Politique coloniale de l’Angleterre/01



POLITIQUE COLONIALE
DE L’ANGLETERRE.

I.
LE CANADA.

Il y a long-temps que l’Angleterre est proposée à la France comme un modèle à étudier, sinon à imiter entièrement. Presque exclusivement occupée, depuis un demi-siècle, du soin de se donner une constitution, la France ne semble connaître encore de l’Angleterre que le mécanisme de ses institutions intérieures ; mais nous n’avons plus à réaliser aujourd’hui les principes abstraits des théories constitutionnelles, et, dans la voie des affaires où nous sommes définitivement entrés, nous pouvons demander à l’histoire des développemens de la puissance anglaise des enseignemens plus utiles peut-être. Lors même que nous n’aurions à gagner à cette école aucune des mâles qualités, l’ardeur, l’habileté, l’esprit de suite, qui fondent et soutiennent la puissance politique, des intérêts presque toujours hostiles devraient nous commander de connaître à fond le génie d’un peuple sur la véritable grandeur duquel il serait aussi funeste que puéril de se laisser aveugler par des susceptibilités nationales.

L’opinion générale sait une chose vraie de l’Angleterre : c’est que les lois mêmes de sa nature lui imposent la nécessité d’accroître continuellement sa domination. La production des richesses est l’unique mobile du peuple anglais. Tout a concouru à assigner ce grand intérêt pour unité d’action à ses travaux et à sa politique : les conditions physiques du sol qu’il habite, qui en ont fait le peuple le plus industriel de la terre ; sa situation insulaire, qui lui a fourni par le commerce et la marine les moyens immédiats de répandre ses produits sur tous les marchés du monde ; enfin sa constitution aristocratique. La disproportion des fortunes, la concentration permanente de richesses prodigieuses entre les mains d’un petit nombre de familles, excitent ce besoin d’aisance, cette ambition des richesses, qui inspirent aux Anglais, dans la conquête des biens matériels, tant d’activité et d’audace, qu’un de nos plus illustres écrivains a pu dire qu’ils mettent une sorte d’héroïsme dans la manière dont ils font le commerce. Les circonstances qui leur ont donné les deux plus puissans instrumens de la production des richesses, l’industrie et le commerce, les obligent à chercher sans cesse des débouchés, à s’ouvrir par la force ceux que la force veut leur fermer, à s’en créer même en improvisant, si l’on peut s’exprimer ainsi, de nouveaux peuples, de nouveaux empires. Les colonies sont en effet le débouché le plus utile et le mieux assuré que puisse avoir une nation productrice. La partie entreprenante de sa population y trouve les moyens d’acquérir rapidement les biens matériels que le sol natal lui refuse ; étroitement unies au peuple qui les a formées par l’origine, les mœurs, les intérêts, les colonies lui communiquent par mille canaux les fruits de leur prospérité, et si l’on songe que le lien qui les rattache à la mère-patrie est le gage de cette solidarité de fortune, on comprendra que la politique coloniale soit une des branches les plus importantes de la politique anglaise.

Cette politique éprouva sans doute un grand échec lorsque les Anglo-Américains se détachèrent de la métropole. Cependant l’Angleterre ne perdait pas tout dans l’Amérique septentrionale. La nature semble avoir divisé ce vaste continent en deux parties presque égales, dont la ligne de séparation est marquée par ces grandes mers intérieures qui déversent de gradin en gradin leurs eaux surabondantes, et les envoient à l’Océan dans le long et magnifique canal du Saint-Laurent. La partie qui s’étend au sud de cette ligne est celle que s’est appropriée la race anglaise émancipée ; celle qui descend vers le pôle par une faible pente est demeurée le domaine de l’Angleterre ; c’est là que le gouvernement britannique a repris, à côté de la république dont il était près de reconnaître l’indépendance, le travail de colonisation auquel deux siècles avaient suffi pour donner naissance à un puissant empire.

Depuis les frontières septentrionales des États-Unis jusqu’aux glaces polaires, l’Amérique anglaise ne présente pas, il est vrai, sur toute sa surface les magnifiques ressources du territoire de l’Union ; mais, depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’à ceux de l’Océan pacifique, la partie de cette région que la nature n’a pas rendue rebelle au travail de l’homme ouvre encore un champ immense à l’exploitation. La rigueur du climat durant la saison d’hiver y est compensée par la fertilité du sol ; le terrain y est peu accidenté ; des fleuves le parcourent en tout sens ; des lacs nombreux, dont quelques-uns sont les plus considérables du globe, y offrent d’admirables moyens de communication naturelle, qui semblent appeler la civilisation. La partie de cette grande contrée, le Canada, dont la colonisation s’est emparée, est celle qui borde le Saint-Laurent et s’avance jusqu’aux bords des lacs les plus rapprochés de l’Atlantique. Cette colonie est couverte aujourd’hui d’établissemens sur une longueur de plus de quatre cents lieues, et sur une largeur qui en atteint quelquefois soixante. Sa population, que l’on a vue doubler en une période de quinze années, est en ce moment de plus de douze cent mille ames, et l’on ne saurait considérer l’immensité des solitudes qu’il reste encore à défricher jusqu’aux rives de l’Océan pacifique sans être frappé de l’importance que l’avenir réserve à ces possessions anglaises !

Cependant, s’il y a bientôt un siècle que la guerre a fait tomber le Canada au pouvoir de l’Angleterre, on peut dire que ce n’est que depuis deux ans qu’elle en a véritablement achevé la conquête. Jusqu’alors elle n’a pu s’y développer librement. Lorsqu’elle s’en empara, des nécessités temporaires l’obligèrent d’abord à ménager la population française qui l’habitait. À la faveur des garanties que la politique anglaise fut forcée de lui accorder, cette population s’accrut en conservant sa nationalité. Mais le gouvernement britannique voulut bientôt neutraliser et annuler ces garanties, qui protégeaient des intérêts nécessairement hostiles aux intérêts anglais, par cela seul qu’ils ne leur étaient pas identiques. Alors s’engagea entre les droits acquis des Français et l’intérêt de la Grande-Bretagne une lutte qui, après s’être maintenue pendant près de quarante années dans les voies constitutionnelles, s’est terminée enfin par une solution violente à l’avantage de l’Angleterre. Cette lutte est un des épisodes les plus remarquables de la politique anglaise ; il est indispensable d’en rappeler les principaux caractères pour faire connaître le Canada, et donner une idée de l’état et de l’avenir de la puissance britannique dans l’Amérique du Nord.

Lorsque le Canada fut cédé à l’Angleterre en 1763, la colonisation y était encore fort peu avancée. L’occupation française avait duré un siècle et demi, et la population ne s’élevait guère qu’à soixante mille ames. Durant la même période, les colonies voisines avaient pris un si grand développement, qu’elles comptaient à cette époque trois millions d’habitans. C’est un préjugé presque invincible aujourd’hui que le génie français est absolument impropre aux entreprises de colonisation. Parmi les nombreux échecs sur lesquels cette opinion est fondée, l’insuccès de notre établissement canadien n’est pas un des faits allégués les moins considérables ; mais l’histoire de cette colonie prouve que ce n’est pas à un vice inhérent à notre caractère national qu’il faut attribuer ce triste avortement : l’impéritie et la négligence du gouvernement français de cette époque doivent seules en être accusées. De même que l’industrie et le commerce, les colonies ne peuvent prospérer qu’à la faveur d’un régime de liberté : le Canada fut livré, au contraire, à un système de monopole qui en paralysa toutes les ressources. Sous l’administration de l’Angleterre, le nombre des Canadiens français a plus que décuplé.

Aussitôt que la Grande-Bretagne fut entrée en possession du Canada, une proclamation de la couronne jeta les premières bases de l’administration de cette nouvelle colonie, sous le nom de gouvernement de Québec. Le roi y annonçait qu’aussitôt que les circonstances le permettraient, il donnerait à ses nouveaux sujets des institutions représentatives semblables à celles des autres colonies anglaises de l’Amérique du Nord. Jusque-là la couronne se réservait la faculté d’ériger et de constituer des cours de justice pour le jugement de toutes les causes civiles et criminelles, conformément à la loi et à l’équité, et, autant que possible, aux lois anglaises, avec liberté, pour les personnes qui croiraient avoir à se plaindre de la justice ainsi administrée, de recourir au conseil privé de la Grande-Bretagne.

Cette proclamation montrait que l’Angleterre n’avait pas encore de système arrêté pour l’administration du Canada. Sans doute le gouvernement anglais se proposait comme but général de faire entrer les Canadiens français dans l’unité de la nationalité britannique ; mais c’était une œuvre difficile, et il était permis d’hésiter sur le choix des moyens qui devaient en préparer l’accomplissement. En effet, par les lois civiles et criminelles, par la religion, par les mœurs, par la langue, en un mot par tout ce qui constitue une nationalité, le Canada différait absolument de sa nouvelle métropole. C’était surtout dans les lois qui réglaient la constitution et la transmission de la propriété, lois radicalement opposées à celles de l’Angleterre, que l’obstacle paraissait insurmontable.

Lorsque les Français s’établirent d’une manière définitive dans le Canada, des concessions considérables de terres furent faites, au nom du roi, seul propriétaire du sol, aux officiers civils et militaires qui avaient pris part aux travaux de l’établissement. Les concessions, qui avaient communément de deux à six lieues carrées de superficie, étaient accordées dans les termes de la législation féodale qui régissait alors la France, à titre de francs-aleux, de fiefs, de seigneuries. Ces propriétaires, à leur tour, les distribuaient aux soldats vétérans ou aux autres colons pour une redevance perpétuelle. Il y eut ainsi dès l’origine, dans le Canada, deux sortes de propriétés, deux classes de propriétaires : il y eut la propriété noble, seigneuriale, et la propriété tenue en roture ; il y eut la classe des seigneurs, et celle des tenanciers, des censitaires. Telle est encore aujourd’hui la constitution de la propriété dans le Bas-Canada. La seigneurie reconnaît la suzeraineté du roi, duquel seul elle relève, par un droit auquel elle est soumise lorsqu’elle est transférée par donation ou par vente : c’est le droit du quint, qui représente la cinquième partie de la valeur de l’immeuble transféré ; il est à la charge du cessionnaire, qui jouit d’une remise ou rabat d’un tiers lorsqu’il l’acquitte immédiatement. Quand il passe aux mains d’un héritier collatéral, le fief est également soumis à un droit, celui de relief, c’est-à-dire que le propriétaire doit payer à l’état la valeur d’une année de son revenu. Les fermiers, nommés tenanciers ou censitaires, qui tiennent en roture les terres du seigneur, sont liés envers leur seigneur par des obligations particulières. Ils lui doivent le paiement d’une rente de un à deux sous par arpent, ou des redevances en nature à peu près de même valeur, et ils sont tenus de faire moudre leur blé au moulin du seigneur ou moulin banal, où ils laissent un quatorzième pour droit de mouture. Lorsqu’il vend un immeuble, le roturier canadien paie encore un droit connu dans notre ancienne législation sous le nom de lods et ventes : c’est le douzième du prix de l’immeuble ; le seigneur conserve le droit de préemption au plus haut prix offert, nommé au Canada, comme autrefois en France, droit de retrait. Enfin le tenancier est soumis aux droits de pêche, de chasse, etc. ; s’il est catholique, il est tenu de donner au curé le vingt-sixième du blé qu’il récolte, et de contribuer, selon ses moyens, à la construction et aux réparations de l’église et du presbytère. De son côté, le seigneur a aussi des obligations envers ses tenanciers. Il doit, par exemple, laisser ouvrir des routes jusqu’aux parties les plus reculées de son fief ; il doit veiller au bon état des moulins ; il ne peut vendre ses forêts, il est obligé de les concéder, et, sur son refus, le réclamant peut en obtenir du roi la concession ; dans ce cas, les redevances appartiennent à la couronne.

