POLITIQUE COLONIALE
DE LA FRANCE

LE SÉNÉGAL.

I.
LA GUERRE.


I. Voyage dans l’Afrique occidentale, par Anne Raffenel, 1846. — II. Nouveau Voyage dans le pays des Nègres, par le même, 1856. — III. Mémoire sur quelques Améliorations à apportera la Colonie du Sénégal, par Héricé, 1848. — IV. Esquisses sénégalaises, par l’abbé Boilat, 1854. — V. La Sénégambie française, par F. Carrère et Paul Holle, 1855. — VI. Moniteur du Sénégal, années 1856, 1857 et 1858. — VII. Annuaire du Sénégal et Dépendances pour l’année 1858, suivi d’une Notice sur la Colonie, par L. Faidherbe, gouverneur du Sénégal.



À certains signes, il est permis de pressentir qu’une phase nouvelle se prépare depuis quelque temps dans la situation coloniale de la France. Par la création d’un ministère spécial de l’Algérie et des colonies, les populations soumises à la loi française sur les divers points du globe ont reçu un éclatant témoignage de l’importance qui leur est reconnue, et le pays semble invité à reporter vers elles, avec plus d’ardeur que par le passé, ses sympathies et ses espérances. Cédant volontiers à ce courant, que nous jugeons conforme à la politique séculaire et nationale de la France, nous essaierons d’étudier successivement les intérêts et les destinées des diverses possessions d’outre-mer qui se plaisent à saluer et à aimer dans notre patrie leur métropole. Plus que toute autre, la colonie du Sénégal, la première qu’aient fondée les marchands et les marins de la France il y a près de cinq siècles, est devenue, par un tardif retour de patriotisme, l’objet de la curiosité publique. On apprend avec satisfaction que le gouvernement local y mène avec une égale vigueur les travaux de la guerre et ceux de la paix. On suit d’un œil attentif, à l’ouest comme au nord de l’Afrique, les luttes que soutient l’esprit européen contre l’esprit sémitique, réprésenté, en-deçà et au-delà de l’Atlas, par deux familles, les Arabes et les Berbères, auxquelles viennent s’ajouter des variétés nombreuses de la race noire, prédestinées elles-mêmes à subir à leur tour l’action de la race caucasique. De ces contacts multiples naissent les situations les plus délicates. Comment concilier l’indépendance ou plutôt l’anarchie d’une vingtaine de petits états avec les exigences de l’unité politique et de la régularité administrative ? Comment amener sans violence et sans faiblesse le christianisme et l’islamisme à se tolérer mutuellement, tout en rivalisant de zèle pour arracher les peuples aux ténèbres du fétichisme ?

À côté des essais d’organisation qui s’inspirent de l’initiative ou de l’impulsion officielle, les intérêts privés tentent de se relever d’une trop longue décadence. La concurrence substituée au monopole, la liberté succédant à l’esclavage, excitent l’esprit d’entreprise et multiplient les échanges. À l’horizon du Bambouk, à deux cents lieues dan3 l’intérieur de l’Afrique, brillent de nouveau, comme une amorce séduisante, des mines d’or déjà célèbres au siècle dernier. À cette époque, le commerce de la France au Sénégal, en s’aidant, il est vrai, de la traite des esclaves, atteignait 21 millions de livres tournois ; il semble permis d’espérer une renaissance de prospérité qui découlerait seulement d’un travail régulier et d’un trafic licite.

Une première fois pareille renaissance a été tentée sous les auspices du gouvernement : c’était au commencement de la restauration, vers 1820. Le domaine colonial de la France se trouvait réduit par les fautes de l’ancien régime, plus encore que par les traités de 1815, à de si humbles proportions, que le nouveau pouvoir résolut de reprendre au. Sénégal ces plans de colonisation, qui avaient toujours été, malgré bien des échecs, un des caractères du génie national et une des gloires de la France. La colonisation par la culture du sol fut tentée ; elle échoua complètement, malgré des sacrifices prolongés pendant dix ans. Enfin, toute allocation ayant été retranchée du budget de 1831, on y renonça définitivement. À vrai dire, l’expérience, n’avait condamné que l’intervention malavisée du gouvernement dans les choses agricoles et l’oubli de quelques-unes des lois fondamentales de l’économie rurale ; néanmoins la spéculation se tourna dès lors exclusivement vers le commerce, dont les droits à une protection sérieuse n’avaient jamais été méconnus. On obtint ainsi de meilleurs résultats. Aujourd’hui une période de quarante années, remplie par de sérieuses expériences, ne demandé qu’à être attentivement étudiée pour démontrer quel brillant avenir s’offre à notre colonie du Sénégal. Dès ce moment, on entrevoit pour elle la possibilité de prendre rang bientôt en avant de la Guyane et de Pondichéry, à côté et peut-être au-dessus de nos Antilles et de Bourbon, à quelque distance seulement de la colonie algérienne, qui a rapidement dépassé toutes ses aînées.

Tel est le sentiment qui a prévalu de nos jours dans les conseils de la métropole, et qui a trouvé dans le gouverneur actuel du Sénégal, M. Faidherbe, un interprète convaincu et résolu. Par quel concours d’événemens a été amené ce retour vers une politique plus entreprenante et plus confiante ? Par quels moyens et au prix de quels sacrifices s’ouvrira une voie plus large à l’influence française ? Quels en seront les bienfaits pour les indigènes, les profits pour les Européens, les avantages pour la France ? Autant de questions qu’il nous paraît opportun d’examiner. En les posant et en les appréciant, en racontant d’abord les travaux de la guerre pour exposer ensuite les avantages et les conséquences probables de la paix, nous n’avons pas cédé à la seule considération des intérêts politiques ou commerciaux qui sont en jeu dans les affairés du Sénégal, quoique nous les tenions en haute estime. Dans toute fondation coloniale, nous trouvons un mérite d’un ordre plus élevé encore : c’est l’établissement d’une société régulière au moyen des matériaux bruts et incohérens qui l’entourent, phénomène des âges primitifs qui se renouvelle de nos jours sous nos yeux, et qui nous permet d’assister à la formation naissante de ces communautés homogènes, membres vivans de l’humanité, qui en grandissant deviennent des états et des nations.


I. — LE FLEUVE ET LES POPULATIONS RIVERAINES DANS LEURS RAPPORTS AVEC LA COLONIE. — PROGRAMME DE REFORMES.

Le fleuve du Sénégal ne donne pas seulement son nom à la colonie, il lui donne la vie et là fortune. Dans un cours de plus de quatre cents lieues, depuis sa source au cœur des montagnes de l’intérieur jusqu’à son embouchure dans l’Océan-Atlantique, il détermine en grande partie les caractères physiques et même les conditions sociales du pays qu’il traverse. C’est lui qui forme la grande ligne de séparation entre les deux races principales d’habitans indigènes, encore plus divisées par des haines implacables que par ses eaux, les Maures sur la rive droite, les noirs sur la rive gauche. Pour les Européens, il est la seule voie de transport de leurs marchandises, qui courraient de graves risques à circuler par terre. Les crues annuelles du fleuve, depuis juillet jusqu’en novembre, imposent aux Maures et aux noirs une trêve forcée, en fermant le passage des gués, en repoussant vers le désert les tribus nomades qui fuient devant le débordement. Les cataractes de Félou, situées à deux cent cinquante lieues en amont de Saint-Louis, marquent la limite de l’influence française, et celles de Gouina, quarante lieues plus loin, la limite même de nos explorations. La retraite des eaux, qui commence en novembre, ramène les Maures sur les pâturages des bords du Sénégal ; en même temps les communications avec le haut pays sont coupées aux Européens pendant sept mois, et chaque banc de roche dans le fleuve devient un écueil pour leurs navires. Selon les différences successives dans le niveau des eaux se règle la plus grande affaire de la colonie, qui est la traite de la gomme dans le pays de Galam ; elle s’ouvre quand le niveau monte, elle se ferme quand il baisse. Aux mêmes phénomènes intermittens se relient les variations de la santé publique. La période des crues, c’est la saison des pluies et des tornados[1], l’hivernage en plein été avec son calamiteux cortège de maladies ; la période de sécheresse, c’est le meilleur temps pour le corps, pour le travail, pour les plaisirs. Si le sirocco du Sénégal, l’harmattan au souffle brûlant, dessèche l’air et fatigue les poumons, on se console en pensant que de l’écorce des acacias il fait couler la gomme, cette principale richesse du pays. Enfin, par un trait qui scelle la solidarité entre le fleuve et ses riverains, les vagues menaçantes qui se brisent sur la barre du Sénégal sont la meilleure protection de Saint-Louis, capitale et seul port de la colonie, car elles rendent la ville imprenable, pour peu qu’elle soit défendue.

Ainsi, dans cette admirable alliance des forces de la nature et des besoins de l’homme, tout vient du fleuve ou s’y rattache : le sol, la culture, le commerce, les mœurs, la misère et la richesse, le péril et la sécurité, la paix et la guerre. Si les Grecs et les Romains avaient connu le Sénégal, ils l’auraient personnifié, comme le Nil et le Tibre, sous la forme d’un dieu bienfaisant, versant de son urne intarissable aux humains groupés à ses pieds les flots qui fécondent une terre nourricière. Cette harmonie doit toujours être présente à l’esprit de quiconque veut comprendre l’histoire du Sénégal ; elle seule en donne la clé. Le caractère des populations ne vient qu’au second rang ; il a néanmoins aussi une haute importance qu’il convient d’indiquer.

Sur la rive gauche du Sénégal sont distribuées des populations de couleur noire, divisées en une multitude de peuplades, qui peuvent se ramener à quatre variétés principales : les Ouolofs, les Sérères, les Sarakholès, les Mandingues. En s’abstenant de toucher au problème des origines premières, on peut considérer la race noire comme autochthone sur ces rivages, ainsi que dans toute l’Afrique centrale, car elle s’y trouve installée aux premières lueurs de la tradition et de l’histoire. Plus tard, à une époque non déterminée encore, survint des régions orientales, de l’Ethiopie suivant certains savans, de l’archipel malais suivant d’autres, une seconde race au teint brun rougeâtre, se rapprochant du type sémitique par le nez droit et le front proéminent, surtout par l’énergie du caractère et l’étendue de l’intelligence : elle reçut successivement les noms de Fellatah, Foula, Foul, Peul. Dans certains états, elle domine les noirs ; en d’autres, elle vit isolée dans l’indépendance de la vie pastorale ; ailleurs enfin, elle s’est alliée à la race noire, et de leur croisement est résulté un type mixte, les Toucouleurs (two colours), désignation exotique qui atteste la profonde et durable empreinte de la langue anglaise, introduite à Saint-Louis par les Anglais de 1758 à 1779 et de 1809 à 1817.

Sur la rive droite du Sénégal campent les Maures, mélange de tribus arabes et berbères, qui, poussées sans doute par les grandes migrations arabes du VIIe et du XIe siècle dans la péninsule atlantique, ont franchi la barrière réputée infranchissable du Sahara, et envahi les vastes solitudes qui s’étendent depuis la lisière méridionale du désert jusqu’aux bords du fleuve. Les Maures se divisent en trois grandes tribus, subdivisées elles-mêmes en une multitude de fractions commandées par des cheikhs qui obéissent à un cheikh suprême, que nous qualifions un peu légèrement peut-être du nom pompeux de roi. La couleur locale y gagnerait en vérité, si l’on rendait à ces monarques et à leur cortège fantastique de princes et de princesses leurs simples titres indigènes. Au moins l’imagination, pour ne pas s’égarer loin de la réalité et s’en faire une image bien exacte, doit-elle se reporter, non aux cours européennes ou asiatiques de notre âge, mais aux temps homériques et bibliques, ou bien, plus près de nous, sous les tentes de l’Algérie, qui nous ont montré les chefs des peuples dans la simplicité primitive de leurs costumes et de leurs allures. Les trois grandes tribus maures sont : les Trarzas, dans le bas du fleuve, au voisinage immédiat de Saint-Louis ; les Braknas, à la hauteur moyenne du fleuve ; les Douaïches, dans la zone supérieure. Chez les Trarzas et les Braknas, l’élément arabe domine ; les Berbères y sont tributaires. Chez les Douaïches au contraire, les Berbères ont conservé leur indépendance et la supériorité numérique. C’est chez ces derniers que se trouvent les débris de la tribu Zenaga, qui a donné son nom au Sénégal, et qui figure, dans les annales de l’Afrique septentrionale, parmi les tribus berbères les plus fameuses. Au Sénégal comme ailleurs, la race sémitique, à laquelle appartiennent les Arabes et les Berbères, se distingue, quand elle est pure de tout croisement, à l’ovale régulier et accentué de la figure, à ses yeux vifs et horizontaux, à son nez droit et aquilin, à son front haut et large, à son teint blanc, quoique basané par le soleil et le hâle, enfin à ses cheveux lisses. Ce dernier caractère est le premier qui s’altère par le croisement.

