Politique coloniale de l’Angleterre/03



POLITIQUE COLONIALE
DE L’ANGLETERRE.

III.
LES ÎLES FALKLAND.

L’établissement que le gouvernement anglais se propose de fonder dans les îles Falkland, et dont le budget vient d’être soumis au parlement, marque un nouveau pas dans la voie d’agrandissement colonial que poursuit incessamment l’Angleterre sur tous les points du globe. L’importance de cet archipel ne saurait être mesurée à son éloignement et à ses étroites proportions ; elle n’est d’ailleurs pas récente. Dans le siècle dernier, les trois grandes puissances maritimes de cette époque s’en sont disputé la possession. Le nom tout français de Malouines que ces îles ont long-temps porté rappelle le souvenir d’un intrépide marin, M. de Bougainville, qui, en un temps où la France était moins désintéressée qu’aujourd’hui dans les grandes questions de politique coloniale, y avait jeté les bases d’un établissement dont l’abandon est une des taches du règne de Louis XV. Sans les graves embarras qui l’occupaient au dedans et au dehors, l’Angleterre eût réalisé dès-lors les projets de M. de Bougainville ; mais dans les mains de l’Espagne, à qui elles échurent ensuite, ces îles furent un trésor inutile. Plus récemment elles ont failli amener un conflit entre la République Argentine et les États-Unis ; enfin la Grande-Bretagne a fait revivre d’anciennes prétentions et s’en est rendue maîtresse sans opposition. Ce fait n’a rien qui doive surprendre. Par leur position géographique et le nombre infini de leurs havres, les îles Falkland semblent avoir été destinées par la nature à servir de lieu de relâche à tous les navires qui se rendent dans les mers australes ou doublent le cap Horn. De si grands avantages ne pouvaient échapper à la pénétration des hommes d’état de l’Angleterre, et il n’est pas étonnant qu’ils aient songé à s’en assurer la possession ; il faut s’étonner au contraire qu’ils ne l’aient pas fait plus tôt.

À l’extrémité méridionale du continent américain, presque à l’entrée du détroit de Magellan, se trouve à 60 lieues environ à l’ouest de la Terre des États, et à 140 du cap Horn, le groupe des îles Falkland, entre le 51° et le 53° de latitude sud, et le 60° et le 64° de longitude occidentale. Cet archipel se compose de deux grandes îles, de la structure la plus irrégulière, qui s’étendent parallèlement du nord-est au sud-ouest, et d’environ deux cents îlots. La longueur moyenne de l’île orientale est de 90 milles ; elle n’est large que de 50 au plus. L’île occidentale a 80 milles de longueur ; sa largeur varie de 25 à 40 milles. On estime à 3,000 milles carrés la superficie de la première ; l’autre n’en a guère plus de 2,000.

De ces deux îles, la mieux connue est l’orientale. Elle est traversée de l’est à l’ouest par une chaîne de montagnes, ou plutôt de hautes collines, dont l’élévation au-dessus du niveau de la mer varie de 800 à 2,000 pieds anglais. Les versans de ces collines sont raides et prolongés, nus ou tapissés çà et là d’étroites écharpes de fougères. Les crêtes sont aiguës, et pourtant couvertes de pans immenses de grès quartzeux, placés dans une symétrie et une régularité telles qu’on ne peut attribuer qu’à des causes puissantes le dérangement de leur parallélisme primitif et les éboulemens énormes qui remplissent le fond des vallées. Ces collines n’offrent qu’un petit nombre de passes étroites, et séparent ainsi l’île en deux parties bien distinctes. Plusieurs rameaux s’en échappent en diverses directions, et forment un système de vallées humides, abritées et garnies d’excellens pâturages. Le reste de l’île ne présente que des plaines rases, légèrement ondulées, et coupées par un nombre infini de ruisseaux qui ne tarissent jamais. Les plages qui entourent les larges et sinueuses découpures de l’île sont, excepté en quelques endroits où le squelette de la formation rocheuse perce l’enveloppe du sol, uniformes, basses, et bordées de dunes sablonneuses : ce sont les havres les plus vastes et les plus sûrs de ces parages. De l’île occidentale, les Anglais n’ont guère exploré jusqu’à ce jour que les côtes. L’aspect général indique qu’elle est plus montagneuse. Bien qu’arrondies par les sommets, les collines que l’on aperçoit de la mer appartiennent évidemment à la même formation que celles de l’île orientale ; elles sont isolées, basses, et ne semblent pas se relier entre elles. Les côtes sont d’un abord difficile ; les havres sont resserrés, profonds, et cernés par des rocs âpres et escarpés.

La température des îles Falkland est très modérée. Il résulte d’une série d’observations faites avec soin que dans toute l’année le thermomètre ne descend presque jamais au-dessous de 0 et ne s’élève que rarement au-dessus de 22° centigrades. Il y tombe très peu de neige, et encore ne séjourne-t-elle que dans les lieux les plus élevés. Le ciel est rarement brumeux ; les éclairs et le tonnerre y sont presque inconnus. En revanche, il y pleut beaucoup et dans toutes les saisons indistinctement, mais seulement par raffales. Cependant, quoiqu’il n’y tombe pas une plus grande quantité d’eau durant toute l’année qu’en Angleterre et dans le nord de la France, les hivers y sont plus humides, ce que l’on attribue à la nature du sol, imbibé d’eau par les mille ruisseaux qui coupent l’île dans tous les sens et qui manquent d’écoulement, et à l’absence, en cette saison, des vents secs qui soufflent pendant le reste de l’année. En effet, ce qui caractérise le climat des îles Falkland, c’est l’action presque constante des vents de l’ouest, qui rappellent par leur régularité les brises des régions intertropicales, c’est-à-dire qu’ils s’élèvent le matin vers les neuf heures et ne tombent qu’au moment du coucher du soleil. Il n’y a rien de plus singulier que le contraste entre le calme, la pureté des nuits, et les orages violens qui marquent le milieu de la journée, surtout dans les mois les plus chauds de l’année, qui dans cet hémisphère sont ceux de janvier, février et mars.

Les relations des marins de toutes les nations qui ont séjourné dans les îles Falkland s’accordent à louer la salubrité du climat, qui ne peut manquer de s’améliorer rapidement par la culture et le défrichement du sol. Ce qui vient à l’appui de cette assertion, c’est le séjour pendant quatorze mois dans l’île occidentale de deux matelots, l’un âgé de dix-huit ans et l’autre de vingt-quatre, qui furent recueillis par le gouverneur actuel de l’établissement anglais dans une exploration le long des côtes. Ces matelots s’étaient échappés d’un baleinier américain, et avaient vécu, pendant plus d’une année, sans abri et de la chair crue des oiseaux, des phoques qu’ils surprenaient, de racines et de baies ; ils étaient dans un parfait état de santé, et n’avaient en aucune façon souffert du froid ni des intempéries des saisons.

Ces îles sont entièrement dépourvues d’arbres et de toutes les plantes qui servent à la nourriture de l’homme. Les seuls végétaux dont il soit possible de tirer parti sont une espèce d’arbousier dont le fruit a le goût de la châtaigne, l’ache sauvage, le céleri, l’oxalide à fleurs blanches, le bacharis de Magellanie, le bolax gommifère, et une espèce de myrte dont les feuilles tiennent lieu du thé sans trop de désavantage. En revanche, le sol des îles Falkland est couvert d’excellens pâturages, qui fournissent abondamment à la nourriture des troupeaux de chevaux et de bœufs, aux cochons et aux lapins, qui y ont été transportés par les premiers colons, et qui s’y sont multipliés au-delà de toute expression. Qu’on se figure d’immenses prairies que l’on dirait tondues au ciseau, tant elles sont unies ; pas une plante ne s’élève au-dessus des autres ; elles se pressent, s’entrelacent ; les fleurs se cachent sous les feuilles, comme pour se dérober à l’impétuosité du vent, et toutes ces herbes à petits rameaux, à feuilles plus petites encore, forment un lacis serré et impénétrable. Les cent vingt espèces environ dont se compose la flore des îles Falkland offrent un grand intérêt au botaniste. Les gramens y dominent et y présentent des caractères particuliers ; ils croissent dans les terrains les plus ingrats et semblent se plaire aux exhalaisons marines. Mais c’est dans les îlots qu’il faut admirer les développemens énormes d’une plante de ce genre, le fétuque en éventail, à port de palmier, dont les épais fourrés protègent les phoques à l’époque de leurs amours, et servent de retraites aux manchots qui y vivent en république.

Les nombreuses tribus des oiseaux de mer couvrent les plages et les roches escarpées ; dans les étangs et les cours d’eau douce pullulent les espèces palmipèdes les plus communes ; les animaux amphibies, les phoques, les loutres, etc., cherchent en foule une retraite sur le sable et dans les anfractuosités des rochers ; les oiseaux terrestres, quoiqu’en petit nombre, ne manquent pas non plus aux îles Falkland. Mais jusqu’à ce jour aucune bête venimeuse, aucun reptile ne s’est offert aux recherches des explorateurs, et le seul quadrupède indigène est un composé du loup et du renard que l’on n’a rencontré nulle autre part. C’est sans doute au défaut de presque tous les moyens d’existence particuliers à notre espèce qu’il faut attribuer l’absence de l’homme sur cette terre, si favorablement traitée d’ailleurs par la nature, car les investigations les plus minutieuses n’ont pas encore fait découvrir les traces d’une population antérieure à la venue des Européens.

L’honneur de la découverte des îles Falkland semble appartenir incontestablement aux Anglais, bien qu’il leur ait été disputé par les Hollandais, les Français et les Espagnols. La première indication précise de cet archipel se trouve dans la relation du voyage de Davis, qui faisait partie de l’expédition de Cavendish en 1592. Deux ans après, ces îles furent aperçues de nouveau par un marin de la même nation, sir Richard Hawkins, qui les appela Hawkins’maiden-land, pour perpétuer le souvenir de sa découverte et rendre hommage à la virginité de sa souveraine, la reine Élisabeth. Quelques années plus tard, en 1599, le Hollandais Sebald van Weerdt leur donna son nom, qu’elles portent dans quelques anciennes cartes, et qui a été conservé à un groupe d’îlots (Sebaldines). Un siècle après le passage de Davis dans ces mers, en 1690, un marin anglais, Strong, donna à l’étroit canal qui sépare les deux îles principales le nom du célèbre lord Falkland, tué en 1643 à la bataille de Newbury. C’est Strong qui les visita pour la première fois, assure-t-on ; du moins la description manuscrite qu’il a laissée de cet archipel, et dont le capitaine Fitz-Roy a récemment publié des extraits, est la plus ancienne connue. Au commencement du siècle suivant, ces îles furent fréquemment reconnues par des marins de Saint-Malo qui faisaient le commerce avec les possessions espagnoles de la mer Pacifique. De là vient qu’elles ont été long-temps désignées en France, et le sont encore quelquefois, par le nom de Malouines, dont les Espagnols ont fait par corruption Malvinas. Ce n’est que vers le milieu du dernier siècle que les Anglais donnèrent à tout le groupe le nom d’îles Falkland, qu’il a gardé et qui est aujourd’hui le plus répandu.

