Politique coloniale de l’Angleterre (A. Audiganne)/01

Politique coloniale de l’Angleterre (A. Audiganne)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 645-670).
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POLITIQUE COLONIALE


DE L’ANGLETERRE.




EXPÉDITION DE BORNÉO.[1]


Séparateur



La Grande-Bretagne, disait récemment un recueil périodique anglais, vient d’obtenir un pied-à-terre sur l’une des plus vastes et des plus belles îles du monde ; il faut espérer qu’elle n’en sortira plus. Le pied-à-terre paraît, en effet, valoir la peine qu’on s’y établisse et qu’on y demeure. Il s’agit d’un point intermédiaire entre Singapore et Hong-Kong, d’un port de refuge sur cette périlleuse mer de Chine, traversée tous les ans par un commerce évalué à plus de quinze millions sterling, et où les vaisseaux, désemparés par les typhons, regrettent si souvent de ne pas rencontrer un abri. La petite île de Laboan, que le sultan de Bornéo a cédée à l’Angleterre, possède une baie suffisamment profonde et sûre, à laquelle on a donné le nom de baie Victoria. Durant la plus rude des deux moussons, celle du nord-est, les bâtimens à voile et à vapeur sont obligés de passer près de Laboan pour se rendre directement de l’Inde à la Chine. Comme position commerciale, elle donne de magnifiques espérances. Laboan tient pour ainsi dire à Borneo, dont la sépare à peine un bras de mer étroit de six à sept milles anglais, comme pour l’isoler et rendre sa défense plus facile. Elle peut devenir rapidement un entrepôt où affluera le commerce de cette île immense et celui d’une partie de l’archipel oriental. Les marchands anglais y viendront échanger, contre les produits indigènes, les articles variés de la métropole, de l’Inde et de la Chine. Si le port est libre comme à Singapore, où il n’est point perçu de droits de douane, mais seulement des droits d’excise modérés, le commerce général trouvera dans ce nouvel établissement des avantages qui en assureront le développement et la prospérité. On affirme aussi que l’île de Laboan possède des mines de charbon de terre, et on a constaté la présence de filons considérables dans la partie de Borneo qui l’avoisine. Cette circonstance deviendrait pour l’Angleterre une source nouvelle d’influence, en contribuant à la rendre maîtresse de presque tous les approvisionnemens de charbon dans cette partie du globe. Si de nouveaux différends venaient à éclater avec le céleste empire, les Anglais auraient à Laboan une position inattaquable, d’où il serait aisé de fondre sur leur adversaire et de recommencer avec plus de certitude les triomphes de 1842. En cas de guerre maritime, soit avec une puissance européenne, soit avec les États-Unis d’Amérique, ils cerneront désormais la mer de Chine de manière à en interdire l’entrée au commerce de leurs ennemis.

Tous les avantages politiques et commerciaux de la nouvelle possession ont été parfaitement compris de l’autre côté du détroit. On y a vu un pas de plus vers la domination exclusive de l’Océanie. Assise aux extrémités de l’Asie, à Singapore et à Hong-Kong, l’Angleterre occupe déjà une partie des côtes de l’Australie : vers l’est, elle a Sidney et Port-Philippe ; au sud, Adélaïde ; à l’ouest, ses établissemens de la rivière des Cygnes ; au nord, le nouveau Port-Eslington. Elle est installée dans la terre de Diemen. Elle envoie des missionnaires méthodistes sur les nombreux archipels qui parsèment le Grand Océan ; elle prend des mesures pour réparer dans la Nouvelle-Zélande les fautes du dernier gouverneur ; elle s’établit à Bornéo, cherchant avec une persévérance audacieuse à s’emparer de tous les points placés sur la route du commerce du monde, ou pouvant ouvrir de nouveaux débouchés à son infatigable industrie.

Lorsque nous contemplons les efforts et les conquêtes de la civilisation, la tendance de la race européenne à s’implanter dans l’Océanie comme jadis en Amérique, nous nous plaçons à un point de vue trop élevé pour que le spectacle des agrandissemens coloniaux de nos voisins excite en nous un sentiment d’envie. Chaque peuple prend part à la grande mission de civiliser le monde et d’accroître la sphère de l’activité humaine, suivant son génie, son caractère et ses intérêts. Qu’on lutte d’ardeur et d’empressement dans une cause commune à toutes les nations, rien de plus désirable, de plus légitime ; mais c’est l’honneur de notre siècle d’avoir, sinon complètement répudié, du moins restreint cet esprit de jalousie basse et inintelligente toujours prêt à empêcher les autres d’agir au lieu de les imiter, et qui a tenu long-temps murée et engourdie l’active pensée de la société européenne. On ne peut toutefois méconnaître qu’il existe encore un levain du vieil esprit. Remise entre les mains des hommes, l’œuvre de la civilisation ne peut jamais être un pur apostolat ; il s’y mêlera toujours des préoccupations plus ou moins personnelles, des vues plus ou moins intéressées.

Un double motif, qui se rattache à cette considération générale, nous commande de suivre avec une vigilance attentive les accroissemens perpétuels de l’Angleterre. Ne serait-il pas possible d’abord que les moyens employés fussent illégitimes ? Ce n’est point calomnier le caractère anglais que de le croire assez envahissant de sa nature pour s’abandonner, loin de tous les regards, à d’injustes convoitises. Dans ce cas, l’opinion de l’Europe est un frein dont plusieurs faits récens ont démontré la puissance. Si, par exemple, après la lutte avec la Chine, les conditions du traité n’ont pas été plus exclusives et plus rigoureuses, je n’hésite point à l’attribuer à l’influence morale de l’opinion publique, qui avait hautement réprouvé la cause primitive de la guerre. Tout en reconnaissant combien il était utile d’ouvrir le vaste empire chinois, on se défiait à juste titre des pensées de cupidité qui avaient inspiré l’expédition. Cette même influence contient encore aujourd’hui le désir des Anglais de rester à Chusan ; on n’ose pas violer, à la face du monde, la foi des traités ; on est obligé de recourir à des subterfuges qui, nous l’espérons pour l’Angleterre elle-même, pour son propre honneur, n’aboutiront point à une indigne spoliation. Imposer une certaine réserve, sinon à l’esprit de négoce, toujours âpre, toujours absolu dans ses exigences, du moins à la politique du gouvernement qui les sanctionne, telle est la première raison qui doit nous engager à tenir les yeux ouverts sur les conquêtes coloniales de la Grande-Bretagne.

Nous en avons une autre qui nous touche plus directement. La France ne s’agrandit pas comme l’Angleterre, elle n’a rien à comparer aux colonies de nos voisins dans toutes les mers et à leurs progrès dans les Indes orientales. Aussi devrait-elle échapper aux défiances jalouses. Cependant, si elle croit conforme à ses intérêts de prendre possession d’un îlot perdu dans une mer lointaine, l’hostilité de l’Angleterre éclate aussitôt, comme si sa propre puissance allait être compromise. Que de difficultés étranges n’ont pas été soulevées au sujet de Taïti ! que de mauvais vouloir dans le gouvernement britannique ! Les îles Marquises même, et nos petits établissemens près de la côte nord-ouest de Madagascar, n’ont-ils pas excité dans la presse anglaise des sentimens peu dignes d’un grand peuple ? Il n’est pas mal de connaître les procédés de l’Angleterre et d’avoir à lui opposer ses propres exemples. Notre gouvernement doit puiser une force réelle dans les conquêtes ininterrompues de nos voisins, lorsqu’il a besoin de défendre des entreprises plus modestes et infiniment plus rares.

La curiosité seule suffirait d’ailleurs pour qu’on suivît avec intérêt les Anglais à Borneo. On aborde avec eux en un pays à peu près inexploré, chez des peuples dont l’état et les mœurs nous sont inconnus, au milieu de races très diverses, d’un caractère tranché, et qui, pour la plupart du moins, semblent avoir été fort mal observées par les navigateurs. Bien que l’étonnante fécondité de l’île et la variété de ses productions fussent un appât pour le commerce, les écueils semés sur ses côtes, la piraterie exercée en grand dans son voisinage, l’état intérieur du pays, la faiblesse croissante des gouvernemens indigènes, avaient presque fini par rebuter les Européens. Les comptoirs appartenant à la Hollande languissent sans développemens et ne forment point une large voie de communication avec les peuplades de l’intérieur. La partie de Borneo restée indépendante s’est isolée de plus en plus, depuis un demi-siècle, du mouvement commercial. L’anarchie et le défaut de sécurité ont sinon anéanti, du moins considérablement diminué les exportations des produits de l’île. Les jonques chinoises, qui jadis visitaient chaque année en très grand nombre le port même de la ville de Borneo, se sont vues forcées de renoncer à des expéditions trop aventureuses.