Entre les Maures et les noirs, en comprenant les Peuls parmi ces derniers, l’hostilité est éternelle comme entre la Rome antique et l’étranger. Longtemps les noirs, dominant par leur nombre et l’ancienneté de leur possession, occupèrent les deux rives du fleuve, et sur les pacages qui le bordent, les Maures, alors relégués sur la lisière du désert, ne pouvaient conduire leurs troupeaux qu’au prix d’un tribut. Cette situation durait encore au XVIIIe siècle ; mais les Maures, s’avançant de proche en proche vers le sud, fidèles à cet instinct d’expansion nomade qui les a conduits des plaines de l’Arabie au cœur de l’Afrique et de l’Asie, refoulèrent peu à peu les noirs, et un jour ils s’installèrent en maîtres sur la rive droite du Sénégal. Puis, enhardis par le succès, ils traversèrent le fleuve, et leurs incursions réitérées plongèrent dans la plus affreuse misère une population jadis heureuse et florissante. Les Français, il faut le confesser, ne furent pas innocens de cette oppression. La traite des esclaves les en rendit complices. Cet odieux trafic, aboli par la révolution, rétabli par le consulat, subsista sous l’empire et redevint, comme sous l’ancien régime, le nœud d’alliance entre les blancs et les Maures. Ceux-ci, prédisposés par leurs instincts à tous les pillages, excités par l’aiguillon du gain, se firent les fournisseurs des navires négriers, et les razzias sur les malheureux noirs du Oualo devinrent la principale source de leurs richesses. Les habitans de Saint-Louis y prêtèrent les mains avec un zèle proportionné aux bénéfices qu’ils en retiraient eux-mêmes.

À la chute de l’empire, les sentimens de philanthropie envers la race noire, que la révolution française et l’Angleterre avaient semés dans les cœurs et que la politique inscrivit dans les traités de 1815, n’auraient peut-être pas suffi à dissoudre des alliances cimentées par l’intérêt sans une circonstance qui suivit la restitution du Sénégal à la France en 1817. Le commandant et administrateur de Saint-Louis, le colonel Schmaltz, choisit l’état le plus voisin de cette ville, le Oualo, pour théâtre de ses essais de colonisation, et par des traités conclus avec les principaux chefs du pays, il acquit le droit d’établir des cultures en tous terrains et en tous lieux qu’il jugerait convenables, à des conditions pécuniaires bien déterminées. Le Oualo s’engagea à respecter, à favoriser ces cultures, et comme sa bonne volonté aurait offert peu de garantie, il dut se placer sous le patronage de la France, qui, en acceptant ce rôle rompait avec un legs funeste du passé. De leur côté, les Maures ne purent se résigner de bon gré à ne plus spolier et rançonner le Oualo, et protestèrent. Telle fut l’origine première des longs démêlés qui depuis cette époque nous ont mis aux prisés avec ce peuple. La guerre, ouverte en 1819, fut suivie en 1821 d’un traité de paix dans lequel les Maures renoncèrent à toutes prétentions sur la rive gauche. En retour, ils obtinrent la fâcheuse et impolitique consécration à leur profit des coutumes, redevances en nature que le commerce avait lui-même offertes aux chefs, dans les temps antérieurs à titre de cadeaux, pour faciliter ses opérations, et qui, à la longue, avaient pris le caractère d’un impôt payé par des sujets à des souverains. Plus tard, les hostilités recommencèrent, suivies de nouveaux traités, et cette alternative de guerre et de paix a constitué pendant plus de trente ans l’état habituel de Jà colonie. Nous n’en retracerons j>as les nombreux incidens, d’un médiocre intérêt aujourd’hui : ils ont été racontés ici même[2], au moment opportun ; mais nous en rappellerons le principal événement, parce qu’il se lie aux faits contemporains, comme un principe à ses conséquences.

En 1830, le roi des Trarzas, Mohammed-el-Habib, le même que nous avons aujourd’hui en face de nous, alors en paix avec la France, résolut, par un calcul aussi familier aux chefs barbares qu’aux princes civilisés, de mettre, au moyen d’un mariage, le Oualo sous son influence immédiate et sa domination ultérieure ; Ndhieumbotte, dont le nom, familièrement altéré dans les bulletins, est devenu Guimbotte, était une jeune princesse du Oualo, qui, sans posséder le pouvoir suprême, exerçait par sa naissance, ses richesses et son intelligence, un grand ascendant sur ses compatriotes. Mohammed-el-Habib rechercha son alliance et l’obtint. À la fin de l’année 1832, les deux fiancés célébrèrent, leur mariage à Dagana, sur la limite de leurs états respectifs et sous la volée des canons de la France. L’amour n’avait point inspiré cette union, car elle se réduisit à une entrevue annuelle et se romit au bout de quelque temps ; mais l’ambition du cheikh des Trarzas et la vanité de Guimbotte étaient satisfaites. De leur mariage naquit un fils, Éli, qui aujourd’hui se pose, autant qu’il le peut, comme notre adversaire dans le Oualo.

Le gouvernement de Saint-Louis n’avait pas appris avec indifférence des projets qui diminuaient sa légitime autorité et fortifiaient le parti des Maures, en leur assurant un allié puissant, des approvisionnemens faciles et un vaste champ d’excursion dans les états limitrophes du Oualo, qui tous entretenaient avec Saint-Louis un commerce régulier. En vain déclara-t-on au roi des Trarzas que son mariage avec Guimbotte serait un cas de guerre ; ce chef n’en tint aucun compte. Dès lors l’équilibre était rompu, et il fallait le rétablir par la force des armes. Des coups vigoureux et des succès éclatans préparaient ce résultat, lorsque les plaintes impatientes du commerce local, dont les spéculations étaient dérangées par la guerre, réclamèrent la paix. On eut la faiblesse de céder à ces instances : la paix fut proposée à Mohammed-el-Habib, qui l’accepta avec empressement. Les conditions en furent meilleures pour lui qu’il n’aurait pu l’espérer après la plus heureuse campagne. Les coutumes furent plus que jamais consolidées. Cependant, pour prix de toutes nos concessions, une clause favorable à nos intérêts fut introduite : El-Habib renonça de nouveau, pour lui et ses descendans, même pour ceux issus de son mariage avec Guimbotte, à toute prétention sur le Oualo. Ce traité n’a pas cessé d’être en vigueur, et c’est au mépris des clauses alors signées que le prince Éli, fils de Mohammed-el-Habib et de Guimbotte, tente encore aujourd’hui d’agiter le Oualo, où il se pose en légitime souverain. Par une autre stipulation, les Trarzas devaient s’abstenir de toute vengeance contre les gens du Oualo qui s’étaient compromis dans nos rangs. Cette condition fut si mal observée, que peu de jours après la signature du traité, nos alliés de la veille, poursuivis par la haine des Maures, furent abandonnés de nous et obligés de fuir au loin. Aussi, dans quelques-uns de nos démêlés avec les Maures, en 1843, 1848 et 1849, se mirent-ils franchement du côté de nos ennemis. Plusieurs même de leurs chefs s’associèrent à eux pour le brigandage. Ainsi furent ébranlés nos droits et notre influence.

L’anarchie, qui s’était manifestée d’abord dans le bas du fleuve, s’étendit de proche en proche sur toute la ligne de nos escales et de nos comptoirs, depuis Saint-Louis jusqu’à Bakel, situé au pays de Galam, dans le bassin supérieur du fleuve. Partout éclatait le désordre, sous toutes les formes, à tous les degrés, principalement dans le Fouta, vaste état qui occupe la rive gauche du Sénégal vers le milieu de son cours. Ici on n’avait plus affaire aux Maures, bien que les Braknas, campés vis-à-vis, sur la rive droite, eussent donné quelques sujets de plainte. Ceux-ci avaient trouvé dans les indigènes eux-mêmes de dignes adversaires. Les Maures n’étaient tolérés dans le Fouta que pour le commerce : se montraient-ils en armes, le peuple les poursuivait et les chassait. Un parti d’émigrans voulait-il se fixer dans le pays, il devait payer redevance à l’almami ou chef politique. Du reste, ces Toucouleurs indépendans, métis de noirs et de Peuls, qui composent aujourd’hui le fonds de la population du Fouta, tenaient à distance les Français avec autant de rigueur que les Maures, et ils déployaient contre nous toutes ces qualités, mêlées d’intelligence et d’énergie, qui élèvent quelquefois les races croisées au-dessus des types purs, aussi bien dans l’espèce humaine que dans les espèces animales. Ce n’est pas que leurs insultes restassent impunies. À la nouvelle d’une attaque, un navire de guerre partait de Saint-Louis, et remontait fièrement le Sénégal, distribuant à droite et à gauche des boulets et des obus. Quelques hommes étaient atteints, quelques villages brûlés. Le plus souvent les noirs évitaient les projectiles en se tapissant dans des trous creusés en terre, et quant aux villages, misérables groupes de huttes de paille et de boue, ils étaient bien vite reconstruits. Le dommage était à peu près nul, l’expiation dérisoire. Aussi le souvenir de la répression ou plutôt de la menace ne laissait-il pas plus de trace dans les esprits que le sillage du navire sur les eaux. Notre retraite attestait plutôt l’impuissance de nos colères que la force de nos armes. À Bakel, dans le haut du fleuve, la position de la France était un peu plus honorable, grâce à un fort armé de canons et habité par quelques soldats blancs ou noirs. Néanmoins là aussi les Maures, par de fréquentes incursions, troublaient notre commerce, enlevaient le troupeau du poste, assassinaient nos soldats isolés, arrêtaient et spoliaient les caravanes, rançonnaient les traitans.

Cette déplorable situation tenait à un ensemble de causes parmi lesquelles il faut compter au premier rang le renouvellement perpétuel des gouverneurs, puis les fautes graves commises par le commerce local, et dont on cherchait le remède dans de mauvaises et artificielles combinaisons.

Le renouvellement des gouverneurs du Sénégal a dépassé tout ce que les mœurs officielles de la France offrent de plus curieux en ce genre. Dans l’espace de quarante ans, de 1817 à 1857, on y a vu se succéder dix-sept gouverneurs titulaires qui ont administré pendant une période totale de vingt-cinq ans, et quinze intérimaires qui se sont partagé la durée des quinze années restantes. La durée moyenne de leur administration, si l’on retranche les deux derniers, a été de sept ou huit mois. Pour comble de mal, nul appui extérieur ne suppléait dans nos possessions à l’inexpérience des gouverneurs. Les ministères de la métropole n’avaient pas, en matière de colonisation, de doctrine traditionnelle qui survécût à leur passage éphémère au pouvoir, et l’esprit public n’en tenait pas lieu, car la nation française, déshabituée dés aventures lointaines par un demisiècle d’agitations intérieures et de guerres sur le continent, a si bien oublié ses anciennes épopées coloniales, qu’elle ne se croit plus capable de les recommencer. Les conseils qui, dans les colonies, assistent le gouverneur se composent de fonctionnaires aussi instables que lui-même. La presse locale manque souvent d’autorité ou de liberté ; quelquefois même elle n’existe sous aucune forme. C’était le cas au Sénégal avant la création d’un moniteur local en 1856.

Dans cette mobilité des plus hauts fonctionnaires, il serait injuste de ne pas faire la part du climat, qui a trop souvent arrêté leur dévouement par ses graves ou mortelles atteintes ; néanmoins la raison principale de tant de changemens venait d’ailleurs. Presque tous les gouverneurs appartenaient à la marine de l’état, et rien dans leurs précédens ou dans leurs projets d’avenir ne liait leur destinée à celle d’une colonie naissante, où les principales créations étaient d’ordre civil et militaire. Ce poste constituait dans leur carrière une étape dont la durée devait être courte pour ne pas devenir une disgrâce. Cette, cause première d’oscillations irrégulières dans la marche de la colonie était aggravée par les fautes du commerce local. Uniquement préoccupé de l’Intérêt actuel, peu soucieux de préparer l’avenir, il gênait l’action du gouvernement par son alliance avec les Maures, par son dédain des noirs. En outre, il, se ruinait par une concurrence inintelligente, dont il demandait ensuite la répression à toute, sorte de combinaisons artificielles : compagnie avec monopole, compromis, entre les traitans, association générale, coopération privilégiée, demi-concurrence garrottée d’entraves[3]. Il ne fallut pas moins qu’une révolution pour inaugurer la liberté du commerce intérieur. Le gouvernement de la république ouvrit en 1848 cette large voie par la suppression de la compagnie de Galam et de Cazamance, qui expia moins le mal qu’elle faisait que le bien qu’elle empêchait de faire. Ce qui dans les attributions de la compagnie impliquait autorité supérieure, prévoyance lointaine, puissance respectée et redoutée, rentra dans les attributions du gouvernement, comme une partie de ses devoirs et de ses charges. Ce qui avait trait à la spéculation privée se trouva reporté sur la totalité des habitans, invités à s’ingénier pour eux-mêmes. Dès ce jour, chacun, maître de ses actions, comprit qu’il ne pouvait plus chercher hors de lui le principe de sa prospérité et un abri contre ses fautes : ce fut un grand bien.