Le commodore Anson révéla le premier l’importance politique et commerciale de ces îles, qu’il avait visitées dans ses courses aventureuses. À cette époque, la grande navigation et les lointaines entreprises commerciales commençaient à se développer en Angleterre. Les immenses possessions des Espagnols en Amérique excitaient la jalousie des négocians anglais, impatiens de prendre part aux richesses du Nouveau-Monde. Les rapports du commodore Anson, empreints d’une certaine exagération, furent reçus avec un vif intérêt, et déterminèrent le gouvernement à fonder dans les îles Falkland un poste à la fois militaire et commercial. Deux vaisseaux furent équipés et allaient mettre à la voile, lorsque les réclamations du cabinet de Madrid firent abandonner ce projet. Pour expliquer cette intervention inattendue de l’Espagne, il faut reprendre les choses de plus haut.

On sait qu’après la découverte du Nouveau-Monde, le pape Alexandre VI en donna la propriété à Ferdinand-le-Catholique. En vertu de cette étrange investiture, l’Espagne s’arrogea la souveraineté de tout le continent américain, des îles adjacentes et des mers qui les baignent, à l’exclusion des sujets des autres nations. Tant que l’Espagne conserva sa puissance maritime, elle maintint en fait ce privilége et entrava toutes les tentatives que firent les autres gouvernemens de l’Europe pour s’établir ou commercer en Amérique. Sous les faibles successeurs de Philippe II, la cour de Madrid ne se relâcha en rien de ses prétentions, quoique la force lui manquât pour les faire respecter, et que les colonies fondées par les Anglais, les Français et les Hollandais sur le continent américain et dans les Antilles en prouvassent chaque jour la ridicule vanité. De toutes les nations de l’Europe, les Anglais se montrèrent les plus opiniâtres à disputer à l’Espagne ce droit illusoire de souveraineté absolue. Celle-ci prétendait d’ailleurs fortifier la validité du titre fondé sur l’investiture papale par le droit de découverte antérieure. C’est sur ce terrain que l’Angleterre se plaça. Assurément les Espagnols avaient fait de vastes et hardies explorations dans les mers qui entourent le nouveau continent ; mais la cour de Madrid avait pour principe de tenir secrètes les découvertes de ses navigateurs, afin de s’en assurer tous les avantages. Les Anglais, les Hollandais, les Français, au contraire, s’empressaient de faire connaître les résultats de leurs expéditions. Aussi, lorsque, dans le XVIe siècle et plus tard, des disputes s’élevèrent entre l’Espagne et l’une ou l’autre de ces puissances, touchant la propriété d’une partie du continent américain en vertu du droit de découverte première, le gouvernement espagnol ne put-il produire à l’appui de ses prétentions que des assertions vagues, des relations manuscrites inconnues, et des cartes d’une authenticité fort contestable, à l’encontre de preuves évidentes, renfermées dans des relations de voyages depuis long-temps imprimées, publiques, et dont il était difficile de contester la bonne foi.

La cour de Madrid comprit qu’elle ne pouvait lutter sur ce terrain, et elle se retrancha obstinément sur le droit concédé dans la bulle d’Alexandre VI. La question de souveraineté sur les pays non encore occupés était d’ailleurs fort secondaire pour l’Espagne. Ce qui lui importait le plus, c’était de se réserver le monopole des richesses du Mexique et du Pérou, qui soutenaient sa puissance chancelante en Europe, et pour cela il lui suffisait d’interdire aux autres nations tout commerce avec ses colonies. Aussi, après bien des années de luttes inutiles et de négociations sans résultat, se soumit-elle, par les traités de 1667 et 1670, à reconnaître les possessions de l’Angleterre dans l’Amérique du Nord et dans les Antilles, mais à la condition expresse que ses propres colonies seraient fermées aux sujets anglais.

Dans l’intervalle qui s’écoula jusqu’à la guerre de la succession, un intérêt très puissant tint étroitement unies l’Angleterre et l’Espagne ; les stipulations des traités tombèrent presque en désuétude, et des relations commerciales s’établirent entre les colonies espagnoles et les marins anglais. Ceux-ci s’accoutumèrent à fréquenter impunément les marchés de l’Amérique du Sud et à y porter des produits manufacturés ; mais lorsque la dynastie française eut été assise d’une manière stable sur le trône d’Espagne par le traité d’Utrecht, le cabinet de Madrid, débarrassé de toute préoccupation pressante, et n’ayant plus besoin comme autrefois d’acheter par une complaisance ruineuse l’amitié de l’Angleterre, songea à remettre en vigueur les traités qui excluaient de ses colonies et des mers de l’Amérique du Sud les sujets des autres puissances. Les temps étaient changés, et l’Angleterre refusa d’accepter cette exorbitante domination. On sait combien l’esprit mercantile est tenace, entreprenant, et d’ailleurs ce n’est pas en un jour et à son gré que l’on brise les lucratives habitudes d’un demi-siècle. Les Anglais en appelèrent à la contrebande, et continuèrent illicitement le commerce qu’ils avaient si long-temps fait par tolérance. Telle fut la cause de la guerre qui, commencée en 1739, aboutit au traité d’Aix-la-Chapelle. Ce traité ne procura pas à l’Angleterre les avantages qu’elle s’était promis en prenant les armes. Malgré sa faiblesse, son épuisement, le désordre qui régnait dans ses finances et dans toutes les parties du gouvernement, malgré son impuissance à continuer plus long-temps la guerre, la cour de Madrid persista opiniâtrement à ne pas faire de concessions, et l’Angleterre, qui n’avait rien obtenu par les armes, dut chercher une solution plus favorable à ses intérêts dans un traité de commerce dont les négociations se suivaient à Londres.

C’est dans ces conjonctures que le gouvernement anglais forma le projet de fonder un établissement dans les îles Falkland. Il est évident que cet établissement, par sa position géographique à l’entrée du détroit de Magellan et si près des possessions espagnoles, était destiné, dans la prévision d’une rupture plus ou moins éloignée, à devenir un point de ralliement pour toutes les entreprises qui pourraient être tentées dans les mers de l’Amérique du Sud, et devait, en attendant, servir d’entrepôt au commerce libre ou illicite, selon les circonstances. La cour de Madrid s’émut de ces desseins, si ouvertement hostiles, de l’Angleterre. Elle réclama hautement contre cette entreprise, qui violait la paix récemment conclue, et posa, comme condition de la reprise des négociations un moment interrompues, l’abandon de ce projet. Le gouvernement anglais ne s’était pas remis encore du choc terrible que lui avait fait éprouver la chute de sir Robert Walpole. Entre les mains du timide Pelham, il était sans force comme sans autorité dans le pays. Le ministère, formé des élémens les plus hétérogènes, avait besoin, pour se maintenir au pouvoir, de repos et d’inaction au dehors ; ce qui lui importait plus que la grandeur future de l’Angleterre, c’était de conclure un traité de commerce avec l’Espagne, qui remplît l’attente si long-temps déçue du pays : aussi céda-t-il honteusement, se flattant de la vaine et trompeuse espérance que la cour de Madrid lui saurait gré de cette concession.

Cependant les relations du commodore Anson sur les îles Falkland s’étaient répandues dans le monde. Le tableau séduisant qu’il avait présenté de cet archipel et des avantages qu’on en pouvait tirer, avait frappé l’attention d’un marin intelligent, M. de Bougainville. À la suite du traité de 1761, qui ratifia la conquête faite par les Anglais des possessions françaises sur les deux rives du Saint-Laurent et sur les bords de l’Océan atlantique, plusieurs familles de l’Acadie, ne voulant pas subir le joug d’une domination étrangère, avaient abandonné leurs foyers, et s’étaient réfugiées en France, où elles étaient à la charge du gouvernement. M. de Bougainville proposa de les établir dans les îles Falkland. La France n’était pas si étrangère à ces mers lointaines qu’on pourrait le croire aujourd’hui. Jusqu’à la paix d’Utrecht, elle avait eu le monopole de la fourniture des nègres pour les possessions espagnoles dans l’Amérique du Sud. Ce privilége lui avait permis de former avec ces riches colonies des relations légitimes et étendues dont le souvenir s’est conservé dans plusieurs de nos ports de l’Océan. Depuis que ce monopole était tombé dans les mains des Anglais, cette source précieuse s’était tarie. Le projet de M. de Bougainville pouvait encourager nos marins à fréquenter de nouveau ces parages : il fut adopté avec empressement par le cabinet de Versailles, et goûté particulièrement par le duc de Choiseul, qui aimait les grandes choses.

M. de Bougainville quitta Saint-Malo, à la fin du mois de septembre 1763, avec deux vaisseaux qui transportaient une partie des familles acadiennes. Après avoir touché à Sainte-Catherine sur la côte du Brésil et à l’embouchure du Rio de la Plata, pour embarquer des bestiaux, l’expédition aborda le 3 février de l’année suivante dans une baie spacieuse sur la côte nord-est de l’île orientale, à laquelle fut donné le nom de baie d’Acarron : c’est aujourd’hui Berkeley-Sound. Des peines sans nombre attendaient les émigrans sur cette terre. Peu de jours après le débarquement, les bestiaux s’échappèrent, et on n’en put rattraper qu’une partie à peine suffisante aux besoins de la colonie. Bientôt les produits de la chasse, sur lesquels on avait compté, manquèrent. L’absence complète d’arbres se fit douloureusement sentir ; la saison était mauvaise, et les malheureux Acadiens ne savaient comment se préserver des rigueurs et des intempéries d’un climat plus humide que froid. Heureusement, on découvrit des tourbières[1]. M. de Bougainville fit plusieurs voyages à la côte la plus voisine du continent, et en rapporta du bois pour construire des habitations. Un petit fort fut élevé à l’extrémité occidentale de la baie, qui fut nommé Port-Louis. Les phoques et les oiseaux de mer suppléèrent à des provisions plus délicates. Après avoir ainsi jeté les bases de l’établissement, M. de Bougainville partit pour la France au mois de juin. Il revint en 1765 avec quelques nouveaux habitans, et il quitta bientôt définitivement le Port-Louis, laissant la colonie, qui se composait de soixante-dix-neuf personnes, sous la direction de M. de Nerville.

