Politique commerciale
C’est une vérité reconnue dans le commerce, qu’il n’y a pas de petites affaires ; il en devrait être de même en politique, et en effet, les véritables hommes d’état, même au milieu des préoccupations les plus graves, ne les ont jamais négligées. Ils savent que les grandes choses débutent modestement et sans bruit, et que c’est une gloire aussi belle de les avoir préparées que d’arriver à l’heure où on peut les accomplir. Ce n’est point gouverner que de ne s’occuper que d’une affaire à la fois ; on oublie celles qui sont secondaires pour l’instant et qui reviendront au premier rang plus tard, et cependant l’occasion de les terminer arrive et passe sans attendre que l’on ait le loisir de l’apercevoir.
Ces réflexions s’appliquent à la situation présente. Le cabinet actuel ne voit que les difficultés qui se sont élevées entre l’Angleterre et la France, et tous les autres évènemens extérieurs depuis lors n’ont plus aucune importance à ses yeux. Ainsi il se présente un fait qui, en toute autre circonstance, lui eût paru considérable : c’est la rupture commerciale survenue entre la Belgique et le Zollverein. À la vérité on a pu croire un moment qu’il en comprenait toute la portée, car le bruit avait couru qu’une nouvelle convention allait modifier les droits sur certains articles du tarif belge et du tarif français, mais depuis quelques jours il n’en est plus question ; la négociation ouverte à ce sujet vient d’être abandonnée. L’on a eu tort d’attribuer ce triste résultat aux représentations de l’Angleterre : c’est tout simplement que cette affaire rencontrait de part et d’autre quelques obstacles qu’il fallait se donner la peine de lever. M. Guizot n’en a pas eu le temps ; toute son attention se concentre sur la question de Taïti et du Maroc.
Cette affaire pourtant n’est pas si petite qu’elle le paraît, et l’on pourrait bien se repentir plus tard de n’y avoir prêté qu’une attention superficielle. Sans méconnaître toute la gravité d’un différend qui a semblé un instant menacer le repos du monde, on peut penser que les évènemens qu’on ne voit point, ceux qui s’accomplissent lentement et pacifiquement à côté de la France, auront peut-être sur l’avenir des peuples une influence plus directe que ces bruyantes et stériles querelles de rivalité nationale. C’est la paix aujourd’hui et non la guerre qui, à notre sens, est destinée à changer la force relative des états et notre position de puissance vis-à-vis de l’Europe. Déjà le résultat de ce mouvement de transformation est sensible. L’Allemagne, ramassée en un faisceau d’intérêts industriels, n’est plus cette confédération militaire qu’avait imaginée le congrès de Vienne. Devenue indépendante, la Belgique non-seulement a ruiné sans retour la double pensée de défense et d’agression d’où était sorti le royaume des Pays-Bas, mais a changé par la base les traditions de notre politique du côté du Nord. Là où il n’y avait qu’un territoire à conquérir, que des populations sans lien commun à faire entrer dans la nationalité française, il s’est élevé un peuple dont il est nécessaire d’accepter l’existence et la durée, et de cultiver les sympathies sous peine de le voir chercher des appuis et des alliances parmi nos adversaires naturels. Les nécessités de notre politique sont restées les mêmes : nous ne pouvons souffrir qu’à cinquante lieues de Paris, une frontière hostile pèse sur le flanc si large et si vulnérable qui s’étend de Metz à Dunkerque ; mais à l’unique perspective indiquée autrefois par la prévoyance de ce danger même, la conquête, les esprits élevés commencent à comprendre qu’il est temps de substituer des moyens plus patiens et plus dignes de la civilisation, des moyens qui concilient le droit des faibles avec l’ambition naturelle à tous les grands peuples.
Si donc la question de notre sécurité et de notre prépondérance du côté du Nord consiste tout entière dans la nature des rapports pacifiques que nous entretiendrons avec la Belgique, tout ce qui tend à changer la position de ce royaume vis-à-vis de ses voisins est pour nous d’une importance extrême, et se rattache, par des conséquences presque directes, à cette éventualité d’une guerre future avec l’Angleterre, qui occupe tous les esprits en ce moment. Dans cet ordre d’idées, la dissidence commerciale qui vient d’avoir lieu entre la Prusse et la Belgique est un évènement. Il est très intéressant pour nous d’en bien connaître la signification.