L’île de Borneo, appelée par les naturels Pulo-Kalamantan, est la seconde île du monde en étendue. Elle a été visitée pour la première fois par les Portugais en 1520. Sa forme arrondie embrasse onze degrés de latitude et onze de longitude. La ligne équinoxiale passe presque au milieu. Le climat, naturellement très chaud, est rafraîchi par des pluies fréquentes ; durant la saison de la plus grande sécheresse même, c’est-à-dire du mois d’avril au mois de septembre, il ne se passe guère de jour sur les côtes sans une ondée violente. Une zone fiévreuse, mortelle aux Européens, n’entoure pas Borneo comme Madagascar. Toute la partie du nord et du nord-ouest est, au contraire, très salubre. Les pluies, renouvelant sans cesse l’eau des marécages qui avoisinent le lit de certaines rivières et particulièrement la ville principale, où réside le sultan, empêchent les exhalaisons malsaines, et ne laissent subsister qu’une odeur de vase pénétrante et désagréable. Le sol est d’une fertilité prodigieuse ; fécondé par des alternatives de chaleur et de pluie, il se prête aux cultures les plus diverses. Dans les forêts, la végétation offre des aspects gigantesques, comme dans la belle et capricieuse île de Célèbes. Le benjoin, le camphre, la cire, le poivre, les cannes des Indes, forment la plus grande partie des exportations dirigées sur Singapore. Le palmier, d’où s’extrait le sagou, y croît en abondance. Si la sécurité reparaissait dans le pays, on verrait bientôt les industrieux colons chinois, qui émigrent malgré les édits de l’empereur et se répandent dans tout l’archipel oriental, créer à Borneo des factoreries pour la préparation du sagou, d’après des procédés perfectionnés, comme à Singapore et à Malaca. Le terrain des montagnes convient admirablement au cocotier, au caféier, au bétel, aux bois de senteur, aux muscadiers, etc. Les bois de construction y sont magnifiques et pourraient servir même à la marine. Le riz, qui remplace le blé pour la nourriture des indigènes, y a été cultivé avec succès ; on aura toujours cependant plus de profit à le tirer de Siam et de la Cochinchine, et à consacrer le sol à des cultures plus recherchées par le commerce européen.

Les richesses minérales de l’île sont aussi variées que ses produits végétaux. On y trouve des diamans, de l’or, de l’étain, du fer, de l’antimoine, et, comme nous l’avons dit, un minéral plus précieux que tous les autres, du charbon de terre. Les Chinois mettent beaucoup de persévérance à chercher dans le sol l’or qu’il renferme. On évalue à un demi-million sterling la quantité recueillie annuellement à Sambas, malgré l’imperfection des instrumens destinés à fouiller la terre. L’or existe, dit-on, en plus grande quantité dans la province de Sarawak.

Des oiseaux nombreux étalent à Borneo les plumages les plus brillans et les plus divers. Des singes de toute espèce, de toute grandeur, depuis les plus petits jusqu’à l’orang-outang ou l’homme des bois, animent la solitude des forêts et des jungles. On n’y voit point les animaux les plus utiles, tels que les chevaux, les ânes, les chameaux, les dromadaires. Prodigue de ses dons à ce sol heureux qui livre ses richesses sans exiger pour ainsi dire aucun travail, la Providence réserve à des pays moins favorisés les animaux qui aident l’homme dans son rude labeur. La race des éléphans s’y est éteinte. La grande espèce féline y manque complètement : on n’y rencontre point de tigres, ni de lions, ni de léopards. Les ours, les loups, les renards, les chacals, les chiens, y sont, également inconnus. On y voit, au contraire, des rhinocéros, des sangliers, des buffles, des chèvres et des lapins. Les serpens, rares sur les côtes à cause de l’humidité, abondent dans l’intérieur. Les rivières fourmillent de l’espèce de crocodiles nommés alligators. Tous les insectes de la Malaisie sont très multipliés dans le pays. Les mers qui baignent les rivages foisonnent de poissons excellens. Les Chinois, aussi adroits pêcheurs qu’industriels entreprenans, se chargent de fournir les marchés et jouissent presque du monopole de la pêche. La présence des Anglais augmentera beaucoup l’importance de cette partie de leur commerce.

Comment l’Angleterre a-t-elle remis le pied sur cette belle contrée, qu’elle avait été contrainte d’abandonner après plusieurs tentatives malheureuses ? Par quels moyens a-t-elle obtenu la cession de Laboan ? Comment se trouve-t-elle tout d’un coup, après trois quarts de siècle, occupant une meilleure position que l’île de Balambangan, d’où la chassa, en 1775, un vigoureux coup de main d’une des plus puissantes tribus de Soulou ? Jamais l’Angleterre n’avait cessé de rôder autour de Borneo. La compagnie des Indes orientales y avait de bonne heure suivi la Hollande, jalouse de lui ravir une partie de ses avantages commerciaux. Elle s’était fortifiée sur plusieurs points ; elle ne se retira devant l’heureuse concurrence des Hollandais, alors prépondérans sur ces mers, qu’en emportant avec elle un secret espoir de retour. Depuis cette époque, les Anglais ont constamment cherché à inquiéter leurs anciens rivaux ; ils ont pris et incendié plus d’une fois leurs comptoirs durant les guerres de la révolution et de l’empire. Les voilà qui reparaissent aujourd’hui sur ces rivages avec la pensée de n’en plus sortir. La route n’a été frayée devant eux ni par les armes ni par la politique de leur gouvernement. C’est à l’action persévérante d’un simple particulier que la Grande-Bretagne est redevable de son retour inattendu dans l’île. Elle y est venue à la suite d’un voyageur hardi, M. James Brooke, employé d’abord au service de la compagnie des Indes, aujourd’hui agent de sa majesté britannique, et gouverneur à perpétuité, pour ne pas dire rajah indépendant, d’une province entière à lui cédée par le sultan de Borneo-Proper.

M. Brooke avait fait un voyage d’agrément de Calcutta en Chine en 1830. Il vit alors pour la première fois les îles magnifiques de l’archipel oriental, qui sollicitaient l’attention de l’Europe. Il conçut la pensée de s’y créer un vaste établissement, tout en y frayant la voie à la civilisation européenne et à l’influence de son pays. Il roula long-temps ce projet dans sa pensée. En se préparant à l’accomplir, il dut éprouver des contrariétés, des mécomptes, de longs retards. Ce ne fut qu’à la fin de l’année 1838 qu’il mit à la voile à bord du navire le Royalist, avec un équipage exercé et une entière confiance dans le succès. M. Brooke n’était investi d’aucun caractère officiel, d’aucune mission du gouvernement ; il avait réuni lui-même les moyens de l’expédition. Le 1er juin 1839, il atteignait Singapore, et le 1er août suivant il jetait l’ancre sur la côte tant désirée de Borneo, au milieu d’un orage épouvantable, comme il en règne fréquemment dans ces contrées.

Le Royalist abordait au nord-ouest de l’île, en face même de Singapore, au fond du golfe formé par la pointe Dattu et la pointe Sirak, et dans lequel se jettent plusieurs rivières profondes, le Sarawak, le Maratebas, le Sarebus, etc. Il remonta le Sarawak jusqu’à la ville de ce nom, où résidait alors le rajah Muda-Hassim, oncle du sultan de Borneo et l’un des plus puissans personnages de l’empire. Sarawak est une bourgade bâtie en terre, dont le rajah, ses quatorze frères et leur suite formaient plus de la moitié de la population, évaluée en tout à quinze cents personnes. Muda-Hassim s’y était rendu pour réprimer des tribus soulevées ; son caractère faible, craintif, sa mollesse et son irrésolution faisaient présager à la guerre une lenteur excessive. Si la lutte devait être lente, elle devait aussi être impitoyable, car les peuplades de l’île ne comprennent pas qu’on épargne un ennemi vaincu. On tue le prisonnier désarmé, on lui coupe la tête, on réduit sa femme et ses enfans en esclavage, voilà leur droit des gens. La situation n’était pas mauvaise pour un étranger entreprenant qui désirait se rendre utile, afin d’avoir quelque chose à réclamer en retour de ses services.

Depuis son départ d’Angleterre, et surtout depuis son arrivée à Borneo, M. Brooke a tenu avec beaucoup de soin un journal de ses actes, de ses excursions, de ses efforts, de ses progrès, des renseignemens qu’il recueille lui-même sur l’île où il s’est établi, et des mille incidens de son élévation. Ces mémoires, rédigés jour par jour, ont le défaut ordinaire des écrits de cette nature, celui de se répéter souvent et quelquefois de se contredire. Ils n’en offrent pas moins un intérêt soutenu, et ils abondent en détails curieux[2]. Nous voyons M. Brooke, en débarquant à Sarawak, cacher avec soin tout dessein ambitieux et de nature inquiétante. Il venait seulement, disait-il, pour nouer des rapports commerciaux utiles au pays. Il sut plaire au rajah, il en fut bien traité, et reçut la permission de visiter le territoire environnant. Avant de s’engager davantage, M. Brooke, en homme d’affaires prudent et avisé, voulait connaître les ressources du pays. Une fois éclairé sur les richesses naturelles du sol et la salubrité du climat, il retourna à Singapore préparer les moyens de son entreprise. Le rajah l’avait vu partir avec chagrin, et après en avoir obtenu la promesse qu’il reviendrait bientôt. L’aventurier revint, en effet, au mois d’août 1840, amenant, avec le Royalist, un autre navire qu’il avait frété, le Swift. La guerre avec les peuplades soulevées durait encore. Muda-Hassim était inquiet, car il venait de recevoir, par un officier de Borneo, l’ordre du sultan de prendre des mesures plus actives, et d’en finir avec la révolte. M. Brooke, laissant pressentir combien le concours de son équipage et de son expérience serait utile, n’eut pas de peine à le faire souhaiter ; mais il n’entendait pas prêter son appui gratuitement, sans une récompense ample et certaine. Par un mélange habile de flatteries, d’offres et de refus, qu’il n’avoue pas toujours formellement dans ses mémoires, il amena le rajah à lui promettre le gouvernement de la province, s’il voulait embrasser sa cause.