Cette entreprise du gouvernement français éveilla la jalousie de l’Angleterre, et détermina le cabinet anglais à reprendre l’ancien projet de s’établir dans les îles Falkland. Le capitaine Byron allait faire un voyage d’exploration dans la mer Pacifique. Ses instructions lui enjoignirent de visiter ces îles et de choisir l’endroit le plus propice pour y jeter les fondemens d’une colonie. Dans cette pièce, rédigée par le conseil de l’amirauté, les îles Falkland étaient formellement désignées comme appartenant à la Grande-Bretagne par le droit de découverte. C’était la première fois que le gouvernement anglais produisait des prétentions à la propriété de cet archipel, qu’il faisait reposer sur la reconnaissance de Davis et d’Hawkins, et sur l’exploration de Strong en 1690.

Le capitaine Byron mit à la voile le 4 juin 1764. Il parcourut les côtes des deux îles principales, et donna à une baie située au nord de l’île occidentale le nom de Port-Egmont, en l’honneur du président du conseil de l’amirauté ; cette baie avait été visitée l’année précédente par M. de Bougainville, qui l’avait appelée port de la Croisade. Le 23 janvier 1765, il y débarqua et en prit possession, ainsi que de tout l’archipel, au nom du roi George III, après quoi il poursuivit son voyage, laissant au capitaine Mac-Bride le soin de continuer l’exploration de tout le groupe, et d’en porter les résultats en Angleterre. Peu de mois après son retour à Londres, le capitaine Mac-Bride fut renvoyé aux îles Falkland avec une centaine de personnes. Débarqués dans le mois de janvier 1766, les Anglais furent assez heureux pour achever leurs habitations avant la saison d’hiver ; mais, quoique l’expédition eût été fournie de provisions et de tous les objets nécessaires, ils ne furent pas plus satisfaits de l’état du pays que ne l’avaient été les colons français, et les rapports du capitaine Mac-Bride furent aussi défavorables aux îles Falkland que ceux du commodore Anson et du capitaine Byron avaient été séduisans.

Ainsi, au commencement de l’année 1766, la France et l’Angleterre avaient chacune un établissement dans les îles Falkland. Le droit de l’une et de l’autre à s’établir dans ces îles inoccupées ne pouvait être mis en question : si l’Angleterre invoquait une découverte antérieure, la France avait pour elle l’avantage d’une première occupation. Sans doute, ces titres également légitimes n’auraient pas manqué de faire naître une vive contestation entre ces deux puissances, si la cour de Madrid, qui tenait toujours à ses antiques prétentions de domination absolue sur les mers de l’Amérique, ne l’eût prévenue en adressant des remontrances aux cabinets de Versailles et de Saint-James contre les établissemens formés par leurs sujets respectifs sur le territoire de sa majesté catholique.

Le duc de Choiseul, qui était alors à la tête des conseils de Louis XV, n’était pas homme à céder timidement aux injonctions d’une puissance étrangère, et après une correspondance très ferme de part et d’autre on se prépara à la guerre. Mais Louis XV avait résolu de finir ses jours en paix : il défendit à son ministre de donner suite à ce différend, et il écrivit de sa propre main au roi d’Espagne qu’il était prêt à faire retirer ses sujets des îles Malouines, pourvu qu’ils reçussent une indemnité. Cette proposition fut acceptée avec empressement, et M. de Bougainville était à peine revenu de son second voyage, qu’il fut envoyé à Madrid pour signer l’abandon du Port-Louis au prix de 600,000 francs. Les colons furent ramenés en France, et le Port-Louis, dont le nom fut changé en celui de Soledad, reçut une garnison espagnole, et devint une dépendance du gouvernement de Buenos-Ayres.

Les réclamations de la cour de Madrid ne furent pas suivies du même succès auprès du gouvernement anglais, qui les repoussa avec dédain. Enfin, après trois années de négociations inutiles, l’Espagne se décida à soutenir ses prétentions par les armes. Au mois de novembre 1769, le capitaine Hunt, qui commandait une frégate alors mouillée dans le Port-Egmont, aperçut un schooner espagnol occupé à explorer l’entrée de la baie ; il lui donna l’ordre de s’éloigner. Peu de jours après, le même schooner reparut, portant des rafraîchissemens au capitaine Hunt avec une lettre de don Philippe Ruiz Puenta, gouverneur de Soledad. Ce dernier, feignant d’ignorer l’existence d’un établissement anglais dans les îles Falkland et de regarder la présence d’un vaisseau de guerre britannique dans ces parages comme purement fortuite, exprimait son étonnement qu’un navire sous le pavillon espagnol eût reçu l’ordre de quitter une mer espagnole. Dans sa réponse, qui ne se fit pas attendre, le capitaine Hunt soutint que les îles Falkland appartenaient à sa majesté britannique par le droit de découverte et de premier établissement, et il termina sa lettre par une injonction formelle au gouverneur espagnol d’évacuer les îles Falkland dans le délai de six mois. Après plusieurs lettres échangées de part et d’autre, deux frégates espagnoles se présentèrent, à la fin du mois de février 1770, devant le Port-Egmont, et intimèrent à leur tour aux colons anglais l’ordre d’abandonner au plus tôt leur établissement, s’ils ne voulaient pas en être expulsés par la force des armes. À peine les frégates espagnoles se furent-elles éloignées, que le capitaine Hunt mit à la voile pour l’Angleterre, laissant pour toute défense de la colonie britannique le capitaine Matby avec un sloop de 16 canons.

Les menaces des Espagnols ne tardèrent pas à se réaliser. Dans les premiers jours du mois de juin, cinq frégates jetèrent l’ancre dans la baie du Port-Egmont. Elles avaient à bord 1,600 hommes de troupes de débarquement, 134 pièces de canon, et tout un équipage de siége. Les Anglais n’étaient pas préparés à résister à un si formidable armement ; l’établissement n’était fortifié d’aucune façon. Néanmoins le capitaine Matby refusa bravement d’obéir à l’ordre d’évacuation que lui fit transmettre le commandant des forces espagnoles, don Juan Ignacio Madariaga, et ce fut seulement après que le feu eut été ouvert par l’ennemi qu’il se décida à capituler. Le 10 juin, le commandant espagnol prit possession du Port-Egmont, et les colons anglais furent embarqués sur le sloop qui avait été inutile à leur défense.

Le ministère anglais avait traité avec un égal dédain les réclamations et les menaces de la cour de Madrid. Il reçut avec indifférence les renseignemens transmis par le chargé d’affaires en Espagne, M. Harris, sur l’activité qui régnait dans les arsenaux, et le bruit qu’une expédition se préparait contre les îles Falkland. L’arrivée du capitaine Hunt le laissa dans la même incrédulité. Sous l’empire des graves préoccupations que lui inspiraient son propre intérêt de conservation et la situation intérieure du pays, en proie alors à l’agitation la plus violente, il oubliait volontiers les questions de politique extérieure, et d’ailleurs il ne pouvait imaginer que l’Espagne se portât à cet excès d’audace. Qu’on juge de sa surprise lorsqu’il fut informé par l’ambassadeur d’Espagne à Londres que le gouverneur de Buenos-Ayres, don Buccarelli, avait pris sur lui de déposséder les Anglais du Port-Egmont. L’ambassadeur espagnol avait été chargé, disait-il, par le roi son maître de faire cette communication en toute hâte pour prévenir les conséquences qui pouvaient en résulter, si elle passait par d’autres mains que les siennes, et d’exprimer le souhait que, quelle que fût l’issue de cet acte entrepris sans aucune instruction particulière du cabinet espagnol, il ne troublât pas la bonne intelligence qui régnait entre les deux cours. Interrogé par lord Weymouth, secrétaire d’état chargé des affaires coloniales, s’il avait ordre de désavouer la conduite de don Buccarelli, l’ambassadeur espagnol répondit qu’il attendait pour le faire des instructions ultérieures de son gouvernement.

L’arrivée des colons du Port-Egmont souleva une indignation générale dans le pays. On s’attendait à voir le gouvernement agir avec cette promptitude et cette résolution qui de tout temps ont caractérisé la politique de l’Angleterre. Assurément l’acte du gouverneur de Buenos-Ayres suffisait pour autoriser des hostilités immédiates. Tel ne fut pas cependant le parti qu’embrassa le cabinet. Il préféra recourir aux voies de la conciliation. Au lieu de déclarer la guerre, il se contenta de notifier à l’ambassadeur espagnol que, si la cour de Madrid tenait réellement au maintien de la paix, les habitans du Port-Egmont devaient être immédiatement remis en possession de la colonie ; il demanda aussi qu’on réparât sans retard l’insulte faite à la couronne d’Angleterre par le désaveu formel de la conduite de don Buccarelli. Le chargé d’affaires en Espagne reçut l’ordre de faire la même déclaration dans les termes les plus formels. Grimaldi, qui était alors premier ministre, répondit, sans s’expliquer nettement, que l’Espagne avait vu d’un mauvais œil l’établissement des Anglais dans les îles Falkland ; que quant à lui, il avait désapprouvé l’expédition dirigée contre le Port-Egmont et qu’il en avait été informé trop tard pour l’empêcher, mais qu’il ne pouvait blâmer la conduite de don Buccarelli, car cet officier n’avait fait que remplir les obligations de sa charge. Il ajouta que le roi son maître désirait la conservation de la paix, ayant tout à perdre et peu à gagner à la guerre, et il donna l’assurance que le prince de Maserano, son ambassadeur à Londres, serait chargé prochainement de négocier un arrangement avec le ministère anglais.

En effet, des instructions furent transmises à cet ambassadeur pour qu’il eut à proposer une convention dans laquelle la cour de Madrid déclarerait n’avoir pas donné d’ordres particuliers au gouverneur de Buenos-Ayres, tout en reconnaissant que cet officier avait agi comme l’y obligeaient ses instructions générales et les lois de l’Amérique, en expulsant d’un territoire espagnol une colonie étrangère. L’ambassadeur d’Espagne était de plus autorisé à stipuler la restitution du Port-Egmont, en réservant pourtant les droits de sa majesté catholique à la propriété de toutes les îles Falkland, pourvu que de son côté le roi de la Grande-Bretagne consentît à désavouer le capitaine Hunt, qui avait sommé les Espagnols d’évacuer Soledad, ce qui avait amené les mesures prises par don Buccarelli. À cette proposition, lord Weymouth répondit que son souverain ne pouvait pas recevoir à de certaines conditions et par une convention réciproque la satisfaction à laquelle il croyait avoir droit, et cette satisfaction était non-seulement la restitution du Port-Egmont et le désaveu de don Buccarelli, mais encore la reconnaissance absolue et inconditionnelle du droit de l’Angleterre à la possession de l’île où elle avait fondé un établissement.