Jusqu’en 1663, l’autorité des gouverneurs avait été absolue dans le Canada, même en matière judiciaire ; à cette époque, un tribunal fut établi à Québec, et l’on y adopta comme système de législation les ordonnances du roi, la coutume de Paris, et la jurisprudence des arrêts du parlement de Paris. Sous l’empire de cette législation, les Canadiens s’accoutumèrent à un mode de succession entièrement contraire à la loi de primogéniture en vigueur en Angleterre. Les terres tenues en roture étaient partagées également entre tous les enfans. Parmi les seigneurs, le fils aîné était légèrement favorisé ; il héritait de droit du manoir et du jardin contigu. Quant à la propriété patrimoniale, s’il y avait un autre enfant, il héritait des deux tiers, et de la moitié s’il y avait plusieurs enfans entre lesquels l’autre moitié était partagée.

Le gouvernement anglais eut la prudence de ne pas attaquer ouvertement ce système de propriété. Il se contenta, pour modifier progressivement un ordre de choses qui devait maintenir une barrière entre la population française du Canada et l’élément britannique, de donner autorité à la législation de la métropole, attendant, avec confiance du temps et de la pratique plus ou moins amendée de cette législation l’absorption des coutumes canadiennes dans le sein de l’unité britannique. Ce système négatif, qui laissait à la volonté du juge l’application des lois britanniques, ne tarda pas à froisser les Canadiens. L’introduction des statuts anglais, dont l’esprit, en matière civile surtout, était si éloigné des lois auxquelles ils étaient accoutumés, leur parut odieuse. Non-seulement ces lois leur rappelaient la domination étrangère, mais elles leur étaient inconnues ; elles étaient rédigées dans une langue qu’ils n’entendaient pas, et l’inextricable dédale de la procédure anglaise les épouvantait.

Heureusement pour les Canadiens, des circonstances particulières obligèrent le gouvernement anglais à tenter de se concilier à tout prix leur attachement et leur fidélité. La lutte entre la Grande-Bretagne et les colonies de l’Amérique du Nord venait d’éclater. Dans la crainte que les Canadiens ne se joignissent à leurs voisins révoltés, le ministère anglais écouta leurs plaintes. En 1774, lord North présenta au parlement un bill pour le gouvernement de la province de Québec. Le préambule de ce bill annonçait que ses dispositions étaient conçues conformément aux désirs et aux sentimens exprimés par les Canadiens ; on y reconnaissait que les lois françaises sous lesquelles ils avaient vécu si long-temps étaient les plus convenables à leur situation. Ce bill précisait les limites de la colonie, révoquait les déclarations contenues dans la proclamation de 1763, et rétablissait les lois et coutumes françaises concernant la propriété, et la jurisprudence connue sous le nom de coutume de Paris. La loi criminelle anglaise, plus libérale que celle de France, et le jugement par jury en matières criminelles, étaient conservés ; la religion catholique était reconnue comme religion du Canada. Quant au gouvernement, sur l’exercice duquel les Canadiens, à peine sortis du despotisme de l’administration française, étaient assez indifférens, il fut confié à un fonctionnaire spécial nommé par la couronne, assisté d’un conseil, qui ne pouvait faire que des ordonnances et n’avait pas le pouvoir de lever des impôts. Dans la même année, le parlement, qui soutenait ailleurs par les armes le droit qu’il s’était arrogé de taxer les colonies, établit par un autre bill de nouveaux impôts en remplacement de ceux que le Canada avait payés sous le gouvernement français, et qui, devant la résistance des négocians anglais, avaient cessé d’être perçus.

Le premier de ces bills rencontra dans la chambre des communes une vive opposition. Lord North n’avait pas de peine à justifier cet acte dicté par une politique habile, qui se couvrait des apparences de la générosité et de la justice ; mais les whigs, ses adversaires, l’attaquèrent avec force du point de vue de l’orgueil national. C’était à leurs yeux un scandale que, dans une colonie anglaise, un ministre anglais travaillât à développer une autre nationalité, d’autres lois, une autre religion que celles de la Grande-Bretagne. L’intérêt du présent ne les aveuglait pas sur les dangers que cette politique gardait à l’avenir. « Je sais, disait Thomas Townshend, un des hommes d’état les plus considérés de son temps, que l’opinion dominante ici est que ce que nous avons de mieux à faire à l’égard du Canada, c’est d’en faire une colonie française, d’en éloigner les Anglais autant que possible, et de les empêcher de se mêler aux Canadiens. Ce pays, dit-on, a la religion qui lui convient, les lois qui lui conviennent ; qu’il soit gouverné comme il l’était avant qu’il nous appartînt. Ce système est-il aujourd’hui praticable ? Je n’ai pas la prétention de le décider ; mais, dans mon humble opinion, s’il est praticable, il n’est pas d’une bonne politique. Si les Canadiens n’ont pas d’avantages (je crois pour moi qu’il y en a) à passer du régime des lois françaises sous celui des lois anglaises, avec leurs inclinations françaises, avec leurs lois françaises, avec leur religion française, en un mot, n’ayant rien chez eux qui ne soit français, excepté le sujet de l’Angleterre placé à leur tête ; — les Canadiens, je le demande, ne finiront-ils pas un jour par repousser la seule partie de leur gouvernement qui ne soit pas française ? » L’avenir a failli justifier ces craintes, mais le succès immédiat des bills présentés par lord North en prouva et l’opportunité et la prudence. Les Canadiens, satisfaits de la réparation qu’ils avaient obtenue, refusèrent obstinément de prendre aucune part à l’insurrection américaine, et demeurèrent les fidèles sujets de la Grande-Bretagne.

Le bill de 1774 avait donné la plus grande extension possible au système qui avait pour but de favoriser la nationalité française. Le système de ce bill fut poussé si loin, qu’aucune concession de terres ne fut faite à des colons anglais jusqu’en 1796. Mais à cette époque, les besoins de la politique britannique avaient changé ; la république américaine avait été officiellement reconnue ; aucun intérêt pressant ne commandait plus de favoriser la nationalité française. Au contraire, il fallait songer à ouvrir un nouveau débouché à cet excès de population qui, depuis tant d’années, s’écoulait dans les colonies devenues indépendantes. Le territoire canadien, encore inexploité sur la plus grande partie de sa surface, offrait aux instincts colonisateurs de la Grande-Bretagne un champ illimité qu’il fallait leur préparer. Il importait d’ailleurs de placer dans le Canada un point de ralliement pour les loyalistes anglo-américains et les soldats des armées débandées, que la cessation de la guerre laissait sans moyens assurés d’existence.

Ces intérêts portèrent M. Pitt, en 1791, à présenter au parlement un nouveau bill pour le gouvernement du Canada. Ce bill respectait la nationalité française, mais il partageait la colonie en deux provinces, le Haut et le Bas-Canada. Afin de contrebalancer l’influence de la race française, qui, dans le Bas-Canada, avait grandi et prospéré sous le régime de la loi de 1774, le bill assignait à la nationalité anglaise le haut-Canada, placé exclusivement sous l’empire de la législation anglaise, et destiné à attirer le mouvement de l’émigration. Les deux provinces étaient régies par une constitution particulière, semblable à celle de la Grande-Bretagne ; l’une et l’autre avaient une assemblée élective qui représentait la chambre basse de Westminster, un conseil législatif analogue à la chambre des lords, mais dont les membres étaient nommés à vie par le gouverneur de la province. Les nouvelles concessions de terres devaient être tenues, conformément à la loi anglaise, en free and common soccage ; l’habeas corpus était établi ; les lois d’intérêt local étaient laissées à l’initiative des assemblées provinciales. De vastes étendues de terre étaient allouées au clergé anglican, et, dans celle des deux provinces dont la majorité des habitans était catholique, la législature devait pourvoir à l’entretien de son clergé. Le gouvernement ne se réservait que les lois de douane, mais en laissant l’emploi des revenus à la législature provinciale, conformément à l’acte déclaratoire de 1778, par lequel le parlement britannique s’interdisait à l’avenir le droit de lever des taxes dans les colonies au profit de la métropole.

Telles étaient les principales dispositions de ce bill. Au point de vue politique, on y reconnaît l’habileté du grand ministre qui gouvernait alors l’Angleterre ; mais au point de vue constitutionnel, il renfermait des vices, prémédités sans doute, qui n’échappèrent pas à l’illustre Fox. Dans plusieurs discours, cet ami loyal et désintéressé de la liberté les signala hautement, et, à plusieurs égards, le temps lui a donné raison. Il blâma les allocations de propriétés faites au clergé anglican, qu’il trouvait, avec raison, énormes : c’était la septième partie de toutes les terres qui seraient concédées à l’avenir. Il s’éleva contre la constitution du conseil législatif, destiné à jouer le rôle de chambre haute, et, montrant que cette assemblée, recrutée par le choix du gouverneur, ne pouvait être considérée comme indépendante, il demanda qu’elle fût soumise au mode d’élection qui régit le sénat des États-Unis. Suivant lui, le bill ne donnait aux Canadiens que le fantôme des institutions libérales de la métropole. « Il faut, disait-il, conserver le Canada à l’Angleterre par la libre volonté de ses habitans. Pour y arriver sûrement, il faut faire en sorte que les Canadiens reconnaissent que leur situation n’est pas inférieure à celle de leurs voisins ; il faut qu’ils n’aient rien à envier à aucune partie de notre gouvernement. Cela ne serait pas si le bill était adopté, puisqu’il leur donnerait l’apparence d’une constitution, tout en leur en refusant la substance. » Malgré la justesse de ces observations, le bill fut voté dans les termes proposés par M. Pitt.