Muda-Hassim agissait à contre-cœur, sous le poids d’une nécessité présente, sans comprendre la portée de ses engagemens. Aussi, après la victoire, tâcha-t-il de se soustraire à ses imprudentes promesses. Son hôte se plaint alors de sa trahison, de son ingratitude, de sa mauvaise foi. Il le presse d’exécuter la convention, et soutient cette espèce de débat diplomatique avec beaucoup de courage et d’habileté. Il parvient à inquiéter le rajah sur de prétendus projets du chef de la force armée, Macota, surnommé le Serpent, qui s’opposait aux vues de l’étranger, et lui représenta jusqu’à la fin le parti de la résistance aux concessions du rajah. Muda-Hassim, importuné, se résigne, et, le 24 septembre 1841, M. Brooke est proclamé gouverneur. Il obtient la jouissance de tout le revenu de la province, sauf de légères réserves au profit du sultan. Le rajah s’était obligé, en outre, à laisser à Sarawak un de ses frères, afin d’assurer la soumission des Malais.

Depuis son installation, M. Brooke n’a point cessé de s’agrandir. L’arrivée successive de plusieurs bâtimens de guerre, que le gouvernement britannique, attentif à profiter de toutes les ouvertures, envoya sur les côtes de Borneo, consolida son autorité naissante. Le capitaine Henry Keppel fut suivi de sir Edward Belcher, du capitaine Bethune et du contre-amiral sir Thomas Cochrane. Avant de traiter avec Muda-Hassim de la concession d’une province, son successeur à Sarawak s’était assuré que le rajah possédait de suffisans pouvoirs ; néanmoins il avait à cœur d’obtenir la ratification du gouvernement central. Il souhaitait, d’ailleurs, de rester seul, de se débarrasser du prince et de sa suite ; mais, comme Muda-Hassim était disgracié depuis quelque temps, il fallait le réconcilier avec le sultan, son neveu, avant de le renvoyer auprès de lui. Au mois de juillet 1842, M. Brooke partit pour la ville de Borneo. Il obtint sans beaucoup de peine, d’une cour cupide et divisée, d’un prince faible, la réconciliation du rajah et la ratification de son propre titre. Le sultan l’accueillit même avec une faveur marquée ; il voulut s’entretenir chaque jour avec lui. Il paraît que ce pauvre prince ne peut plus se passer des Anglais. Après la cession de Laboan, il s’écriait : « Je voudrais déjà qu’ils fussent près de moi. » Puissent ses héritiers, sinon lui-même, n’avoir jamais à former un vœu contraire !

M. Brooke ne nous dépeint pas ce singulier personnage sous des couleurs bien flatteuses. « C’est, nous dit-il, un homme de plus de cinquante ans, court et replet, avec une physionomie qui révèle toute la faiblesse de son esprit. La confusion de ses idées se lit dans ses regards ; point de dignité, point de finesse, point de bon sens. Il ne sait ni lire ni écrire ; il est toujours de l’avis de celui qui parle le dernier ; il a pour conseillers des hommes pris dans les derniers rangs, et aussi funestes par leur ignorance que par leur avidité. Il parle sans cesse et généralement pour plaisanter ; aucune matière sérieuse ne peut obtenir de lui cinq minutes d’attention. Ce qu’on peut dire de mieux de son caractère, c’est qu’il n’est ni méchant, ni cruel ; il est même généreux en une certaine manière, quoique rapace à l’excès. »

Telle est la triste impression que M. Brooke emporta du caractère du sultan, après l’avoir pratiqué plusieurs jours. Joyeux et fier du succès de son voyage, le nouveau rajah revint triomphant à Sarawak, où il fut reçu avec un certain appareil. Il voyait que sa situation, réunissant le fait et le droit, était désormais assurée. Comme tout gouvernement nouveau, il songea d’abord à se débarrasser des adversaires qui auraient contrarié ses desseins ; il donna à Macota, toujours hostile à l’établissement d’une domination étrangère, l’ordre de s’éloigner. Un peu plus tard, après l’arrivée du navire le Samarang, il reconduisit lui-même à Borneo le prince Muda-Hassim, qui reprit à la cour une influence souveraine et y devint l’appui des intérêts britanniques. Pendant que le steamer le Phlegeton visitait l’île de Laboan, M. Brooke, profitant des circonstances, utilisait encore ce second voyage dans son intérêt particulier. Ses fonctions de gouverneur étaient converties par le sultan en un titre irrévocable et perpétuel, à l’abri des intrigues et des disgraces : concession énorme, qui élevait dans l’état une souveraineté nouvelle. A peine peut-on, depuis cette époque, considérer la province de Sarawak comme une dépendance de l’empire. C’est plutôt un état tributaire ; c’est un fief, si l’on veut, mais un fief d’autant plus libre de tout lien féodal, que son maître est placé sous l’égide de la Grande-Bretagne. La province de Sarawak ne le cède en richesse à aucune autre région de l’île. Le commerce de l’intérieur peut y affluer aisément par la rivière Pontiana, dont elle n’est pas éloignée.

M. Brooke justifie-t-il son étonnante fortune ? Quel usage fait-il de sa puissance ? Est-il seulement inspiré par la passion du gain comme un marchand parvenu ? Se préoccupe-t-il, au contraire, du sort des indigènes et de leur avenir ? songe-t-il véritablement à répandre les idées de la civilisation chrétienne ? En un mot, quel est son rôle sur cette terre sauvage, au milieu de peuples enfans dont l’état réclame une longue et patiente initiation avant d’arriver à la vie civile ? Il serait impossible d’apprécier son action sans connaître l’état moral et politique du pays, les races diverses qui l’habitent et la profonde anarchie de cette société barbare sous le gouvernement du sultan.

La licence des pangerans ou officiers du prince n’a point de frein à Borneo, le peuple ne jouit d’aucune protection. Les droits du faible ne sont point défendus, les excès du fort nullement réprimés. Une incertitude perpétuelle plane sur l’existence des populations. Tantôt les tribus se font la guerre entre elles, tantôt elles subissent les incursions des pirates, tantôt elles sont pillées ou rançonnées par les pangerans eux-mêmes ou par des agens subalternes. Le sultan possède le pouvoir absolu, ses sujets sont considérés comme sa propriété, mais sa puissance ne s’étend pas loin. L’état du pays, l’indocilité de certaines peuplades, la difficulté des communications avec l’intérieur, l’absence d’un ordre politique ou administratif, restreignent l’exercice de son autorité, La division des races augmente encore la faiblesse du gouvernement central. Les luttes intestines, qui n’ont pas été inutiles à M. Brooke pour son propre agrandissement, pourront devenir plus tard un moyen assuré de conquête. Un seul mot des nouveaux maîtres de Laboan suscitera, quand ils le voudront, une implacable guerre entre des races ennemies.

Trois élémens divers se rencontrent en face les uns des autres sans se mêler jamais : un peuple généralement asservi, les Dyaks, qui ne respirent que la vengeance ; un peuple dominateur, les Malais, qui pratiquent en grand le pillage et l’oppression ; un peuple colon, les Chinois, dont tous les vœux appellent la paix et la sécurité. Les Dyaks paraissent être la race aborigène de l’archipel oriental, restée immobile dans son état primitif. Les nombreux rapports de leurs coutumes et de leur langage avec les mœurs et la langue des Tarajahs de Célèbes, des naturels de Sumatra et des Haraforas de la Nouvelle-Guinée, ne laissent aucun doute sur la parenté de ces rejetons d’une même souche. On donne le nom de Dyaks à toutes les tribus sauvages de Borneo, bien qu’elles reçoivent des appellations particulières et diffèrent souvent par leurs usages. Les unes ne se sont jamais soumises aux Malais, et jouissent dans l’intérieur d’une indépendance primitive, pareille à celle des tribus de l’Amérique lors de l’arrivée des Européens ; les autres subissent le joug des conquérans et cachent une haine féroce sous une apparente résignation. Quelques peuplades sont tatouées avec beaucoup de soin depuis la tête jusqu’aux pieds ; d’autres, au contraire, montrent de la répugnance pour cet usage si répandu parmi les peuples tombés dans l’état sauvage. On en voit de sédentaires et d’industrieuses, s’adonnant à une certaine culture du sol et au travail du fer ; on en rencontre aussi de nomades, vivant de pillage et cherchant les aventures. Les tribus maritimes sont généralement vouées à la piraterie. Le sumpitan est l’arme favorite d’un grand nombre de Dyaks. Le sumpitan a la forme et la longueur d’une lance française, et se termine par un dard aigu. Cette lance est creuse comme une sarbacane ; le sauvage met dans l’intérieur une flèche empoisonnée, et l’envoie en soufflant, avec une adresse étonnante, frapper son ennemi à trente ou quarante mètres. Les villages dyaks se composent quelquefois de vastes maisons divisées en nombreux compartimens pour chaque famille ; ailleurs, les familles habitent de petites cabanes fort simples et isolées les unes des autres. Les jeunes garçons couchent dans de grandes salles publiques ou chambres de réunion placées au milieu du village, et au toit desquelles on suspend les crânes des ennemis vaincus,