Tel était l’état de la question à l’ouverture du parlement dans les premiers jours de novembre 1770. Dans son discours aux deux chambres assemblées, le roi disait que « par un acte du gouverneur de Buenos-Ayres, qui s’était emparé par la force d’une de ses possessions, l’honneur de la couronne et la sécurité des droits de son peuple avaient été profondément affectés, mais qu’il n’avait pas manqué d’exiger immédiatement la satisfaction qu’il avait droit d’attendre de la cour d’Espagne, et de faire les préparatifs nécessaires pour se mettre en état de se rendre lui-même justice dans le cas où sa réclamation ne serait pas accueillie. » Comme on voit, malgré le langage ferme et convenable qu’il tenait dans les négociations avec la cour de Madrid, le cabinet anglais s’abstenait, vis-à-vis du parlement, de faire intervenir directement l’Espagne dans cette question : à l’entendre, il ne s’agissait que d’un sujet de plainte contre un gouverneur indiscret. Il ne rapetissait ainsi la question entre les deux puissances que pour se ménager une plus grande latitude dans l’arrangement qui se traitait, sans s’apercevoir que cet excès de prudence autorisait ses adversaires à prétendre qu’il sacrifiait honteusement les intérêts du pays et l’honneur de la couronne, plutôt que de courir les hasards d’une guerre nécessaire, mais qui pouvait amener sa chute. Était-il permis en effet de réduire un si grave différend à de si mesquines proportions ? Pouvait-on ne voir dans l’expédition dirigée contre le Port-Egmont que l’acte d’un gouverneur outrepassant ses pouvoirs par excès de zèle, et un plan si bien conçu, exécuté avec tant de prudence, avait-il pu être entrepris sans l’approbation de la cour d’Espagne[2] ?

La vérité est que le ministère désirait éviter la guerre. Ce n’était ni la timidité ni l’égoïsme, c’était plutôt une sage prévoyance, et la connaissance des moyens et des ressources de l’Angleterre, qui conseillaient à lord North, alors à la tête du cabinet, de tenter un accommodement pacifique. L’occupation du Port-Egmont lui paraissait peu mériter d’être le sujet d’une rupture avec l’Espagne. À cette époque, aux yeux de tout esprit raisonnable et impartial, les îles Falkland ne pouvaient être qu’une possession sinon inutile, au moins peu importante, et ne devant avoir une valeur réelle que dans un avenir éloigné. Fallait-il, pour un si mince objet, compromettre la fortune de l’Angleterre, et livrer le commerce et la prospérité publique, aux désastreuses conséquences d’une guerre maritime et continentale ? D’un autre côté, l’état de faiblesse du pays défendait de lancer l’Angleterre dans des entreprises qu’elle ne pouvait poursuivre sans courir à un épuisement fatal. Immédiatement après la communication du prince de Maserano, des ordres avaient été donnés d’armer la flotte et de faire des levées de matelots. On découvrit alors que, par suite de l’anarchie qui travaillait le pays depuis dix ans, le désordre qui régnait dans les plus hautes régions du gouvernement s’était glissé dans toutes les parties de l’administration ; la marine, abandonnée à des agens subalternes, avait été négligée ; les fonds destinés à son entretien avaient été détournés de leur emploi et dilapidés. Dans la discussion des hautes questions constitutionnelles soulevées par l’affaire de Wilkes, les ressorts du gouvernement s’étaient détendus, un esprit d’indépendance avait pénétré dans les classes inférieures, et partout on élevait de sérieux obstacles à l’enrôlement des matelots par la presse. L’opinion publique, échauffée par un long intervalle de troubles où le gouvernement n’avait pas toujours eu l’avantage, égarée par les discours et les écrits des factieux et des candidats au ministère, se méprenait volontiers sur les sentimens de lord North. Toujours prête à soupçonner les intentions du cabinet, elle incriminait sans distinction tous ses actes. En un mot, l’Angleterre était sans flotte, sans matelots, avec des arsenaux dépourvus, et des ministres n’ayant ni force ni crédit dans le pays.

Le cabinet n’était donc pas coupable de ne s’avancer qu’avec prudence dans une voie aussi périlleuse que pouvait l’être, en de pareilles conjonctures, une guerre avec l’Espagne, assurée de l’appui de la France, tandis que l’Angleterre était sans alliances continentales. D’un autre côté, la réserve excessive avec laquelle le discours du trône avait été rédigé ; l’attention minutieuse apportée au choix des expressions, tout montrait que lord Nortlh craignait d’irriter la cour de Madrid, et de se fermer tout accommodement pacifique. Le soin avec lequel le Port-Egmont n’était désigné que comme une possession de la couronne, pour éloigner toute discussion sur la question de droit, pouvait laisser pressentir que le gouvernement était prêt à faire des concessions plutôt que d’encourir les conséquences d’une déclaration nette et ferme. Il était permis de croire sans témérité que le cabinet se contenterait du simple désaveu de la conduite de don Buccarelli, et l’accepterait comme une satisfaction suffisante. C’était donner trop beau jeu à l’opposition. Aussi le discours du trône fut-il suivi de violens débats dans les deux chambres du parlement. Le discours qui fit le plus d’impression fut celui de lord Chatham dans la chambre haute. Il attaqua avec passion la marche suivie par le ministère dans les négociations avec l’Espagne, et s’efforça de montrer que le désaveu de la conduite du gouverneur de Buenos-Ayres offert par la cour de Madrid était une réparation insuffisante de l’insulte faite à la Grande-Bretagne. Malgré sa brûlante éloquence, secondée dans les deux chambres par une opposition nombreuse, aucune résolution ne fut prise par le parlement qui liât le cabinet, ou lui prescrivît la marche qu’il devait suivre.

Cependant le chargé d’affaires britannique à Madrid tentait vainement d’obtenir du gouvernement espagnol une réponse plus satisfaisante. Après le rejet de ses premières propositions, le cabinet de Madrid avait réclamé, en vertu du pacte de famille, l’appui de la France, et M. de Choiseul avait promis à l’Espagne les secours d’une active coopération. Aussitôt il fut résolu à Madrid, dans un conseil extraordinaire, que le prince de Maserano renouvellerait l’offre qu’il avait faite précédemment, et que, si cet ultimatum était rejeté, l’Espagne préviendrait l’Angleterre et commencerait les hostilités. L’intervention de la France compliquait la situation d’une manière fâcheuse pour l’Angleterre. Une guerre avec la maison de Bourbon d’Espagne réunie à celle de France paraissait inévitable, quand tout à coup, par une de ces révolutions paisibles qu’offrent seuls les états despotiques, Louis XV renvoya le duc de Choiseul de ses conseils. C’était le fruit des cabales de la nouvelle favorite et de ses amis, que le duc de Choiseul avait eu le tort, grave dans un courtisan aussi souple et aussi adroit que ce ministre, de compter pour peu de chose. Le cabinet anglais reçut avec étonnement et la nouvelle de la chute du tout-puissant ministre et l’assurance que l’intervention de la cour de Versailles se réduirait à une médiation pacifique. En effet, une lettre de la main de Louis XV avait fait connaître au roi d’Espagne qu’il était résolu à ne pas rompre avec l’Angleterre. Alors la cour de Madrid, abandonnée à ses propres forces, revint à des sentimens plus modérés et accepta la médiation de la France pour négocier un arrangement qui satisfît les deux parties en conciliant leurs prétentions réciproques.

On imagine avec quel empressement l’offre de la France fut reçue par le gouvernement anglais. Seul de tout le cabinet, lord Weymouth ne partageait pas les sentimens de modération qui animaient lord North et ses collègues. Soit qu’il cédât à l’entraînement belliqueux excité dans le pays par les adversaires du cabinet, soit plutôt qu’il ne crût pas que, dans la voie des concessions, on pût faire un pas de plus, il ne voulait pas entendre parler d’un accommodement conclu au prix d’une partie des prétentions de l’Angleterre. Jusque-là ses avis avaient été écoutés avec condescendance, et l’Angleterre lui devait d’avoir tenu dans les négociations un langage ferme et tel qu’il convenait à sa dignité ; mais, devant la médiation inattendue de la France et en présence d’un arrangement qui ne pouvait manquer de donner satisfaction à l’Angleterre, ses collègues cessèrent de le suivre : lord Weymouth se retira du cabinet, et la négociation fut remise à l’autre secrétaire d’état, lord Rochford.

Le ministère anglais avait un trop grand intérêt à se présenter devant le parlement avec une solution définitive pour se montrer difficile. Aussi, quelques heures avant la reprise de la session, après les vacances de Noël, le 22 janvier 1771, l’arrangement proposé par la France fut accepté de part et d’autre. L’ambassadeur espagnol présenta à lord Rochford une déclaration qui portait que « sa majesté catholique, dans le désir de maintenir la paix et la bonne harmonie qui régnait entre les deux puissances, désavouait l’expédition entreprise dans le mois de juin de l’année précédente contre l’établissement anglais dans les îles Falkland, et s’engageait à rétablir les choses au Port-Egmont dans l’état où elles étaient avant cette époque, à restituer le fort avec tout ce qui y avait été saisi, mais à la condition que cette restitution n’affecterait en rien ses droits à la souveraineté des îles Falkland. » De son côté, lord Rochford présenta au prince de Maserano une contre-déclaration dans laquelle, sans faire aucune mention de la réserve insérée dans la pièce précédente, il récapitulait tous les points qui y avaient été touchés, et terminait en reconnaissant, au nom de son souverain, que cette déclaration était une réparation suffisante de l’injure faite à la Grande-Bretagne. Ces deux pièces n’étaient séparées qu’en apparence ; c’était en réalité une convention discutée et acceptée par les deux parties. Elles furent communiquées au parlement le 25 janvier. Cet arrangement satisfit le pays, qui tenait dans le fond au maintien de la paix ; mais il fut violemment attaqué dans les deux chambres, surtout par lord Chatham, qui traita cette transaction d’ignominieuse. Malgré ses efforts, lord North et ses collègues triomphèrent aisément des attaques de leurs adversaires.