L’abolition de l’esclavage, proclamée à la même époque, trouva le Sénégal mieux préparé qu’aucune autre colonie. Déjà un grand nombre de serviteurs n’étaient plus retenus que par un engagement de quatorze années. Grâce à l’absence de tout préjugé de couleur, le captif de case, comme l’engagé, était admis avec bonté au sein de la famille. Aussi l’émancipation n’entraîna-t-elle pas de désordre grave ; mais un nouvel élément de concurrence fut introduit dans les affaires de la colonie, et la nécessité de chercher des issues nouvelles à l’esprit d’entreprise devint plus manifeste.

Un privilège survivait encore, celui de certaines escales hors desquelles toute transaction était prohibée. Elles avaient le double tort de soumettre en apparence les traitans français à la souveraineté des chefs maures, et de limiter les opérations dans des cercles trop étroits de temps et de lieux, où nos rivaux étaient les maîtres du marché. Bien que la suppression de ce privilège semblât découler du principe de liberté proclamé en 1848, elle ne fut pas décrétée alors. Vers la fin de 1851 seulement, deux pétitions adressées par le commerce de la colonie au gouvernement de la métropole réclamèrent toutes les réformes essentielles. Elles se résumaient en quelques courtes formules : suppression des escales ; — création de deux établissemens fortifiés sur les bords du fleuve, l’un dans le Oualo, l’autre dans le Fouta ; — concession de terrains autour de ces établissemens pour les commerçans et cultivateurs qui en feraient la demande ; — la liberté pour tous d’acheter sur ces points la gomme et les autres produits pendant toute l’année ; — l’affranchissement du Oualo envahi et dominé par les Maures de la rive droite ; — le maintien de la liberté du commerce de Galam ; — le paiement aux Maures d’une seule coutume fixe par l’intermédiaire du gouvernement ; — l’adjonction de deux remorqueurs à vapeur à la flottille du Sénégal, pour rendre le cours supérieur du fleuve plus accessible aux opérations commerciales. C’était tout un programme de poétique et d’administration en harmonie avec la destinée naturelle, sinon avec les traditions du Sénégal, et conforme, à peu de chose près, à celui qu’avait tracé, dès le mois de novembre 1844, M. le capitaine de corvette Bouët, alors gouverneur de la colonie.

Le commerce y occupe le premier rang, comme il convient, et l’agriculture, le second, à ses côtés. Le Sénégal n’est point en effet, comme l’Algérie, par sa position géographique et son climat, une terre européenne plutôt qu’africaine, qui invite les émigrans à venir y fonder des établissemens agricoles et à s’y créer une nouvelle patrie. Le Sénégal n’est pas même, comme la Réunion, la Guadeloupe et la Martinique, une colonie à cultures, où les planteurs européens, possesseurs incontestés du sol, le mettent en valeur dans de grandes fermes, à l’aide de bras autrefois esclaves, aujourd’hui salariés. Un usage, ou si l’on veut un préjugé, dont rien ne promet la fin prochaîne, confine dans les occupations du commerce ou dans les fonctions publiques le petit nombre d’Européens qu’une destinée peu enviée conduit sur les bords du Sénégal. S’ils inclinent volontiers à l’horticulture pour leur agrément ou leur profit, tout les détourne de la grande culture en pleine campagne : l’isolement, la chance des maladies, le défaut de sécurité. Le Sénégal est donc une colonie essentiellement commerciale, procurant à la métropole certaines matières premières qui lui manquent, et lui fournissant un débouché pour quelques denrées alimentaires et un grand nombre de produits fabriqués : système d’échanges également favorable à la prospérité des deux pays, et qui réalise l’harmonie désirable des climats, des terres et des races à un plus haut degré que la prétention, poursuivie quelquefois à outrance et sans égard aux lois de la nature, d’implanter partout les populations, les cultures et les méthodes européennes.

Les années 1852 et 1853 s’écoulèrent dans l’attente d’une solution de la part de la métropole. On dut se borner à écarter les obstacles que les gens du Fouta opposaient au commerce dans le pays de Galam ; quelques arrangemens amiables furent conclus avec les chefs. Les embarcations expédiées de Saint-Louis à Bakel acquittèrent le droit de passage suivant le tarif établi en 1849 après la suppression de la compagnie de Galam, tarif que le Fouta avait alors refusé d’accepter, parce qu’il substituait un droit fixe par navire à un droit proportionnel par tonnage. L’arriéré des coutumes depuis 1839 fut également réglé. Dans ces négociations, le pays se montra en proie à l’anarchie, divisé entre plusieurs chefs qui méconnaissaient l’autorité plus nominale que réelle de l’almami, en outre excité par le fanatisme musulman, qui fait dans l’Afrique occidentale une active propagande. Néanmoins les relations, bien que toujours délicates et difficiles, se maintinrent, et permirent de poursuivre le plan qui, proposé par la colonie, avait conquis l’adhésion du gouvernement métropolitain, et dont une nouvelle pétition réclama l’exécution dans le courant de 1854. C’est M. le capitaine de vaisseau Protêt, alors gouverneur du Sénégal, aujourd’hui commandant de la station navale des côtes occidentales d’Afrique, qui eut l’honneur d’inaugurer, dès le printemps de cette année, une politique nouvelle.


II. PREMIERE EXPEDITION. — PRISE DE POSSESSION DU OUALO. — CAMPAGNE DE 1855. — UN PROPHETE MUSULMAN.

Le rétablissement du fort de Podor, à soixante-cinq lieues de Saint-Louis, fut l’objet de la première campagne. Ce fort avait été construit dans le siècle dernier par une des compagnies du Sénégal, pour protéger la troque qui se faisait à l’escale dite du Coq, ainsi que la navigation du fleuve jusqu’à Bakel. Les peuplades du Fouta qu’il surveille, profitant des troubles qui suivirent la révolution de 1789, le détruisirent vers la fin du siècle dernier. Sous la nouvelle occupation française, au retour des Bourbons, jusqu’en 1854, la défense militaire du fleuve entre Saint-Louis et le pays de Galam se bornait aux postes armés de Richard Toll et de Dagana, à trente-six et quarante lieues en amont de la capitale. De ce dernier point jusqu’à Bakel, une distance de cent soixante-dix lieues était tout à fait dégarnie. De là pour nos traitans des attaques et des exactions sans nombre de la part des populations riveraines. Aux motifs qui, de tout temps, avaient justifié la création d’une place intermédiaire, se joignaient des considérations nouvelles empruntées aux convenances du temps présent. La population entassée à Saint-Louis, sur un étroit et stérile îlot, était invitée, pour la conduite de ses intérêts, à se répartir en diverses stations le long du fleuve ; une ville devait s’élever dans l’intérieur, comme succursale commerciale de Saint-Louis et centre d’opérations plus rapproché des pays producteurs.

Partie le 28 mars de Saint-Louis et transportée sur le fleuve, la colonne expéditionnaire arriva en quelques jours à Podor, et dans de vigoureux engagemens dispersa les indigènes, dont la résistance se réduisit à quelques coups de feu. Maître du terrain, le génie commença immédiatement la construction du fort, qui fut achevé au bout de quarante jours. Le résultat immédiat fut la suppression des coutumes exigées des traitans à cette escale, le gouvernement se réservant de les prélever lui-même et de les payer aux chefs maures, s’il y avait lieu de les maintenir en les modifiant. Pendant cette campagne, le cheikh des Braknas, Mohammed-Sidi, se signala par des manœuvres hostiles qui le désignèrent à la sévérité du gouverneur pour le jour où l’expiation paraîtrait opportune.

Les espérances fondées sur le rétablissement de Podor ont toutes été justifiées. Un commerce actif ne tarda pas à s’y organiser ; des maisons se sont élevées sous la protection du fort ; des jardins ont été tracés et cultivés ; les parties du Fouta les plus voisines, entre autres la région du Toro et celle de Dimar, ont été depuis lors maintenues dans l’ordre par le double mobile de leur sécurité et des profits que leur procuré la troque régulière dans la nouvelle ville. La confiance s’y est développée au point que des terrains à bâtir ont pu être mis en vente aux enchères publiques, au lieu d’être concédés gratuitement, dès la fin de 1857.

Au mois de novembre 1854, M. Protet fut remplacé comme gouverneur par M. Faidherbe, chef de bataillon du génie. Cet officier, jeune encore, car il est né en 1818, apportait au Sénégal l’expérience des guerres d’Afrique, expérience précieuse en raison de la grande analogie qui existe entre les populations des deux pays. En 1844, il avait servi dans la province d’Oran, en 1850 dans le cercle de Sétif, en 1852 dans celui de Bougie, et s’était fait remarquer par une haute et ferme intelligence. Appelé au Sénégal dès 1853, il s’était pénétré des vues nouvelles de l’administration, et leur apportait un concours où le devoir militaire se fortifiait de sa propre conviction. Le Oualo, désigné comme le théâtre des intrigues les plus voisines, appelait d’abord l’intervention française. Éli, avons-nous dit, le fils de Guimbotte et de Mohammed-el-Habib, se posait en prétendant. Il s’était fait reconnaître héritier présomptif du brak, le souverain titulaire du Oualo. Lors de l’émancipation des esclaves, il avait cherché à attirer vers lui une partie de la population devenue libre. Il exploitait à notre détriment les inquiétudes que cet événement avait suscitées parmi les maîtres du Cayor. Ayant eu le talent de s’assurer des appuis au cœur même de l’administration, il touchait à son but : défendre aux populations du Oualo de trafiquer avec Saint-Louis, sans avoir obtenu de lui une autorisation chèrement payée. Il trouvait dans son père, le roi des Trarzas, un actif et habile concours. C’étaient plus de motifs qu’il n’en fallait pour le désigner à nos coups. Le chasser, ainsi que les Trarzas, du Oualo et apprendre à ce pays le respect des armes françaises, tel fut l’objet de la première campagne, qui commença avec l’année 1855. Quelques razzias, exécutées en janvier et février, suffirent à ce dessein. Noirs et Maures combattant ensemble furent ensemble battus, et virent avec étonnement des troupes européennes parcourir leur pays en tout sens et aussi facilement qu’eux-mêmes. Ils l’abandonnèrent pour se réfugier partie dans le Fouta, partie dans le Cayor. Le Oualo fut ravagé de façon à ne laisser ni asile ni ressources aux Trarzas ; mais, débarrassé du fils de Mohammed-el-Habib, le gouverneur se trouva en présence du père, adversaire bien autrement habile.

El-Habib règne sur son peuple depuis l’année 1829, époque où il s’est emparé du pouvoir aux dépens de l’héritier légitime, enfant confié à sa tutelle. Près de trente ans de commandement ont consolidé son usurpation, accru son influence et ses richesses. Les tribus diverses qui lui obéissent comptent de cinq à six mille guerriers. En voyant le gouverneur s’avancer intrépidement sur son territoire avec un millier de soldats et de volontaires, El-Habib comprit qu’une ère nouvelle s’ouvrait, qui mettait fin au système de transactions où sa politique persévérante et adroite avait aisément triomphé de la mobilité des plans des gouverneurs. Au courage il résolut de répondre par l’audace : il ne visa pas moins qu’à s’emparer du siège du gouvernement par un coup de main. Pendant que M. Faidherbe poursuivait ses incursions dans le Oualo, El-Habib assemble ses guerriers, leur annonce qu’il va les conduire à Saint-Louis, où il dira ses prières dans la mosquée construite par l’impartiale bienveillance des Français ; puis, joignant sans retard l’action à la parole, dès le mois d’avril il passe le fleuve, envahit le Oualo, rallie ce qu’il peut de combattans, et dirige sa marche triomphale vers l’île de Sor, qu’un simple bras du fleuve sépare de Saint-Louis, but assigné à sa course. L’héroïque bravoure d’un sergent, commandant une poignée de soldats, l’arrête au pied de la tour de Leybar, à l’entrée du pont qui unit la terre ferme à l’île de Sor. Les secours arrivent à temps, et Mohammed, refoulé de proche en proche, rentre en fuyant dans son pays, abandonnant le Oualo aux menées de son fils Eli. Au bout de six mois, tout l’intérieur de ce pays était soumis ; les Trarzas étaient rejetés sur la rive droite ; les chefs voisins, ceux du Cayor et du Djiolof, refusaient asile à nos ennemis. Des semences d’arachide, une humble graine oléagineuse appelée à un grand rôle dans les destinées de l’Afrique occidentale, étaient distribuées aux noirs, encouragés ainsi à reprendre en sécurité le cours de leurs travaux agricoles. En vue d’affermir ces succès, le poste de Dagana, situé le long du fleuve, sur la frontière du Oualo et du Fouta-Dimar, fut reconstruit, fortifié et armé.