La barbare coutume de couper des têtes règne universellement parmi les Dyaks et même parmi les Malais ; ces derniers, toutefois, ne placent pas les crânes dans leur maison et n’y attachent aucune idée superstitieuse. Les Dyaks, au contraire, les regardent comme un gage de bonheur : plus un homme en possède et plus on le répute heureux et honorable. Un jeune garçon n’oserait prendre une femme, s’il ne pouvait étaler quelques-unes de ces tristes dépouilles. Dans leurs danses sauvages, les jours de fête, on voit les hommes porter sur l’épaule, comme un carquois, un crâne avec sa chevelure ; les femmes ont des colliers de dents humaines. Un jeune chef des Sakarrans, surnommé le Soleil, visitant un jour M. Brooke après son installation, lui témoignait le désir de vivre en paix avec lui ; il acceptait toutes les conditions, renonçait à la piraterie et au pillage, pourvu qu’on voulût bien lui laisser, en témoignage d’amitié, la liberté de couper de temps en temps quelques têtes, une ou deux seulement, disait-il d’un ton suppliant, comme s’il avait demandé la chose la plus naturelle et la plus simple. Malgré cette féroce habitude, ces peuples n’ont aucune idée du cannibalisme ni des sacrifices humains. Dans les transactions les plus solennelles entre les tribus, les hommes échangent quelques gouttes de sang, et s’imaginent, en le buvant, établir entre eux les liens d’une indissoluble fraternité. Le serment, soit dans les traités, soit en justice, leur semble une formalité dérisoire. Ils ne comprennent aucunement l’idée sainte qu’il renferme, et qui a joué un si grand rôle dans la civilisation européenne.

La physionomie des Dyaks annonce un excellent caractère et prévient en leur faveur. Leurs traits sont réguliers et bien dessinés ; les yeux sont plus éloignés l’un de l’autre que chez les individus de la race caucasienne. Leur attitude en présence des étrangers est pleine de réserve ; ils n’aiment ni à recevoir, ni à adresser des questions. Graves comme un peuple opprimé, ils ne s’abandonnent jamais à des éclats de joie. Leur intelligence est comme engourdie ; on en voit peu qui sachent compter au-dessus de vingt. Ils détestent toute espèce de gêne ; ils affectionnent la liberté de leurs bois et de leurs montagnes, et s’épanouissent avec un bonheur visible dans l’insouciance de la vie sauvage.

Quel que soit leur abaissement intellectuel, les Dyaks ne ressentent point, comme les peuples de l’Inde, d’insurmontables préjugés de caste ; ils sont par là même plus accessibles à la civilisation. Leur religion se compose de traditions obscures et grossières ; ils interrogent le vol des oiseaux avec une superstitieuse crédulité. La plupart des tribus n’ont point de prêtres, point de cérémonies religieuses : ces ames naïves ; ignorantes plutôt qu’égarées, s’ouvriraient sans peine aux lumières du.christianisme.

L’oppression dont les Malais accablent cette race malheureuse se traduit chaque jour en actes inouis, révoltans. Jamais servitude pareille ne pesa sur un peuple. On se sert des Dyaks comme de bêtes de somme, sans les rétribuer, sans même les nourrir ; on les rançonne à tout propos, on pille leurs biens, on les force à cueillir pour d’autres les fruits des arbres qu’ils ont plantés ; on leur impute des fautes qu’ils n’ont point commises, afin de les condamner à l’amende. Quelquefois un Malais prête à un Dyak une petite somme d’argent à des intérêts incroyables, à 50 pour 100 par mois ; la somme se grossit rapidement, et le pauvre emprunteur ne peut plus la rembourser. Le créancier le saisit alors, lui, sa femme, ses enfans ; il les oblige à travailler comme esclaves jusqu’à parfaite libération, c’est-à-dire à perpétuité, car le produit du travail n’égale presque jamais l’intérêt usuraire de la dette. Un jeune chef dyak dépeignait un jour le malheur de sa tribu en des termes mélancoliques et touchans. « Il y a quelques mois, disait-il, nous vivions heureux au bord de cette rivière ; l’oppression des Malais ne nous avait pas encore atteints. Nos enfans grandissaient sous nos yeux ; nous avions du riz en abondance, des arbres fruitiers par centaines et des animaux domestiques autour de nos chaumières. Tout ce qu’on nous demandait, nous le donnions aux rajahs, et il nous en restait encore assez. Aujourd’hui nous n’avons plus rien : les Malais ont lancé contre nous les gens de Sadong et les Sakarrans. Les pirates ont brûlé nos maisons, détruit nos propriétés, coupé nos arbres, tué nos frères, emmené en esclavage nos femmes et nos enfans. Nous pouvons relever nos toits abattus et cultiver de nouveau nos plaines incendiées ; mais qui nous rendra nos femmes ? Où trouverons-nous nos enfans ?… »

Le peuple qui opprime ainsi toute une race n’est cependant pas un peuple sanguinaire. Fier de la demi-civilisation d’un mahométisme dégénéré, il croit à l’infériorité originelle des Dyaks, comme les Ovas de Madagascar à celle des Sakalaves, comme, au sein de la civilisation européenne, l’Angleterre à l’infériorité de l’Irlande. Les voyageurs ont presque toujours jugé le caractère des Malais de Borneo d’après ceux qui vivent sur les côtes sous la dépendance immédiate des rajahs, et qui sont les ministres et les complices de leurs exactions. Les documens recueillis par M. Brooke et publiés par le capitaine Keppel nous présentent les Malais de l’intérieur sous un aspect différent. Simples dans leurs habitudes, ces peuples sont gais, intelligens, hospitaliers et doux ; ils comptent moins de crimes parmi eux que la plupart, des autres nations du monde. Ils aiment passionnément leurs enfans ; les liens de famille sont vénérés et se maintiennent intacts durant plusieurs générations. Peu disposés à l’enthousiasme, ils semblent toujours craindre de paraître surpris de ce qu’ils voient pour la première fois. Ils redoutent beaucoup la honte et s’emportent à la moindre idée d’un affront ; ce qu’ils craignent surtout dans un acte coupable, c’est la publicité. L’esprit de ruse, d’intrigue, de mensonge, forme le trait le plus fâcheux de leur caractère. Ils sont enclins à la fraude dans toutes les transactions ordinaires de la vie. Les Malais de la ville de Borneo et du nord-ouest sont les plus vicieux et les plus corrompus.

Les navigateurs ont eu le tort d’appliquer le nom de Malais à tous les habitans de l’archipel oriental : c’est une source d’erreurs et de confusions. Les Français, les Anglais, les Allemands, diffèrent moins par leur caractère national que les Malais, les Javanais, les Dyaks, les colons chinois, etc. La race malaise proprement dite tire son origine de Sumatra ; elle a envahi Borneo depuis six siècles environ. De toutes ses émigrations, celle de Pulo-Kalamatan est la plus éloignée du siège primitif. Les Malais sont extrêmement sensuels comme les autres Orientaux, moins lascifs toutefois et moins débauchés que les Malgaches. On ne verrait point le sultan de Borneo se donner le spectacle de ces lubricités gigantesques dont Radama réchauffait son humeur engourdie. Les Malais ont les habitudes et les sentimens qu’engendre la polygamie l’assujettissement du sexe le plus faible, la confusion de l’amour avec la possession. Les femmes ne sont pas très sévèrement enfermées ; elles s’échappent quelquefois, comme le prouve une histoire racontée par le capitaine Henry Keppel. Le médecin de M. Brooke reçut un jour la visite d’une esclave affidée qui lui demanda, de la part d’une des belles captives d’un harem, un entretien secret, dans un lieu solitaire, au milieu des jungles, à la faveur de la nuit. Le médecin crut à une aventure galante ; mais, à l’heure dite, il vit arriver une jeune femme belle et fière, dont la physionomie résolue annonçait des émotions plus sérieuses qu’un amoureux caprice. Cette femme commença par se plaindre de sa dépendance et de sa vie misérable ; elle finit par demander du poison. Du poison ! Était-ce pour elle-même ? Voulait-elle donc quitter la vie avec cette facilité dont les femmes de l’Inde ont donné tant d’exemples ? Non ; c’était à son époux et à son maître qu’elle destinait le breuvage fatal. Quand elle vit le médecin, tout en compatissant à sa douleur, refuser de se rendre à son désir, elle le regarda d’un air étonné comme pour lui dire : Vous me plaignez ; pourquoi ne pas aider à ma délivrance ? Elle ne prononça toutefois pas une seule parole ; elle contint dans son ame ulcérée l’affront du refus, et retourna prendre sa chaîne habituelle. Pauvre cœur déchiré peut-être par la jalousie, et qui devinait, dans la grossière ignorance d’une société barbare, un sentiment plus pur qu’un amour partagé.