Lorsque les Anglais s’étaient emparés du Canada, les familles riches et éclairées avaient abandonné la colonie, il n’y était resté que les paysans et le bas clergé, qui acquit sur ces masses ignorantes un ascendant qu’il a conservé jusqu’à nos jours. La population française du Canada avait donc à se former elle-même. Encore trop inexpérimentée en 1791 pour pouvoir apprécier les avantages des droits politiques, elle ne vit d’abord que d’un œil indifférent les institutions que lui donnait l’Angleterre. Dans la première chambre d’assemblée qu’elle fut appelée à élire, elle n’envoya guère que des Anglais. Cependant ses intérêts négligés ou froissés lui firent ouvrir les yeux sur la valeur des priviléges qui lui avaient été accordés, et, à mesure que son éducation politique se faisait, elle comprit que la tendance de la constitution de 1791 était de favoriser exclusivement le développement de l’esprit britannique. Les Canadiens n’avaient qu’un organe dans la législature, tandis que la métropole s’en était assuré deux, le gouverneur et le conseil législatif, qui ne pouvait avoir d’autres intérêts que les siens. Il est dans la nature de toute assemblée élective de se tenir en garde contre le pouvoir exécutif. La chambre du Bas-Canada, qui représentait une autre nation que celle qui exerçait la souveraineté, ne pouvait prendre une position différente. Elle avait à craindre de se voir enlever par les empiétemens de la race anglaise les institutions et les mœurs qui constituaient sa nationalité. D’ailleurs, cette attitude de défiance, d’opposition, qui ne tarda pas à devenir de l’hostilité ouverte, lui fut commandée par les provocations du gouvernement. C’est un fait incontestable, reconnu par les Anglais eux-mêmes, comme le prouvent les paroles suivantes, extraites du rapport présenté par les commissaires, lord Gosford, sir George Gipps, sir Charles Grey, nommés, en 1835, par le ministère pour examiner sur les lieux les griefs des Canadiens : « La chambre d’assemblée s’aperçut bientôt de l’importance des fonctions que la constitution lui confiait ; seul, le gouvernement tarda à comprendre les devoirs qui lui étaient prescrits, ou, s’il les comprit, à les reconnaître et à réfléchir avec une prudente prévoyance aux conséquences de ses actes. Au lieu de donner à sa politique une direction qui pût lui gagner la confiance de cette chambre, il prit malheureusement pour système de s’appuyer exclusivement sur le conseil législatif. Il semble que l’on ait regardé l’existence d’une majorité de Français canadiens dans l’assemblée comme une raison suffisante pour maintenir une majorité d’Anglais dans le conseil législatif, car on se départit bientôt du principe adopté d’abord de partager également les nominations entre les Français et les Anglais. Ainsi, presque dès le commencement, le conseil et l’assemblée furent placés dans un état d’antagonisme. »

Lord Glenelg, qui était secrétaire d’état pour les colonies, lorsque, en 1837, les affaires du Canada en vinrent à une crise extrême, et qui certes ne peut être accusé d’indulgence à l’égard des Canadiens, reconnaît d’une manière non moins formelle les torts primitifs du gouvernement anglais : « La constitution de 1791 n’a pas été réellement pratiquée, on peut le dire, dans les premières années. Il eût été très avantageux au peuple canadien qu’elle eût été sincèrement mise à exécution. Mais le gouvernement prit parti pour une race contre l’autre ; il se déclara pour la race anglaise, au lieu de rester dans son rôle naturel de médiateur et d’arbitre. Tous les honneurs, toutes les fonctions lucratives affluaient au même canal, et, pour les Canadiens, les institutions populaires furent ainsi séparées de toute participation à l’administration. »

Les Canadiens, se voyant exclus de l’administration de la colonie, s’habituèrent à regarder avec défiance et jalousie les fonctionnaires dont les intérêts et les sentimens leur étaient hostiles. La chambre d’assemblée voulut regagner, par le contrôle qu’elle pouvait exercer sur l’administration, l’influence que la constitution de 1791 lui avait en apparence départie. Ce fut sur le terrain des intérêts financiers que la lutte s’engagea d’abord. Les revenus de la colonie se divisaient en trois branches : ceux qui étaient votés par la législature canadienne, ceux qui provenaient des droits établis par le gouvernement britannique, et enfin le revenu spécial de la couronne, composé des produits des postes, des anciennes propriétés des jésuites, des droits de quint et de lods et ventes, des concessions de terres et de forêts. De ces trois branches du revenu, les deux dernières seulement étaient à la disposition de l’administration ; mais, les besoins de la colonie croissant avec sa population et l’étendue de ses établissemens, elles devinrent insuffisantes à couvrir les dépenses. La chambre d’assemblée, saisissant cette occasion de s’emparer du budget de la colonie, offrit au gouvernement anglais de prendre toutes les dépenses coloniales à sa charge. Cette proposition fut repoussée d’abord par l’administration, qui craignait de devenir responsable de la chambre d’assemblée. Cependant, les dépenses continuant à s’augmenter, et la métropole étant elle-même accablée sous les embarras financiers dans lesquels l’engageait sa lutte avec Napoléon, l’administration coloniale fut contrainte d’accepter l’offre des Canadiens. Pour assurer son indépendance, elle tenta, mais inutilement, d’obtenir que les dépenses du gouvernement fussent votées en bloc, se réservant de fixer elle-même les articles de son budget et la répartition des traitemens. Cette prétention se représenta plusieurs fois et sous diverses formes ; elle fut obstinément et unanimement repoussée par la chambre. Enhardie par ces succès et la justice de ses réclamations, l’assemblée voulut réaliser alors le dessein qu’elle avait conçu depuis long-temps de rendre les officiers publics responsables. Elle demanda à examiner les comptes du receveur-général de la province : ils lui furent refusés pendant plusieurs années ; enfin, devant la menace du refus du budget, le gouverneur fut obligé de céder. L’examen des comptes du receveur-général signala un déficit de 2,500,000 francs. De si coupables malversations redoublèrent la sévérité de la chambre envers les fonctionnaires et l’affermirent dans sa résolution. Le conflit s’envenima de plus en plus. Le gouverneur-général refusant de laisser voter le budget par articles, la chambre, de son côté, refusa les subsides. Lord Dalhousie ouvrit de sa propre autorité les caisses publiques, et y puisa l’argent dont l’administration avait besoin. Contre un tel abus de pouvoir, la chambre d’assemblée n’avait qu’un recours, celui du parlement anglais, devant lequel elle porta plainte.

M. Huskisson était alors à la tête du département des colonies. Il saisit cette occasion pour signaler à la chambre des communes les vices de la situation du Canada, et proposa de nommer une commission d’enquête. Le rapport de cette commission fut favorable aux Canadiens : il blâmait énergiquement la conduite partiale de l’administration coloniale, soutenue par le conseil législatif, et voici dans quels termes il reconnaissait la légitimité des prétentions de la chambre d’assemblée sur la question financière : « Votre commission ne saurait terminer ses observations relativement à cette partie de son enquête sans appeler l’attention de la chambre sur ce fait grave, que, dans le cours de ce différend, le gouvernement colonial a jugé convenable de recourir à une mesure que rien ne pourrait justifier, si ce n’est la plus extrême nécessité : nous voulons dire qu’il a disposé de revenus considérables de la province, s’élevant à non moins de trois millions, sans le consentement des représentans du peuple, sous le contrôle desquels l’emploi de ces sommes est placé par la constitution. Votre commission ne peut qu’exprimer son profond regret que, dans une colonie britannique, et pendant tant d’années, on ait laissé subsister cet état de choses, sans qu’aucune communication ait été faite au parlement à cet égard. » Conformément aux conclusions de la commission de 1828, lord Goderich, aujourd’hui lord Ripon, secrétaire d’état pour les colonies, fit voter en 1831, par le parlement anglais, un acte qui abandonnait à la législature canadienne la plus grande partie des fonds sur lesquels elle demandait d’exercer son contrôle. Le gouvernement anglais s’attendait à ce que la chambre d’assemblée votât en retour une liste civile fixe pour assurer les dépenses du gouvernement exécutif de la province, qui ne s’élevaient pas à moins d’un million de francs, mais de nouvelles complications empêchèrent que cet arrangement se réalisât.

Cet acte fut l’unique résultat que procura aux Canadiens la commission de 1828 : sur tous les autres points, l’administration persista dans son ancien système, et une lutte directe s’engagea entre le conseil législatif et la chambre d’assemblée. Plusieurs mesures d’un intérêt immédiat pour la colonie, proposées par la chambre élective, furent systématiquement rejetées par le conseil législatif. La chambre d’assemblée ne vit dès-lors qu’un seul remède aux maux dont elle se plaignait, une réforme du conseil législatif qui permît à la population canadienne d’exercer réellement sur l’administration intérieure l’influence que l’Angleterre avait solennellement accordée en 1778 à toutes ses colonies ; elle refusa le budget (1833), et elle rédigea quatre-vingt-douze résolutions, déclarant qu’elle ne voterait de subsides que lorsqu’elle aurait obtenu le redressement des griefs qu’elle y énumérait. Ses réclamations portaient sur quatre chefs principaux : elle se plaignait que le contrôle du revenu provincial ne lui fût pas entièrement abandonné, et que les comptes des dépenses lui fussent refusés ; elle accusait de partialité l’administration de la justice ; elle rappelait que les réformes qu’elle avait proposées pour rendre la justice moins dispendieuse et d’un accès plus facile avaient été refusées par le conseil législatif ; elle se plaignait que, par esprit de parti, le conseil législatif eût fait fermer seize cents écoles primaires ; elle signalait les tendances générales de l’administration, qui, par ses injustes préférences, fomentait des jalousies, des défiances ; elle se plaignait, en un mot, d’être privée du gouvernement de ses propres affaires.

Mais, avant d’exposer les conséquences de la détermination extrême de la chambre d’assemblée, je crois utile de présenter un aperçu rapide de la situation à laquelle le Bas et le Haut-Canada étaient simultanément parvenus au moment où une solution violente devait terminer la lutte entre la race anglaise en partie gagnée par d’injustes préférences, et la race française défendant les principes de liberté qui seuls pouvaient la protéger contre le système d’infériorité politique dont elle souffrait depuis tant d’années.

En 1836, la population du Bas-Canada s’élevait à environ 700,000 ames, dont 550,000 appartenaient à la race française. Le recensement officiel de 1831 porte que 50,824 familles étaient adonnées à l’agriculture, et 2,500 seulement engagées dans le commerce[1]. Les caractères les plus saillans de cette population rappellent son origine française. On lui reproche trop de penchant au plaisir, de la légèreté, peu de suite dans la conduite, peu de persévérance dans le travail, défauts que fait ressortir davantage le contraste de l’esprit grave, sévère, laborieux et entreprenant de la population de race saxonne. Les qualités du cœur compensent chez les Canadiens les qualités plus solides, mais moins aimables, du caractère anglais. Les Anglais sont les premiers à reconnaître leur franchise, leur loyauté, leur générosité. M. Ellice disait en 1838, dans la chambre des communes, qu’il n’avait jamais rencontré de peuple d’un plus heureux naturel (that he had never met with so contented, so happy, so good a people). Malgré l’exagération de ses préjugés de race et ses antipathies contre tout ce qui est Français, lord Stanley les jugeait aussi favorablement. Je lis, dans le récit d’un voyage écrit par une main anglaise[2], « qu’il n’y a pas de ville, sans en excepter Londres, où l’exercice des sentimens de charité soit plus répandu, où il y ait plus d’établissemens de bienfaisance qu’à Québec et à Montréal. » Je ne sache pas de plus bel éloge en l’honneur de nos frères du Canada que la simple expression de ce fait.

Le reproche que les Anglais ont adressé le plus volontiers aux Canadiens est celui d’ignorance, qui semblait constater en eux une sorte d’infériorité intellectuelle. Il est vrai que l’instruction publique (et l’administration coloniale peut s’en accuser) a été pendant longtemps négligée dans le Bas-Canada ; mais, au moment où la lutte des Canadiens avec l’Angleterre prenait un caractère si violent, l’éducation commençait à faire de grands progrès, comme le prouvent les allocations annuelles consacrées à cet objet par la législature canadienne. De 1827 jusqu’en 1836, c’est-à-dire dans l’espace de dix années, la législature a voté pour l’instruction publique environ 4 millions 765,000 francs, et dans les dernières années, l’allocation formait le quart du budget total de la province. Je trouve dans le rapport d’une commission de la chambre d’assemblée les détails suivans sur l’état de l’instruction publique : « En 1831, il y avait 1216 écoles primaires. En 1827, 18,400 enfans recevaient seuls les bienfaits de l’éducation. Ce chiffre s’est élevé en 1831 à 45,200, dont 23,800 recevaient l’instruction gratuite. » Un rapport de 1836 porte à peu près les mêmes chiffres ; mais il prouve qu’à cette époque le nombre des enfans qui suivaient un enseignement supérieur, ou fréquentaient des établissemens ne recevant pas de secours de l’administration, était de 6,281, dont 2,595 garcons et 3,686 jeunes filles.