Les Trarzas chassés, on se trouvait en face des Braknas, dont le mauvais vouloir, pour être moins agressif, n’était pas dissimulé. Leur cheikh, Mohammed-Sidi, n’avait pas cessé d’exiger des traitans des redevances, abusives, de rançonner les caravanes qui se rendaient à notre comptoir de Podor, de menacer même de leur fermer le passage à travers son territoire, si l’on ne cédait à ses volontés. À ces procédés et à ces menaces le gouverneur répondit en déclarant les hostilités ouvertes et en suspendant toutes relations commerciales au-delà des murs de Podor. En même temps il encouragea les tentatives d’un rival qui avait à nos préférences des droits incontestés : ce rival de Mohammed-Sidi était Sidi-Éli, fils de l’ancien cheikh où roi des Braknas, un allié de la France.

Pendant que ces événemens se passaient dans les provinces les moins éloignées de Saint-Louis, le Haut-Sénégal appelait une intervention plus directe. Un ferment de révolution religieuse soulevait les masses ignorantes, et la guerre sainte réveillait, par ses fanatiques imprécations, les éternels conflits des habitans entre eux et avec l’étranger. Le prophète El-Hadj-Omar en était l’apôtre et le général. Le rôle qu’il jouait n’avait du reste rien de nouveau, et déjà les gouverneurs du Sénégal avaient dû étouffer l’insurrection que fomenta, de 1830 à 1834, un prétendu prophète, comme il en surgit toujours dans les pays musulmans. Omar est né dans le Toro, fraction du pays de Fouta, vers la fin du siècle dernier. C’est un toucouleur, ou mulâtre issu de l’alliance des Peuls conquérans avec les Ouolofs conquis : en lui néanmoins prédomine le type ouolof, comme dans toute la branche sélobé, à laquelle il appartient. Sa famille exerçait l’autorité dans le village d’Alouar, près de Podor, et l’y conserve encore. Sur la figure d’Omar, empreinte des caractères de l’intelligence, de la méditation et du calcul, se reflète une haute et religieuse ambition. Signalé de bonne heure à la vénération et à la crédulité publique par l’exaltation de sa conduite, il ouvrit dans son pays une école de piété et de science, forma des marabouts dont quelques-uns, aujourd’hui résidant à Saint-Louis, se glorifient d’avoir été ses disciples, et, comme tous les saints de l’islamisme, il acquit rapidement la renommée d’un faiseur de miracles.

Le pèlerinage à La Mecque, ce devoir sacré de tout bon musulman, était le vœu ardent de sa dévotion. Avec le secours de ses coreligionnaires, il l’accomplit en 1826, ce qui lui valut le titre vénéré d’Al-hadjy devenu dans le dialecte du Sénégal le surnom d’Al-Agui, sous lequel Omar est généralement connu. Après avoir fait, aux lieux saints de l’islamisme et en Orient, un long séjour dont les incidens ne sont pas connus, il retourna dans l’Afrique occidentale en 1841, méditant d’y renouveler, pour la conversion des infidèles et la réforme des musulmans, la mission pacifique et guerrière qui avait fait au XVIIIe siècle la gloire d’Abd-oul-Kader, l’apôtre du Fouta. Il s’arrêta dans le pays de Ségou, sur le Haut-Niger, déjà ébranlé en 1830 par les publications du cheikh Amadou, du Masina. Partout sur sa route il enseigna l’islam, multiplia les miracles, vendit des livres et des amulettes, et acquit bientôt le prestige qui s’attache en ces pays aux envoyés de Dieu, avec les accessoires utiles qui en découlent, la richesse et l’autorité. Avançant vers l’occident, il se choisit un asile dans le Fouta-Dialon, au cœur des plateaux montueux qui séparent les sources du Niger, du Sénégal et de la Gambie. Ses nombreux disciples lui bâtirent un village où il se fortifia et mit en sûreté les dons de leur crédulité. Désormais assuré d’une retraite et d’une base d’opérations, il se lança, avec un redoublement de ferveur, dans la carrière des prédications ouverte par ses prédécesseurs, les saints prophètes de l’islam. Aux yeux des peuplades tombées dans les superstitions du fétichisme, il fit briller le Dieu unique ; à celles déjà converties qui oubliaient leur foi dans l’usage impie de l’eau-de-vie et du vin, il prêcha l’abstinence de toute liqueur fermentée. La clarté des croyances simples, l’austérité des mœurs ascétiques exercent, on le sait, sur le peuple une bien puissante attraction. Les multitudes accoururent et se firent circoncire. Sans autre arme d’abord que sa parole convaincue et enthousiaste, AlAgui se vit bientôt à la tête d’un parti puissant, au sein duquel fermentait, en même temps que le sentiment religieux, un confus instinct de nationalité et de race. Les noirs, depuis longtemps courbés sous l’implacable oppression des Maures, se sentaient fiers de voir un des leurs se lever au milieu d’eux pour réhabiliter leur sang et leur couleur, et proclamer leur indépendance. En 1847, Al-Agui descendit au Fouta ; il y reçut, outre les présens et les respects des chefs du pays, les hommages des traitans musulmans, qui lui procurèrent les honneurs d’une navigation à vapeur sur le Sénégal.

Ce voyage l’avait rapproché des populations soumises à l’autorité française. Au mois d’août de la même année, il se décida à aborder les chefs eux-mêmes : ne pouvant songer encore à les renverser par une attaque directe, il espérait s’en faire d’aveugles instrumens de sa grandeur. Dans une entrevue qu’il eut à Bakel avec le gouverneur, M. de Grammont, il se posa comme un ami des blancs, qui ne combattait que l’anarchie. Pour prix des coutumes et de la protection qu’il demandait aux Français, il s’engageait à faire régner l’ordre et la paix, à faciliter le commerce. Il se chargeait de se faire reconnaître almami du Fouta, à la condition que les blancs lui construiraient un fort pour résister aux ennemis que lui attirerait son alliance avec les infidèles. Ce langage était exactement le même qu’avait tenu en Algérie au général Desmichels, quinze ans auparavant, le fils de Meheddin, le jeune Abd-el-Kader, au début de sa carrière. Heureusement le gouverneur du Sénégal fut moins confiant que le commandant d’Oran : il refusa tout appui. Déjoué dans ses ruses, Al-Agui ne dut compter désormais que sur lui-même. Cependant, en homme habile et maître de sa colère, il ne précipita rien. Plusieurs années furent encore par lui consacrées à mûrir ses projets, à aiguiser le fanatisme de ses partisans par le jeûne, la prière, la parole. Ce ne fut qu’en 1852 qu’il jugea le moment venu de faire succéder à une pacifique propagande le cri de la guerre sainte.

Se jeter sur les états ouolofs ou toucouleurs, à portée des postes français, eût été trop téméraire : il les réserva pour ses derniers coups, et songea d’abord à asseoir solidement sa puissance dans le haut du fleuve, hors de nos atteintes. Il débuta par l’attaque du village de Tomba, situé sur les confins du Fouta-Dialon, du Bambouk et du Bondou, en un lieu escarpé, d’où l’on peut s’élancer à volonté sur l’un de ces trois états. Maître de Tomba, il en fit sa place d’armes. Sa renommée agrandie par la victoire, de nombreux chefs de pays circonvoisins accoururent, mettant leurs trésors à ses pieds et leurs bras à son service. Par un système habile et hardi, dont il ne s’est plus écarté, il retint auprès de lui les chefs, et envoya gouverner en leur nom dans leurs états des mandataires dévoués à ses volontés.

En 1853, il s’avança vers le Bambouk, sorte de confédération républicaine de race mandingue, encore plongée dans le fétichisme. Il s’empara de Farabana, une des principales villes du Bambouk, jusqu’alors réputée inexpugnable, et où, par un trait curieux de mœurs locales, les esclaves fugitifs de toute l’Afrique occidentale trouvent un asile assuré. En même temps, Al-Agui, élargissant le cercle de son action, envoya des émissaires dans tous les états riverains du Haut-Sénégal, le Khasso, le Bondou, le Guidiaka ou Galam. Se posant enfin en arbitre suprême des destinées de la Sénégambie, il convoqua les chefs de ces divers pays à une assemblée solennelle dans la place de Farabana, où il s’était fortifié. Beaucoup s’y rendirent. Avec les chefs accoururent les foules, plus dociles encore à son éloquence et à ses miracles.

Il touchait presque à nos postes de Sénoudébou et de Bakel. Toutefois, avant d’engager une lutte décisive, il tenta une dernière négociation. Un ancien maçon de Saint-Louis était devenu son ardent prosélyte : il en fit son ambassadeur auprès de M, le gouverneur Protet, qui se trouvait à Saint-Louis au mois d’octobre 1854. Cet homme était chargé de demander pour son maître, comme témoignage de la bienveillance des Français, des fusils, de la poudre, des canons, même un officier ; Al-Agui poussait l’audace jusqu’à réclamer la remise de gens qui de son camp s’étaient réfugiés dans nos postes, nous menaçant de sa vengeance en cas de refus. L’insulte d’une telle démarche fut repoussée comme elle méritait de l’être. Aux yeux de ses troupes, à qui il avait vanté son crédit auprès des Français, c’était un échec ; pour en dissiper le mauvais effet, il dépêcha un de ses lieutenans à Makhana, en amont de Bakel, en une escale où quelques traitans sénégalais faisaient la troque à bord de leurs navires, avec ordre de massacrer les chefs et les habitans mâles, de piller et de brûler le village, d’emmener captifs les femmes et les enfans. La trahison aidant à la violence, ce coup de main réussit. D’autres bandes assaillirent les postes de Bakel et de Sénoudébou, mais elles furent repoussées vaillamment par des garnisons disciplinées, quoique peu nombreuses et affaiblies par les maladies. Sur quelques points, des traitans isolés furent massacrés. La guerre éclatait dès lors avec toutes ses fureurs. Par Makhana, Al-Agui avait pris pied sur les bords mêmes du fleuve, et il se voyait à la fin de 1854 en mesure d’envahir un autre état, le Khasso, que le Sénégal baigne dans toute sa largeur, au-dessus et au-dessous des cataractes de Félou. C’est au pied de ces cataractes, à quarante lieues en amont de Bakel, qu’est bâtie Médine, la capitale du Khasso, si l’on peut donner le titre de capitale à un grand village. Devançant nos armes, les traitans de Saint-Louis y avaient à cette époque établi de simples comptoirs, sous la protection du roi de Khasso, le chef indigène, notre allié Sambala.

El-Hadj-Omar marcha sur cette place en 1855, enleva toutes les marchandises des comptoirs, français, traversa le fleuve à la tête de ses bandes, et s’empara de divers villages du Khasso. Dès ce jour, sa confiance redoublant, il démasqua tous ses plans dans une lettre adressée aux traitans de Bakel. Leur rappelant que Médine est un lieu de passage et de station pour les caravanes de l’intérieur, il faisait valoir tout le prix de son amitié, ajoutant, suivant l’usage de tous les prophètes de l’islam, qu’il n’attaquait que les ennemis de Dieu, et qu’il agissait, non à titre d’enfant du Fouta qui réclame l’héritage paternel, mais à titre de vicaire et de serviteur de Mahomet. Quelques traitans musulmans furent peut-être ébranlés ; mais, sous la surveillance de notre fort, ils s’abstinrent de toute manifestation.