Parmi les tribus aborigènes et sauvages, l’inégalité des sexes est moins injurieuse pour la dignité de la femme que parmi les Malais. Cette inégalité dérive seulement de la différence des forces, tandis que les sectaires du mahométisme la fondent sur une infériorité de nature. Les femmes dyaks partagent la rude existence des hommes, suivant, dans l’intérieur de l’île, les peuplades errantes et insoumises, participant, sur les côtes, à la vie aventureuse des pirates. Les hommes n’épousent qu’une femme, et seulement à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans. La cérémonie des noces est curieuse. Ce n’est pas qu’il s’y révèle rien de cette poésie primitive et symbolique qu’on remarque chez les nations barbares ; mais, malgré sa bizarrerie, la solennité qui l’accompagne, l’accomplissement de certaines formalités consacrées, prouvent que le mariage est regardé comme un acte saint, important dans la vie. On voit même poindre entre les époux l’idée de la communauté. Dans la tribu des Sibnowans, par exemple, le jour des noces, le fiancé et la fiancée sont conduits processionnellement à la salle commune des réunions de la tribu ; là, on place sur le cou du mari un couple de poulets qu’il fait pirouetter sept fois autour de sa tête ; puis, on tue les poulets, et, après avoir arrosé de leur sang le front des époux, on les prépare pour le marié et la mariée, qui les mangent seuls ensemble, tandis que le reste de la compagnie mange et boit à l’écart durant toute la nuit. Les femmes dyaks sont généralement fidèles à leur mari. Les Malais même rendent hommage à leur chasteté et n’en parlent qu’avec respect, Cette vertu, si rare partout, et principalement parmi les sauvages des régions de l’équateur, est un signe de force et un gage d’avenir pour la race dyak. Le plus grand obstacle au développement d’une société barbare, comme le signe le plus sûr de la décadence d’une société civilisée, n’est-ce pas le dérèglement des mœurs ? Si le concubinage et l’adultère, qui énervent un peuple en dissolvant la famille, restent des faits exceptionnels parmi les peuplades de Borneo, on peut être certain de leur avènement à un état social plus élevé. Dieu veuille qu’au contact de l’Europe, elles ne prennent pas nos vices avant de recevoir nos lumières ! Les femmes dyaks ignorent encore aujourd’hui cette pudeur qui naît de la conscience du mal, qui devient ensuite un attrait, et dont nous avons fait une vertu. Elles se baignent toutes nues, sous les regards des étrangers, sans songer même à en ressentir de la honte. La chasteté des temps primitifs les affranchit de la décence. Elles sont, en général, beaucoup mieux faites que les hommes. Par un air engageant, des manières prévenantes, une expression de gaieté répandue sur leur visage, elles inspirent naturellement la sympathie et l’intérêt.

Dans toutes les tribus, les femmes sont chargées de la besogne intérieure et prennent ensuite leur part au dehors de travaux assez rudes. Elles broient le riz, portent des fardeaux, vont à la pêche et travaillent aux champs. Il est rare qu’elles ne mangent pas dans la compagnie des hommes. Sous beaucoup de rapports, leur situation en face de leur mari et de leurs enfans ressemble à celle des femmes européennes. Aussi l’état des Dyaks, quoique sauvage, nous paraît-il renfermer plus d’élémens d’amélioration que l’état à demi civilisé dont les Malais se glorifient. La position de la mère au sein de la famille, l’intimité de la vie conjugale, les habitudes de fidélité mutuelle, sont cent fois plus favorables à la vraie civilisation que la polygamie d’un islamisme corrompu, l’impuissance et l’abaissement des femmes dans les relations habituelles de la vie.

Telles sont, avec leurs diversités d’origine et de caractère, les races qui peuplent l’île de Borneo. Par une circonstance heureuse, l’élément dyak domine sur les possessions de M. Brooke, dans la province de Sarawak. Les Malais n’y sont pas très nombreux. Les industrieux colons chinois semblent portés à s’y multiplier. Quelle devait être, au milieu de ces races divisées, qui ne s’unissent point par le mariage, la première préoccupation d’un Européen nourri dans les idées de la civilisation chrétienne ? C’était évidemment de tendre vers le règne ultérieur d’une harmonie complète, et d’assurer, dès ce moment, à tous une égale liberté, une sécurité pareille, une pleine garantie contre la violence. Élever peu à peu les tribus sauvages jusqu’à la dignité d’homme, d’où elles sont déchues, voilà le but indiqué à tout effort généreux. Ces pensées ont inspiré les premiers actes du gouvernement de M. Brooke et guidé sa politique. Entendu de cette façon, son rôle se lie aux intérêts généraux de l’humanité. Sa conduite journalière atteste le sentiment fort juste que l’action civilisatrice doit s’exercer avec patience et avec un mélange réfléchi de douceur et de fermeté. Une réforme trop hâtive et trop pétulante compromettrait le succès en donnant au bien les apparences de l’oppression. Le sauvage est un malade ou un convalescent auquel la nourriture doit être mesurée d’après la parfaite connaissance de ses forces intellectuelles.

M. Brooke commença par instituer un tribunal qu’il présidait lui-même avec l’assistance volontaire d’un frère de Muda-Hassim. Ce tribunal offrait un recours à tous les individus lésés dans leur personne ou dans leurs biens. Une espèce de charte, rédigée en langue malaise, imprimée à Singapore, fut solennellement publiée à Sarawak. La sécurité est garantie par la punition du vol et du meurtre selon les anciennes lois du pays ; l’égalité civile des Malais, Dyaks et Chinois est proclamée avec leur droit d’exercer librement leur activité et de jouir en paix du fruit de leur travail ; la liberté du commerce est reconnue par l’ouverture des ports, des rivières et des routes. Le commerce de l’antimoine seul est monopolisé au profit du gouverneur. Un article de la constitution régularise la levée de l’impôt, jusque-là si arbitraire et si violente. Trois agens, portant le sceau du rajah, prélèveront les contributions annuelles, sans que nulle autre personne ait le droit de rien exiger des Dyaks, ou qu’on puisse les contraindre à vendre leurs marchandises, s’ils ne le veulent pas, comme le faisaient les Malais en fixant eux-mêmes le prix de la vente. Les poids, les mesures et la monnaie seront, l’objet de dispositions prochaines, prises en vue de faciliter les transactions et d’en garantir la loyauté. Le dernier article assure protection à ceux qui respecteront la loi, et menace d’un châtiment inévitable ceux qui troubleront la paix publique et causeront du préjudice à autrui.

Le pouvoir du rajah anglais est absolu comme celui du sultan dont il émane. À cette condition seule, son influence pouvait devenir salutaire et efficace. Les Dyaks, distinguant ce despotisme intelligent et paternel de l’affreuse tyrannie des Malais, ont voué à leur nouveau gouverneur un vif attachement. M. Brooke ne possède point ces qualités brillantes qui saisissent l’imagination. Doué d’un esprit ordinaire, la cause de son ascendant vient de son caractère à la fois prudent et hardi, ferme et persévérant. Si dans tous les états de société les hommes s’élèvent et se classent bien plus par leur caractère que par leur esprit, la force de volonté est surtout nécessaire pour gagner l’influence morale sur des tribus sauvages et pour subjuguer leurs instincts. M. Brooke nous apparaît, du reste, associant à merveille, par une alliance assez ordinaire chez les Anglais, le génie du négoce à des intentions droites et à des vues d’utilité générale. Aussi a-t-il parfaitement conduit ses affaires et soigné sa fortune, tout en accomplissant une œuvre qui n’est pas sans grandeur, et qui ne sera pas sans avantages pour son pays d’origine comme pour son pays d’adoption.

La complète sécurité de la province de Sarawak n’est point toutefois subordonnée seulement à la conduite d’un gouvernement sage ; elle exige en outre l’énergique répression de la piraterie. La piraterie dans l’archipel oriental diffère beaucoup de celle qui s’est long-temps pratiquée sur les mers européennes. Elle tient son caractère particulier de l’état sauvage des peuples qui l’exercent et de la disposition même des lieux où ils se réfugient. L’île de Bornéo se prête à merveille à l’exercice de cette barbare industrie. D’un abord difficile pour les navires de guerre, à cause des écueils qui l’environnent, elle offre aux prahus[3] des indigènes une infinité de petites baies abritées par des îlots et défendues par des récifs. On aperçoit de loin les flottes des pirates reposant tranquillement sur leurs ancres. Si on dirige vers eux les embarcations d’un vaisseau, ils échappent bientôt, grace à l’agilité de leurs rameurs et à leur parfaite connaissance des lieux.