La politique commerciale de la Belgique peut se formuler ainsi : obtenir les débouchés qui sont indispensables à ses industries, sans compromettre son indépendance politique. Dès le moment qu’ils ont pu s’occuper de déterminer les rapports de leur pays avec l’Europe, les hommes politiques qui se sont succédé au pouvoir en Belgique ont eu pour objet principal de faire en sorte qu’aucun des états voisins n’exerçât sur le nouveau royaume une prépondérance exclusive. Redoutant moins la Hollande, qui n’a pu empêcher la dissolution du royaume des Pays-Bas, et l’Angleterre, qui ne domine sur le continent que par intermédiaires, ils n’ont vu autour d’eux que deux puissances, l’Allemagne ou plutôt la Prusse et la France, en position de s’emparer de cette suprématie tant redoutée par eux ; ils ont compris qu’en s’attachant plus étroitement à l’une, ils se trouveraient malgré eux avec celle-ci contre l’autre, et pour fuir cette alternative, ils se sont flattés de pouvoir tenir la balance entre toutes les deux, en traitant tour à tour avec elles, en n’accordant pas à la France un avantage commercial dont l’Allemagne n’eût aussitôt sa part, en conduisant de front deux négociations contraires, l’une pour la fusion des intérêts belges avec le Zollverein, l’autre pour l’union douanière avec la France. Cette tactique, au premier aspect, a un caractère fâcheux de duplicité ; elle ressemble fort à la politique des ducs de Savoie, qui, considérant leur petite puissance militaire comme un appoint aux forces des deux grandes monarchies européennes, la France et l’Empire, marchandaient leur alliance à tous les deux et passaient sans scrupule d’un parti à l’autre, selon qu’ils y voyaient leur profit. Cependant l’analogie n’est que superficielle ; ce n’est point l’ambition, c’est un sentiment de conservation qu’on ne peut blâmer, le désir de maintenir intacte l’indépendance nationale, qui a poussé les hommes d’état belges dans cette voie. Malheureusement pour eux, la rupture avec le Zollverein, en même temps qu’elle a démasqué leurs finesses diplomatiques, vient d’en démontrer les déplorables résultats.
Au moment où cette rupture a éclaté, voici comment on en expliquait la cause. On sait qu’au mois de juillet 1842, le gouvernement belge, alarmé des conséquences d’une disposition générale que notre cabinet venait de prendre contre l’introduction des lins et des toiles étrangères, avait obtenu à force d’instances qu’il fût fait une exception à cette mesure en faveur des produits belges. Le prix de cette faveur était un abaissement notable des droits sur nos vins et sur nos soieries. Cependant, un mois plus tard, on vit avec surprise en France le gouvernement belge, qui devait s’estimer si heureux de l’exception qu’il venait d’obtenir, appliquer de son propre mouvement, et sans que la Prusse eût semblé solliciter cette faveur, aux vins et aux soieries de provenance allemande le tarif réduit pour les produits similaires de provenance française. L’arrêté du 28 août 1842, qui consacrait cette disposition, était provisoire, à la vérité : il ne devait avoir d’effet que pour le terme d’une année. Sans doute, se disait-on, la Belgique espérait qu’avant les douze mois révolus, la Prusse répondrait par des concessions également spontanées à cette gracieuse avance. L’année s’écoula ; la Prusse n’ouvrit point ses bras. Le cabinet de M. Nothomb, sans se décourager, reporta le terme fatal jusqu’au mois d’avril de cette année : même dédain de la part de l’Allemagne. Enfin ce cabinet prend le parti de ne pas renouveler l’arrêté du 28 août, paraissant avouer ainsi l’inutilité de ses prévenances, et l’ancien tarif sur les vins et les soieries allemandes succède, à partir du 1er avril, au nouveau. Alors seulement la Prusse s’émeut ; au nom du Zollverein, elle trouve mauvais qu’on lui ait retiré brusquement une faveur qu’on lui avait jetée à la tête, et, par mesure de représailles, elle frappe tout d’un coup les fers et les fontes belges d’un droit qui leur ferme pour ainsi dire le débouché de l’Allemagne.