Dans tout le haut du fleuve, on s’attendait à une irruption prochaine des bandes victorieuses d’Omar ; il n’en fut rien. Désespéra-t-il de nous vaincre, et son ambition, changeant d’objet, aspira-t-elle dès lors à créer sur les rives du Niger un état dont il serait le souverain, une dynastie dont il serait le fondateur, suivant la coutume des personnages qui, dans ces pays anarchiques, parviennent à une haute puissance ? On l’a supposé, non sans vraisemblance, car cette supposition explique toute sa conduite. Au lieu de se retourner, avec des forces exaltées par de nombreux succès, sur le Bondou et le Fouta, états amis qui lui envoyaient ses meilleures recrues, il continua sa marche victorieuse au-delà du Khasso, jusqu’au cœur de l’état de Khaarta, peuplé par les Bambaras, qui occupent les rives du Haut-Niger, et se montrent aussi réfractaires à l’islamisme que les Mandingues du Bambouk. En vain les Bambaras appelèrent à leur secours leurs frères de Ségou ; Al-Agui triompha de toutes les résistances, et la fin de l’année 1855 le vit installé à Nioro, capitale du Khaarta, rasant en personne la tête du roi et des principaux chefs en signe d’acceptation du Koran, réclamant la moitié de leurs trésors et de leurs captifs, les forçant à renvoyer toute femme au-delà des quatre permises par Mahomet. À Nioro, comme au sein d’une capitale conquise, il se consolida, réorganisant l’administration, prêchant l’islamisme, portant tour à tour ses regards à l’orient, sur le bassin du Niger, où sa dynastie pourrait régner un jour, et à l’occident, sur le bassin du Sénégal, d’où il chasserait les chrétiens quand il plairait à Dieu.

Les graves événemens qui venaient de s’accomplir dans l’horizon de nos postes de Bakel et de Sénoudébou, assez forts pour y résister, mais trop faibles pour les conjurer, avaient enfin révélé aux esprits les plus aveuglés jusque-là l’imminence et l’étendue du péril. Encore une campagne pareille, et le drapeau français courait risque de disparaître de tout le haut pays ! Omar, maître par lui-même et ses alliés des sources et du cours du fleuve depuis le Khaarta jusqu’au Cayor, en aurait fermé l’accès à son gré. M. Faidherbe reconnut qu’il fallait s’implanter solidement dans le Khasso au moyen d’un fort qui serait construit, armé, défendu par des soldats d’une fidélité certaine. Avec les hautes eaux de l’été, il remonta le Sénégal, parvint à Médine, choisit l’emplacement, donna ses ordres. Au bout de six semaines, le fort de Médine, à une lieue au-dessous des cataractes, pouvait opposer ses foudres à celles du prophète.

Dans ce poste, l’influence souveraine de la France avait été préparée, vingt ans auparavant, par un homme dont l’histoire personnelle, intimement liée à celle du Haut-Sénégal, semble une page détachée d’un roman. Sous la restauration, l’un des gouverneurs de la colonie envoya un Français nommé Duranton, commis de marine à Saint-Louis, en mission dans le Bambouk, avec un ingénieur chargé d’explorer les mines d’or dont la richesse n’a cessé de retentir, depuis quatre siècles, aux oreilles des habitans. Duranton se sentait né pour les périlleux voyages : muscles herculéens, énergie indomptable, passion de l’inconnu et des aventures, nature fortement trempée à tous égards. Parvenu dans le haut pays et avant d’avoir abordé le Bambouk, il fut mis en rapport avec Aouademba, sultan du Khasso, résidant à Médine. Attiré et dominé par la supériorité du blanc, Aouademba le pria de l’aider à le délivrer de ses ennemis les Bambaras en lui bâtissant un fort à la manière française. Duranton promit, et, à travers bien des agressions et des vicissitudes il tint sa promesse de son mieux. La fille du sultan de Khasso, la belle Sadiaba, devait être, d’après leurs conventions, le prix de l’œuvre terminée. Le roi tint son engagement, et un mariage solennel couronna les vœux du jeune Français, qui sut inspirer à la princesse l’amour le plus tendre, dont la naissance de trois enfans devint le gage.

La guerre civile ne permit pas aux autres délégués du gouverneur de pénétrer dans le Bambouk. L’ingénieur, qui n’était pas retenu au Khasso par le même charme que Duranton, s’en revint à Saint-Louis, tandis que son compagnon resta auprès de son beau-père, l’aidant à rétablir un peu d’ordre dans ses états ; mais la conduite de l’agent français fut mal jugée au siège du gouvernement : on l’accusa de vouloir se rendre indépendant, de se mettre en rapport avec les Anglais, de nous préparer des difficultés. Arrêté en 1837 par ordre du gouverneur du Sénégal, Duranton fut amené à Saint-Louis, où il réussit facilement à se justifier, car bientôt après il revint libre dans le Khasso. Il mourut à Médine en 1839. Ses compatriotes ont conservé de lui un souvenir sympathique et plein d’estime, et reporté sur la compagnie de Galam la responsabilité des tracasseries dont il fut l’objet. Caractère honnête autant qu’esprit clairvoyant, animé du sincère désir d’être utile à sa patrie, Duranton réclamait la liberté du commerce dans le haut du fleuve ; il appelait le drapeau français au-delà des limites que lui avait assignées jusqu’alors la timidité de la compagnie privilégiée ; il invitait les traitans à se porter sur le parcours des caravanes, et leur montrait la route qui conduisait aux mines d’or du Bambouk. Tant de hardiesse dérangeait les habitudes et menaçait le monopole de la compagnie : aussi vit-elle en lui un ennemi qu’elle poursuivit de toute son hostilité, et s’il ne succomba pas sous ses colères jalouses, les progrès appelés par Duranton et qu’il eût favorisés furent retardés de vingt ans.

La suite a prouvé combien les vues de ce voyageur étaient judicieuses. Son programme est adopté. Médine, où il avait bâti un fort, tombé depuis en ruine, est le point même choisi par M. Faidherbe pour une pareille défense[4], et, dans nos luttes prochaines contre Al-Agui, notre plus fidèle allié sera le chef actuel de Médine, Sambala, frère de Sadiaba, la femme de Duranton. Celle-ci d’ailleurs saisit toutes les occasions de témoigner aux Français combien lui est restée chère la mémoire de son époux. Une commission envoyée en 1843 par M. le comte Bouët, gouverneur du Sénégal, en exploration dans le Bambouk, reçut de cette femme le plus touchant accueil, dont M. Anne Raffenel, membre de la commission, naguère. commandant de l’île Sainte-Marie de Madagascar, et récemment enlevé à la science par une mort prématurée, s’est plu à rendre témoignage dans le récit qu’il a consacré au voyage de l’expédition. Aussitôt que Sadiaba eut appris l’arrivée d’une troupe de Français, elle accourut vers eux avec les démonstrations de la plus vive sympathie. Allumer un grand feu, faire sécher et changer leurs vêtemens, préparer un bon couscoussou à la viande, servir plusieurs calebasses remplies d’un excellent lait, ce fut l’affaire d’un moment. La pauvre femme regardait les voyageurs avec émotion, recherchant dans leurs traits quelque image de Duranton, mort depuis quatre années seulement ; elle les plaignait, elle ne pouvait comprendre qu’ils voulussent s’aventurer dans un pays qui était, disait-elle, le tombeau des blancs ; elle leur demandait s’ils n’avaient ni mère ni épouse dans leur patrie, s’ils ne possédaient ni cases, ni troupeaux, ni captifs ; puis, faisant un retour sur elle-même, elle devenait triste et fondait en larmes, car la vue de ces Français lui rappelait le souvenir de son mari. Pendant tout leur séjour, elle les entoura de soins et d’attentions d’une exquise délicatesse. À la reconnaissance que toutes ces bontés inspiraient aux voyageurs se joignit bientôt chez ces derniers une vive admiration pour la personne qui les prodiguait, et qui, au lieu d’une négresse aux traits grossiers, comme ils auraient pu s’y attendre, leur présentait un type d’une rare distinction. Chez Sadiaba, comme dans toute la nation des Peuls ou Foulah, à laquelle elle appartient, la nuance cuivrée du teint s’allie à beaucoup de caractères de la race caucasique. Ses traits sont réguliers et distingués, ses pieds et ses mains d’une finesse remarquable ; mince, bien faite, extrêmement gracieuse, elle joint à ces avantages une expression douce et bienveillante qui séduit. À la voir, on comprend que Sadiaba ait inspiré de l’amour. Ses vêtemens, d’une extrême simplicité, mais d’une propreté recherchée, portés avec la plus noble aisance, font penser à ces belles princesses de l’Odyssée chez qui les plus humbles soins domestiques sont relevés par la dignité royale du maintien. Cette propreté s’étend jusqu’à sa case, où règne le comfortable nègre le plus complet.

Quand M. Faidherbe eut raffermi et protégé par un fort bien armé les amitiés que Duranton nous avait de longue date préparées à Médine, il redescendit par le fleuve à Saint-Louis, et pensa aux mesures que rendait nécessaires la conduite tenue par les tribus en réponse aux appels du prophète. Les Trarzas avaient appuyé la levée d’armes. Les Braknas s’étaient partagés suivant leurs sentimens favorables ou contraires à la France. Dans le Oualo et le Cayor, les noirs avaient été ébranlés, bien qu’un nombre assez faible eût été entraîné. Le Fouta malgré une trêve conclue avec son almami, et le Bondou malgré la fidélité de son chef Boubakar, avaient fourni à la guerre sainte de nombreux soldats. Le soulèvement du haut pays, l’agitation s’étendant jusqu’au littoral, accusaient l’insuffisance de notre action et les faibles racines de notre autorité. Dès que son plan fut arrêté, le gouverneur fit connaître ses intentions au moyen de circulaires répandues à flot parmi les populations. Ses conditions de paix étaient les suivantes : pour les noirs, séparation éternelle entre le Oualo et les Maures, invitation de se liguer avec lui pour reprendre sur les Trarzas le butin que ces pillards avaient emporté depuis cent ans, expulsion irrévocable du Oualo de l’ancienne famille régnante. Aux Maures, le gouverneur posait comme ultimatum l’abandon définitif, en droit ainsi qu’en fait, du Oualo et la suppression de toute coutume, sauf aux chefs à prélever tels droits qu’il leur conviendrait sur les gommes exportées par leurs sujets. Au mois de novembre 1855, un banquet offert par la population de Saint-Louis au gouverneur et aux officiers de toutes armes qui avaient pris part aux dernières expéditions attesta solennellement l’adhésion dès habitans à la politique résolue et ferme qui devait relever l’honneur et l’autorité de la France.

Dès le mois de décembre, quand le fleuve, rentré dans son lit, permit de reprendre la campagne, M. Faidherbe parcourut les parties du Oualo les plus éloignées et s’avança de quatre lieues au-delà de Mérinaghen. Partout il remarqua des cultures de mil, de riz et autres matières alimentaires, gages des succès promis à l’agriculture ; même dans ce pays décrié par les échecs antérieurs d’une colonisation prématurée et mal dirigée. Enfin, comme consécration éclatante des ordres reçus du gouvernement métropolitain, le Oualo fut constitué en province française et divisé en quatre cercles, début d’un système destiné à lier plus intimement ce pays à notre cause et à notre influence. Le commandement des cercles fut confié à des chefs indigènes. À peine cet état eut-il été déclaré province française, que les populations accoururent sous la protection de notre drapeau, et les villages du cercle de Dagana entre autres virent immédiatement doubler le nombre de leurs habitans. Ces mesures retentirent jusqu’au Fouta. L’almami de ce pays, tremblant pour lui-même, promit à Podor, en présence d’une députation de traitans et de chefs, de ne plus troubler désormais nos relations commerciales avec les habitans, et il confirma la trêve conclue six mois auparavant.