Les tribus pirates se divisent en deux classes : celles qui possèdent des prahus de haut bord et entreprennent de longs voyages, telles que les Illanuns, les Balagnini, et celles qui, sur des barques plus légères, se bornent, comme les Sakarrans et les Sarebus, à des excursions sur des rivages voisins, et visent à surprendre leurs ennemis plutôt qu’à les attaquer ouvertement. La tribu des Illanuns est remarquable par la beauté de sa race. Ces hommes athlétiques et robustes ne croient qu’à la force ; ils se montrent amis ou ennemis, au gré de leur intérêt du moment. Ils habitent vers le nord-est de Borneo, ils ont de nombreuses flottes, et s’en vont rôder, vers Singapore et les détroits, sur la route du commerce des îles. Les Balagnini, tribu plus féroce encore, résident habituellement sur quelques îlots situés dans le voisinage de Soulou, où ils viennent vendre leur butin. Ils sont placés sous la dépendance du sultan de Borneo, dépendance purement nominale, qui ne les embarrasse guère. Leurs flottes font souvent le tour de l’île, visitent Célèbes, Gilolo et les autres Moluques, et même la Nouvelle-Guinée, où elles enlèvent des esclaves de la race papoue, à la chevelure laineuse, particulièrement estimés des Bornéens. Quand les Balagnini approchent d’un navire, ils se servent, pour attaquer leurs ennemis, de longues perches munies d’un crochet court et aigu. A l’aide de cet instrument, manié avec une agilité extrême, ils enlèvent les hommes et les attirent, soit dans la mer, soit sur leur bord. Quelquefois plusieurs tribus se réunissent afin d’agir de concert, et parviennent à former des flottes de plus de cent prahus, montées par plus de deux mille cinq cents hommes.

Les Sakarrans et les Sarebus, résidant à l’embouchure des rivières du même nom, étaient puissans et redoutés avant les dernières expéditions des Anglais. Ils se distinguent des autres peuplades dyaks par la coutume bizarre de porter à leurs oreilles une énorme quantité d’anneaux de différentes grandeurs. Ils aiment beaucoup, du reste, les ornemens de tous genres, sans faire preuve d’aucun goût dans leur grotesque parure. Ils se coiffent de toques de drap rouge, tantôt carrées, tantôt pointues, tantôt garnies de bords retroussés. Une touffe de cheveux rouges ou noirs, des coupons de drap ou des plumes, ornent ce capuchon bizarre. Leur coiffure devient encore plus ridicule par l’usage de couper les cheveux en suivant les sinuosités du bonnet, en sorte qu’au moindre déplacement on aperçoit le crâne chauve et nu. Une fois sur leurs prahus, ces hommes, si puérils dans leur ajustement, développent les qualités les plus mâles, l’audace, le mépris de la souffrance et de la mort. Après une rencontre avec les pirates, les Anglais s’emparèrent un jour d’un bateau sur lequel gisait, blessé mortellement, un jeune chef dyak. Plusieurs balles l’avaient frappé à la tête et à la poitrine. Ce chef n’en gardait pas moins un air hautain et vraiment héroïque. Il essayait de parler comme s’il avait eu quelque chose d’important à dire, et le sang, étouffant sa voix, arrêtait sur ses lèvres expirantes une parole de vengeance ou un dernier adieu d’amour. Quand il sentit arriver le moment fatal, il croisa tranquillement les bras sur sa poitrine ensanglantée, et, détournant les yeux des étrangers dont il était environné, il les reporta doucement sur cet océan, théâtre ordinaire de ses exploits et témoin de ses triomphes, puis il mourut sans pousser un seul gémissement.

Les bateaux des pirates portent en général de trente à quarante hommes d’équipage. Leur armement consiste en une ou deux pièces de 6 à l’avant, une pièce de 4 à l’arrière, et un grand nombre de fusils, de mousquetons, de lances, d’épées, etc. De fortes planches divisent chaque embarcation en plusieurs parties. Les femmes et les enfans sont placés à fond de cale. Les pirates essaient toujours d’aborder un navire et de l’enlever par le nombre. Si un vaisseau marchand ne réussit pas à les maintenir à distance, il est inévitablement perdu. Le commandement des flottes est confié à un chef supérieur, celui des prahus à un capitaine ayant autour de lui de cinq à dix hommes libres, pris dans sa famille.. Le reste de l’équipage, dépassant les quatre cinquièmes, se compose exclusivement d’esclaves plus ou moins forcés de suivre ce genre de vie. Ces esclaves y prennent goût généralement et s’y livrent bientôt avec une passion égale à celles des hommes libres. Ils sont, d’ailleurs, intéressés à la lutte ; ils ont, comme leurs maîtres, le droit de pillage. La propriété du butin est régie par la vieille maxime primo occupanti, à l’exception de quelques articles réservés au chef et à ses compagnons. Les communautés vouées à la piraterie regardent leur profession héréditaire comme la plus noble et la plus digne que des hommes puissent adopter. Il faut voir avec quelle émotion de respect et d’orgueil ces hardis forbans montrent les épées et les armes de leurs ancêtres, ainsi que des trophées glorieux dont ils doivent soutenir l’éclat !

Les pirates ne se contentent pas de piller sur les mers, ils descendent sur les îles de l’archipel et sur les côtes de Borneo même ; ils surprennent les tribus paisibles, enlèvent les femmes, les enfans, les hommes dont ils ont besoin. Ils s’éloignent ensuite avec leur cargaison et vendent ou déposent dans une autre île le fruit de leur brigandage ; ils placent, par exemple, à l’ouest de Borneo les esclaves pris à l’est, ceux du nord au midi. Les maux dont ils accablent la Malaisie, les dommages qu’ils occasionnent, les obstacles qu’ils apportent au commerce indigène, sont incalculables.

Les Espagnols et les Hollandais, maîtres de vastes territoires dans ces parages, se sont toujours bornés à les éloigner de leurs ports respectifs, sans se préoccuper de les contenir ni d’assurer le commerce des milliers d’îles semées sur ces mers. L’œuvre excède les forces de l’Espagne, trop occupée chez elle pour exercer au loin une action vigoureuse, et la Hollande répugne à l’entretien des forces nécessaires. Si l’on en juge par leur attitude stationnaire sur les côtes de Bornéo, les Hollandais, déchus de leur ancienne grandeur coloniale malgré les beaux débris qu’ils conservent encore., ont renoncé aux larges vues de colonisation dont ils se glorifiaient à une autre époque. La Grande-Bretagne, au contraire, ne s’arrête point ; sans cesse elle renouvelle ses efforts. C’est le mérite de sa politique de chercher à mettre ses projets d’agrandissement sous l’égide d’un rôle utile. De grands intérêts sont en souffrance dans la Malaisie, l’Angleterre vient leur offrir son appui et son active protection. Elle s’adresse au sultan de Borneo, elle parvient à lui inspirer le désir de voir ses côtes débarrassées des pirates, et, pour faciliter l’accomplissement de cette tâche difficile, elle obtient de lui un pied-à-terre dans ses états. Si les Anglais délivrent l’archipel des brigands qui l’infestent, ils auront rendu un signalé service au commerce local et au commerce européen. Les développemens de leurs affaires en Chine et les relations de Singapore avec les îles de l’archipel les mettent en mesure d’en profiter les premiers. Néanmoins ils se sont assurés d’avance un prix considérable en obtenant l’île de Laboan, d’où ils pourront s’étendre au gré de leur intérêt et aux dépens du faible prince qui les appelle.

Deux expéditions habilement conduites, par le capitaine Henry Keppel accompagné de M. Brooke, contre les pirates du Sakarran et du Sarebus, avant même la cession territoriale, avaient nettoyé ces deux rivières et montré au sultan la force de ses nouveaux amis. Un grand nombre de Malais et de Dyaks, montés sur leurs prahus et attirés les uns par curiosité, les autres par attachement au gouverneur de Sarawak, le plus grand nombre par l’appât du butin ou la soif de la vengeance, voulurent prendre part à ces vigoureux coups de main. La cruauté des indigènes trouva là une occasion de s’exercer, et c’est à ce titre surtout que le récit de ces deux campagnes appelle notre attention.

La première expédition eut lieu au mois de juin 1843. En remontant le Sarebus, la flottille anglaise fut inquiétée de temps en temps par quelques centaines de sauvages venant échanger des coups de fusil sur la rive après avoir poussé leur terrible cri de guerre. Un peu au-dessous de Paddi, l’un des principaux villages des pirates, le fleuve avait été barré par deux rangs d’arbres enfoncés dans la vase, et dont les sommets étaient réunis par d’autres arbres jetés en travers et solidement attachés les uns aux autres. L’obstacle semblait d’autant plus redoutable que les forts de Paddi, qu’on avait en vue, commencèrent aussitôt à tirer sur les barques. Cependant, comme les canons mal pointés portaient trop haut, on réussit, sans être trop maltraité, à s’ouvrir un passage à travers la barrière, en détachant ou en coupant les liens qui joignaient les troncs d’arbres. A la vue de ce succès, les sauvages, saisis d’un effroi soudain, abandonnèrent leur poste pour s’enfuir dans les jungles environnantes. Le village fut livré aux flammes, et l’incendie dura toute la nuit.

Une tribu sauvage, les Dyaks de Linga, formant un corps de huit ou neuf cents hommes, vint rejoindre les Anglais, poussée par le désir d’enlever du butin et de couper des têtes. On prit d’abord ces nouveaux auxiliaires pour des ennemis. Chaque homme portait un bouclier et une poignée de lances ; quelques-uns avaient une espèce de carabine en mauvais état, plus dangereuse à leurs voisins qu’à tout autre. L’ordre avait été donné par le capitaine Keppel de faire feu sur eux, et le hasard seul les préserva de la décharge d’une pièce de 6. On leur distribua d’abord des morceaux de calicot blanc, dont ils ornèrent leur coiffure en guise de cocarde, afin d’éviter toute méprise ultérieure. On convint en outre d’un mot d’ordre que la plupart, tremblant de crainte devant les Européens, croyaient devoir répéter continuellement.