Cette interprétation des faits jusqu’alors connus était plausible ; mais un journal de Liége vient de publier un document prussien qui a jeté une grande lumière sur l’origine véritable de cet évènement et démontré que les causes de la rupture datent de beaucoup plus loin. Cette pièce diplomatique, évidemment émanée de la légation prussienne, porte le titre de Mémoire du gouvernement prussien notifié au gouvernement belge le 18 juillet 1844. On y voit que, dès 1837, le cabinet de Bruxelles a cherché à conclure une alliance commerciale avec le Zollverein, et que plus tard il l’a poursuivie concurremment avec les arrangemens qui se négociaient à Paris pour l’union douanière. L’arrêté du 28 août 1842 n’était pas une avance faite gratuitement à l’Allemagne ; il rétablissait les conditions d’un traité futur avec le Zollverein, dont la convention récente avec la France venait de déranger l’équilibre. Cette longue affaire diplomatique a eu plus d’une péripétie. Le gouvernement belge, de l’aveu même des journaux qui ont discuté le Mémoire prussien, a employé plus d’une fois les faux-fuyans et les moyens dilatoires, quand la Prusse le pressait enfin de conclure. On le voit se refroidir à l’égard du Zollverein chaque fois qu’il a quelque faveur à obtenir de la France et reprendre ses projets d’alliance prussienne dès qu’il craint que la France ne trouve dans les concessions qu’elle lui fait le moyen d’accroître son influence politique. Ce jeu difficile de bascule n’a pas réussi aux négociateurs belges. La Prusse a fini par exiger que le cabinet de Bruxelles s’expliquât catégoriquement sur les bases du traité à venir. Or, à ce point-là, celui-ci n’a pu éviter plus long-temps de rencontrer la difficulté qui, dès l’origine de la négociation, devait la faire échouer. Ce que la Belgique voulait, c’était l’abaissement du droit de sortie sur les laines allemandes nécessaires à ses manufactures de draps et un privilége pour l’entrée de ses fontes et de ses fers, et elle offrait en retour des avantages secondaires ou illusoires sur les droits de navigation, sur les vins, sur les soieries allemandes. D’un autre côté, la Prusse, contrainte comme chef du Zollverein d’encourager l’industrie métallurgique des états associés, a déclaré ne pouvoir faire en faveur de la Belgique aucune exception à un tarif essentiellement hostile à toute industrie métallurgique étrangère. Toute la négociation s’est donc resserrée autour de cet article, les fers et les fontes, et il s’est trouvé que la Belgique et la Prusse, forcées également de protéger avant tout chez elles la même industrie, n’ont pu se faire aucune concession. De là les malentendus, les manœuvres diplomatiques, les mécomptes, la rupture ; voilà pourquoi aussi cette rupture a été signalée de la part de la Prusse précisément par une aggravation de droits sur les fontes et les fers belges, qui équivaut à la prohibition.