III. — CAMPAGNES DE 1856 ET 1857. — SIEGE DE MEDINE PAR LE PROPHETE. — DISPERSION DE SES BANDES;

La prise de possession du Oualo dans des conditions de dignité et de durée avait été l’œuvre de l’année 1855 ; l’intimidation des Trarzas dans leur propre pays, ou jamais les troupes françaises n’avaient osé s’aventurer, fut le but assigné à la campagne de 1856. Pendant quatre mois, des colonnes mobiles, composées de quelques centaines de soldats à peine et appuyées d’une ou deux pièces d’artillerie légère, fouillèrent le pays en tout sens, de Saint-Louis jusqu’à Podor, s’avançant hardiment dans l’intérieur. Les Trarzas qui échappaient aux balles et au sabre des soldats, réduits à la gomme et à des racines pour toute nourriture, périssaient de faim dans le désert. Leurs troupeaux étaient enlevés dans des razzias quotidiennes ; leurs captifs s’enfuyaient et couraient se réfugier à Saint-Louis. Ces succès avaient encore moins de valeur par eux-mêmes que parce qu’ils donnaient au noir le sentiment de nos forces et des siennes, en lui montrant le Maure fuyant devant ses ennemis de toute la vitesse de ses chevaux. Traqués de tous côtés comme des bêtes fauves, les Trarzas se rapprochèrent des Braknas dans l’espoir de trouver asile auprès d’eux, et Mohammed-el-Habib parvint en effet à maintenir dans son alliance Mohammed-Sidi. À ce dernier nous opposions toujours Sidi-Eli, qui, à Bakel et à Podor, avait été salué de sept coups de canon comme roi des Braknas. Une proclamation affichée à Podor lui confirmait officiellement ce titre. Le théâtre de la guerre se trouva dès lors, au mois d’avril, rapproché de ce dernier poste, qui fut appuyé par un camp créé à Koundi, dans l’intérieur, et par des attaques incessantes contre tous les ennemis que l’on put atteindre. Au mois de mai, les Trarzas, démoralisés par leurs pertes, rentrèrent dans leur pays, où le gouverneur les poursuivit de nouveau. Dans une de ses excursions, il combina la marche de la colonne à terre avec celle des bateaux à vapeur sur le fleuve, et reconnut combien on pouvait ainsi mobiliser les troupes et multiplier leurs forces par leur vitesse. Les comptoirs de Podor, délivrés de toute inquiétude, virent affluer les gommes ; les traitans de Saint-Louis s’y rendirent en nombre sur leurs bateaux. Les négocians, pleins de confiance, fondèrent des établissemens fixes, et l’on vit de belles maisons en pierre succéder aux cases de paille.

Le contre-coup de ces succès retentit, comme toujours, dans le Fouta. Un députe arriva à Podor, porteur d’une lettre de l’almami et des principaux chefs, dans laquelle ils renouvelaient leurs protestations d’amitié et leur vif désir d’obtenir une paix définitive. Ils renonçaient à toute coutume, à tout droit de passage, promettant de respecter les gens du Sénégal qui viendraient trafiquer dans leur pays, de favoriser leur commerce, de nous livrer tout individu qui se rendrait coupable d’hostilité envers nous. Sur ces promesses, la paix fut accordée au Fouta.

Ces événemens parurent assez favorables pour proclamer avec plus de solennité que l’année précédente l’annexion et l’organisation nouvelle du Oualo. Le 2 juin 1856, à. Richard-Toll, sous l’œil et par l’ordre du gouverneur, les chefs de cercle furent reconnus officiellement en présence des députations de tous les villages et de la garnison du poste sous les armes. M. Faidherbe prononça une allocution dans laquelle il annonçait que l’empereur des Français, voulant que le Oualo fût désormais plus fort que les Maures et à l’abri de leurs attaques, s’était déclaré seul maître et brak de leur pays, et avait décidé que des chefs, nommés en son nom par l’autorité locale, en commanderaient les différentes parties.

Les chefs présens jurèrent d’être fidèles à la France, d’obéir au gouverneur, de commander leurs villages de manière à en accroître la population, la production et le bien-être, de défendre vaillamment leurs administrés contre les Maures. Après le serment, ils reçurent un burnous d’investiture, en drap vert brodé d’argent. En outre, M. Faidherbe remit à l’un d’eux, Farapenda, souvent signalé par son intrépidité, un beau fusil d’honneur que le ministre de la marine lui décernait en récompense de ses services. Ces commandans de cercles nommeront eux-mêmes, mais avec l’approbation du gouverneur, les chefs des villages ; ils obéiront à un officier, commandant supérieur de la province, qui résidera à Richard-Toll. À cette date, les villages soumis du Oualo étaient au nombre de vingt-huit, contenant une population de 9,680 habitans, armés de 900 fusils. C’était plus de moitié de la population totale ; encore fallait-il y ajouter 2,000 individus de cette province réfugiés à Saint-Louis.

À la fin de juin 1856, la santé ébranlée de M. Faidherbe le ramena pour quelques mois en France, et M. le chef de bataillon Morel, aujourd’hui commandant supérieur de Mayotte et de ses dépendances, chargé de l’intérim, dut pourvoir aux exigences de la situation difficile qu’avait faite à nos postes et à nos amis du haut du fleuve le soulèvement de El-Hadj-Omar dans le cours de l’année précédente. Sans quitter son quartier-général à Nioro, dans le Khaarta, notre adversaire maintenait l’agitation dans tout le bassin supérieur du fleuve. Aucun des états riverains au milieu desquels s’élèvent nos forts et nos comptoirs n’échappait à son action dissolvante. Sambala était sans cesse attaqué derrière ses murs, à Médine. Les caravanes du Bambouk étaient détournées des comptoirs de Bakel et de Sénoudébou. Les garnisons de ces deux forts, le navire qui protégeait l’escale de Makhana, avaient à soutenir les plus violens assauts. Aussi la situation, sans être compromise, était-elle fort tendue, lorsque M. le commandant Morel résolut de remonter le fleuve jusqu’à Médine. Partout il adressa des éloges, des encouragemens, des ordres, sans avoir de combats à soutenir. Le Bambouk, dont les populations avaient été le plus maltraitées par le prophète, parce qu’elles sont le plus réfractaires au Koran, s’était distingué par de nombreuses marques d’attachement à notre cause : le gouverneur intérimaire jugea opportun d’y envoyer en mission amicale M. Flizes, lieutenant d’infanterie de marine, chargé de la direction des affaires indigènes.

Depuis Duranton, le pays avait été visité de temps à autre : en 1843 par la commission dont nous avons parlé, en 1846 par M. Anne Raffenel, voyageant seul, en 1852 par M. Paul Rey, commandant de Bakel. Toujours l’accueil avait été bienveillant, et il y avait lieu d’espérer que des griefs communs cimenteraient les sympathies déjà conquises. L’événement justifia pleinement cette prévision. M. Flizes remonta la Falêmé en bateau à vapeur, spectacle que les riverains contemplaient pour la première fois, et qui excita parmi eux un vif sentiment d’admiration et de respect. Après avoir communiqué avec le poste de Sénoudébou, il remonta jusqu’à la hauteur de Kaniéba, localité célèbre par la richesse de ses mines d’or. Les habitans offrirent de se mettre sous la protection de la France, et M. Flizes dut s’entendre avec les divers chefs qui se partagent l’autorité pour la cession d’un territoire et l’établissement d’un fort destiné à défendre le pays, suivant le vœu général, contre un retour offensif des bandes d’Al-Agui. Rentré à Sénoudébou, cet officier résolut de traverser le Bambouk de part en part pour atteindre Médine, ce qu’il fit heureusement.

M. Faidherbe revenait de France au commencement de novembre 1856, et dès le mois suivant il ouvrait une campagne nouvelle dans le bas du fleuve. Le prétendant Éli avait reparu dans le Oualo, avait même détruit le village de Gandon, qui, bien qu’appartenant au Cayor, se montrait dévoué à nos intérêts. Une semaine suffit pour réduire cet adversaire que n’appuie aucun parti sérieux, et il n’échappa aux poursuites qu’en se réfugiant sur les limites du Cayor et du Djiolof, où la plupart de ses partisans refusèrent de le suivre. Le gouverneur fit garnir de blockhaus et de postes armés la frontière de ces états, et nos sujets noirs se croyaient désormais en possession d’une paix assurée, lorsque l’imprudente témérité d’un de leurs chefs vint arrêter cet essor de prospérité et rejeter le Oualo dans un abîme de misères et de souffrances dont il n’est pas encore sorti. Farapenda, le guerrier indigène dont la bravoure avait mérité une distinction officielle, s’aventura avec des forces insuffisantes dans une razzia au cœur du pays des Trarzas. Après un engagement très vif, où il combattit vaillamment suivant sa coutume, il fut réduit à s’enfuir, abandonnant une centaine de cadavres : premier, mais grave échec, surtout par l’effet moral qu’il produisait chez les noirs pour les décourager, chez les Maures pour les enhardir. La preuve en devint bientôt manifeste. Au mois d’avril, pendant que le gouverneur faisait une tournée pour ranimer les esprits, une bande de trois ou quatre cents Trarzas passait le fleuve et se jetait sur la rive gauche, où elle mettait tout à feu et à sang. Les noirs terrifiés ne se défendirent pas, et tous ceux qui n’étaient pas protégés dans leurs villages par des blockhaus les désertèrent. La journée du 28 avril 1857 devint une date néfaste dans les annales du Oualo.

La population de Saint-Louis s’émut de tant d’audace : deux adresses au gouverneur, signées de toutes les classes de la population, provoquèrent une vengeance qui entrait d’ailleurs pleinement dans les vues de ce fonctionnaire. La campagne commença au mois de mai : elle devait porter la guerre au voisinage du lac de Cayar, dans les déserts du nord, au cœur du pays des Trarzas. Le 11 mai, les troupes campaient aux bords du lac, qu’avaient jusqu’alors seulement entrevu quelques Européens. Sur ses bords se rassemblent les Maures pour y trouver de l’eau, quand l’approche du fleuve leur est interdite. Le séjour un peu prolongé de la colonne eût réduit les ennemis à la dernière extrémité par la soif ; mais faute d’assez de vivres pour y rester, elle dut rentrer à Saint-Louis après de brillans et victorieux engagemens. Un officier, le capitaine Guillet, succomba, foudroyé par une chaleur de 56 degrés. Sa tombe, honorée des adieux solennels de toute l’armée, repose solitairement sur la rive septentrionale du lac de Cayar, où elle marque une des étapes des colonnes françaises dans la conquête de l’Afrique.

Mohammed-el-Habib, supérieur à sa fortune par son énergie, releva fièrement les défis du gouverneur. Il lança de nouveau ses guerriers sur le Oualo, et avant que les troupes françaises fussent rentrées à Saint-Louis, cette province était de nouveau saccagée et incendiée. Ce fut un vrai désastre. Les noirs ne furent pas seuls à trembler : à Saint-Louis même, on ressentit une véritable panique. À la voix du gouverneur, qui rentra le lendemain de cette catastrophe, un parti de cavaliers se mit sur la piste des pillards, en atteignit quelques bandes, leur reprit du butin, leur tua du monde, et dans le nombre une dizaine de chefs.

Le mal était fait, la terreur produite ; les noirs s’étaient lâchement enfuis, et la conquête matérielle du Oualo était à recommencer presque autant que la conquête morale. Le fruit de deux années de politique persévérante était perdu. Il était démontré que des forces échelonnées le long du fleuve, depuis Saint-Louis jusqu’à Richard-Toll, sur un parcours d’une trentaine de lieues, devaient désormais protéger une race qui ne savait pas se protéger elle-même. La bravoure personnelle des noirs ne pouvait être niée, car ils en donnaient sans cesse, comme soldats et marins, de brillantes preuves dans nos rangs mêmes ; mais c’était toujours à la condition de s’appuyer sur les blancs. Il était démontré aussi qu’au Sénégal, pas plus qu’en Algérie, l’intimidation n’a de prise sur la race indomptable des Maures : là, comme ici, les moyens d’action et de domination doivent être proportionnés à la résistance.