On sait que les institutions anglaises confient à des milices locales la défense des colonies. Aucune de ces milices n’eût été plus formidable que celle du Bas-Canada, si l’on en eût jamais permis l’armement, comme dans les colonies dont la population est entièrement anglaise. Sur les cadres officiels, elle comptait déjà 50,000 hommes en 1807 ; dans un rapport présenté vingt ans après dans la chambre d’assemblée, je vois qu’à cette époque l’effectif s’élevait à 80,000 hommes. Enfin, en 1836, des documens officiels portent le contingent de la milice à 93,000 hommes.

Les statistiques du commerce du Canada présentent ensemble le mouvement commercial des deux provinces, le Haut et le Bas-Canada, qui ont les mêmes ports, Québec et Montréal. Les principaux articles importés au Canada sont, en première ligne, ceux de fabrication anglaise, tels que les tissus de diverses matières, la quincaillerie, la coutellerie, etc. ; les vins, le rhum, l’eau-de-vie, le gin, le sucre, le café, le thé, le tabac. Les exportations consistent en bois de construction et de mâture, bordages, potasse, huile de poisson, céréales, pelleteries et fourrures, etc.

La France a fort peu de relations commerciales avec le Canada. Nos vins et nos eaux-de-vie y ont à soutenir la concurrence des vins de l’Espagne et du Portugal et du rhum des colonies anglaises. Il y a néanmoins des articles pour lesquels le commerce français n’a aucune rivalité à redouter : telles sont la parfumerie, l’horlogerie, la bijouterie, les papiers peints, les modes et nouveautés, la rubannerie et la cordonnerie pour femmes. Les toiles damassées, les couvre-pieds de Marseille, les gros de Naples de Lyon, les indiennes de Rouen, sont estimés et pourraient faire concurrence aux tissus anglais. Je crois devoir entrer dans plus de détails sur le commerce de librairie, qui indique les rapports intellectuels du Canada avec son ancienne métropole. La valeur de ce commerce ne dépasse pas 50,000 francs par an. Les publications françaises sont soumises à un droit de 37 pour 100. Les livres que le Canada demande à la France sont des ouvrages de théologie, des livres de piété, de sciences, d’histoire, etc. ; on y a reçu, jusqu’à ces dernières années, des traités sur l’ancien droit civil français, et depuis peu quelques commentaires du code civil et criminel. Sous l’influence du clergé catholique dirigé par une succursale du séminaire de Saint-Sulpice, les ouvrages de pure imagination, de littérature et de philosophie y sont proscrits. Les noms de Voltaire et de Rousseau y sont moins connus par la lecture de leurs ouvrages que par les dénonciations fulminées dans les chaires.

Les chiffres que nous donnons plus bas représentent la valeur approximative de la progression des importations et des exportations annuelles pendant une période de neuf années

IMPORTATIONS. EXPORTATIONS.
1828. 42,154,000 fr. 36,187,000 fr.
1834. 48,520,000 28,816,000
1836. 64,716,000 43,043,000

Les tableaux suivans indiquent l’importance du mouvement maritime des ports de Québec et de Montréal. Ils font aussi connaître la valeur relative des affaires du Canada avec les différentes contrées qui entretiennent dans le pays des relations commerciales. En 1836, le mouvement maritime de Québec a été :

IMPORTATIONS ET ARRIVAGES.
Valeur des importations. Nombre des navires. Tonneaux.
Grande-Bretagne 
3,216,000  fr.
888 291,235
Indes occidentales 
1,590,000  —
Amérique du Nord 
1,568,000  — 147 18,538
États-Unis 
319,000  — 50 10,959
États étrangers 
537,000  — 42 10,959
Totaux 
7,233,000  fr. 1,119 340,351
EXPORTATIONS ET DÉPARTS.
Valeur des exportations. Nombre des navires. Tonneaux.
Grande-Bretagne 
 19,099,000  fr.
1,024 333,297
Indes occidentales 
97,000  —
Amérique du Nord 
3,985,000  — 177 11,578
États-Unis (manque) 
» »  » 
États étrangers 
30,000  — 1 199
Totaux 
23,211,000  fr. 1,202 345,074

Dans la même année, le mouvement maritime a été, à Montréal, comme il suit :

Valeur des importations. Nombre des navires. Tonneaux.
Grande-Bretagne 
 34,797,060  fr. 73 19,410
Amérique du Nord 
699,000  — 23 2,892
États-Unis (manque) 
146,600  — »  » 
États étrangers 
412,000  — 2 487
Totaux 
36,154,600  fr. 98 22,289

Les exportations et les départs durant la même année ont été :

Valeur des importations. Nombre des navires. Tonneaux.
Grande-Bretagne 
 5,518,000  fr. 68 18,444
Amérique du Nord 
723,000  — 31 3,457
Totaux 
6,241,000  fr. 99 21,901

Il y a dans le Bas-Canada trois banques autorisées, par charte, à émettre des billets, mais astreintes à avoir une réserve en espèces qui ne peut être moindre du tiers des émissions. Ces banques sont celles de Québec, qui a un capital de 1,875,000 francs, de Montréal, avec un fonds social de 6,650,000 francs, et la City-bank-Montréal, dont le capital est de 2,125,000 francs. Leurs billets sont de 1, 2, 4, 5, 10, 20, 50 et 100 dollars. La valeur totale des billets en circulation était, en 1836, de 8,598,000 francs. Lorsque le Bas-Canada fut réuni à l’Angleterre, son revenu était peu considérable. En 1807, il ne s’élevait qu’à 750,000 francs. Il avait doublé en 1822, et il était de 2,250,000 en 1825. Depuis cette époque jusqu’en 1836, il a varié de 2,500,000 francs à 3,550,000.

La législature canadienne était formée, comme nous l’avons dit, d’un conseil législatif et d’une chambre d’assemblée. Le conseil législatif du Bas-Canada comptait trente-quatre membres, y compris l’évêque protestant de Québec. La chambre d’assemblée se composait de quatre-vingt-huit membres, élus pour quatre ans par tous les résidens de la province possédant une propriété du revenu annuel de 2 livres sterling (50 francs) dans les comtés, et dans les villes, de 5 liv. sterl. (125 francs), ou payant un loyer de 10 liv. sterl. (250 fr.). Les fonctions religieuses n’entraînaient nullement la privation des droits électoraux ; seulement les ecclésiastiques ne pouvaient faire partie de la chambre d’assemblée. Les élections se faisaient à vote ouvert. En 1837, on comptait dans le Bas-Canada environ quatre-vingt mille électeurs, dont les neuf dixièmes étaient propriétaires du sol. Durant la session qui se tenait à Québec pendant trois ou quatre mois de l’hiver, les membres de la chambre d’assemblée recevaient une indemnité de 10 shellings (12 fr. 50 cent.) par jour ; le président nommé par la chambre avait un traitement de 900 livres sterling (22,000 fr.). La langue française et la langue anglaise étaient employées dans les débats de cette chambre.

L’accroissement de la population du Bas-Canada, de ses revenus, de son commerce, a certainement été très rapide sous la domination anglaise, mais il ne peut être comparé aux progrès de la province du Haut-Canada, qui semblent tenir du prodige.

La surface du Haut-Canada ne présente que de fertiles vallées légèrement ondulées, coupées çà et là de petites collines qui s’élèvent en formant une suite de plateaux successifs. Au nord et à l’ouest du lac Ontario et du lac Érié, le pays est plat. De cette immense contrée une très petite partie est cultivée ; le reste est couvert de lacs, de rivières et de forêts sans bornes. Tel fut le lot que M. Pitt assigna à l’émigration anglaise par la constitution de 1791. Sous la domination française, cette partie du Canada n’avait jamais renfermé plus de 8,000 habitans ; en 1791, elle en comptait 10,000 ; en 1823, 150,000 ; aujourd’hui elle a une population de plus de 400,000 ames. Nulle part peut-être les instincts créateurs et civilisateurs de la race anglaise n’ont eu un plus rapide développement. Le haut-Canada compte à peine cinquante années d’existence, et déjà il possède tous les avantages matériels d’une civilisation avancée : il a des chemins de fer destinés à relier entre elles toutes les grandes voies de communication naturelle ; un admirable système de canalisation y est en voie d’exécution. Le Rideau-Canal a ouvert, entre Kingston et l’Ottawa, un des affluens les plus considérables du Saint-Laurent, une ligne de communication qui a 212 kilomètres de longueur, et qui n’a pas coûté moins de 25,000,000 de francs. Ce canal a fait de Kingston la ville la plus importante du Haut-Canada, et le principal entrepôt de commerce entre le Bas-Canada et les établissemens situés à l’ouest des grands lacs. Kingston a dépossédé du titre de capitale de la province Toronto, qui compte aujourd’hui plus de 15,000 habitans, et dont l’emplacement était, il y a trente ans, couvert de bois impénétrables.

Avant le bill de 1840, le conseil législatif du Haut-Canada comptait trente membres, et la chambre d’assemblée soixante-deux. Les conditions électorales étaient les mêmes que dans l’autre province.

La population du Haut-Canada est répartie entre treize districts, divisés en comtés et en townships (juridictions). Le township, dont la superficie est d’environ 27,000 hectares, est la corporation municipale constituée par un nombre déterminé d’habitans administrant leurs propres affaires. La jurisprudence anglaise est seule en vigueur dans le Haut-Canada ; le free and common soccage y est le seul mode de propriété. Les colons anglais, écossais et irlandais y ont apporté leurs religions diverses, qui vivent en bonne intelligence. Une sage administration a pris soin de répandre sur tous les points de la province l’instruction publique. En 1836, on comptait 42,000 hommes de milice, 18 escadrons de cavalerie, et 5 compagnies d’artillerie. Les dépenses du Haut-Canada, qui n’étaient, en 1827, que de 2,200,000 francs, étaient montées, en 1836, à 5,400,000 francs. Sur ce chiffre, 450,000 francs étaient affectés au gouvernement civil, 300,000 francs au clergé, 270,000 à l’instruction publique, 2,775,000 francs aux travaux publics, et 450,000 francs aux intérêts de la dette. En effet, pour exécuter les travaux qu’elles avaient jugé nécessaires aux intérêts de la province, l’administration et la législature n’avaient pas craint de contracter divers emprunts qui, au 1er janvier 1838, avaient atteint le chiffre de 15,000,000 francs, et qui se sont successivement élevés jusqu’à environ 50 millions.

Il y avait, en 1836, dans le Haut-Canada, trois banques autorisées par des actes du parlement provincial : la Banque du Haut-Canada, avec un capital de 5 millions de francs ; la Banque commerciale du Middland-District, ayant un capital égal, et le Gore-District bank, dont le fonds social n’est que de la moitié. Il y avait en outre dans le Haut-Canada deux banques privées dont les billets étaient en circulation : l’Agricultural bank et la Farmer’s bank. On estimait, en 1836, à la somme de 11 millions de francs la valeur des billets des banques autorisées qui étaient en circulation. La plus grande partie de ces billets était en coupures de moins de 5 dollars (à peu près 25 francs).

