elle pratique hardiment la seule politique qui convienne, celle de ses intérêts. L’intérêt de la France n’a rien d’égoïste et de mesquin ; c’est celui du développement de l’esprit humain, de la marche et du progrès des institutions sociales dans le monde entier. Les peuples le savent. Cette conviction fait notre force.


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