Polikouchka (trad. Bienstock)/Chapitre5

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 58-67).
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V

Pendant ce temps l’assemblée s’échauffait devant le bureau. L’affaire devenait sérieuse. Presque tous les paysans étaient réunis et pendant qu’Egor Mikhaïlovitch était chez la dame, les têtes étaient couvertes, un plus grand nombre de voix prenaient part à la discussion et ces voix devenaient plus bruyantes. Le bruit des voix épaisses, interrompu de temps en temps par des paroles entrecoupées, rauques, emplissait l’air, et ce vacarme parvenait, comme celui d’une mer houleuse, jusqu’aux fenêtres de la maîtresse, qui en éprouvait de l’inquiétude nerveuse, semblable à celle qu’excite un fort orage. Elle était tantôt effrayée, tantôt agacée. Il lui semblait toujours que les voix allaient devenir plus hautes et plus fréquentes, que quelque chose allait arriver. « Comme si l’on ne pouvait s’arranger doucement, avec calme, sans cris, selon la loi chrétienne, fraternelle et douce, » pensait-elle.

Beaucoup de voix parlaient ensemble, la plus haute était celle de Fedor Riézoune, le charpentier. Il y avait dans sa famille deux travailleurs, et il tombait sur les Doutlov. Le vieux Doutlov se défendait. Il vint devant la foule, derrière laquelle il se tenait auparavant, et, tout suffocant, les bras largement écartés, ou tirant sa petite barbiche, il s’engouait si souvent qu’il lui était difficile de comprendre lui-même ce qu’il disait. Ses enfants et ses neveux, tous de beaux garçons, se serraient près de lui et le vieux Doutlov rappelait la poule dans le jeu du milan et des poussins. Le milan c’était Riézoune, et non Riézoune seul mais tous ceux qui ne comptaient que deux travailleurs ou un seul par famille : presque toute l’assemblée tombait sur Doutlov. Il s’agissait de ceci : le frère de Doutlov, trente ans avant, avait été enrôlé, c’est pourquoi, Doutlov ne voulait pas être compris parmi les familles de trois travailleurs ; il voulait qu’on tint compte du service de son frère et qu’on le rangeât dans le sort commun parmi les familles de deux travailleurs, et qu’on choisit parmi celles-ci la troisième recrue. Outre Doutlov, il y avait encore quatre familles de trois travailleurs ; mais l’un d’eux était starosta[1]. et la maîtresse l’avait dispensé ; une autre famille, lors du dernier enrôlement, avait fourni une recrue, chacune des deux autres avait donné un homme, si bien que l’un d’eux n’était même pas venu à l’assemblée, seule sa femme attristée était derrière tout le monde, espérant vaguement que la roue tournerait peut-être pour son bonheur ; l’autre le roux Romane, en armiak déchiré, bien qu’il ne fût pas pauvre, était appuyé au perron, et, la tête inclinée, se taisait tout le temps ; parfois il regardait celui qui élevait la voix, et de nouveau il baissait la tête. Toute sa personne respirait le malheur.

Le vieux Semion Doutlov était un homme tel, que quiconque le connaissait un peu, lui eût donné à garder des centaines et des milliers de roubles. C’était un homme modéré, craignant Dieu, aisé, en outre, il était marguillier, aussi son acharnement était-il d’autant plus étonnant.

Riézoune, le charpentier, était au contraire un gaillard de haute taille, brun, tapageur, ivrogne, hardi et particulièrement habile dans les discussions et les querelles, dans les assemblées, aux marchés, avec les ouvriers, les marchands, les paysans ou les maîtres.

Maintenant il était calme, mordant, et de toute la hauteur de sa taille, de toute la force de sa voix sonore et de son talent oratoire, il écrasait le marguillier qui suffoquait et perdait pied.