C’est l’émigration anglaise qui alimente les progrès de la colonisation dans le Haut-Canada ; mais l’émigration véritablement colonisatrice n’est pas, comme on le croit généralement en France, celle des indigens. La question de l’émigration comme remède au paupérisme a néanmoins beaucoup occupé les hommes d’état et les économistes de la Grande-Bretagne. De tous les systèmes qui ont été proposés depuis vingt-cinq ans pour le salut de l’Irlande, aucun n’a eu plus de retentissement en Angleterre qu’une émigration sur une grande échelle. Il semble en effet que, s’il était possible de diminuer le nombre des travailleurs en Irlande, on y arrêterait les progrès effrayans du paupérisme. Cette théorie, qui repose sur un fait simple en apparence, a reçu à diverses reprises la sanction du parlement. Aussi l’émigration a-t-elle été encouragée par le gouvernement, les paroisses ont même été autorisées à s’imposer pour favoriser l’émigration des pauvres ; mais ces tentatives partielles n’ont produit, à l’égard du paupérisme, aucun soulagement sensible. Chaque année, des milliers d’Irlandais abandonnent la terre natale, et cependant les enquêtes officielles constatent qu’il n’en résulte aucun avantage pour la population qui demeure ; les salaires ne s’élèvent pas, les vides laissés sont aussitôt remplis, et les partisans les plus sincères de l’émigration ont été conduits à admettre que, pour que la condition des classes ouvrières fût améliorée, il faudrait, dans certains comtés, faire émigrer les neuf dixièmes de la population.

Malheureusement une pareille émigration, la seule capable d’amener de grands résultats, est si impraticable, qu’elle doit être regardée comme une pure utopie ; sans parler des moyens de transport auxquels la marine anglaise tout entière ne suffirait pas, ni des autres difficultés de cette entreprise, la dépense seule que la réalisation exigerait est un obstacle insurmontable. Il n’est jamais entré dans l’esprit d’aucune personne raisonnable en Angleterre que l’émigration dût se borner au transport des indigens, et que l’on pût les jeter nus et sans ressources sur une plage déserte. On a toujours, au contraire, considéré comme la condition nécessaire d’un système d’émigration pratiqué par le gouvernement de pourvoir à toutes les dépenses qui précèdent l’arrivée de l’émigrant au port d’embarcation, de payer son passage, de le nourrir durant la traversée, et de faire pour lui, dans le pays où il est transporté, tous les frais de premier établissement. Or, de nombreuses expériences ont appris que pour une famille de cinq personnes ces frais s’élèveraient à environ 2,500 francs ; ce qui ferait environ 2 milliards pour les quatre millions d’Irlandais qu’il faudrait faire émigrer, selon cette théorie, pour sauver ce malheureux pays.

Mais il est fort douteux, et c’est l’opinion de plusieurs économistes parmi lesquels il faut citer M. de Beaumont, qu’une pareille diminution dans la population pût faire disparaître le paupérisme, car il n’est nullement certain que les quatre ou cinq millions d’Irlandais qui resteraient trouveraient des moyens d’existence assurés. Si l’Irlande a presque chaque année à souffrir des horreurs de la famine, ce n’est pas que la fertilité du sol y soit insuffisante à nourrir la population. La cause de cette plaie honteuse se trouve dans la constitution de la propriété, dans la concurrence des travailleurs et la constante élévation des fermages qui en résulte. C’est là qu’est le mal, et c’est là seulement que les remèdes doivent être apportés pour être efficaces.

On se tromperait donc beaucoup si on croyait que les indigens qui émigrent chaque année du royaume-uni forment une partie importante des élémens de l’œuvre de colonisation que l’Angleterre poursuit dans le Canada. Ils se rendent presque tous dans les états de l’Union, où le prix élevé des salaires leur assure des moyens d’existence bien plus immédiats et plus considérables que les revenus procurés par les premières années de défrichement des bois. Les véritables colonisateurs appartiennent aux classes moyennes ; ce sont des officiers de l’armée ou de la marine qui reçoivent du gouvernement des concessions de terres ; ce sont des artisans aisés et des fermiers possédant un petit capital ; ce sont, en un mot, des hommes habitués au travail et qui connaissent assez le prix de l’indépendance et du bien-être pour ne pas craindre de les acheter chèrement.

Les voyageurs qui traversent rapidement les parties depuis longtemps défrichées et cultivées du Haut-Canada, admirent la fertilité du sol, le bon état de la culture, les log-houses, simples habitations de troncs d’arbres à peine équarris, mais commodes et abondamment pourvues de tout ce qui sert aux nécessités de la vie, et de tout ce qui contribue au bien-être de l’homme civilisé. Frappés de ce tableau charmant, qui ne respire que le calme et le bonheur, les merveilles des résultats obtenus leur cachent les peines et les efforts qu’ils ont coûtés. Ils ignorent sans doute que ces biens, cette prospérité, cette aisance, sont le fruit de plusieurs années des privations les plus dures, des travaux les plus pénibles, qui ne peuvent être supportés et vaincus que par un courage et une persévérance indomptables. Rien n’est plus rude que les premières années de la vie des pionniers. Qu’on se représente deux personnes, ayant le plus souvent de jeunes enfans, perdues au milieu des forêts, éloignées des villes, dans une contrée qu’aucune route ne traverse, se procurant avec beaucoup de peine les provisions les plus grossières, manquant souvent dans l’hiver, durant des semaines entières, du plus strict nécessaire et même de pain : tel était, il y a peu d’années, le sort de tous les pionniers au début de leur carrière aventureuse ; c’est encore aujourd’hui celui des familles pauvres ou fort éloignées des habitations. Aussi n’est-il pas surprenant que, trompés par les brillans tableaux des voyageurs, plusieurs émigrans se laissent bientôt rebuter par les difficultés qu’ils rencontrent, et préfèrent même dans la mère patrie une indigence moins laborieuse.

En prenant possession de la partie de la forêt qu’il a acquise, le premier soin de l’émigrant est de se construire une chétive cabane. Une coutume fraternelle, qu’une nécessité commune a consacrée à ces extrêmes limites de la civilisation et du désert, lui procure assistance dans ce premier travail. Sur son appel, ses voisins les moins éloignés accourent l’aider à élever les murs du shanty, misérable hutte où il cherche un premier abri, et qui est au log-house ce que la cabane est à la maison, car il ne faut pas songer d’abord à une demeure commode et spacieuse ; des nécessités plus pressantes font négliger les agrémens de la vie. Le shanty n’est guère qu’un hangar formé de troncs d’arbres bruts dont on remplit les intervalles avec de la mousse et de la boue. Le toit est fait de troncs fendus avec la hache et grossièrement juxtaposés. Le plus souvent le shanty ne reçoit la lumière que par l’ouverture qui sert de porte et de passage à la fumée de l’âtre, formé de quelques pierres plates rangées en cercle. C’est dans ces misérables cabanes que les pionniers, même les plus aisés, passent les premiers temps de leur établissement, et souvent plusieurs années. C’est dans ces huttes, pêle-mêle avec les bestiaux et la volaille qui servent à leur subsistance, que se confinent souvent des familles qui ont joui de toutes les délicatesses de la civilisation la plus avancée. L’espérance et les joies pures de la vie domestique sont leur seul soutien. Au milieu des misères et des souffrances de cette première existence, on voit les femmes anglaises déployer la force d’ame qu’elles ont puisée dans leur première éducation et dans les graves enseignemens d’une religion sévère. « J’ai souvent rencontré, dit M. de Tocqueville, jusque sur les limites du désert, de jeunes femmes qui, après avoir été élevées au milieu de toutes les délicatesses des grandes villes, étaient passées presque sans transition de la riche demeure de leurs parens dans une hutte mal fermée au sein d’un bois. La fièvre, la solitude, l’ennui, n’avaient point brisé les ressorts de leur courage. Leurs traits semblaient altérés et flétris, mais leurs regards étaient fermes. Elles paraissaient à la fois tristes et résolues. »

Les rapides accroissemens de la race anglaise étaient faits pour alarmer les Français du Bas-Canada. Le chiffre des émigrans croissait dans une effrayante progression : en 1829, 15,000 Anglais avaient débarqué à Québec ; en 1830, 28,000 ; en 1831, 50,000 ; en 1832, 51,000. Ce flot de population toujours grossissant ne pouvait tarder à envelopper, à absorber même les Français canadiens. Encore jusqu’à cette époque le plus grand nombre des émigrans ne faisaient-ils que traverser le Bas-Canada pour se rendre dans la province supérieure ; mais, en 1833, au moment même où les Canadiens se voyaient refuser le gouvernement réel de leurs propres affaires, un fait nouveau vint menacer de plus près l’avenir de leur nationalité. Une puissante compagnie se forma à Londres pour attirer l’émigration sur le territoire même du Bas-Canada. La British American land Company acheta de la couronne près de 4 millions d’hectares formant huit comtés et cent townships dans la partie orientale du Bas-Canada, sur les deux rives du Saint-Laurent. Ces possessions offraient à l’émigration de brillans avantages. Leur situation compacte et contiguë assurait entre leurs diverses parties la facilité des communications et un appui mutuel aux colons qui viendraient s’y établir ; la proximité du fleuve leur donnait un facile accès aux grands ports et aux marchés les plus importans du Bas-Canada, et le voisinage de l’Océan les mettait à même d’user des communications maritimes. Enfin, pour aider à la prompte exploitation de ces vastes terres, le gouvernement avait laissé à la compagnie, sur le prix d’achat qu’elle s’était engagée à lui payer, une somme de 1,250,000 francs pour être employée en travaux d’utilité publique, en constructions de routes, de canaux, de ports, d’écoles, d’églises, de presbytères. De son côté, la compagnie cédait la terre à un prix très bas, dont elle n’exigeait immédiatement que le quart ou le cinquième ; le reste pouvait être payé en six années.

L’établissement de cette compagnie, qui ne menaçait les Canadiens de rien moins que d’une invasion anglaise, fut sanctionné par un acte du parlement britannique en 1833, et cette mesure, qui touchait de si près aux intérêts du Bas-Canada, ne fut pas soumise au vote de sa législature. Dès-lors la question de race et de nationalité domina dans les esprits les plus exaltés les griefs particuliers des Canadiens : « La métropole, s’écriait un des membres de la chambre d’assemblée, la métropole, pour se débarrasser de ses mendians, les jette par milliers sur nos rivages. » — « Il existe ici, disait un journal canadien[3], deux partis opposés par les intérêts et par les mœurs, les Canadiens et les Anglais. Français, les premiers ont les habitudes et le caractère français ; leurs pères leur ont légué en héritage la haine des Anglais, qui, à leur tour, détestent en eux des enfans de la France. Ces deux partis ne peuvent subsister ensemble : leur réunion forme un mauvais alliage de mœurs, d’habitudes et de religions, qui doit tôt ou tard conduire à une collision violente. » — « En examinant attentivement ce qui se passe autour de nous, disait une autre fois le même journal, il est facile de nous convaincre que notre pays est placé dans des circonstances très critiques, et qu’une révolution sera peut-être nécessaire. Nous avons une constitution à réformer, une nationalité à maintenir : le seul moyen de conserver notre nationalité est une séparation immédiate de l’Angleterre. » Ce langage était désavoué, il est vrai, par les chefs sérieux du parti canadien : animés par des vues plus sages et plus politiques, ils s’efforçaient de placer leur cause sur une base plus large que celle des antipathies de race ; fiers de leur origine française, ils ne voulaient pas qu’elle fût un titre d’infériorité politique ; mais ils n’élevaient pas leurs prétentions au-dessus des droits accordés par l’Angleterre à ses autres colonies. Ils tenaient à renfermer exclusivement le débat sur le terrain même où l’avaient soutenu autrefois les états de l’Union défendant leurs intérêts domestiques contre les usurpations de la métropole.