L’Espagne rendit le Port-Egmont, mais le ministère de lord North ne parut pas disposé à poursuivre les projets de colonisation formés par ses prédécesseurs. On n’y envoya pas de nouveaux colons, et moins d’un an après l’arrangement, les trois vaisseaux qui y avaient été mis en station furent remplacés par un petit sloop de guerre. Enfin, en 1774, le Port-Egmont fut définitivement abandonné par l’Angleterre, non pas à la condition proposée par la cour de Madrid dans les négociations, qu’en même temps que les Anglais se retireraient de l’île occidentale, les Espagnols abandonneraient Soledad, mais purement et simplement. Il n’est pas douteux que cet abandon avait été résolu dans les premiers momens de la restitution, et, s’il faut en croire le docteur Johnson, il ne fut retardé que par respect pour l’opinion publique. En effet, Junius, toujours si bien informé, annonçait, dans sa lettre du 30 janvier 1771, que telle était l’intention du ministère. Pownal s’expliqua encore plus clairement dans la chambre des communes, le 5 mars suivant ; il parla de l’abandon du Port-Egmont comme ayant été résolu, et il prétendit que ce n’était qu’à cette condition que l’Espagne avait consenti à un accommodement. Y a-t-il eu en réalité un engagement de cette nature de la part du cabinet anglais ? Serait-ce au prix d’une clause secrète qu’il aurait acheté la solution de ce différend, qui pouvait compromettre son existence ? Bien des fois, dans le parlement et au dehors, cette grave accusation fut nettement formulée, et toujours le ministère garda le silence. Les contemporains croyaient avoir la certitude qu’il existait entre les deux cours une convention secrète pour l’abandon des îles Falkland par l’Angleterre : les historiens anglais et espagnols les plus dignes de créance ne l’ont pas mis en doute ; mais ne peut-on pas voir aussi dans cette accusation une de ces calomnies qui ne sont pas sans exemple dans l’histoire des partis ?

Les Espagnols continuèrent de demeurer en possession de Soledad à Port-Louis, et d’exercer non-seulement sur l’île orientale, mais sur tout l’archipel et les mers voisines, les droits de la souveraineté la moins contestée. On ne possède aucun renseignement sur l’étendue de leur établissement à Soledad. La ville, à en juger par ses restes, devait être petite, bâtie en pierres ; on y voit encore la maison du gouverneur, une église, des magasins et des fortifications. Soledad avait un gouverneur, avec le titre de commandant des Malvinas, et dépendait du vice-roi de la Plata. De temps en temps, des vaisseaux étaient envoyé de Buenos-Ayres pour croiser dans ces parages, et avertir les navires étrangers de s’éloigner. Cependant les îles Falkland étaient fréquentées à peu près impunément par les baleiniers anglais, et à partir de 1786 par les Américains, qui faisaient la chasse aux phoques. Bientôt, avec la grandeur de la couronne d’Espagne, s’évanouit sa prétention de dominer exclusivement dans les mers du Nouveau-Monde, et en 1810, lorsque les colonies de l’Amérique du Sud se déclarèrent indépendantes de la métropole, Soledad fut abandonnée.

Les diverses provinces de la vice-royauté de la Plata se constituèrent alors en république fédérative. Comme les îles Falkland avaient dépendu du vice-roi de Buenos-Ayres, le nouvel état crut être en droit d’en revendiquer la propriété, ainsi qu’il faisait pour la Patagonie et les terres adjacentes. En conséquence, au mois de novembre 1820, le capitaine Daniel Jewet de Philadelphie, au service des Provinces-Unies de la Plata, débarqua sur la côte autrefois occupée par la colonie espagnole de Soledad, et là, en présence des officiers et des équipages de plus de cinquante baleiniers anglais et américains, il prit solennellement possession de tout le groupe des îles Falkland, en vertu d’une commission spéciale du gouvernement des Provinces-Unies.

Le gouvernement des Provinces-Unies, et plus tard, quand le lien fédératif se fut rompu, de la République Argentine, a maintes fois prétendu que les îles Falkland avaient fait partie de l’ancienne vice-royauté de la Plata, et c’est à ce titre qu’il en réclamait la propriété C’est un point difficile à vérifier. Que les côtes de la Patagonie et les terres adjacentes, aussi bien que les îles Falkland, fussent placées sous la protection du vice-roi de Buenos-Ayres, cela n’est pas douteux ; mais il ne s’ensuit pas que ces contrées appartinssent au territoire de cette province. Les auteurs les plus estimés ne sont pas d’accord sur la limite méridionale de la vice-royauté de la Plata. Les uns la fixent au détroit de Magellan ; les autres adoptent pour ligne de démarcation le 45° de latitude sud, c’est-à-dire 10° environ au-dessus de ce détroit ; l’historien ultra-royaliste des révolutions de l’Amérique du Sud, Torrente, qui a eu la liberté de fouiller dans les archives d’Espagne, la porte seulement au 41°. Quelques-uns enfin prennent pour limite extrême le 38° et demi de latitude. En admettant même que la Patagonie, les îles Falkland et les autres terres adjacentes eussent fait partie du territoire de la vice-royauté de la Plata, son titre aurait encore été fort contestable ; en effet, pourquoi appartiendraient-elles à celle des provinces du ressort de laquelle elles dépendaient, plutôt qu’à toute autre province des anciennes possessions de la couronne d’Espagne ?

Quoi qu’il en soit, le gouvernement de Buenos-Ayres tenait les îles Falkland pour sa propriété, et les traitait comme telles. En 1825, un Allemand du nom de Louis Vernet, qui, après un long séjour dans les États-Unis, s’était établi à Buenos-Ayres et s’y était marié, obtint de ce gouvernement, en échange d’une créance de la famille de sa femme, le privilége exclusif de la pêche sur les côtes et dans les parages des îles Falkland, avec le droit de former des établissemens dans l’île orientale. Vernet ne prétendait pas moins que monopoliser les bénéfices énormes que réalisaient chaque année les Américains par la chasse des phoques, qui étaient alors très abondans dans ces mers. Les espérances qu’il avait fondées ne se réalisant pas, parce qu’il manquait de l’autorité nécessaire pour interdire l’accès des îles Falkland aux navires étrangers, Vernet obtint, en 1828, la propriété absolue de l’île orientale, et fit étendre le monopole qui lui avait été abandonné aux côtes de la Patagonie et de la Terre-de-Feu. Cette concession fut confirmée par deux décrets promulgués le 10 juin de l’année suivante.

Jusque-là, les déclarations et les actes de la République Argentine relatifs aux îles Falkland n’avaient pas fixé sérieusement l’attention des autres puissances ; mais quand, par ces décrets, Vernet eut été proclamé propriétaire de l’île orientale, gouverneur politique et militaire de tout l’archipel, lorsqu’il fut parti avec une expédition et les pouvoirs nécessaires pour entrer en possession des droits qui venaient de lui être remis, il devint urgent aux puissances intéressées au maintien de la libre navigation dans ces parages de pourvoir à la protection de leurs nationaux. En conséquence, le 19 novembre de la même année, M. Woodbine Parish, consul-général de la Grande-Bretagne à Buenos-Ayres, adressa au ministre des affaires étrangères du gouvernement argentin une protestation contre la conduite de la république à l’égard des îles Falkland. Dans cette protestation, M. Woodbine Parish déclarait que l’autorité que la République Argentine s’arrogeait sur ces îles était incompatible avec les droits souverains de la Grande-Bretagne, lesquels droits, ajoutait-il, fondés sur la découverte et l’occupation subséquente de ces îles, avaient été confirmés par la restitution, faite en 1771, de l’établissement anglais du Port-Egmont, dont les Espagnols s’étaient emparés l’année précédente. L’abandon de cet établissement en 1774 ne pouvait invalider les droits de la Grande-Bretagne, parce que cet abandon avait été la conséquence du système d’économie adopté à cette époque par le gouvernement anglais. D’ailleurs, les signes de possession et de propriété laissés sur ces îles, le pavillon britannique toujours flottant, et les formalités observées au départ du gouverneur anglais, étaient destinés à marquer le dessein de reprendre l’occupation dans un temps plus ou moins éloigné. Le ministre de la République Argentine reçut cette protestation, mais la tint soigneusement secrète.

Cependant l’établissement de Vernet à Soledad, ou Port-Louis, selon qu’on voudra lui donner l’ancien nom français ou espagnol, prenait des développemens. À la fin de 1831, il comptait déjà une centaine d’habitans, parmi lesquels on distinguait quinze gauchos commandés par un Français nommé Simon, qui formaient la garde du gouverneur, cinq Indiens, quinze noirs esclaves, et des aventuriers de toutes les nations, que Vernet avait amenés de Buenos-Ayres et de Montevideo. Mais il ne suffisait pas à Vernet d’être le maître absolu dans son île. Les baleiniers anglais et surtout les Américains continuaient de fréquenter ces parages, au mépris de ses ordres et de ses réglemens. Il se détermina enfin à faire usage des pouvoirs qui lui avaient été conférés, et le 30 juillet 1831, il s’empara par surprise du schooner la Henriette, de Stonnington, qu’il avait déjà forcé, en 1829, de s’éloigner des îles Falkland. Le mois suivant, il captura de la même manière deux schooners de New-York. Les peaux de phoques qui étaient à bord de ces navires furent immédiatement transportées dans les magasins de Vernet, et les munitions et approvisionnemens vendus à l’encan pour le compte du gouvernement argentin.

Déjà les États-Unis s’étaient émus des entraves apportées à la pêche sur les côtes des îles Falkland, et des vexations qu’y éprouvaient leurs nationaux. Des instructions avaient été transmises à M. Forbes, chargé d’affaires auprès de la République Argentine. Malheureusement M. Forbes mourut avant d’avoir pu les remplir. Vernet s’était rendu en toute hâte sur la Henriette même à Buenos-Ayres, pour y faire juger et condamner les capitaines qui avaient enfreint ses réglemens. Il y arriva le 20 novembre, et aussitôt le capitaine américain de la Henriette fit un appel au consul de sa nation, M. Slacum, demeuré par la mort de M. Forbes seul représentant des États-Unis. Celui-ci adressa immédiatement au ministre des affaires étrangères une note qui exposait les plaintes du capitaine de la Henriette. — Des deux autres schooners, l’un avait été délivré par son équipage, l’autre était employé à la chasse des phoques pour le compte de Vernet. — M. Slacum demandait en outre si le gouvernement comptait donner son approbation à la saisie de ces navires. Le ministre se contenta de répondre que cette affaire était encore dans les bureaux de la marine, et qu’après les formalités usitées, elle serait soumise au gouvernement. M. Slacum dressa alors une protestation contre toutes les mesures qui avaient été prises à la suite des deux décrets du 10 juin 1829, et contre la saisie des schooners. Il lui fut répondu que cette affaire avait été prise en considération, mais que sa protestation ne pouvait pas être reçue, parce qu’il n’avait pas qualité pour s’ingérer dans des questions de cette nature ; que les Américains n’avaient d’ailleurs aucun droit de propriété ni de pêche dans les îles Falkland, tandis que le titre de la République Argentine était incontestable. M. Slacum annonça alors que, si dans le délai de trois jours les décrets de 1829 n’étaient pas rapportés, et si on ne restituait pas la Henriette et tout ce qui avait été saisi à son bord, il allait envoyer aux îles Falkland le sloop de guerre américain le Lexington, qui se trouvait dans la rivière de la Plata, pour y protéger les navires de sa nation et user de représailles. Le ministre des affaires étrangères persista à refuser au consul des États-Unis le droit de s’ingérer dans cette affaire, qu’il affectait de considérer comme un différend privé entre Vernet et le capitaine de la Henriette, qui devait être jugé selon les lois du pays. Jusque-là, en effet, il avait soigneusement évité de rendre le gouvernement de la république responsable des actes de Vernet. Celui-ci n’est traité qu’une seule fois de commandant des Malvinas dans les lettres du ministre. Indépendamment de l’intérêt qu’avait la république, tout en approuvant la conduite de Vernet, à ne le considérer que comme un simple particulier, il faut remarquer que Vernet avait été nommé gouverneur des îles Falkland par le président Lavalle, renversé depuis par une révolution, et dont tous les actes avaient été déclarés nuls ; le gouvernement argentin ne pouvait donc, sans inconséquence, reconnaître à Vernet la qualité d’homme public.