À la discussion prenaient part aussi Garasska, Kopilov, encore jeune, le visage rond, la tête carrée, la barbe frisée, l’un des parleurs de la génération postérieure à Riézoune, qui se distinguait par sa parole raide, et avait déjà une certaine autorité dans l’assemblée. Ensuite, Feodor Melnitchnï, un paysan jaune, maigre, long, voûté, jeune encore, la barbe rare, les yeux toujours rageurs et sombres. Il prenait tout en mauvaise part, et troublait souvent l’assemblée par ses questions et ses observations inattendues et saccadées. Ces deux parleurs étaient du côté de Riézoune. En outre, deux bavards se mêlaient de temps en temps à la discussion : l’un, au visage plein de bonhomie, la barbe longue, large, Krapkov, qui ajoutait à chaque mot « mon cher ami » ; l’autre, un petit, au bec d’oiseau, Gidkov, qui lui aussi disait sans cesse : « Voilà mes frères, résulte donc… », et qui s’adressait à tout le monde et parlait bien, mais mal à propos. Ils étaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, mais personne ne les écoutait. Il y en avait encore d’autres du même genre, mais ces deux-là se glissaient dans la foule, criaient davantage, et effrayaient la maîtresse ; ils étaient les moins écoutés, et, étourdis par tous les cris, ils se livraient au plaisir de faire marcher leur langue.

Il y avait encore beaucoup de diverses catégories de gens : des taciturnes, des convenables, des indifférents, des opprimés, et aussi des femmes qui, avec leurs bâtons, se tenaient derrière les paysans. Mais de tous ces gens, si Dieu me le permet, je parlerai une autre fois. En général, la foule était composée de paysans qui se tenaient dans l’assemblée comme à l’église, et causaient en chuchotant, de leurs affaires de famille, du moment d’aller dans la forêt couper du bois, ou attendaient en silence qu’on eût fini de hurler. Il y en avait aussi de riches auxquels l’assemblée ne pouvait rien ajouter ni diminuer de leur bien-être. Tel était Ermil avec son visage large, luisant, que les paysans appelaient le gros ventre, parce qu’il était riche. Tel était encore Starostine, dont la face suait l’assurance : « Vous aurez beau dire, personne ne me touchera. J’ai quatre fils, mais chez moi on ne prendra personne. » Les fortes têtes comme Kopilov et Riézoune l’attaquaient rarement et il leur répondait avec calme et fermeté, avec la conscience de son inviolabilité. Si Doutlov ressemblait à la poule dans le jeu du milan, ses garçons ne ressemblaient guère aux poussins. Ils ne s’agitaient pas, ne criaient pas, mais se tenaient calmes derrière lui. L’aîné, Ignate, avait déjà trente ans ; le second, Vassili, était aussi marié, mais pas bon pour l’enrôlement ; le troisième, Iluchka, le neveu, qui venait de se marier, était blanc, rose, portait un élégant touloupe (il était postillon). Il regardait la foule en se grattant parfois la nuque, sous le bonnet, comme s’il n’était pas en jeu ; et c’est lui, précisément, que les malins voulaient désigner.

— C’est comme ça ! mon grand-père aussi était soldat, — disait l’un ; — alors à cause de cela, je refuse de me soumettre au sort !

— Il n’existe pas de pareille loi, mon cher. Au dernier enrôlement on a pris le fils de Mikheïtch et pourtant son oncle n’est pas encore revenu à la maison.

— Chez toi, ni ton père, ni ton oncle n’ont servi le tzar. — disait en même temps Doutlov ; — et toi non plus tu ne sers ni le maître, ni le mir. Tu n’as fait que boire, et tes enfants t’ont quitté parce qu’on ne peut vivre avec toi. Alors tu veux nuire aux autres, tandis que moi, pendant dix ans, j’ai été starosta. Deux fois j’ai eu l’incendie et personne ne m’a aidé, et parce que chez nous, dans la maison, tout est calme, honnête, alors, on veut me ruiner. Rendez-moi donc mon frère. N’est-il pas mort là-bas au service ? Jugez la vérité selon la volonté de Dieu, mir orthodoxe, et n’obéissez pas à un ivrogne menteur !

En même temps, Guérassime disait à Doutlov.

— Tu nous cites l’exemple de ton frère, mais c’est pas le mir qui l’a enrôlé, c’est à cause de sa débauche que les maîtres l’ont fait soldat : ce n’est donc pas une raison en ta faveur.

Guérassime n’avait pas encore achevé, que le long et jaune Feodor Melnitchnï s’avançait, sombre, et disait :

— C’est ça, les seigneurs envoient qui ils veulent et c’est ensuite le mir qui doit se débrouiller. Le mir a décidé que ton fils doit partir, et si tu ne le veux pas, demande à madame, elle ordonnera peut-être qu’on m’enrôle, moi, fils unique, voilà la loi ! — fit-il avec rage. Et de nouveau, avec un geste de la main, il regagna sa place.