Cependant le ministère anglais se trouvait, à l’égard du Bas-Canada, dans une situation critique. Le refus prolongé du budget de l’administration mettait dans un cruel embarras les fonctionnaires de la colonie. La chambre d’assemblée avait posé son ultimatum. Elle subordonnait l’octroi des subsides aux conditions suivantes : l’assimilation du conseil exécutif qui assistait le gouverneur de la colonie au ministère responsable des monarchies constitutionnelles, dont la composition doit toujours être conforme à l’opinion de la majorité des chambres ; le rappel d’un acte du parlement anglais pour la réforme des tenures féodales, et de l’acte qui constituait la British American land Company ; enfin la réforme du conseil législatif en lui donnant l’élection pour base. La question était nettement posée. C’était une question constitutionnelle : il s’agissait de savoir si une chambre représentative pourrait exercer pleinement les prérogatives que la constitution lui avait assurées. C’était aussi une question spéciale de droit politique : il s’agissait de savoir si une colonie pouvait décider librement sur ses propres intérêts, même en opposition à la volonté et aux intérêts de la métropole. Par une étrange rencontre, un ministère whig, héritier apparent des principes constamment professés par ce parti en faveur de la souveraineté de la branche populaire du parlement et de l’indépendance des colonies dans leur administration intérieure, était appelé à prononcer au nom de l’Angleterre sur ces questions délicates.

Le ministère de lord Melbourne hésita d’abord, et, pour gagner du temps, envoya dans le Bas-Canada, en 1835, une commission, composée, comme nous l’avons dit, de lord Gosford, de sir G. Gipps et de sir C. Grey, chargée d’examiner la situation de la colonie, et d’indiquer au gouvernement une solution qui mit d’accord les intérêts de l’Angleterre avec la justice. Le rapport de ces commissaires, comme on a pu en juger par l’extrait que j’ai donné plus haut, reconnut la justice de la plupart des griefs allégués par la chambre d’assemblée avec une franchise qui lui aliéna le parti anglais du Bas-Canada. Cependant, par une inconséquence qu’explique l’intérêt de l’Angleterre, qui ne se trouvait pas, cette fois, du côté de la justice, les commissaires n’osèrent conseiller d’appliquer aux maux dont ils reconnaissaient l’existence le remède efficace proposé par la chambre d’assemblée. Celle-ci néanmoins, gagnée par le ton conciliant du rapport et espérant que le gouvernement anglais lui donnerait satisfaction, allait voter les arrérages des budgets qu’elle avait refusés pendant trois années consécutives, lorsque, la veille du jour fixé, le 9 mars, arrivèrent à Québec des dépêches du ministre des colonies qu’avait publiées sir Francis Head, gouverneur du Haut-Canada, un de ces agens téméraires avec préméditation, que l’on rencontre toujours au service de la politique anglaise, où ils semblent avoir pour rôle de faire éclater les questions qui ont besoin d’une solution violente. Ces dépêches annonçaient, de la part du ministère anglais, la résolution de n’accorder aucun changement dans la constitution du conseil législatif. Lord Gosford en avait reçu de semblables, qu’il n’avait pas rendues publiques, dans la crainte de voir les chefs du parti français abandonner leurs intentions conciliatrices. Ceux-ci, en effet, indignés de la surprise qui leur avait été préparée et dont un jour plus tard ils auraient été dupes, persistèrent avec une nouvelle énergie dans le refus du budget et des arrérages. Dès-lors tout espoir de conciliation fut perdu, et le ministère, n’ayant plus d’autre ressource que de lever d’autorité les subsides refusés, porta le débat devant le parlement, afin d’obtenir la sanction de la législature britannique à une mesure qui violait l’acte constitutionnel de 1791.

Ce fut lord John Russell qui prit la parole dans la chambre des communes au nom du gouvernement. Par la modération avec laquelle il apprécia la conduite de l’assemblée canadienne, il sembla reconnaître la justice de la cause qu’il venait combattre. « Il n’est nullement dans mon intention, disait-il, de jeter le plus léger blâme sur la marche suivie par la chambre d’assemblée. Cette marche ressemble tellement à celle que d’autres assemblées populaires ont suivie dans des circonstances analogues, qu’au lieu de la considérer comme une conduite arbitraire on présomptueuse, j’y vois plutôt la conséquence naturelle d’une loi générale, à laquelle sont soumis tous les démêlés entre les assemblées populaires et le pouvoir exécutif. Seulement, de l’expérience générale de ces conflits, je crois que l’on peut tirer cette leçon, que les assemblées populaires ont rarement tort au début et rarement raison à la fin. »

Lord John Russell examinait ensuite les réclamations de la chambre d’assemblée. Il repoussait formellement celle qui tendait à assimiler le rôle du conseil exécutif à celui que joue le ministère dans les monarchies limitées. « Cette partie de la constitution, disait-il, qui veut que les ministres de la couronne soient responsables devant le parlement, ne peut être réalisée qu’en un seul lieu, le siége même de l’empire. Autrement le gouvernement serait inhabile à exécuter dans chaque partie de l’empire les mesures qu’il aurait conçues, et chaque colonie formerait un état indépendant, avec cette singulière anomalie que les chefs du gouvernement exécutif nommés par le roi, et les troupes du roi, n’y seraient plus employés qu’à exécuter les ordres de la chambre d’assemblée. »

Il se prononça aussi nettement contre la proposition d’un conseil législatif électif. Accorder aux Canadiens un conseil recruté par l’élection, c’était, suivant lui, donner la majorité dans les deux chambres à la race française, et livrer à sa merci le sort des cent mille Anglais établis dans le Bas-Canada. Il promettait seulement de veiller avec impartialité à la composition du conseil, et d’y faire entrer un nombre égal de Français et d’Anglais. Les Canadiens se plaignaient que presque tous les emplois fussent donnés aux Anglais ; en effet, sur trois cent cinquante, ceux-ci en remplissaient trois cent quatorze. Le ministre promettait aussi à cet égard une répartition plus équitable. Sur la question du rappel de l’acte des tenures, il faisait des réserves au nom des droits acquis sous le privilége de cet acte. Quant à la British American land Company, le gouvernement ne pouvait rompre un contrat sanctionné par le parlement et garanti par lui. Il s’engageait seulement à prendre des mesures pour restreindre les progrès de cette compagnie, si elle prenait un développement qui pût inspirer des craintes fondées à la chambre d’assemblée. Il terminait en proposant à la chambre des communes une série de résolutions qui, énumérant les demandes des Canadiens, ne faisaient droit qu’à celle qui était relative au rappel de l’acte des tenures, répondaient aux autres par un refus formel, et autorisaient le gouvernement à puiser dans les caisses du receveur-général le montant des subsides arriérés des trois dernières années, qui s’élevaient à la somme de 3 millions 700,000 francs.

Les whigs ont plusieurs fois reproché à sir Robert Peel et à ses amis de n’arriver au pouvoir que pour réaliser les mesures réformistes et libérales proposées par eux. Les conservateurs peuvent leur renvoyer ce reproche ; dominés par les intérêts du pays, les whigs oublient volontiers au pouvoir, on l’a vu bien souvent, et la France en a fait la triste expérience, les principes qui les distinguaient dans l’opposition. Dans la question canadienne, ils continuèrent l’œuvre de M. Pitt, en opposition directe avec les opinions professées par M. Fox ; aussi, M. O’Connell a pu dire avec raison des résolutions de lord John Russell, qu’elles renfermaient quelques-uns des plus détestables principes des pires époques du torisme. Il était donc naturel que les conservateurs appuyassent ces résolutions de leurs discours et de leurs votes.

Les principaux orateurs de la chambre des communes se joignirent au ministère pour combattre les réclamations des Canadiens. « On a prétendu, dans le cours de cette discussion, disait M. Gladstone, que l’établissement de la British American land Company était un des griefs les plus sérieux du Bas-Canada. Rien de plus absurde à coup sûr. Il s’est rencontré une société d’Anglais intelligens qui ont entrepris de faire jouir le Bas-Canada du bénéfice de l’émigration, qui, par leur habileté, leurs capitaux, leurs soins, ont réussi à écarter ou à neutraliser les dangers auxquels l’émigration était auparavant exposée dans cette province, qui, sur une vaste échelle, ont employé leurs capitaux à augmenter les forces du pays et à faciliter les moyens de transit entre ses diverses parties : dire qu’une société semblable est un fléau pour un pays est le comble du ridicule ; en supposant, comme on nous en menace, que le Bas-Canada se réunît aux États-Unis, quel emploi croit-on que ceux-ci feraient de ces terres incultes[4] ? »

Les torts du conseil législatif à l’égard de la chambre d’assemblée étaient hautement reconnus ; plusieurs des membres les plus considérables du parti conservateur les avaient autrefois proclamés eux-mêmes avec énergie. Voici, par exemple, ce qu’en 1828 lord Stanley en avait dit avec sa véhémence accoutumée : « On pourra juger, d’après les papiers déposés sur le bureau, combien le conseil législatif s’est mal acquitté de ses devoirs : dans toutes les occasions, ses membres se sont enrôlés dans le parti du gouvernement contre le peuple, ils se sont posés comme un obstacle entre le gouvernement et le peuple, et ils n’ont su contenir ni le peuple, ni le gouvernement ; mais, tandis qu’ils mettaient ce dernier en état de faire la guerre à l’autre, ils étaient une occasion constante de discorde et d’anarchie entre le gouvernement et le peuple. Ce conseil a été la source de tous les maux qui ont surgi dans l’administration de cette province durant les quinze dernières années. » En 1830, lord Sandon en portait un jugement aussi sévère : « La conduite imprudente suivie pendant dix années par l’administration précédente m’effraie ; elle a eu pour résultat d’introduire dans le conseil une petite faction de fonctionnaires qui n’ont que trop souvent réussi à se poser comme les véritables représentans du parti anglais dans la colonie, qui ont même résisté aux vœux et enchaîné le jugement du gouverneur, lorsqu’il s’efforçait de réformer des abus dont ils étaient les auteurs et dont ils profitaient. » Cependant on ne voulait introduire dans cette partie de la législature aucune réforme sérieuse, et le prétexte qu’avait allégué lord John Russell était présenté avec plus de force encore dans les termes suivans par sir Robert Peel, qui d’ailleurs appréciait les prétentions des Canadiens avec une modération pleine de bienveillance : « Cette question, disait-il, ne peut être considérée seulement au point de vue des Canadiens français. Il y a dans cette province une population anglaise qui a le droit d’attendre de nous, non la prééminence ni des priviléges exclusifs, mais la conservation du lien qui l’unit à la mère-patrie, sur la foi de la constitution que l’Angleterre lui a donnée. Examinez la situation du Bas-Canada, commandant l’entrée du Saint-Laurent, et demandez-vous si une population d’un demi-million d’habitans a le droit de dire : Nous réclamons une mesure qui, dans le cœur des colonies anglaises, constituera une république française. » Enfin lord Stanley, dans une des plus véhémentes philippiques qu’il ait jamais prononcées, blâmait la conduite de la chambre d’assemblée en s’attaquant au droit même dont elle avait fait usage pour refuser le budget de l’administration coloniale ; il s’autorisait de l’exemple du parlement d’Angleterre, où, comme on sait, une partie des dépenses publiques est arrêtée d’une manière permanente, pour enlever ce droit à la législature canadienne : « La chambre d’assemblée, disait-il, veut voter article par article toutes les dépenses du budget ; mais, je le demande, en Angleterre même la couronne n’est-elle donc pas indépendante en tout de la chambre des communes ? La couronne n’a-t-elle pas un revenu héréditaire ? Qui ne sait qu’en vertu d’un droit inaliénable le souverain possède des propriétés dont il cède le revenu au parlement en échange d’une liste civile ? Une loi du parlement, en établissant un fonds consolidé, n’a-t-elle pas assuré à jamais certains traitemens, afin, par exemple, que les juges n’aient pas à chicaner pour un demi-penny avec l’honorable représentant du Middlessex (M. Hume) ? Si donc on a considéré comme une mesure nécessaire, dans ce pays, de fixer une allocation permanente pour les juges, elle ne l’est sûrement pas moins dans une colonie divisée en petits partis, et surtout dans une colonie comme le Canada, où à tant de dissentimens vient se joindre encore toute la violence de l’animosité religieuse. »