Il suffit d’indiquer une situation pareille pour montrer tout le parti que notre gouvernement pourrait en tirer, s’il avait l’esprit assez libre pour préparer l’avenir. Certes, jamais occasion plus belle ne s’est présentée à la France d’augmenter l’influence légitime qu’il lui est permis d’exercer sur la Belgique. Et quand nous parlons d’influence, qu’on ne se méprenne pas, de l’autre côté de la frontière du nord, sur le sens de nos paroles. C’est d’une influence toute morale que nous voulons parler, de celle qu’assure à un grand peuple, voisin d’un petit état, l’étroite union de tous les intérêts durables, qui s’appuie enfin sur les seules alliances réelles, les alliances où l’on donne autant que l’on reçoit. Du reste, quand le respect des nationalités et le sentiment de notre mission ne nous indiqueraient pas qu’il nous convient d’être les amis plutôt que les maîtres des petits peuples groupés autour de nous, notre intérêt bien entendu nous imposerait le devoir de faire une exception pour la Belgique et de ne chercher à exercer sur elle qu’une influence librement consentie. Il est possible que l’occasion revienne pour la France de reprendre ses projets d’autrefois ; si par malheur une guerre continentale éclatait, les prétextes ne nous manqueraient pas pour nous autoriser à prendre possession de la Belgique : nous aurions bientôt le territoire, les villes, les richesses ; mais nous n’aurions point le peuple, et, qu’on le sache bien, il se rangerait contre nous au premier revers. Nous n’avons plus qu’une conquête possible du côté du nord ; il nous faut conquérir l’affection de cette petite nationalité jalouse, qui nous voit toujours prêts à la dévorer, et nous n’y parviendrons qu’en l’attaquant par ses intérêts, qu’en y mêlant les nôtres de telle sorte qu’un jour nous ne puissions pas plus nous passer de son indépendance qu’elle ne pourra se passer de notre bon vouloir.
Or, n’est-ce pas quand la Belgique vient de voir s’évanouir ses illusions au sujet d’une alliance intime avec l’Allemagne que l’heure précise est arrivée d’inaugurer cette généreuse et grande politique ? Ne doit-on pas craindre que cette heure ne passe vite et ne revienne plus, du moins aussi singulièrement propice ? Nous ne conseillons point de reprendre l’union douanière dont il fut tant question il y a deux ans. Nous avons regretté comme tout le monde en France l’abandon trop brusque d’une tentative d’alliance commerciale qui, si elle eût réussi, aurait fixé à jamais nos rapports avec la Belgique et assuré d’un trait de plume cette pacifique influence qu’il nous importe tant d’exercer sur elle ; cependant nous comprenons que cette négociation, si brillamment commencée, ait eu un si pauvre résultat. Le projet était vaste et séduisant ; mais il n’a été ni prudemment préparé ni lentement mûri. Ce sont les Belges qui ont l’honneur d’avoir inventé l’union douanière, qui ont jeté tout à coup le mot et l’idée, sans aucun préambule, au milieu du jeu de notre machine industrielle, toute montée pour la protection et même la prohibition, sans trop se demander ce que l’un et l’autre valaient et où ils allaient ; il leur semblait que rien ne fût plus simple et plus facile que de calquer le Zollverein. Pourquoi le mur de tarifs qui les séparait de la France ne tomberait-il pas, comme étaient tombées les barrières entre les petits états d’Allemagne ? Par malheur, ce mur était en même temps une frontière, ce qui détruisait toute l’analogie. La question, au lieu d’être domestique, devenait européenne, et touchait par tous les points à la politique. Il en résulta qu’au lieu d’un seul obstacle, provenant de l’inertie de notre système prohibitif, le projet d’union douanière en rencontra deux dont on ne pouvait espérer de vaincre la résistance combinée. Les Belges demandaient que notre cabinet signât sur l’heure un pacte de famille d’un nouveau genre, sans s’inquiéter des jalousies étrangères. Pour conclure une affaire aussi délicate, il fallait être prêt de toutes les façons à en soutenir les conséquences. L’union douanière devait donc manquer. Le plus grand tort qu’on ait eu, ç’a été de laisser croire qu’elle était immédiatement possible. L’opinion qui, dans les deux pays, avait accueilli cette idée avec trop de passion, la tenant pour perdue sans retour, a cessé tout d’un coup de s’y intéresser. On est allé à l’extrémité contraire : pour nous, nous n’avons partagé ni cet excès d’enthousiasme, ni cet excès de découragement, et nous le déclarons ici en réfléchissant sérieusement à la situation de la Belgique, la pensée de l’union douanière peut être reprise, pourvu qu’on lui laisse le temps qu’exige le développement de toutes les grandes choses, pourvu que le gouvernement sache saisir les occasions et sache aussi les attendre, et qu’il se trace enfin une ligne de conduite qu’il ait la constance de suivre. Porté sur le terrain de la politique qui agit à propos et adapte les faits à un plan prévu, le problème de l’union douanière est encore d’une solution possible.