La nouvelle de la saisie des sloops américains arriva aux États-Unis en novembre 1831, et fut communiquée au congrès par le président dans son message annuel. Le président annonçait que, le nom de la République Argentine ayant été employé à couvrir d’une apparence d’autorité des actes injurieux au commerce des États-Unis et à la propriété de leurs citoyens, il avait donné l’ordre d’envoyer des vaisseaux aux îles Falkland pour protéger les navires de l’Union ; il ajoutait qu’il allait faire partir sans délai un ministre pour Buenos-Ayres avec la mission d’examiner la nature des prétentions qu’élevait la République Argentine à la souveraineté de cet archipel, et de poursuivre une enquête sur les circonstances de la saisie de la Henriette et des deux autres schooners. En effet, M. Francis Baylies du Massachussets fut nommé, au commencement de l’année suivante, chargé d’affaires des États-Unis à Buenos-Ayres.

Cependant la question s’était compliquée dans l’intervalle. Le Lexington avait quitté le Rio de la Plata malgré les réclamations du gouvernement argentin, et avait jeté l’ancre devant le Port-Louis le 31 décembre 1831. Des canots armés avaient aussitôt transporté à terre des soldats et des matelots. Les lieutenans de Vernet et les personnes les plus importantes de l’établissement avaient été arrêtés et envoyés prisonniers à bord du navire américain. Les canons de la place avaient été encloués, les armes et les munitions de guerre détruites ou mises hors d’état de servir ; enfin les peaux de phoques ainsi que les autres dépouilles des schooners capturés par Vernet avaient été retirées des magasins et chargées sur un navire américain pour être transportées aux États-Unis et remises à leurs légitimes possesseurs. En rentrant dans le Rio de la Plata, le capitaine du Lexington annonça, par une lettre au ministre des affaires étrangères de Buenos-Ayres, qu’il était prêt à relâcher les prisonniers retenus à son bord, si la république acceptait la responsabilité de leurs actes, qui étaient aussi ceux de Vernet. Le ministre lui répondit que, Vernet ayant été nommé gouverneur politique et militaire des Malvinas par les décrets du 10 juin 1829, lui et tous les individus placés sous ses ordres n’étaient justiciables que devant les autorités de la république. Après cette déclaration ambiguë, qui, donnée deux mois plus tôt, eut tranché bien des difficultés, les prisonniers furent relâchés. Cela se passait à la fin de février.

Quatre mois après, M. Baylies arriva à Buenos-Ayres, et aussitôt il ouvrit la négociation dont il était chargé par une note dans laquelle il contestait à la République Argentine le droit de régler la pêche et la navigation sur toutes les côtes de la Patagonie, de la Terre de Feu et des îles Falkland. Il réclamait la liberté de ces parages et de tout l’océan, ainsi que le droit de pêcher et de s’établir sur les côtes et dans les baies non occupées ; enfin il demandait une réparation et une indemnité pour les pertes et dommages éprouvés par les citoyens des États-Unis en conséquence des pouvoirs illégaux confiés à Vernet. Le ministre de la République Argentine soutint, de son côté, les droits de son gouvernement à la propriété des îles Falkland en qualité d’héritier des droits de l’Espagne. Il évita avec soin de discuter le sujet du différend, de peur d’être obligé de se prononcer sur la légalité des décrets du 10 juin 1829, et porta le débat sur la violence commise par le capitaine du Lexington, qui, dans un temps de paix, avait attaqué un établissement de la république. Il déclarait que son gouvernement était déterminé à ne pas entrer dans la discussion des points en litige jusqu’à ce qu’il eût obtenu réparation des dommages causés par ce capitaine. M. Baylies reçut en même temps un mémoire de Vernet, dans lequel toutes les questions agitées entre les deux républiques étaient longuement discutées. Il n’y fit aucune réponse, et repartit bientôt après pour les États-Unis. À son arrivée, il y eut une motion dans la chambre des représentans pour demander communication de la correspondance relative aux îles Falkland. Le président Jackson refusa d’y faire droit, sous le prétexte que la négociation n’était que suspendue. Cependant le gouvernement argentin faisait imprimer à Buenos-Ayres tous les papiers relatifs à cette affaire, et bientôt après on les vit paraître en anglais à Londres.

C’est ainsi que se termina ce différend, sans recevoir, à proprement dire, de solution. Ce qui est étrange, c’est le langage tenu par M. Baylies ; on dirait qu’il n’avait été envoyé à Buenos-Ayres que pour soutenir la note présentée deux années auparavant par M. Woodbine Parish, et préparer la voie au succès des prétentions de l’Angleterre. Avant de quitter les États-Unis, il avait eu des conférences avec le ministre britannique, M. Fox, qui l’avait mis au courant de l’état de la discussion entre la Grande-Bretagne et la République Argentine, et lui avait donné communication des pièces échangées de part et d’autre et jusque-là tenues secrètes. Dans ses notes, M. Baylies s’étendit sur l’histoire des démêlés de la Grande-Bretagne et de l’Espagne au sujet des îles Falkland, et maintint que, malgré la réserve insérée dans la déclaration de la cour de Madrid en 1771, et l’abandon du Port-Egmont en 1774, les droits de la Grande-Bretagne à la possession exclusive des îles Falkland ne pouvaient être sérieusement contestés. C’est ainsi qu’il disait : « L’acte du gouverneur de Buenos-Ayres fut désavoué par l’Espagne, le Port-Egmont fut restitué par une convention solennelle. L’Espagne réserva pourtant ses droits antérieurs ; mais cette réserve était entachée de nullité, car elle n’avait aucun droit réel, pas plus à la découverte qu’à la prise de possession et à l’occupation premières. La restitution du Port-Egmont et le désaveu de l’acte par lequel l’Angleterre en avait été temporairement dépossédée, après discussion, négociation et convention solennelle, donnèrent au titre de la Grande-Bretagne plus de stabilité et de force, car ce fut une reconnaissance virtuelle de sa validité de la part de l’Espagne. La Grande-Bretagne aurait pu alors occuper toutes les îles Falkland, y former des établissemens, en fortifier tous les ports, sans donner aucun ombrage à l’Espagne. »

Le gouvernement anglais ne devait pas tarder à profiter de cette reconnaissance de ses prétentions. Aussitôt que les États-Unis se furent désistés des réparations qu’ils avaient paru vouloir exiger, c’est-à-dire vers la fin de 1832, le commandant de l’escadre anglaise en station sur la côte du Brésil reçut l’ordre de s’assurer sans délai de la possession effective des îles Falkland. Pendant l’absence de Vernet, le gouvernement du Port-Louis avait été remis à un Français ; mais les gauchos que Vernet avait introduits dans l’île pour lui servir de garde s’étaient révoltés contre leur commandant et l’avaient tué. C’est alors que le sloop britannique la Clio entra dans la baie du Port-Louis. Il y trouva en station un petit navire de guerre argentin qui voulut résister et s’opposer à la prise de possession. Sans écouter ses représentations, le capitaine anglais lui intima l’ordre de s’éloigner, en emportant tout ce qui appartenait aux citoyens de la République Argentine. Il descendit ensuite dans l’île, hissa le pavillon britannique, et s’éloigna après l’avoir laissé à la garde d’un Irlandais qui avait été au service de Vernet ; mais à peine fut-il parti que les gauchos se défirent de cet Irlandais et de tous ceux qui voulurent arrêter leurs excès. Ce ne fut que plusieurs mois plus tard que reparurent des navires anglais qui châtièrent les coupables et prirent définitivement possession du Port-Louis et de tout le groupe des îles Falkland.

Aussitôt que le gouvernement argentin eut connaissance de cet acte arbitraire, il adressa une protestation énergique au chargé d’affaires britannique à Buenos-Ayres, contre les prétentions de la Grande-Bretagne à la propriété des îles Falkland ; il chargea en même temps son ministre à Londres, M. Moreno, de réclamer la restitution de ces îles, et de demander une réparation de l’injure et des dommages causés par cette prise de possession. Lord Palmerston ne répondit que six mois après, le 8 janvier 1834, aux communications de M. Moreno, par une note d’une étendue considérable, dans laquelle il entassa tous les prétextes que lui fournit son aventureuse imagination pour couvrir des apparences du droit le bon plaisir du cabinet anglais.

Dans cette note, lord Palmerston remontait au principe des prétentions de l’Angleterre, c’est-à-dire à la découverte de Davis et d’Hawkins, et à l’exploration faite par Strong. Il résumait de la manière suivante le tableau historique des vicissitudes diverses de ces prétentions. « Les droits de l’Angleterre à la souveraineté des îles Falkland, disait le noble lord, n’ont jamais été contestés ; ils ont été nettement affirmés et soutenus durant les discussions avec l’Espagne en 1770, et la cour de Madrid ayant restitué à sa majesté britannique les places d’où les sujets anglais avaient été expulsés, la République Argentine ne pouvait pas raisonnablement attendre que l’Angleterre permît à aucune puissance d’exercer, en vertu des prétentions de l’Espagne, un droit qu’elle avait contesté à l’Espagne elle-même. » Il passait ensuite à l’examen des causes de l’abandon du Port-Egmont en 1774, s’efforçant de prouver, par de nombreux extraits de la correspondance entre le gouvernement anglais et ses ministres auprès de la cour de Madrid, qu’il n’avait pas existé de clause secrète, et que cet abandon se rattachait à un système d’économie commandé par de graves embarras politiques et financiers. Il en concluait naturellement que le titre de l’Angleterre était incontestable, et le seul valable. Toutefois, puisqu’il tenait tant à mettre dans leur jour le plus éclatant l’intégrité et la valeur du titre de la Grande-Bretagne à la propriété exclusive des îles Falkland, lord Palmerston n’aurait pas dû, ce nous semble, passer sous silence la convention de Nootka. Lord Palmerston n’ignorait pas sans doute que l’article VI de ce traité, tout en donnant à l’Angleterre le droit qui lui avait été jusque-là disputé de pêcher et de naviguer dans les mers et sur les côtes de l’Amérique du Sud, lui interdisait formellement de fonder aucun établissement, si ce n’est temporaire et seulement pour les besoins de la pêche, sur le continent américain et dans les îles adjacentes, au sud des possessions espagnoles. Comme on voit, cette restriction s’appliquait implicitement aux prétentions de l’Angleterre sur les îles Falkland. Personne ne s’y trompa en Angleterre, et les droits de la Grande-Bretagne sur ces îles, alors négligées et dédaignées, furent hautement revendiqués dans le parlement par M. Fox et M. Grey. Sans doute lord Palmerston, interrogé sur ce silence nullement involontaire, alléguerait pour excuse le peu d’importance attaché à ce traité par les Espagnols eux-mêmes, qui n’ont pas songé à en faire mention dans la reprise de leurs relations avec l’Angleterre depuis la rupture de 1795. La situation réciproque des deux puissances a éprouvé de si profondes modifications depuis cette époque, qu’il n’est pas surprenant que ce traité, conclu en 1790, ait été sitôt et comme d’un commun accord laissé dans l’ombre. Mais alors on pourrait demander à l’Angleterre de se prononcer nettement, car si elle admet que cette convention subsiste, son titre à la propriété des îles Falkland est mis à néant ; si, pour le maintenir, elle considère ce traité comme non-avenu, pourquoi l’invoque-t-elle pour réclamer la propriété exclusive du territoire de l’Oregon ? Puisqu’elle parle de droits, et qu’elle a la prétention de couvrir ses empiètemens du manteau de la justice, qu’elle choisisse entre les îles Falkland et la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord.