La cause des Canadiens fut néanmoins vaillamment et éloquemment défendue dans la chambre des communes par M. Roebuck, et par lord Brougham dans celle des lords. Les protestations isolées du parti radical furent impuissantes et n’empêchèrent pas que les résolutions du ministère ne fussent votées à une immense majorité. On imagine aisément l’impression que fit dans le Bas-Canada la nouvelle de ce vote, qui anéantissait par le droit du plus fort les garanties constitutionnelles. Les chefs du parti français ne se dissimulèrent pas que c’en était fait de la cause pour laquelle ils avaient combattu ; toute résistance leur parut impossible et insensée. Mais le gouverneur, qui craignait une insurrection, crut la prévenir en s’assurant de ses chefs présumés, et lança des mandats d’amener contre les principaux orateurs de la chambre d’assemblée, accusés d’avoir tenu des discours séditieux trois mois auparavant. Ceux-ci, prévoyant le sort que leur réservait un jury choisi parmi les membres les plus violens du parti anglais, prirent la fuite. Cependant deux habitans de Montréal, MM. Demaray et d’Avignon, furent arrêtés et promenés dans le district chargés de chaînes. Les paysans les délivrèrent : ce fut l’origine des deux sanglantes affaires de Saint-Denis et de Saint-Charles, dont on exagéra l’importance jusqu’aux proportions d’une insurrection. Un soulèvement plus étendu et habilement combiné avait été préparé dans le Haut-Canada par un parti nombreux composé principalement de colons d’origine américaine ; mais il échoua par un malentendu qui fit que des mouvemens éclatèrent avant le jour fixé pour l’insurrection générale : ceux qui y prirent part furent contraints de chercher un refuge sur le territoire de l’Union.

Le ministère anglais saisit le prétexte de ces mouvemens pour suspendre la constitution de 1791 dans le Bas-Canada ; à l’ouverture du parlement en 1838, lord John Russell présenta un bill pour le gouvernement temporaire de la colonie. Ce bill en conférait l’administration à un gouverneur-général qu’elle investissait du pouvoir de choisir parmi les habitans les plus notables un conseil de vingt personnes, avec lesquelles il devait se concerter pour arrêter les principales dispositions d’une constitution nouvelle. Le parti radical s’opposa seul au fond même de la mesure présentée par lord John Russell. Au nom de son respect pour les manifestations populaires, ce parti demandait, par l’organe de M. Warburton, un de ses membres les plus distingués, l’indépendance du Canada ; pour justifier les principes absolus de son libéralisme, M. Warburton essaya de prouver qu’ils coïncidaient avec les intérêts les plus positifs de la Grande-Bretagne.

Il y a, en effet, en Angleterre, des économistes très considérés, appartenant à ce parti mixte qu’on appelle whig-radical, qui, au point de vue des règles abstraites de l’économie politique, condamnent les colonies, de même que sous la restauration nous avons vu M. Say et ses amis conseiller à la France d’abandonner les derniers débris de ses établissemens coloniaux. Les argumens les plus spécieux de cette école ont été présentés avec talent par M. Mac-Culloch. « Quelque étendues, quelque importantes que soient les possessions coloniales de l’Angleterre, elles ne procurent, dit-il, aucun avantage direct à la mère-patrie. Elles ne contribuent en rien aux revenus de la Grande-Bretagne, je ne parle pas de Malte et de Gibraltar, qui ont une grande importance politique et militaire, ni de l’Inde, soumise à des taxes très pesantes, qui entretient l’armée destinée à la défendre ou à étendre son territoire, et qui enrichit tous les fonctionnaires que lui envoie la métropole. Les seuls avantages que procurent à la Grande-Bretagne ses colonies sont : les relations commerciales, un débouché à l’émigration, et la facilité qu’elles offrent aux aventuriers anglais de faire une rapide fortune dont ils viennent jouir dans leur pays. Mais on se fait illusion sur les bénéfices que l’on attribue au commerce de la métropole avec les colonies. Celles-ci n’en tirent que les marchandises que l’Angleterre offre à plus bas prix que les autres nations productrices, et il n’est pas douteux que, si elles devenaient indépendantes, elles continueraient à les demander à l’Angleterre, tant qu’elles seraient à leur convenance. Ce n’est pas parce que le Canada est une colonie anglaise qu’il s’approvisionne sur les marchés anglais, c’est parce qu’il y trouve de meilleures conditions, tandis que le commerce et la marine de l’Angleterre s’imposent des sacrifices énormes en faveur du Canada, en frappant d’un droit[5] qui équivaut presque à une prohibition les bois de construction de la Baltique. » À une autre époque, les mêmes raisonnemens avaient été présentés avec une plus grande autorité par sir Henri Parnell. « Quant au Canada, disait-il, il est impossible de démontrer que, s’il devenait un état indépendant, nous perdrions un seul des avantages commerciaux qu’il nous offre aujourd’hui. Nos manufactures, pas plus que notre commerce ou notre marine, n’en souffriraient. Songez au contraire à tout ce que le Canada a coûté jusqu’ici à l’Angleterre. Nous y avons dépensé 1,500,000,000 de fr. Il impose chaque année au trésor une charge de 15,000,000, et récemment un rapport de la commission des finances nous a révélé qu’un système de fortification en cours d’exécution doit coûter 75,000,000 de francs. »

Quelle que soit en apparence la valeur de ces faits et de ces argumens pour prouver l’inutilité des colonies en général et en particulier du Canada, il est à remarquer que ces opinions appartiennent exclusivement à des économistes ou à d’honnêtes libéraux, et qu’elles n’ont jamais persuadé un seul des hommes d’état qui se sont succédé au gouvernement de la Grande-Bretagne. Un de ces hommes d’état, qui, par ses vues éclairées sur la liberté du commerce, eût pu y être plus accessible que tout autre, M. Huskisson, les avait fortement combattues en 1828. « Il est facile, disait-il, mais c’est la preuve d’un petit esprit, de conseiller à l’Angleterre d’abandonner tout contrôle sur le Canada. Je ne dirai rien des avantages maritimes, commerciaux et politiques que nous procurent les liens qui nous unissent à nos colonies ; mais on me permettra de parler du caractère politique de ce pays, de l’impression morale que produirait sur le monde l’abandon proposé ; on me permettra de dire que l’Angleterre ne peut s’amoindrir volontairement : il faut qu’elle soit ce qu’elle est ou rien. Le Canada ne peut pas être estimé en livres, sous et deniers ; mais ce sont les plus brillans trophées de la valeur anglaise, c’est le caractère de la foi anglaise, c’est l’honneur du nom anglais que nous répudierions, si, d’après les considérations que j’ai entendu développer, nous abandonnions le Canada. L’Angleterre, répondait-il encore avec une patriotique éloquence aux détracteurs des colonies, l’Angleterre est la mère d’un grand nombre de colonies florissantes : l’une d’elles est devenue un puissant empire parmi les plus puissans empires du monde. Sur tous les points du globe, nous avons jeté des germes de liberté, de civilisation et de christianisme ; nous avons porté sur tous les points du globe la langue ; les libres institutions, les lois de la Grande-Bretagne. Partout elles fructifient et sont en progrès. Et si quelque calculateur égoïste s’avise de dire que tout cela nous a coûté des sacrifices que nous n’aurions jamais dû nous imposer, voici ma réponse : — En dépit de ces sacrifices, nous sommes toujours le premier et le plus prospère des peuples de l’ancien monde, et puisque tel est notre lot, réjouissons-nous plutôt de la riche moisson de gloire qui doit appartenir à une nation qui a jeté les fondemens d’une semblable prospérité dans le sein d’autres peuples étroitement liés à nous par le sang, par les mœurs, par les sentimens qu’ils nous portent. »

M. Warburton était même allé jusqu’à prétendre que la possession du Canada était une cause d’affaiblissement politique pour l’Angleterre ; il eût pu citer à cet égard l’opinion de Franklin, qui avait conseillé au gouvernement anglais d’abandonner le Canada, afin d’éviter toute possibilité de conflit continental avec les États-Unis. Sir Robert Peel était loin de partager cette opinion ; il parla et vota pour l’union des deux provinces du Canada ; il la considéra même comme le prélude de l’union future de toutes les possessions anglaises de l’Amérique du Nord en une même confédération. « Il est possible, dit-il en développant cette grande idée politique, qu’il paraisse un jour convenable de réunir les provinces du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, du Cap-Breton et de l’île du prince Édouard avec les deux Canadas. Chaque province aurait son administration domestique, mais toutes seraient réunies par un intérêt commun, qu’elles seraient prêtes à défendre s’il était attaqué. Si le plan que je propose ici pouvait être un jour réalisé, je crois qu’il en résulterait de grands avantages. Durant de longues années, ces colonies ont servi de débouché à l’excès de la population anglaise ; cette population a conservé des souvenirs de la vieille Angleterre, dont le sentiment éclaterait à l’occasion ; et, en dépit des Canadiens français, en dépit des états démocratiques voisins, ces souvenirs la pousseraient, à l’heure où un danger menacerait la mère-patrie dont elles parlent la langue et dont elles admirent les institutions, à se rallier sous notre drapeau, et à partager avec nous les embarras et les périls de la guerre. Gardons-nous donc d’empêcher le parlement d’entrer dans une investigation de laquelle nous pourrons tirer pour l’avenir de si heureux avantages ; c’est pour ce motif que je n’ai pas borné mes considérations à l’union des deux Canadas seulement, Malgré la faiblesse relative de nos colonies de l’Amérique du Nord, leur union ajouterait à la force de chacune d’elles, et tendrait à les élever dans l’échelle de la civilisation. Je ne renonce pas à l’espérance que cette union puisse être réalisée un jour, et, pour en rendre le succès plus facile, je veux fortifier l’intérêt anglais dans le Canada. »

Le bill ministériel fut adopté. Lord Durham fut envoyé dans le Canada en qualité de gouverneur-général de toutes les possessions britanniques de l’Amérique du Nord. Il prit peut-être trop au sérieux l’autorité absolue dont il était investi, et, se dégageant des formes ordinaires de la justice, il condamna plusieurs Canadiens à être déportés aux Bermudes, déclarant que leur retour sans permission dans la colonie constituerait un crime de haute trahison, pour lequel, sans aucune forme de procès, ils subiraient la mort. Sur la proposition de lord Brougham, cette disposition fut censurée dans la chambre des lords comme illégale. À peine le noble gouverneur eut-il connaissance de ce vote, que, blessé dans ses susceptibilités, sans attendre un successeur, il quitta sur-le-champ le Canada, après avoir proclamé que tous les exilés pouvaient de plein droit rentrer dans leurs foyers, ce que ses successeurs plus prudens n’ont pas permis. Cette conduite singulière n’eut pas les conséquences funestes que l’on pouvait craindre. Lord Durham fut remplacé par un membre du cabinet, M. Poulett-Thompson.