Ainsi il y aurait à présent quelque chose à faire. La rupture des négociations avec l’Allemagne vient de jeter le plus grand trouble dans toutes les opinions en Belgique ; il faudrait savoir en profiter et se hâter d’offrir aux industries belges, sinon la réalité immédiate, du moins la perspective des avantages que la Prusse leur a refusés. Toute avance venant de la France serait reçue avec gratitude dans un moment où les deux grandes espérances de l’industrie belge, l’union douanière et l’alliance avec le Zollverein, ont abouti coup sur coup à une déception amère, où sa situation est vraiment critique, comme le prouve bien la nouvelle attitude prise par les partis et par le gouvernement dans la question vitale des débouchés extérieurs. Le gouvernement espère encore que la Prusse reviendra sur la mesure violente qu’elle a adoptée, et que le droit de 50 pour 100 sur les fers et les fontes belges sera rapporté. Il négocie dans ce sens, et il est possible en effet qu’il parvienne à obtenir de la Prusse le rétablissement de l’ancien tarif ; mais ce n’est pas l’égalité de traitement, c’est une faveur qu’il demandait avant la rupture. Or, il est évident que, si la négociation est ramenée à ce point, le même obstacle se représentera. La Prusse a agi sans colère dans cette circonstance ; elle a sacrifié l’alliance belge aux nécessités d’un système patriotiquement prohibitif qui lui mérite la reconnaissance du Zollverein. Si elle se radoucit, elle n’ira jamais jusqu’à protéger les fers belges au détriment des fers nationaux. Par conséquent, l’industrie de Liége n’attend rien de la réconciliation des cabinets de Bruxelles et de Berlin, et plus que jamais elle jette avec désespoir ses regards sur les barrières élevées de toutes parts autour d’elle.
Il faut bien distinguer le parti industriel des partis purement politiques. Celui-là est près d’accepter les débouchés dont il manque, de quelque côté qu’on les lui ouvre ; les partis politiques en sont encore, par excès de méfiance nationale, à craindre les faveurs de la France. Les libéraux soutiennent vivement M. Nothomb dans sa tentative de rapprochement avec la Prusse. Les catholiques sont plus habiles ; ils essaient de mettre à profit la consternation générale en se hâtant d’exprimer tout haut un vœu qu’ils nourrissaient depuis les premiers jours de la révolution, mais qu’ils n’avaient jamais formulé nettement ; ils conseillent aux Belges l’isolement commercial et politique. Telle est en effet la portée des mots significatifs qu’on a pu lire, il y a quelque temps, dans le Journal de Bruxelles, organe principal de l’opinion catholique : « Encore quelques provocations, dit ce journal, à des hostilités commerciales de la part de l’Angleterre, de la Hollande et de la France même, aussi peu justifiées que celles de la Prusse, et la Belgique saura faire comprendre à ses voisins que le pays qui consomme, non pas le plus de matières, mais la plus grande somme d’objets fabriqués, et qui reçoit le plus de marchandises en transit, est aussi le pays qui dicte les conditions selon lesquelles il veut être traité. » Pour comprendre ce langage, il faut savoir que le parti catholique s’appuie sur l’intérêt agricole ; il déplore au fond du cœur que l’intérêt industriel impose des alliances à une nation qu’il voudrait préserver du contact de ses voisins. Si ce parti agit puissamment sur le pays moral, le pays matériel a des besoins qu’il ne peut satisfaire ; il voudrait les voir s’affaisser faute d’alimens ; mais les industries, et c’est ce qui rend le plan des catholiques impraticable, ne consentent point à s’éteindre. Elles survivent long-temps aux conditions de leur prospérité. Ce qui les éternise, ce qui les force à s’ouvrir de nouvelles issues, quand elles ont perdu leurs premiers débouchés (comme c’est le cas des industries belges), c’est qu’elles produisent avant tout une population de producteurs que le travail seul peut nourrir. Ainsi le parti industriel ne consent point à l’isolement ; il ne croit plus à l’alliance prussienne. Il pousse le gouvernement et les partis politiques à revenir, par un long détour, à cette alliance qu’ils voudraient bien éviter, à l’alliance française.