Quoi qu’il en soit, la République Argentine avait trop d’embarras intérieurs pour se préoccuper bien vivement de l’insulte faite à son pavillon et des intérêts de Vernet. Aussi la note de lord Palmerston, destinée seulement à justifier les entreprises de l’Angleterre aux yeux des États-Unis et des puissances maritimes de l’Europe, resta sans réponse, et la Grande-Bretagne est depuis cette époque demeurée maîtresse absolue et incontestée des îles Falkland. En prenant possession de ces îles, le gouvernement résolut de ne se hâter en rien et de prendre le temps de la réflexion avant d’adopter un parti définitif. C’est ce que prouvent clairement les volumineux papiers imprimés en 1841 et dans le mois d’avril dernier, par ordre du parlement. Ces papiers ne sont en quelque sorte que le procès-verbal d’une longue et minutieuse enquête sur l’état naturel du pays, les conditions du sol, les avantages et les désavantages qu’y rencontreraient l’agriculture, l’élève des bestiaux, sur les ressources qu’y trouveraient des émigrans, et la classe d’hommes qui serait la plus propre à y former une colonie.

Durant les premières années de l’occupation, les îles Falkland étaient sous la dépendance du conseil de l’amirauté, dont le premier soin fut de faire lever des cartes exactes des côtes et le plan de l’île orientale. Un lieutenant de vaisseau, ayant à sa disposition un sloop de guerre, était chargé de la police générale de ces parages, et de faire respecter les droits de l’Angleterre. Cet état de choses, nécessairement transitoire, fut conservé jusqu’au mois d’août 1841. À cette époque, les îles Falkland passèrent sous le régime du ministère des colonies et reçurent un gouverneur, le lieutenant de génie Moody. Les instructions de lord John Russell, alors secrétaire d’état de ce département, à cet officier prouvent qu’à cette époque le gouvernement était encore incertain sur le genre d’établissement qu’il convenait de fonder. Il attendait les observations de ce gouverneur pour décider s’il était préférable, dans l’intérêt de la marine et du commerce, le seul en vue jusque-là, d’occuper seulement un poste dans le voisinage du meilleur havre, ou de faire un appel à l’émigration ; s’il valait mieux, ce dernier plan adopté, prendre l’initiative de la colonisation, ou en remettre le soin à une compagnie privée. Cette prudente indécision était partagée par tous les hommes d’état anglais, car, un mois après, le cabinet whig était remplacé à la tête des affaires par l’administration de sir Robert Peel, et lord Stanley, chargé du ministère des colonies, approuvait tous les actes de son prédécesseur.

Le gouverneur Moody arriva au Port-Louis dans les premiers jours de janvier 1842. Il n’amenait avec lui qu’un détachement de mineurs et de sapeurs, qui devaient l’aider dans sa tâche d’agrimenseur. En ce moment, la population du Port-Louis se composait de gauchos employés pour le compte du gouvernement à chasser les bœufs sauvages nécessaires aux besoins des habitans et des navires qui relâchaient aux îles Falkland, d’un petit nombre d’individus, débris de la colonie introduite par Vernet, et de quelques Anglais occupés à la pêche et à la chasse des phoques : en tout cinquante-deux hommes, dix femmes, et seize enfans de l’un et de l’autre sexe. M. Moody commença par explorer les côtes des deux îles principales, et particulièrement celles de l’île orientale. Il lui avait été enjoint de rechercher et d’indiquer le meilleur havre pour y fixer le siége du gouvernement colonial. Déjà les officiers de marine avaient signalé les inconvéniens de celui de Berkeley-Sound, et avaient désigné le Port-William, à une très petite distance du Port-Louis, comme le plus propice. Après un mûr examen, M. Moody se rangea à leur avis. En effet, le Port-William est d’un accès plus facile, ouvert à tous les vents, et situé auprès de la pointe la plus orientale de tout l’archipel. Il a deux rades extérieures vastes et d’une grande sûreté. La passe du port proprement dit est large, profonde, et les navires du plus fort tonnage la traversent par tous les temps ; dans son enceinte tiendraient aisément vingt vaisseaux de ligne. Ces avantages devaient le faire préférer au Port-Louis ; aussi, quoique tout y fût à fonder et que le sol des environs fût moins favorable à la culture, le conseil de l’amirauté et le ministère des colonies n’hésitèrent pas à adopter le choix du gouverneur, et, comme on le voit par une dépêche de lord Stanley du 23 mars dernier, le siége de l’administration a été transféré au Port-William.

D’après les dernières communications faites par lord Stanley à la chambre des communes, un grand nombre d’Anglais établis dans les provinces de la Plata demandent à acheter des terres dans les îles Falkland, et n’attendent qu’une autorisation, pour y transporter des troupeaux et tout ce qu’ils possèdent. Des Écossais et des fermiers des comtés du nord de l’Angleterre arrivent au Port-Louis avec des moutons de la plus belle race. On a commencé à vendre des terres autour de l’enceinte tracée de la ville Anson, sur l’emplacement de l’ancien établissement espagnol, au prix de 8 shellings (10 fr.) l’acre. Dans les derniers mois de l’année qui vient de s’écouler, un navire de la marine royale était occupé à transporter du Cap-Horn au Port-Louis de jeunes arbres et des bois de charpente. Plusieurs gisemens de houille avaient été découverts à la surface du sol. L’analyse des échantillons qui ont été envoyés en Angleterre a donné les résultats les plus satisfaisans.

En passant dans le département des colonies, les îles Falkland étaient tombées sous l’empire de la législation de la métropole ; mais on ne trouvait pas encore dans ces îles les choses essentielles que les lois anglaises supposent en principe, c’est-à-dire une population capable de fournir les élémens d’une assemblée législative et d’un jury. Le gouverneur fut donc revêtu d’une autorité très étendue, mais purement discrétionnaire. Son action, comme le lui écrivait lord John Russell en lui remettant ses pouvoirs, devait être plus morale que légale ; il devait plus s’appliquer à persuader par la force de l’exemple, par l’empire d’une sage influence, qu’à gouverner et à administrer. Ce pouvoir, en quelque sorte paternel, était suffisant pour contenir une population qui comptait à peine cent habitans. Cependant, à mesure que les émigrations de la métropole et de l’Amérique du Sud, de races différentes, de mœurs plus ou moins policées, se dirigeaient vers les îles Falkland, il devenait nécessaire de fonder un pouvoir plus ferme et plus capable de diriger vers un but d’utilité commune ces élémens hétérogènes. Sur les instances de M. Moody, lord Stanley a présenté au parlement un bill pour l’organisation d’un gouvernement légal. En attendant que le projet du ministre des colonies reçoive la sanction des trois pouvoirs, voici le budget des îles Falkland tel qu’il a été voté par la chambre des communes pour l’année courante du 31 mars 1843 au 31 mars 1844.

Liv. sterl. Francs.
Gouverneur 
600  15,000
Magistrat 
400  10,000
Chapelain 
300  7,500
Chirurgien 
300  7,500
Arpenteur en chef 
200  5,000
Commis 
150  3,750
Travaux de l’arpentage, paie et subsistance des sapeurs et des mineurs 
600  15,000
Total des dépenses du gouvernement civil 
2,550  63,750
Instrumens d’arpentage et objets divers 
800  20,000
Constructions de bâtimens 
1,000  25,000
Dépenses totales 
4,350  108,750

Les îles Falkland dans les mains des Anglais ne seront pas seulement un point de relâche. Les conditions du sol leur ont marqué une industrie, l’élève des bestiaux. Dans un petit nombre d’années, comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie, les îles Falkland auront à offrir des laines, du poisson salé, de la viande fraîche et salée, des peaux, etc., en échange des produits manufacturés de la métropole, des farines du Chili et des États-Unis, des productions tropicales du Brésil, des bois de construction et de la chaux des états les plus voisins du continent américain. Viennent ensuite la chasse aux phoques et la pêche à la baleine, qui, à peu près abandonnées aujourd’hui dans ces parages, peuvent donner une grande importance à cet archipel. Les baleines sont abondantes dans les mers voisines, et les Anglais, qui semblent avoir volontairement délaissé ce genre d’entreprise, pourront s’y lancer avec une sorte d’encouragement, et partant avec plus de profit que leurs rivaux des États-Unis. Sous une sage administration, la chasse aux phoques doit devenir une source de richesses. Aujourd’hui cette industrie est entièrement dans les mains des Américains, qui, depuis que cette voie leur a été ouverte en 1786 par Ennerick, s’y sont adonnés avec le plus grand succès. Ces animaux, dont on confond les diverses espèces sous les noms vagues de loups, de chats, de lions, d’éléphans de mer, étaient autrefois fort abondans sur les côtes des îles Falkland. On évalue à plus de cinquante les navires qui les recherchent encore aujourd’hui dans les mers australes, et ce chiffre est évidemment trop faible. Les chasseurs et les naturalistes distinguent en trois espèces les phoques qui paraissent dans ces mers. La première ne donne qu’une huile grossière ; la seconde est recherchée pour sa peau avec laquelle on confectionne des cuirs excellens ; la dernière espèce, de beaucoup la plus précieuse, est revêtue d’un pelage dont la douceur soyeuse et l’éclat égalent les plus belles fourrures, et qui est fort demandé sur les marchés de la Chine.