Cependant les études préparatoires que le gouverneur-général avait été chargé de faire pour opérer l’union des deux provinces furent terminées à l’ouverture de la session de 1840. Le gouvernement anglais en soumit le projet au parlement. Voici quelles étaient les principales dispositions de cette mesure, qui fut adoptée sans rencontrer d’opposition sérieuse. Les deux provinces étaient déclarées unies ; elles conservaient la forme de constitution qui les avait régies séparément jusqu’alors. Les membres du nouveau conseil législatif étaient nommés à vie par la couronne. La chambre d’assemblée était composée de quatre-vingts membres, répartis en nombre égal entre les deux provinces. La durée de la législature demeurait fixée à quatre ans. L’assemblée ne pourrait voter sur des questions de finance que lorsqu’elles lui auraient été soumises par un message du gouvernement ; elle accorderait une liste civile de 1 million 125,000 francs et ferait au gouvernement civil une allocation annuelle de 750,000 francs. Le Bas-Canada jouirait d’une administration municipale comme celle qui existait déjà dans les townships du Haut-Canada. La dette contractée par cette dernière province devenait la dette de la colonie. Rien n’était changé dans les conditions de la capacité électorale ; mais la condition d’éligibilité était fixée à la possession d’une propriété de la valeur de 12,000 fr.

Ce bill, qui fut adopté à une immense majorité, marquait la fin de l’existence politique de la nationalité française dans le Canada. Les dernières garanties sur lesquelles elle s’appuyait sont maintenant à la merci d’une assemblée dont la majorité appartient aux Anglais, et l’on peut prévoir le jour où, depuis long-temps régies par les mêmes institutions et confondues enfin dans les mêmes intérêts, les deux races ne se distingueront plus que par de légères différences. La politique anglaise peut laisser au temps le soin d’opérer cette transformation, qui se fera d’autant plus sûrement qu’on la laissera s’accomplir plus lentement et avec moins de secousses. C’est la tactique suivie aujourd’hui par le ministère de sir Robert Peel ; dans plusieurs détails d’administration coloniale, les Canadiens français paraissent avoir à se louer des tendances modérées et de l’impartialité tardive du gouvernement.

Quant à la lutte terminée par l’acte de 1840, pour se faire une idée exacte du caractère et des résultats de ce conflit, il faut tenir compte des deux faces sous lesquelles il s’est présenté. Il y a eu dans la question canadienne deux questions distinctes, une question de race et de nationalité, et une question de constitution coloniale. Les Canadiens ne prétendaient engager le débat que sur la dernière ; les Anglais n’ont voulu y voir que la première.

Après avoir reconnu l’indépendance américaine, le gouvernement britannique conservant des possessions considérables dans le voisinage de l’Union, il est hors de doute que sa première pensée dut être d’y former un établissement politique qui pût lui prêter, dans ses relations futures avec les États-Unis, un élément de force immédiate, une base d’opérations directe. Telles furent évidemment les vues de M. Pitt en 1791, lorsqu’il appela dans le Haut-Canada ceux des Américains qui, pendant la guerre de l’indépendance, étaient demeurés fidèles à la métropole. Mais le gouvernement britannique ne pouvait considérer le Canada comme appartenant véritablement à l’intérêt anglais, comme devant servir sérieusement la politique anglaise, tant que la partie la plus considérable de cette colonie appartiendrait à une nation différente, à des intérêts entièrement distincts sur plusieurs points. L’Angleterre fut donc portée, par les besoins de sa politique, à refuser à la population du Bas-Canada l’administration réelle de ses affaires, et à lui rendre illusoires les bénéfices des institutions représentatives en neutralisant la chambre d’assemblée par le conseil législatif. La chambre d’assemblée, de son côté, en demandant la pratique sincère de la constitution de 1791, avait parfaitement raison en droit : tout le monde le reconnaissait en Angleterre. « J’ai toujours pensé, disait formellement lord John Russell à la fin de la lutte, en présentant le bill même qui détruisait les pouvoirs de cette assemblée ; j’ai toujours pensé qu’on ne doit pas blâmer les chefs du parti français de l’usage qu’ils ont fait de leurs pouvoirs. Leur conduite était dictée par l’acte de 1791. » Mais les droits des Canadiens devaient céder devant l’intérêt anglais si nettement exprimé par ces paroles de sir Robert Peel : « L’Angleterre ne peut souffrir, au cœur des possessions britanniques, l’existence d’une république française. »

Cependant, en demandant la gestion réelle de leurs affaires par le vote des articles du budget colonial et des traitemens des fonctionnaires, ce n’était pas la cause d’une race défiante et jalouse que les Canadiens défendaient ; c’était celle de toutes les colonies, c’était celle dont l’insurrection triomphante des États-Unis semblait avoir assuré la victoire à jamais. Si la question se réduisait aux termes dans lesquels les Canadiens voulaient la renfermer, on pourrait dire qu’elle n’est pas définitivement terminée et qu’elle n’est qu’endormie pour un instant. On pourrait même croire que les whigs, qui ont eu la mission de la résoudre, y ont introduit, par certaines dispositions de l’acte de 1840, des fermens qui pourront éclater un jour. En arrivant au pouvoir, les whigs n’y ont apporté ni ces talens supérieurs, ni cette habileté acquise par l’expérience qui dominent les affaires, et de plus ils y sont entrés paralysés d’avance par la faiblesse de leur parti. C’est surtout dans le gouvernement des colonies que leur impuissance a laissé se développer de funestes abus. Ils ne furent jamais assez forts pour oser destituer les tories qui remplissaient les fonctions les plus élevées dans l’administration coloniale. Obligés néanmoins de s’assurer des appuis par la distribution des places, ils multiplièrent les emplois et grevèrent ainsi le budget des colonies au point qu’il n’en est pas une seule qui ne gagnât beaucoup à être replacée dans l’état où l’avaient laissée les tories en sortant des affaires. Dans la reconstitution du Canada, sur un budget d’environ 10 millions, ils ont assuré à l’administration coloniale un revenu permanent de 2 millions. On peut prévoir que les Canadiens réunis se trouveront trop chèrement gouvernés à ce prix. Dans l’Inde, l’Angleterre peut bien imiter Rome, qui ne semblait se servir de ses provinces que pour enrichir ses proconsuls et ses préteurs ; mais il y aurait péril à suivre cet imprudent système de déprédation dans une colonie qui touche à la république américaine, administrée à si bon marché. Le gouverneur du Canada reçoit un traitement de 212,000 francs ; c’est presque le double de celui qui est alloué au président des États-Unis. L’Angleterre ne doit pas laisser faire aux Anglo-Canadiens de semblables comparaisons.

Mais si la question canadienne est exclusivement politique, comme le prétendent les Anglais, s’ils réussissent à la dégager entièrement des complications de l’administration locale, s’ils peuvent donner au Canada un avenir exclusivement anglais, cet avenir, destiné sans doute à exercer une influence considérable sur les affaires de l’Amérique du Nord, ouvre le champ à de vastes prévisions.

Jusqu’à présent une seule nation, la nation anglo-américaine, a atteint dans cette partie du monde un puissant développement. Lorsque le nouveau peuple que l’Angleterre forme à côté de l’Union sera arrivé au degré de force et de prospérité que tout semble lui promettre, quelles seront les relations de ces deux peuples de même origine, de même langue, et qui ont puisé dans la conquête du désert le même principe social, l’égalité ? La similitude de race et de constitution sociale suffira-t-elle pour les rapprocher politiquement et les réunir en un même empire ? Ou des intérêts différens élèveront-ils entre eux une barrière durable ? Cette question mérite d’attirer dès aujourd’hui une attention sérieuse. Il est certain que, lors même que l’Angleterre n’espérerait pas rendre permanent le lien qui l’unit à ses colonies de l’Amérique du Nord, son but doit être d’y fonder un état qui puisse être pour la république américaine un redoutable adversaire. On a vu que c’est la pensée qui a déjà inspiré à sir R. Peel le projet d’une confédération des colonies britanniques dans cette partie du monde. Cette pensée sera-t-elle réalisée ? Comment le sera-t-elle ? Le succès en est subordonné à un grand nombre de circonstances que de vagues hypothèses ne sauraient atteindre. Mais il est une chose à laquelle l’Angleterre peut et doit travailler, dans la prévision de toutes les éventualités : c’est à placer la constitution politique de ces nouveaux établissemens sur des bases radicalement différentes de celles de la république des États-Unis. L’Union est une démocratie fédéraliste : que l’Angleterre fasse des établissemens qu’elle formera sur les bords des grands lacs, réunis à ceux qui couvrent les rives du Saint-Laurent, une vaste démocratie unitaire. La réunion des deux Canadas est le premier pas dans cette politique. En portant la capitale de la colonie fort avant à l’ouest, dans la partie vers laquelle la colonisation s’étend sans cesse, l’administration anglaise a fait un pas vers ce but ; elle doit persévérer dans cette voie. Si elle parvient à créer dans le Canada une démocratie unie et centralisée, elle aura beaucoup fait pour l’empêcher de s’absorber dans l’Union américaines ; elle aura fondé un état qui sera toujours bien fort contre une république morcelée par le fédéralisme.


P. Grimblot
  1. Le territoire occupé par cette population était divisé en cinq districts : Québec, Montréal, Saint-François, Trois-Rivières et Gaspe, subdivisés en trente-sept comtés, et ayant une superficie d’environ 52 millions d’hectares.
  2. The Backwoods of Canada. London, 1836.
  3. Ce journal était la Minerve. Il y avait alors au Canada huit journaux français, dont la plupart ont cessé de paraître, les uns supprimés par l’autorité anglaise, qui a fait briser leurs presses, les autres parce que leurs rédacteurs ont été forcés de s’expatrier.
  4. Ce que la chambre d’assemblée blâmait dans l’établissement de la compagnie en faveur de laquelle M. Gladstone présentait ces argumens spécieux, c’était la création d’un monopole qui ne devait favoriser qu’une société de spéculateurs ; c’était la concession d’une aussi vaste étendue de pays faite à vil prix et par conséquent aux dépens du domaine public et des ressources de la colonie ; c’était encore la confusion où l’on allait jeter la jurisprudence du pays, en soumettant cette concession à des lois différentes de celles qui prévalaient dans le Bas-Canada. La chambre d’assemblée craignait que cette différence de législation ne dégoûtât la population des anciens établissemens formés sur les terres que l’on venait de concéder, de s’y étendre davantage. L’évènement a justifié du reste ses appréhensions. La British American land Company n’a servi que de prétexte à l’agiotage ; ses agens se sont enrichis aux dépens des actionnaires. Un très petit nombre d’émigrans a eu confiance en ses promesses, et elle a été forcée de remettre récemment au gouvernement les concessions qui lui avaient été faites.
  5. Ce droit vient d’être considérablement réduit par sir R. Peel.