Romane le roux, dont le fils était désigné, leva la tête et prononça : — « Voilà, c’est ça, c’est ça ! » et même, de dépit, s’assit sur une marche.

Mais ce n’était pas tout ; outre les voix qui parlaient toutes à la fois et ceux qui, par derrière, causaient de leurs affaires, les bavards non plus n’oubliaient pas leur rôle.

— Oui, en effet, mir orthodoxe, dit le petit Gidkov, en répétant les paroles de Doutlov, — il faut juger en chrétien, c’est-à-dire, mes frères, il est nécessaire de juger en chrétien.

— Il faut juger en conscience, mon cher ami, dit le bon Khrapkov, en répétant les paroles de Kopilov et tirant Doutlov par son touloupe. C’était la volonté des seigneurs et non la décision du mir.

— C’est juste ! Voilà ! disaient les autres.

— Quel est cet ivrogne, ce menteur ? clamait Riézoune. — Est-ce toi qui m’as donné à boire, hein ? hein ? Ou bien est-ce ton fils, lui qu’on ramasse dans la rue, qui me reproche de boire ? Quoi ! mes frères, il faut prendre une résolution. Si vous voulez épargner Doutlov, alors choisissez non seulement parmi les familles de deux travailleurs, mais parmi les fils uniques, et lui, il se moquera de nous !

— C’est à Doutlov de partir ! Il n’y a pas à dire.

— C’est connu !… Ceux qui ont trois garçons doivent d’abord tirer au sort, — dirent des voix.

— Ça dépend de ce que Madame ordonnera. Egor Mikhaïlovitch a dit qu’on allait donner un des dvorovoï, dit une voix.

Cette objection arrêta un peu la discussion, mais bientôt elle s’enflamma de nouveau et devint personnelle.

Ignate, de qui Riézoune avait dit qu’on le ramassait dans la rue, se mit à prouver à Riézoune, qu’il avait volé la scie du charpentier de passage, et qu’étant ivre, il avait manqué de tuer sa femme sous les coups.

Riézoune répondit qu’il battait sa femme quand il était ivre ou à jeun et que ce n’était pas encore assez : et il fit rire tout le monde. Mais pour la scie, il était offensé, il se rapprocha d’Ignate et se mit à l’interpeller.

— Qui l’a volée ?

— Toi, — répondit hardiment le vigoureux Ignate, en se mettant encore plus près de lui.

— Qui l’a volée ? C’est peut-être toi !

— Non ! c’est toi ! — cria Ignate.

Après la scie, ce fut le tour d’un cheval volé, puis d’un sac d’avoine, d’un carré de potager, d’un cadavre quelconque. Et les deux paysans se dirent des choses si horribles, que si la centième partie eût été vraie, selon les lois, tous deux eussent été, pour le moins, déportés en Sibérie.

Pendant ce temps, le vieux Doutlov avait choisi un autre moyen de défense. Les cris de son fils lui déplaisaient. Il l’arrêta et lui dit : « C’est un péché, laisse ! » Et lui-même prouvait que les familles de trois travailleurs n’étaient pas seulement celles qui avaient trois fils ensemble, mais aussi celles dont les fils vivaient séparés, et il désigna encore Starostine.

Starostine sourit un peu, toussota, et, en caressant sa barbe, à la manière d’un riche paysan, il répondit que c’était la volonté du maître, et que si son fils était libéré, c’est sans doute qu’il l’avait mérité. Quant aux familles partagées, Guérassime anéantit, aussi le raisonnement de Doutlov, en faisant observer qu’il fallait leur défendre de se séparer, comme du temps des vieux seigneurs : après l’été, on ne va pas chercher la framboise, et en tout cas, on ne peut maintenant enrôler les fils uniques.

— Est-ce par plaisir qu’on se sépare ? Pourquoi donc nous ruiner tout à fait maintenant ! — disaient les voix des travailleurs séparés !… Et les bavards se joignaient à eux.

— Eh ! rachète un homme si ca ne te plaît pas ! Tes moyens te le permettent ! — dit Riézoune à Doutlov. Doutlov croisa désespérément son cafetan et se plaça derrière les autres paysans.

— Tu as sans doute compté mon argent ! fit-il avec colère. Voilà, nous verrons encore ce que dira Egor Mikhaïlovitch de la part de Madame.

  1. L’ancien du village.