La crue du fleuve vint bientôt suspendre cette guerre d’extermination et reporter la sollicitude du gouverneur vers le haut pays, ou se passaient des événemens très graves, quoique moins désastreux. Pendant que les garnisons de nos postes dans le bassin supérieur du Sénégal occupaient leurs loisirs du printemps à d’utiles travaux de viabilité, elles apprirent que le prophète Al-Agui approchait de Médine à la tête de toutes ses bandes fanatiques. Il exécutait enfin les plans depuis longtemps annoncés. Y était-il amené parce que la fondation d’un état et d’une dynastie sur le Haut-Niger avait trouvé dans la résistance des populations une invincible barrière ? Il est permis de le penser, car ses projets menaçaient la liberté de ces contrées. Quoique agissant de plus loin, la politique française le gênait également, si elle ne l’ébranlait. Depuis deux ans, on coupait sur ses derrières, dans le Khasso et le Bambouk, sa ligne de retraite et de ravitaillement ; on entravait l’arrivée de ses renforts du Bondou et du Fouta ; on soutenait, on armait ses ennemis dans ces diverses contrées. La prudence commandait à l’apôtre guerrier de ne pas se laisser enfermer à Nioro, au sein d’un pays douteux, par un cercle d’hostilités et de dangers de plus en plus resserré. Cédant à ces diverses préoccupations, il avait quitté, au mois d’avril 1856, son quartier-général de Nioro pour se replier sur le Khaarta. Au commencement de l’année 1857, il traversa triomphalement le Khasso, et l’époque du rhamadan lui paraissant la plus favorable, il proclama la guerre sainte contre les chrétiens. Vers la fin d’avril, il se trouvait sous les murs de Médine, en face de notre plus fidèle allié, Sambala, et de notre poste le plus avancé. Le fort était défendu par M. Paul Holle, un Sénégalais de Saint-Louis, habitué depuis longtemps au commandement des avant-postes. C’est une mission temporaire qui, dans les localités dont le séjour est réputé insalubre pour les Européens, est confiée à des Africains signalés par leur dévouement et leurs aptitudes. À ce titre, M. Holle avait déjà commandé à Bakel et à Sénoudébou, et il apportait dans la défense de Médine, avec une intrépidité reconnue, une parfaite connaissance des hommes et des choses. La situation pouvait devenir critique. La petite garnison du fort comprenait seulement huit sous-officiers et soldats blancs et cinquante-six soldats ou matelots noirs, ceux-ci presque tous musulmans, et quelque peu ébranlés dans leur fidélité politique par leurs scrupules religieux. Puis venait une population de six mille âmes, la plupart femmes et enfans, qui, fuyant devant l’ennemi, s’étaient réfugiés dans les murs de Médine sous la protection de leur chef Sambala, foule confuse, faible, sans armes. Le commandant français devait suppléer au nombre à force d’énergie et de vigilance, heureux s’il pouvait, par un air de confiance absolue, soutenir le courage de sa petite troupe et maintenir la discipline dans la multitude !

La première attaque commença le 20 avril. Les bandes du prophète s’avançaient solennellement, en colonnes profondes, d’un pas ferme et mesuré, tête baissée et en silence, contrairement à la coutume des barbares. Elles accomplissaient un devoir religieux, leur avait dit leur saint prophète. Au premier rang flottait un drapeau sur lequel le croissant brillait ; les échelles suivaient, engins de siège fort inusités parmi ces peuples, et dont Al-Agui avait emprunté l’idée à d’autres pays. En approchant, une sombre exaltation sembla précipiter les assiégeans vers le fort, d’un pas rapide comme le vol de l’oiseau de proie. Quand ils furent à portée de nos canons, la mitraille fendit la colonne, les balles de fusil abattirent les plus audacieux, qui appliquaient les échelles contre les murs. Seul, l’intrépide porte-drapeau gravit jusqu’au sommet d’un bastion où il planta l’étendard de l’islam : un coup de feu le renversa mort, et l’étendard roula avec lui dans le fossé. Sur tous les points, la défense fut héroïque, et le prophète dut se retirer, l’âme remplie de honte et de colère, car la défaite l’humiliait aux yeux des siens, et ses pertes tant en hommes qu’en armes étaient grandes. Un mois après, il reparut à la tête de nouveaux renforts. Cette seconde attaque fut heureusement repoussée comme la première. Alors Al-Agui se retourna contre l’enceinte fortifiée que défendait Sambala : ses menaces et ses assauts échouèrent également. Désespérant enfin d’emporter la place de vive force, il prit le parti de la bloquer pour la prendre par la famine. Le blocus fut bientôt si étroit que toute sortie devint impossible. Au bout de plusieurs semaines, vers les premiers jours de juillet, le fort ne pouvait soutenir une quatrième attaque ; les soldats, exténués faute de nourriture, manquaient même de poudre. La population de Médine, entassée dans un étroit espace qu’infectaient des émanations insalubres, mourait de misère et de faim. L’ennemi devait soupçonner la triste réalité et méditer un prochain assaut. Dans l’attente de cet événement, Holle prit ses mesures pour faire sauter le fort, décidé à s’ensevelir sous les débris et consolé par l’espoir d’immoler avec lui une partie des vainqueurs.

Le 18 juillet, il n’y avait plus de vivres que pour quelques jours, et les heures s’écoulaient dans un morue silence, lorsque l’on entendit retentir au dehors, dans le lointain, de sourdes détonations et comme le bruit d’une vive fusillade. C’était M. le gouverneur Faidherbe. Inquiet du sort de Médine, il avait profité de la première crue des eaux pour accourir de Saint-Louis en toute hâte. La distance par le fleuve est d’environ deux cent cinquante lieues. Il arrivait à temps : l’honneur du drapeau était sauf, le courage ferme, la discipline intacte. Les troupes fraîches eurent bientôt débarrassé la place des hordes qui la bloquaient. Le gouverneur pénétra dans le fort, et, profondément ému, admira ce qu’il avait fallu d’énergie pour résister à trois attaques et à un siège pendant trois mois d’horribles privations. Si le nom de Mazagran brille justement dans les fastes de l’armée d’Afrique, celui de Médine doit plus justement encore illustrer l’armée du Sénégal, car ici la vaillance a dû s’allier à la patience et à la persévérance, qualités plus rares. Au bout de quelques jours, le pays était purgé des Al-Aguistes, comme on les appelle au Sénégal, et leur chef se sauvait dans des refuges inconnus. Ainsi se termina, à la gloire du drapeau français, la plus redoutable levée d’armes que le Sénégal ait vue depuis quarante ans. Parmi les victimes de ce siège, l’une des plus dignes d’un souvenir fut Mlle Marie Duranton, fille du voyageur, qui s’était réfugiée avec sa mère auprès de son oncle Sambala : elle mourut, la veille même de la délivrance, victime de souffrances et de misères,qu’aucun dévouement n’avait pu lui épargner. La postérité de Duranton ne s’éteint pas avec elle : il lui survit un frère, capitaine d’état-major dans l’armée française, appelé par sa naissance à jouer un rôle considérable dans sa patrie.

En descendant le fleuve pour rentrer à Saint-Louis, M. Faidherbe ordonna la construction d’un fort à Matam, sur la rive gauche du Sénégal, dans le double dessein de couvrir l’espace entièrement dégarni qui sépare Bakel de Podor, et de prévenir des pillages pareils à ceux que subirent les traitans en 1854. Dans ces mouvemens, tour à tour appliqués à l’attaque et à la défense, s’est achevée au Sénégal l’année 1857 : conditions douloureuses, mais transitoires, de notre domination ; les succès qui ont déjà marqué l’année 1858 permettent de le prédire.


IV. — ÉTAT ACTUEL DE LA COLONIE AU POINT DE VUE MILITAIRE. — CONDUITE A TENIR ENVERS L’ISLAMISME.

Sans insister aujourd’hui sur les traités de paix récemment conclus avec les Maures, il convient de jeter un coup d’œil général sur les progrès de notre autorité et de notre influence dans tout le bassin du Sénégal. Un tel aperçu permettra d’ailleurs de saisir dans leur ensemble les élémens si complexes d’un état social où la civilisation naissante se trouve en contact avec la barbarie sous toutes ses formes. En principe, le Oualo est devenu une province française. Des chefs fidèles obéissent à nos ordres et s’associent à nos intentions. Les cercles de Dagana et de Richard-Toll, rassurés par la protection de nos forts et le voisinage du fleuve, que nos navires montent et descendent tous les jours, familiarisés d’ailleurs de plus longue date avec nos personnes et nos mœurs, s’appliquent à réparer les désastres de la guerre : la population s’y accroît, les cultures s’y développent ; mais le cercle de Mérinaghem, qui est le plus éloigné de Saint-Louis, même celui de Lampsar, qui s’étend au voisinage immédiat de cette ville, restent, malgré les forts qui les protègent, dépeuplés et incultes depuis la terrible invasion des Trarzas, au printemps de 1857.

Au Cayor, le damel ou roi nous craint et nous ménage. Il refuse un asile à notre ennemi Éli, le fils de Guimbotte. Après la délivrance de Médine, il a fait complimenter le gouverneur de notre colonie. Les habitans des villages du Cayor les plus rapprochés de Saint-Louis nous envoient des volontaires pour toutes nos expéditions, subissent notre influence et notre police, et entretiennent avec nos traitans des échanges continuels, sans qu’il en coûte à ces derniers aucune coutume : sur ses sujets, le damel perçoit les taxes de sortie à son gré par ses agens. Il paraît attacher un tel prix à notre alliance, que l’on compte sur l’heureuse issue des négociations que le gouverneur se propose d’entamer prochainement pour la cession des salines et des terres de Gandiole, village trop voisin de Saint-Louis et trop lié d’affaires avec cette ville pour rester plus longtemps la propriété d’un maître étranger. Quant aux autres états ouolofs, le Dniambour se souvient d’une récente leçon qui lui a été infligée, et le roi du Djiolof sollicite l’admission de son fils à l’école des otages, fondée à Saint-Louis pour l’éducation des enfans des grandes familles indigènes. Chez les Braknas, l’anarchie règne encore, mais une anarchie tout intérieure, et qui lèse peu nos intérêts, car si notre protégé, Sidi-Éli, perd son temps à négocier avec son rival, l’un ni l’autre ne résistent plus à nos volontés. Quoi qu’il en soit de leurs débats, le fort Podor surveille leur territoire, une ville s’élève sous la protection de nos canons, les caravanes approvisionnent nos comptoirs, tous nos intérêts immédiats sont saufs. Ce même fort, combinant son action avec celui de Dagana, assure à notre commerce le libre accès du Fouta inférieur, occupé par les peuplades, aujourd’hui ralliées à notre autorité, du Dimar et du Toro. Plus loin, l’Ile-à-Morfil nous ouvre non moins librement ses richesses. Dans le haut du pays, livré à d’inextricables divisions, l’almami et les principaux chefs observent la paix stipulée ; seuls, quelques turbulens sectaires d’Al-Agui agitent les villages remplis d’une population orgueilleuse et fanatique : le fort de Matam, dont le commandement vient d’être confié à M. Holle, les tiendra désormais en respect, et les victimes d’anciennes guerres locales, qui forment un parti vaincu, compteront au besoin sur nous comme sur des libérateurs.

Dans le Galam ou Guadiaga, le poste de Bakel, autrefois redouté pour son insalubrité, est devenu, grâce à des logemens vastes et commodes, un séjour tolérable, sinon recherché. Le village de ce nom nous reconnaît pour maîtres. Notre souveraineté y a été acceptée sans résistance depuis que la suppression de la compagnie privilégiée a permis à des Sénégalais de s’y établir à demeure et d’apprécier par eux-mêmes les avantages de notre domination. Les Maures Douaïches seuls ont pendant longtemps opposé à notre action l’âpre résistance de leurs mœurs nomades et de leur cupidité ; mais ralliés à nous accidentellement par une haine commune contre Al-Agui, dont ils redoutaient l’ambition politique, ils ont appris à mieux nous connaître. En novembre 1857, le chef de ces Maures, Bakar, a conclu avec l’autorité française un traité qui garantit une paix durable. Il a, le premier entre tous les chefs arabes ou berbères, accepté nos conditions sur des bases tout à fait analogues à celles que devaient souscrire quelques mois plus tard les rois des Trarzas et des Braknas. Au Bondou, le chef reconnu par nous, Boubakar-Saada, prête à toutes nos mesures un appui sincère et actif. Dans son intérêt et dans le nôtre, il combat l’influence des Anglais de la Gambie, qui envoient des agens et des cadeaux au parti contraire à son autorité, pour attirer vers leur fleuve les caravanes de ses états. En 1856, il s’est prêté de bonne grâce à nos vues sur les mines d’or de Kaniéba, dont une possession déjà ancienne lui garantissait une part de souveraineté. Notre fort de Sénoudébou, à vingt lieues de Bakel, construit sur son territoire, protège nos traitans, qui trafiquent librement sans payer de taxes.

Le navire qui stationnait à Makhana, pour protéger les communications entre Bakel et Médine, a été installé un peu plus bas, à Arondou, au confluent de la Falêmé dans le Sénégal. Sans cesser de rendre les mêmes services, il étendra son action sur l’angle compris entre les deux rivières où notre activité est appelée à se développer prochainement par l’exploitation des mines d’or du Bambouk. Dans ce dernier pays, nous comptons des alliés divers, surtout Bogoul, le chef de la ville libre de Farabana. Nos bateaux à vapeur ont franchi, dans l’automne de 1857, les passes difficiles de Débou, dans la Falêmé, et remonté jusqu’à Sansanding ; nos soldats et nos matelots sont occupés à débarrasser la rivière de roches qui entravent la navigation, et dans ce travail les habitans du pays leur prêtent un concours actif. Bientôt des forts s’élèveront, en amont de Sénoudébou, sur les territoires de Samba-Yaya et de Kaniéba, qui ont reconnu notre autorité. Enfin dans le Khasso, le plus éloigné des états qu’ait abordés jusqu’à ce jour la politique militante du gouvernement colonial, le glorieux siège de Médine et la fidélité du maître de cette ville, scellée par la communauté des dangers, des combats et des triomphes, assurent à nos desseins un loyal et ferme appui.