Après la prise de Paddi, les indigènes attachés à l’expédition se répandirent alentour, pillant, brûlant et saccageant les propriétés de l’ennemi avec une joie féroce. Ces hordes brutales, animées par le seul plaisir de la vengeance et de la destruction, ne pouvaient guère mieux discerner les motifs de la guerre que les pirates vaincus ne pouvaient comprendre pourquoi l’exercice d’une industrie héréditaire attirait sur eux des étrangers inconnus, dont ils n’avaient jamais ravagé la terre ni massacré les enfans.

Durant la nuit, une vive alerte semblait présager pour le lendemain un nouveau combat. Les Sarebus s’étaient réunis en grand nombre ; mais, en voyant les dispositions prises par les Anglais pour remonter le fleuve, ils demandèrent la paix, promettant d’en accepter toutes les conditions. Appelés à une conférence par le capitaine Keppel, les chefs écoutèrent d’un air soumis et découragé la parole de M. Brooke, qui servait d’interprète et les menaçait de nouveaux désastres, s’ils recommençaient leurs brigandages. Ils renoncèrent pour toujours à la piraterie et offrirent des otages en garantie de leur bonne conduite. Deux autres villages, Pakoo et Rembas, situés à quelque distance de la rivière Sarebus, sur deux de ses affluens, furent ensuite visités par la flottille. A Pakoo, les pirates s’enfuirent à l’arrivée des Anglais, frappés d’une terreur irrésistible par la discipline et les procédés européens. Là, comme partout, les sauvages ne reculaient pas devant la force matérielle qui ne les eût point effrayés ; ils fléchissaient devant l’intelligence supérieure d’ennemis réputés invincibles. En se soumettant, ils demandèrent la vie de leurs enfans et de leurs femmes, prêts eux-mêmes à mourir si le vainqueur l’ordonnait. L’œuvre de destruction fut accomplie, comme à Paddi, par les Dyaks et les Malais. Quelques-uns des Dyaks-Singé de Sarawak réussirent à enlever des têtes, probablement celles des hommes tués ou blessés dans les forts à la première décharge. Le capitaine Keppel raconte qu’il vit un des cadavres dont la tête avait été coupée, et dans lequel, en passant, chaque Dyak avait jugé convenable d’enfoncer une lance. Une fois en possession d’une tête humaine, les sauvages en extraient la cervelle par les cavités inférieures, à l’aide d’un morceau de bambou taillé en forme de cuillère. Ils font sécher ensuite la tête devant un petit feu, de manière à conserver les cheveux et les chairs ; pendant cette opération, les chefs et les anciens de la tribu exécutent une danse guerrière. Quel spectacle attristant de voir ainsi, auprès de la civilisation se frayant une voie nouvelle, tous les excès de la barbarie la plus sauvage ! A Rembas, les Dyaks renouvelèrent ces horribles scènes.

Nous ne savons si d’aussi féroces auxiliaires étaient indispensables aux Anglais. Au milieu des excès les plus révoltans, de la dévastation, du pillage, de l’incendie et de ces outrages odieux aux cadavres des ennemis, on aimerait du moins à rencontrer, dans le récit du capitaine Keppel, un sentiment de répulsion et d’horreur. En parlant de la ruine de je ne sais plus quel village, il nous dit tranquillement : « La même œuvre de destruction fut exécutée ; comme la ville était fort étendue et que la nuit survint, l’embrasement produisit un grand effet. » Voilà sa seule réflexion.

L’expédition contre les Sakarrans, qui eut lieu un an plus tard, au mois d’août 1844, après un voyage de la Didon à Calcutta et en Chine, ressemble beaucoup à celle dont nous venons de rapporter quelques épisodes. Les mêmes incidens se reproduisent : la rivière est barrée avec des pieux, on échange quelques coups de fusil le long de la route ; on pénètre dans les forts ennemis dès la première décharge, et la dévastation commence. Un des frères du rajah Muda-Hassim, le pangeran Budrudeen, accompagnait M. Brooke, et son départ fut l’objet d’une certaine solennité. Au village de Patusen, bâti sur la rivière nommée Batang-Lupar, dans laquelle débouche le Sakarran, on trouva des habitations pour cinq mille sauvages, quatre forts, plusieurs batteries, plus de soixante canons de cuivre, qui furent enlevés, et une quinzaine de canons en fer, qu’on jeta dans le fleuve après les avoir encloués. Quelques jours après, dans une vive rencontre entre des barques qui allaient en avant et des bateaux pirates, des flèches empoisonnées, lancées à l’aide du sumpitan, percèrent plusieurs Dyaks de la flottille anglaise. Grace à un traitement immédiat, les blessés échappèrent à la mort. Le chirurgien de la Didon enlevait les parties atteintes, et des indigènes suçaient ensuite le poison qui pouvait rester dans la plaie. L’expédition se termina par la prise et l’incendie du principal village des pirates, nommé Karangan.

La ruine de deux peuplades aussi fameuses que celles des Sakarrans et des Sarebus a eu un grand retentissement parmi les tribus maritimes de ces parages. Toutefois le coup n’est pas décisif ; l’avantage obtenu est purement local, il profite surtout à la province de Sarawak et à son maître, M. Brooke : Malais et Dyaks savent aujourd’hui que le pouvoir du rajah anglais obtiendrait au besoin du dehors un appui formidable ; mais comment l’Angleterre achèvera-t-elle son entreprise ? comment donnera-t-elle satisfaction à l’intérêt dont elle s’est heureusement servie ? La mission de détruire les pirates la conduira loin. Il faut que les états européens en connaissent la portée, il faut que les Espagnols et les Hollandais surtout sachent bien que la Grande-Bretagne prend en main la police dans des mers où ils dominaient seuls, et où, par impuissance ou par une indifférence coupable, ils ont négligé d’assurer la sécurité du commerce. Un rôle pareil confère nécessairement des prérogatives politiques considérables ; les Anglais en tireront tôt ou tard des avantages commerciaux. Ils seront conduits d’abord à nouer des relations régulières avec le gouvernement de Borneo, comme avec celui de Soulou, que l’Espagne croyait dominer. Tous les efforts contre les pirates seraient vains, si on ne commençait pas par leur enlever la connivence plus ou moins secrète des rajahs et des officiers indigènes. L’obligation de se mêler de la politique intérieure des gouvernemens locaux accompagne inévitablement toute démonstration étendue contre la piraterie. Cause d’embarras peut-être pour le moment, cette intervention deviendra un rapide moyen de prépondérance.

La répression active présentera des difficultés sérieuses. Quels seront les juges du fait de piraterie ? Les commandans des navires anglais seuls et sans appel. Ne seront-ils pas exposés à confondre les prahus livrées à un commerce licite avec les prahus destinées à la course ? Il ne suffira point, pour les reconnaître, que ces barques aient des esclaves à bord, car elles appartiennent à des états indépendans où l’esclavage est une institution légale. Les Anglais se proposent-ils de descendre sur les côtes et de répéter à l’embouchure des fleuves les expéditions du Sakarran et du Sarebus ? Un tel mode de procéder, praticable dans le voisinage de Sarawak, avec l’autorisation du sultan, contre deux tribus, parfaitement connues pour leurs incursions, conduirait à des méprises déplorables sur des rivages plus lointains. Il équivaudrait, d’ailleurs, à une extermination que repousse l’humanité. Toutefois, si on voulait attendre les pirates à l’œuvre, les surprendre en flagrant délit, l’entre prise serait trop longue, trop difficile, trop incertaine. Le seul moyen d’action qui soit légitime sans cesser d’être efficace nous paraît consister à entretenir une croisière de bâtimens à vapeur circulant autour des îles. Les indigènes ne pourront plus sortir en pleine sécurité de leurs criques et de leurs rivières. Ils reconnaîtront bientôt eux-mêmes combien il serait imprudent de réunir des flottes nombreuses et de s’aventurer, comme aujourd’hui, en de longues excursions. Pourvu que les Anglais rencontrent quelques-unes de ces flottilles dont la destination évidente ne permettra aucun subterfuge, l’effet moral sera grand, et la piraterie de long cours promptement abandonnée.

Les prahus isolées auront plus de chances d’échapper, mais leur brigandage est moins à craindre, et, comme les profits deviendront plus douteux sous la surveillance des croisières, il est permis d’espérer que cette déplorable industrie cessera de désoler ces contrées. Avant de saisir des bateaux indigènes naviguant seuls au milieu de l’archipel, les commandans des forces britanniques devront constater avec un soin scrupuleux l’objet de la course, s’ils tiennent à ne pas troubler eux-mêmes la liberté du commerce, et à ne point donner l’occasion de dire qu’ils inquiètent plus ou moins les indigènes, suivant que leurs barques trafiquent avec les ports anglais, ou visitent les colonies hollandaises et espagnoles. Le complément indispensable de tout système de répression sera de fermer les marchés aux pirates, en amenant les gouvernemens de Borneo et de Soulou à refuser de les recevoir dans leurs ports.