Mais c’est évidemment vers les avantages que ces îles présentent à la navigation que le gouvernement anglais songe à tourner d’abord tous ses soins. Il est probable que, tout en appelant les émigrations de bergers et d’éleveurs de bestiaux, il se contentera, pour le moment, de former dans les havres les plus commodes de petits établissemens entièrement disposés pour la relâche. Depuis que la rapidité de la traversée est devenue un des principaux élémens de succès dans les spéculations commerciales, les capitaines n’aiment pas à se détourner de la route la plus directe et à s’arrêter, uniquement pour renouveler leurs provisions, dans des ports où ils sont souvent retenus plus qu’il ne leur convient, où ils paient des droits d’entrée fort élevés, et où ils courent la chance de perdre des hommes. D’autres inconvéniens les détournent de relâcher dans les ports de l’Océan atlantique. La rivière de la Plata est d’un accès difficile ; Sainte-Catherine, sur la côte du Brésil, manque de tout ce dont les équipages ont le plus besoin après une longue traversée ; le séjour de Rio-Janeiro et de Bahia est fort dispendieux ; Sainte-Hélène est trop à l’est, et tout y est d’une plus grande cherté et en moindre abondance qu’au Brésil. Au contraire, les îles Falkland semblent être comme un oasis pour tous les navires qui se rendent dans la mer du Sud et dans les mers australes. Elles sont à moitié de la route ; les ports y sont d’un accès facile, vastes, sûrs ; les vents y portent naturellement ; les marins anglais y jouiront de tous les priviléges de la nationalité. L’eau douce abonde sur toutes les côtes ; les équipages fatigués y trouvent jusque sur le rivage les plantes les plus anti-scorbutiques. Déjà le gouvernement a veillé avec une admirable sollicitude à ce que les navires en relâche au Port-Louis y trouvassent toujours, et à un prix très modique (2 d. ou 20 c. la livre) de la viande fraîche. Voilà assurément de grands avantages qui, en attendant le percement de l’isthme de Panama, doivent faire des îles Falkland un point de relâche naturel pour tous les bâtimens anglais qui naviguent entre la Grande-Bretagne et les possessions britanniques de la mer Pacifique.

Il ne serait pas surprenant que, pour compléter l’occupation de ces îles, le gouvernement anglais songeât à prendre possession des côtes de la Patagonie et des terres et îles adjacentes. En admettant même que la République Argentine ait succédé à tous les droits de l’Espagne, elle ne saurait prétendre à la propriété de ces contrées. La cour de Madrid n’y a jamais exercé la souveraineté en fait ; elle n’y a jamais eu ni officier ni autorité ; les naturels du pays ont constamment repoussé sa domination. Elle avait sans doute plus de droits à s’y établir que toutes les autres puissances, à cause du voisinage de ses possessions ; mais elle n’en a pas usé, et ces pays et ces îles sont rentrés dans le domaine commun et appartiennent au premier occupant. Il est permis de croire que les Anglais ne tarderont pas à se lasser des prétentions du gouvernement argentin de régler la pêche sur les côtes de ces terres, où il n’a aucun établissement. L’Espagne, il est vrai, exerçait ce droit sans contradiction, mais les temps de la domination exclusive de l’Espagne dans les mers d’Amérique ne sont plus ; les autres nations ont recouvré le droit imprescriptible de naviguer librement dans les mers ouvertes et dans les baies et les havres non occupés. Si l’on n’y prend garde pourtant, et si aucune puissance n’y met obstacle, l’Angleterre s’arrogera les droits exercés autrefois par la cour de Madrid.

Les projets des Anglais dans les îles Falkland et dans les mers adjacentes intéressent particulièrement les États-Unis. Outre le commerce considérable qu’ils font avec les républiques américaines, les ports de la Nouvelle-Angleterre voient sortir chaque année plus de trois cents navires armés pour la pêche de la baleine et la chasse aux phoques. Jusqu’à ce jour, il a été permis aux Américains d’user librement des îles Falkland. Ce privilége leur sera-t-il continué par la Grande-Bretagne, qui est intéressée à gêner et à restreindre leurs entreprises dans ces mers ? Cela est douteux. Les États-Unis n’ont aucune prétention à la propriété des îles Falkland, mais ils peuvent réclamer pour leurs navires le droit absolu et sans restriction de naviguer dans les parages de cet archipel, et de s’y livrer à leur gré à la chasse ou à la pêche ; ils peuvent exiger le libre accès des côtes et des baies, et il ne serait pas impossible que, dans un avenir plus ou moins éloigné, les îles Falkland fussent le sujet d’un conflit entre la Grande-Bretagne et les États-Unis.

Il est pénible d’avouer que ces entreprises de l’Angleterre touchent médiocrement les intérêts français. Tandis que les puissances maritimes, nos rivales, étendent à l’envi leurs relations sur toutes les mers du globe, nos armateurs semblent se renfermer dans les étroits bénéfices d’un monopole condamné à ne pas toujours durer. Dans l’état de torpeur où sont aujourd’hui en France les entreprises commerciales, notre pavillon est devenu à peu près étranger à ces mers, dans lesquelles nos pères, plus hardis et plus industrieux, recueillaient des profits énormes. Qu’importe à notre marine que l’Angleterre établisse des comptoirs et des points de relâche dans les îles Falkland et sur les terres adjacentes, qu’elle s’attribue le monopole de la pêche dans ces parages ? La chasse aux phoques est une industrie entièrement ignorée de nos marins, et des vingt-sept baleiniers sortis de Nantes et du Hâvre dans l’année 1841, combien sont allés tenter la fortune dans les lointaines mers australes ? Nos relations avec l’Amérique du Sud, qui offre un si vaste champ aux spéculations commerciales, sont stationnaires et se bornent à peu près au littoral de l’Atlantique, où elles luttent avec peine contre la concurrence des Anglais et des Américains du Nord. Dix navires seulement portant le pavillon français ont doublé, en 1841, le cap Horn. La somme de nos importations dans la mer Pacifique, c’est-à-dire dans les ports de la Nouvelle-Grenade, de Guatimala, du Pérou, de Bolivia, du Chili et de la république de l’Équateur, s’est à peine élevée, dans la même année, à 17 millions de francs, tandis que l’Angleterre a jeté dans ces six états pour plus de 62 millions de francs de produits manufacturés seulement. Que sera-ce quand les îles Falkland seront une colonie anglaise ?

Cet état de choses est déplorable ; il est indigne du rôle que la France est appelée à jouer dans ces mers, qui deviennent de jour en jour davantage le but des entreprises des Anglais et des Américains. Les intérêts de notre commerce, de notre industrie, réclament hautement la sollicitude du gouvernement, et une intervention plus éclairée que celle qui nous a valu l’occupation des îles Marquises et de la Société. Cette situation est-elle sans remède ? Non assurément. Nous n’avons pas dédaigné d’emprunter à l’Angleterre la forme et l’esprit de ses institutions politiques ; demandons-lui aussi le secret de sa puissance coloniale. Elle est depuis bien peu de temps maîtresse des îles Falkland, et pourtant, dans le petit nombre des actes de son administration, il y a pour nous un enseignement utile, immédiat, et qui ne devrait pas être perdu pour nos hommes d’état : c’est la prudence, on dirait volontiers la timidité qui a caractérisé toutes ses mesures ; c’est une sage hésitation à prendre un parti avant de connaître parfaitement les conditions naturelles du sol, et ce fait non moins remarquable, que tous les hommes d’état anglais, les tories aussi bien que les whigs, n’ont pas jugé indigne de la grandeur de leur pays, de proportionner les dépenses aux modestes débuts d’un établissement qui n’est pas destiné à devenir une colonie de premier ordre. — Il n’est pas sans intérêt non plus de suivre la tentative qui se fait aux îles Falkland, et ce sujet se rattachait intimement à l’ensemble de nos études sur la politique coloniale de l’Angleterre. L’histoire de l’occupation de cet archipel montre sous des faces diverses le génie du gouvernement anglais, qui de tout temps a mis au service de son ambition, ou plutôt des intérêts nationaux, un esprit d’entreprise, d’opiniâtreté et de prévoyance qu’on ne saurait trop admirer. Il est vrai qu’à ces grandes qualités s’unit trop souvent un mélange indéfinissable d’audace effrénée et de mauvaise foi, qui s’efforce de couvrir du manteau du droit les actes les plus injustes ; cela est incontestable. Blâmons tout à notre aise ce que l’on se plaît à appeler l’ambition insatiable de l’Angleterre, mais n’oublions pas que les lois de la morale privée n’ont jamais été en vigueur dans la grande morale, c’est-à-dire dans la conduite des nations, où les moyens les plus iniques ont souvent été mis au service des causes les plus saintes, et ont presque toujours été le fondement de la grandeur des empires. Ne condamnons pas dans l’Angleterre ce que nous admirons dans la politique de Richelieu, de Louis XIV et de Napoléon, qui ont fait successivement de la France l’arbitre des destinées du monde. Louons-la plutôt, imitons-la, quand ces instrumens de puissance, au lieu de servir à satisfaire une misérable ambition personnelle, tendent à agrandir le domaine de l’homme, à répandre les lumières de l’intelligence et les progrès de l’esprit humain.


P. Grimblot.
  1. La tourbe est très abondante dans toutes les îles Falkland et se trouve à une très petite profondeur. Il y en a de deux sortes : l’une est une terre de bruyère sèche, formée par la décomposition des radicules des empetrum et des vaccinium ; l’autre n’est que le produit de la décomposition des mousses et des fougères : celle-ci est fort grasse.
  2. Aussi l’énergique et brutal Junius, révolté de cet abus de mots, s’écriait, dans sa lettre du 30 janvier 1771 : « M. Buccarelli n’est pas un pirate et n’a pas été traité comme tel par ceux qui l’ont employé. Je sens ce qu’exige l’honneur d’un galant homme, quand j’affirme que notre roi lui doit une réparation éclatante. Où s’arrêtera donc l’humiliation de notre pays ? Un roi de la Grande-Bretagne, non content de se mettre de niveau avec un gouverneur espagnol, s’abaisse jusqu’à lui faire une injustice notoire. Pour sauver sa propre réputation, il ne craint pas de diffamer un brave officier et de le traiter comme un brigand, lorsqu’il sait, de science certaine, que M. Buccarelli a agi conformément aux ordres qu’il a reçus, et qu’il n’a fait absolument que son devoir. C’est ainsi qu’il en arrive dans la vie privée avec un homme qui n’a ni courage ni honneur. Un de ses égaux ordonne à un domestique de le frapper. Au lieu de rendre le coup au maître, cet homme se contente bravement de lancer une imputation calomnieuse contre la réputation du serviteur. »