Ainsi, dans cette vaste région qui s’étend de l’embouchure du Sénégal aux cataractes de Félou, sur une longue ligne de deux cent cinquante lieues, le drapeau de la France est honoré, aimé et respecté. Il est confié à des officiers d’élite, à des soldats d’une bravoure éprouvée. À cette glorieuse, mais pénible tâche suffisent cinq compagnies d’infanterie de marine montant une flottille de cinq ou six petits bâtimens, et appuyées d’un escadron de spahis français et indigènes, d’une section d’auxiliaires noirs, et en outre d’un bataillon nouvellement créé de tirailleurs sénégalais, en tout un millier de combattans, si l’on compte quelques troupes d’artillerie et de génie. Tous les postes sont fournis de vivres, d’armes, de munitions, et prêts à tout événement. On peut dire avec confiance que le principal fleuve du futur empire de la Sénégambie est à notre absolue disposition, que la première province est soumise, qu’elle se féconde dans un contact quotidien avec les germes de civilisation déposés au berceau primitif de la colonie, à Saint-Louis. Il reste à développer autour de cet embryon le réseau de muscles et de nerfs, d’os et de chair, qui constituent les membres d’un corps social. Les blockhaus et les forts qui s’élèvent sur la frontière du Cayor, la route tracée de Podor vers le camp de Koundi et le lac de Cayar, un fort projeté, mais non encore construit, sur les rives de ce lac, un autre à Saldé, entre Matam et Podor, les chemins qui sillonnent déjà les environs de Bakel, les travaux de reconnaissance et de draguage exécutés dans les deux fleuves, sans compter nos forteresses et nos alliances, sont autant de jalons qui indiquent les prochains rayonnemens de notre politique, et marquent en quelque sorte le dessin rudimentaire de ce travail organogénique d’une nation dans son enfance.

Le gouvernement français a cependant proclamé qu’il ne poursuivait pas de conquêtes au Sénégal, et nous ne pensons pas qu’il y ait à revenir sur cette déclaration, sans nul doute sincère. L’habileté suprême consiste au Sénégal, comme dans toutes les colonies, à vivre en paix avec les indigènes, et sauf quelques combats inévitables, simples incidens passagers, la permanence de la guerre accuserait, ou l’erreur des systèmes, ou l’ambition des hommes. Il est pour soumettre les races inférieures des aimes plus puissantes que les canons et les fusils : ce sont les bienfaits. Entourée d’un tel prestige, la civilisation attire et élève à elle sans peine les sociétés barbares. Instinctivement le noir aime et respecte le blanc, comme le faible invoque le fort, comme l’ignorant s’incline aux pieds du savant. Dans l’esprit de ces peuples, nous représentons la puissance et la science : joignons-y la bonté, cet aimant souverain des cœurs. Tout déchus qu’ils sont, les noirs apprécient l’agriculture, l’industrie, la paix, le commerce ; un jour ou l’autre, leurs intérêts les conduiront vers nous. Il suffit de préparer et d’attendre ce jour. Les inextricables discordes qui sont leur triste apanage seront, sans que nous ayons à les attiser, nos meilleurs auxiliaires. Les Maures eux-mêmes, quoique avec eux la paix soit difficile à maintenir, subiront l’ascendant de notre force. Tant qu’ils craindront d’être privés de toute communication avec la rive gauche, de manquer du i mil qui leur sert de nourriture, ils solliciteront notre protection pour la continuation de leurs échanges, et subiront notre loi, dont ils ont déjà souscrit les conditions. Tôt ou tard ils s’offriront eux-mêmes aux arbitres de leur sort.

Il suffit pour le moment de bien surveiller le cours du fleuve depuis Saint-Louis jusqu’à Richard-Toll, sur une étendue de trente lieues à peine. Le problème de la défense du Oualo ainsi posé comme le premier et le principal succès à obtenir, la science militaire saura certainement le résoudre. Peut-être, au lieu de tours surveillant des gués fort nombreux, suffira-t-il d’une croisière le long du fleuve ou d’une ligne télégraphique, aérienne ou électrique, qui signale au siège du gouvernement rapproche des hordes pillardes, toujours lente et embarrassée de convois. Au premier éveil, les cavaliers de Saint-Louis monteraient en selle et disperseraient l’ennemi. Quand les Maures auront acquis la conviction que le fleuve leur est barré, ils s’y résigneront. Dut-on établir, soit dans le Oualo, soit chez les Trarzas, même aux bords du lac de Cayar, un camp fortifié, qui serait, sauf l’échelle de proportion, le Fort-Napoléon de ces Kabylies, cela vaudrait mieux encore que d’incessantes razzias des Maures sur les,noirs et des Français sur les Maures.

À l’égard du prophète El-Hadj-Omar, qui dans le courant de l’année nouvelle a quitté sa retraite du Fouta-Dialon, et a reparu dans le Bambouk, le Bondou et le Fouta pour les agiter, la France se doit à elle-même de maintenir à tout prix contre lui ses possessions et ses alliances, ses droits et ses devoirs, mais sans confondre avec les brigandages des Maures l’agitation religieuse et politique de ce missionnaire du Koran. Il y a en lui une sève et une valeur morales dont il faut tenir compte.

Dans (divers ouvrages récens sur le Sénégal, dans celui de MM. Carrère et Holle particulièrement, l’islamisme est jugé avec une extrême sévérité ; quelquefois il est même qualifié d’idolâtrie, contrairement à toute vérité. La suppression de ce culte est proposée comme un but légitime à la politique française, tant la tolérance dont il est l’objet paraît un obstacle invincible aux progrès du catholicisme. Ces sentimens, bien qu’ils soient aujourd’hui assez communs et que l’insurrection de l’Inde et le carnage de Djeddah leur aient rendu une vivacité qui semblait attiédie, n’en sont pas moins des préjugés contre lesquels la justice doit réclamer. Quand on a vu de près, et chacun peut l’observer en Algérie, quels ressorts cette religion donne aux âmes, même pour le bien, si on sait le lui demander ; on se dépouille de ces violentes antipathies, filles d’un autre âge. Tout en restant inférieur au christianisme ; l’islamisme a partout élevé le sens moral et l’intelligence des nations qu’il a arrachées au fétichisme. On ne peut le qualifier d’idolâtrie, car l’abolition des idoles fut la mission et la gloire de Mahomet, et le Koran proclame à chaque page le Dieu unique, tout-puissant, miséricordieux, bon aux justes, terrible aux méchans ; le Dieu de la Bible et de l’Évangile. L’islam réforme les mœurs dans le sens de l’austérité, contrairement au sentiment général. La polygamie, si justement condamnée par notre conscience de chrétiens, marque un progrès, lorsqu’à une promiscuité sans limites, qui est dans les usages de l’Afrique centrale, comme elle fut jadis dans les mœurs de l’Orient, elle oppose des règles qui en modèrent le scandale. L’intempérance, qui abrutit et tue les peuplades noires du Soudan, trouve dans l’islam son frein le plus efficace. Tandis que le commerce européen tente leurs appétits les plus grossiers par ses vins frelatés et ses eaux-de-vie empoisonnées, tandis que les missionnaires chrétiens, tout en flétrissant le vice, ne se reconnaissent pas le droit d’en prévenir les causes ni le pouvoir d’en arrêter les effets, le marabout musulman interdit toute boisson enivrante, prêche d’exemple, et se fait imiter ; sinon par tous, du moins par la grande majorité des croyans. C’est au Koran principalement qu’est due la cessation en divers lieux de l’anthropophagie et du massacre des prisonniers, ces deux horribles coutumes du monde africain. On lui doit aussi la propagation de beaucoup de grandes vérités morales. Chez les fidèles, la prière, l’aumône, l’hospitalité, le respect du serment, sont pratiqués ; certains droits sont reconnus aux femmes ; l’esclave est familièrement admis au sein de la famille. La politique est soumise, dans la guerre comme dans la paix, à des règles que ne désavoue pas la civilisation. L’éducation intellectuelle accompagne l’éducation morale, car la lecture et l’écriture sont enseignées aux noirs par les marabouts dans de nombreuses écoles. Le Koran initie en outre ses adeptes à l’histoire du genre humain : les grandes traditions de la vie primitive d’après les annales du peuple juif, même les douces figures de Jésus et de Marie, revivent dans le livre saint de l’islam, et pénètrent, entourées de respect, dans des intelligences qui les auraient toujours ignorées. La simplicité de la religion de Mahomet la rapproche du judaïsme, et la fraternité d’Isaac et d’Ismaël se retrouve encore, après quarante siècles, dans la foi comme dans le sang de leur postérité, malgré la haine qui sépare les deux familles issues d’Abraham. Quant au fatalisme musulman, fréquemment signalé comme une barrière à tous les progrès, il suffit de penser aux empires de Damas, de Bagdad et de Cordoue ; pour le juger avec moins de rigueur. L’histoire bien récente d’Abd-el-Kader montre que cette disposition de l’âme à s’incliner sous la main de Dieu, — quand le destin l’emporte, — n’ôte rien à l’ardeur de la lutte, tout en relevant la défaite par une noble résignation. Au Sénégal même, l’indomptable hostilité des Maures musulmans témoigne trop bien que ce prétendu fatalisme n’énerve pas les caractères. Aussi disons-nous avec conviction que le gouvernement français, en édifiant des mosquées, en protégeant la libre pratique et le libre enseignement de cette religion, tant au Sénégal qu’en Algérie, fait acte non-seulement de tolérance éclairée, mais de juste et habile administration. Le sentiment religieux, même imparfait dans son expression, pourvu qu’il épure les âmes, ne saurait être suspect à aucun pouvoir. N’est-il pas plus sage de chercher dans le Koran les nombreux textes favorables à la tranquillité et à la morale publique, de les mettre en relief, que de supprimer le livre tout entier et ses meilleurs enseignemens, au risque de replonger les âmes dans l’idolâtrie ?

Nous ne voulons pas dire que la civilisation chrétienne doive, au Sénégal, se retirer devant la barbarie musulmane ; mais, au lieu d’écraser sa rivale sous le mépris et la persécution, elle doit l’éclipser par ses propres bienfaits. Et si les populations, pour des raisons que le climat et les traditions expliquent en partie, échappent à l’action bienfaisante de l’Évangile, on peut se féliciter que le Koran les recueille et les relève du fétichisme. Al-Agui est notre ennemi, non parce qu’il prêche la foi au Dieu unique et à Mahomet son prophète, mais parce qu’il veut élever pouvoir contre pouvoir. Son ambition politique seule incrimine son ambition religieuse. Simple marabout comme tant d’autres, prêchant la conversion aux infidèles et la réforme aux croyans, il serait un auxiliaire de notre œuvre sociale. Chef guerrier poursuivant les Français de ses haines et de ses armes pour fonder à leur place un empire, il devient un ennemi à chasser. Le combattre, le réduire, c’est notre droit ; mais, dans notre victoire, n’oublions pas que la société politique et religieuse dont il est l’apôtre serait, si elle se réalisait sous ses auspices, supérieure aux ébauches grossières de société qui étalent aujourd’hui, sur les bords du Sénégal, le triste spectacle de leur dégradation. Toute l’histoire de l’Afrique atteste la puissance de régénération que possède l’islam sur les peuples sauvages. Ayons donc souci que ces peuples ne perdent rien à notre triomphe.

Ainsi, par quelque côté que l’on envisage les affaires du Sénégal, par le commerce ou par la politique, l’établissement d’une société régulière se présente comme la vraie mission, le véritable et suprême intérêt de la France : la guerre y a sa place seulement comme moyen et prélude de la paix. La conclusion et l’organisation de cette paix seront l’objet d’une nouvelle étude.


JULES DUVAL.

  1. On appelle ainsi des vents violens [tornados, tourbillons) qui règnent sur les côtes ouest de l’Afrique pendant les mois de juillet, août et septembre.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 janvier 1845, un article de M. Cottu sur le Sénégal.
  3. Dans l’étude déjà citée, on trouvera l’explication de ces divers régimes, tous aujourd’hui disparus.
  4. Nous avons sous les yeux une lettre inédite adressée, le 15 octobre 1831, par Duranton au gérant de la compagnie de Galam, dans laquelle sont déduits avec beaucoup de netteté tous les avantages commerciaux et militaires de Médine.