La position de la France est donc excellente pour le moment ; mais elle peut changer d’un jour à l’autre. Le gouvernement aurait dû déjà encourager cette tendance. Loin de là, il repousse les ouvertures que le cabinet de Bruxelles, après la rupture avec la Prusse, est venu lui faire pour apaiser les mécontentemens de l’opinion industrielle, et s’empresse de suspendre la négociation à la première difficulté qui se présente, parce qu’il ne veut pas être forcé de songer à autre chose qu’aux affaires du Maroc et de Taïti. Il donne précisément par là gain de cause à la politique anti-francaise de M. Nothomb. Vous voyez bien que la France ne veut pas de nous, disent les partis politiques au parti industriel. — Revenons à la Prusse, ajoutent les libéraux. — Isolons-nous, s’écrient les catholiques. Et notez que la convention, ainsi négligée par notre cabinet, passait en Belgique pour trop favorable aux intérêts français. La convention, quelle qu’elle fût, aurait dû être conclue, parce qu’arrivant après les représailles de la Prusse, elle aurait produit le meilleur effet sur l’opinion belge, et aurait fortifié le parti industriel dans ses préférences pour l’alliance française. C’est donc une faute très grave que M. Guizot vient de commettre.
Peut-être notre gouvernement se flatte que tout rapprochement de la Belgique et du Zollverein est désormais impossible. Il aurait tort : sans doute les bases de l’alliance avec le Zollverein sont inacceptables encore, telles que les a présentées jusqu’à ce jour le gouvernement belge ; mais il faut craindre qu’on ne finisse par trouver de part et d’autre une nouvelle combinaison et que l’on ne se relâche à la longue sur les points en litige. Déjà la Gazette d’Augsbourg parle d’un projet qui ferait d’Anvers un port du Zollverein ; c’est une pensée que le gouvernement belge poursuit depuis 1834, la création du chemin rhénan l’indique assez. Il n’est pas impossible qu’il parvienne enfin à l’accomplir. Les besoins de l’industrie n’en resteraient pas moins à satisfaire, les grands débouchés qu’elle demande seraient encore à trouver ; mais le gouvernement belge pourra obtenir d’elle qu’elle prenne patience, en la leurrant de l’espoir d’amener un jour le Zollverein à de plus amples concessions.
L’occasion qui s’offre aujourd’hui à la France de se concilier l’affection de la Belgique, de reprendre sous une autre face le projet d’union douanière, peut donc nous échapper d’un moment à l’autre. Le ministère a eu un premier tort dans cette circonstance, c’est d’abandonner la négociation ouverte au commencement de ce mois au sujet de l’abaissement de certains articles des tarifs français et belges ; il en commettrait un plus grand s’il ne se hâtait de réparer cette faute, et de prendre en outre un parti dans la question de l’alliance commerciale avec la Belgique. Qu’il étudie bien les documens que la querelle des cabinets de Bruxelles et de Berlin vient de faire connaître, il verra que toute la difficulté du problème a porté sur le droit à l’entrée des fers et des fontes belges. Dans un traité avec la France, la difficulté est la même ; eh bien ! si l’on est convaincu de la nécessité d’arracher la Belgique à l’influence de la Prusse, si l’on comprend, comme nous, que l’union douanière, préparée de longue main, pourra enfin s’accomplir, il faut que l’on soit bien persuadé aussi qu’il y a un point qui prime tous les autres dans la question : c’est qu’il faut que la France fasse une grande concession sur les fers et sur les fontes belges.
En se plaçant au-dessus des petits intérêts d’existence ministérielle qui lui font craindre le mécontentement des industries métallurgiques, le cabinet sentirait l’importance capitale d’une faveur accordée ou même seulement promise aux fers et aux fontes belges, et se hâtant de reprendre la négociation dont nous avons parlé, il l’élargirait dans ce sens. S’il ne le fait point, et surtout s’il ne se presse pas de le faire, le plus grand évènement commercial qui soit arrivé depuis long-temps à nos portes non-seulement sera perdu pour nous, mais pourra être tourné contre nous.