La Grande-Bretagne connaît maintenant le terrain sur lequel elle va s’établir. A des renseignemens antérieurs, datés de diverses époques, elle a joint ceux que M. Brooke a recueillis et ceux qu’ont obtenus la Didon, le Phlegeton, le Samarang, et les autres bâtimens de guerre qui ont récemment visité les côtes de l’île. C’est après ces explorations qu’elle a traité avec le sultan d’une concession territoriale. Là s’arrête la première phase de l’occupation. Les événemens qui se sont passés à Borneo, on les retrouve au début de toutes les colonies anglaises. L’examen des lieux, l’étude des ressources d’un pays, sont presque toujours facilités par les hardis efforts de quelque aventurier. Puis s’ouvre la période vraiment active. Cette seconde phase commencera pour Laboan avec les mesures prises contre les pirates sur une échelle plus étendre que les expéditions de la Didon, et avec les difficultés qui peuvent survenir soit de la part des pouvoirs indigènes, soit de la part de certaines nations européennes.

Nous souhaitons que l’Angleterre réussisse ; la destruction de la piraterie malaise importe à la civilisation, elle ouvrira au commerce une arène inconnue. Puisque les peuples dont les intérêts sont le plus immédiatement engagés dans l’archipel asiatique manquent des forces nécessaires, ou se résignent à une torpeur fatale, nous ne viendrons point reprocher à la Grande-Bretagne d’apporter là sa puissance et sa volonté. Toutefois, que les regards de l’Europe suivent attentivement l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont elle prend la responsabilité, que les Hollandais et les Espagnols se préoccupent de la conservation de leurs droits : la politique le commande au double point de vue de l’intérêt général du monde civilisé et de l’intérêt particulier de chaque nation.

Le nouvel établissement de Laboan soulève même avec la Hollande une question diplomatique un peu trop négligée peut-être par les agens anglais. La Hollande occupe, on le sait, sur la côte orientale et sur la côte occidentale de Borneo, des territoires étendus qualifiés de royaumes, Benjermassing, Sambas, etc. Si les Anglais s’étaient trouvés dans une situation pareille, ils eussent prétendu sans doute en tirer le droit d’exclure de l’île entière toute colonie européenne. On pourrait, à l’aide d’un raisonnement semblable, contester la légitimité de la récente conquête ; mais une prétention qui n’eût pas été juste de la part de l’Angleterre ne le deviendrait pas davantage dans la bouche de ses voisins. Nous reconnaissons volontiers que le sultan de Borneo, étant souverain d’un état indépendant, pouvait aliéner une partie de son territoire. Le droit de l’Angleterre d’occuper Laboan est inattaquable, à moins qu’elle n’ait consenti à restreindre, par des conventions antérieures, la faculté de s’établir dans ces parages. Une restriction de cette nature existe-t-elle dans le traité signé à Londres, le 17 mars 1824, entre la Grande-Bretagne et le gouvernement néerlandais, et avant pour objet les possessions territoriales et le commerce des deux états dans les Indes orientales ? C’est là une question importante et délicate.

A la première lecture de la convention de 1824, on est frappé de la pensée principale qui guidait les deux pays. Maintenir entre eux la situation relative résultant du remaniement colonial dicté par l’Angleterre à la suite du dernier conflit européen, tel est le but du traité. La Grande-Bretagne obtint un acquiescement solennel à l’extension de son empire ; asiatique ; elle accorda en retour à la Hollande des garanties pour le maintien de l’équilibre actuel. Si les agrandissemens ultérieurs ne sont pas absolument interdits, ils sont expressément mis en une sorte de suspicion. De peur que les agens ou les officiers de l’un ou de l’autre peuple ne soient portés trop aisément à mettre le pied sur de nouveaux territoires, les deux puissances conviennent, par l’article 6, de donner des ordres, afin qu’une prise de possession ne s’effectue jamais sans une autorisation préalable, émanée non pas des gouvernemens généraux de Calcutta ou de Batavia, mais de la métropole même. Le paragraphe 2 de l’article 12, qui concerne exclusivement l’Angleterre, est encore plus significatif : « Sa majesté britannique s’engage à ce qu’aucun établissement anglais ne soit formé sur les îles Carimon et sur celles de Battan, de Bintang, de Lingin, ou quelques autres îles au sud des détroits de Singapore, et à ce qu’aucun traité ne soit conclu par les autorités britanniques avec les chefs de ces îles. » L’île de Borneo et les îles indépendantes de l’archipel oriental sont-elles comprises dans les termes de cette renonciation ? Je ne veux point le soutenir ; il me paraît même que, si l’interdiction avait dû porter sur des territoires aussi vastes, on le aurait nominativement désignés. En restreignant toutefois le sens de l’article 12 aux îles situées entre Singapore et Sumatra, il n’en sert pas moins à mettre en lumière l’esprit du traité et les justes appréhensions de la Hollande contre des envahissemens futurs.

Jusque-là aucun droit actif au profit des Hollandais, aucune garantie pour le commerce, ne paraissent émaner de la convention de 1824 ; mais un autre article, l’article 4, leur apporte toutes les sécurités nécessaires, s’ils veulent en user. Sans doute il ne suffit pas pour éloigner les Anglais de Laboan : il serait fâcheux qu’il fût un empêchement à la répression des brigandages de la Malaisie ; il suffit seulement pour sauvegarder la liberté des relations commerciales ; il suffit à la Hollande pour demander à l’Angleterre des explications sur ses projets et surveiller les mesures employées contre les pirates. L’article stipule en effet que des ordres seront transmis aux autorités civiles et militaires, aux commandans des vaisseaux de guerre, pour qu’ils respectent la liberté des indigènes, et n’empêchent en aucun cas une libre communication des naturels de l’archipel oriental avec les ports respectifs des deux peuples. De là, pour la Hollande, le droit de s’assurer que la répression des brigands ne couvrira point des vues intéressées et ne tendra point à concentrer entre les mains des Anglais tous les profits du commerce indigène. En dernière analyse, l’occupation de Laboan, sans violer le traité de 1824, rompt l’équilibre qu’il avait établi, et, pour le moins, elle autorise les Hollandais à user avec une extrême sollicitude des garanties qui leur ont été conférées au prix des plus larges sacrifices.

Quant à la France, quels doivent être son rôle et son attitude au milieu du mouvement qui s’empare de la Malaisie, et qu’accroîtront chaque jour davantage les développemens du commerce européen dans les mers de la Chine ? Doit-elle en rester le témoin immobile, ou chercher, au contraire, à s’y associer ? Convient-il à ses intérêts de pénétrer elle-même dans ces parages et de s’y établir ? Elle s’est installée sur quelques îlots, à une autre extrémité de l’Océanie. Aujourd’hui c’est bien loin de l’archipel de la Société et des Marquises, c’est dans les îles situées entre les côtes de la Chine et de la Nouvelle-Hollande, que surgissent de nouveaux intérêts et que s’offre une carrière immense et féconde. Irons-nous prendre part à l’œuvre qui commence ? Notre temps, on l’a dit avec raison, n’est pas enclin aux entreprises lointaines. En ce moment plus que jamais, on trouve mille bonnes raisons pour rejeter les projets de conquêtes éloignées, avec des dépenses certaines et des avantages douteux. Mieux vaut, sans aucun doute, exercer nos forces et dépenser notre argent sur notre propre sol ou à nos portes, Cependant la sagesse et le bon calcul n’excluent pas l’action : ils la commandent au contraire ; mais ils veulent une action réfléchie, intelligente, mesurée. Nous avons fait des sacrifices récens pour étendre avec le céleste empire notre commerce, encore faible et restreint. Faut-il les poursuivre ou les abandonner ? La France avait songé à mettre le pied sur l’île de Basilan, voisine de Soulou, des Philippines, des Moluques et de Borneo, et qui possède une baie excellente. Faut-il renoncer à toute occupation pareille ?

Je n’hésite point à le dire : en présence des circonstances actuelles, il est à regretter que nous n’ayons pas un pied-à-terre dans ces régions. Repoussez les entreprises chimériques, abandonnez le rêve du vaste domaine colonial si misérablement sacrifié par le gouvernement de Louis XV, l’intérêt actuel de la France en impose la loi ; mais il ne s’agit point d’une large conquête à entreprendre. On pourrait, comme on en a déjà eu la pensée, s’emparer d’une île indépendante, ou bien chercher à obtenir par un traité avec un pouvoir indigène une concession territoriale. Ce que nous désirons, ce n’est ni un empire ni une province ; c’est une position bien choisie, peu étendue, facile à défendre et peu coûteuse. Voyez quels seraient les résultats d’une initiative intelligente : la France s’associant au mouvement de l’Europe dans l’archipel asiatique ; nos navires de commerce sûrs de trouver un port de refuge et un abri, engagés à visiter plus souvent des mers où notre pavillon se montre si peu ; la navigation de long cours et la marine marchande pouvant recevoir par là une impulsion dont elles ont grand besoin : de tels intérêts méritent bien sans doute d’être recommandés à l’attention sérieuse du pays et du gouvernement.


A. AUDIGANNE.

  1. The Expedition to Borneo of H. M. S. Dido for the suppression of piracy, with extracts from the journal of James Brooke, etc. ; by captain the hon. Henry Keppel ; 2 vol. in-8o, London, 1846, Chapman and Hall, 186 Strand.
  2. Le capitaine Henry Keppel les a reproduits en grande partie dans sa publication, dont ils forment plus de la moitié.
  3. Bateaux du pays.