Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 82-95).


VIII


Vers minuit, les ouvriers du marchand et Polikey furent réveillés par un grand bruit et des cris de moujicks ; c’étaient les recrues de Pokrovsky.

— Ils étaient dix : Khoroschine, Mitiouchkine, et Ilia, le neveu de Doutlov, deux remplaçants, le staroste, le vieux Doutlov et ceux qui les accompagnaient.

Une veilleuse brûlait dans l’isba ; la cuisinière dormait sur un banc, au-dessous des icônes. Elle se leva à la hâte et alluma une bougie. Polikey se réveilla aussi ; il avança la tête au-dessus du poêle et regarda les moujicks qui rentraient. Tous se signaient en franchissant le seuil, et se mettaient sur les bancs, La plupart avaient l’air tranquilles ; on ne pouvait donc reconnaître parmi eux les recrues ; ils saluaient, bavardaient à l’envi, et demandaient de quoi manger. Quelques uns, cependant, se tenaient cois et tristes ; en revanche, les autres manifestaient une gaieté exubérante, comme des gens qui viennent de boire ; dans le nombre était Ilia, qui n’avait jamais bu jusqu’à ce jour.

— Eh bien ! enfants, soupons-nous, ou si nous nous couchons ? demanda le staroste.

— Soupons, répondit Ilia, en écartant les pans de sa chouba et en s’asseyant sur le banc. Fais venir de la vodka.

— Tu en as assez, de la vodka ! fit le staroste.

Et s’adressant aux autres :

— Contentez-vous donc de manger un peu de pain, enfants. Pourquoi réveiller tout le monde ?

— Fais venir de la vodka ! répéta Ilia sans regarder personne, du ton d’un homme décidé à ne pas céder.

Les moujiks se rendirent à l’invitation du staroste ; ils allèrent chercher du pain dans leurs charrettes, mangèrent, se firent apporter un peu de kvass[1], et se couchèrent, qui par terre, qui sur le poêle.

Ilia répétait de temps en temps :

— Fais venir de la vodka ; fais-en venir, te dis-je !

Tout à coup il aperçut Polikey.

— Polikey ! Polikey ! tu es ici, mon cher ami ! Tu sais, je vais partir comme soldat. J’ai déjà fait mes adieux à ma mère et à ma baba… Comme elles gémissaient !… Oui ! maintenant je suis soldat… Achète-moi de la vodka !

— Je n’ai pas d’argent, répondit Polikey… Dieu t’aidera, tu seras exempté comme impropre au service ! ajouta Polikey pour le consoler.

— Mon frère, je n’ai jamais été malade. Pourquoi m’exempterait-on ?… Quels soldats faut-il encore au czar ?

Polikey entama l’histoire d’un moujik qui se vit exempter après avoir donné cinq roubles au médecin.

Ilia s’approcha du poêle. Ils causèrent.

— Non, Iliitch, c’est fini, maintenant ; et moi-même je ne veux plus rester. C’est mon oncle qui m’a contraint. Est-ce que nous ne pourrions pas acheter un remplaçant ? Mais non, il tient aussi bien à son fils qu’à ses écus, et c’est moi qu’il a fait partir. À présent, je ne veux plus rester.

Il parlait à voix basse, d’un air confiant, et sous l’influence d’une douce mélancolie.

— … Je ne regrette que ma petite mère. Comme elle se lamentait, la malheureuse ! Et ma baba ! C’est ainsi qu’on l’a perdue ! La voilà femme de soldat. Ne valait-il pas mieux qu’on ne me mariât pas ? Pourquoi m’ont-ils marié ?

— Mais pourquoi vous a-t-on emmenés si tôt ? demanda Iliitch Polikey. On n’en avait rien dit, et puis tout à coup…

— Ils ont eu peur que je ne porte les mains contre moi-même, répondit Ilia avec un sourire. Ne crains rien, je ne ferai pas cela. Pour être soldat, je ne me crois pas perdu. C’est seulement ma petite mère que je regrette. Pourquoi m’ont-ils marié ? disait-il d’une voix douce et triste.

La porte s’ouvrit, puis se referma avec fracas, et le vieux Doutlov entra en secouant son bonnet :

— Afonassi, dit-il au dvornik en se signant, n’aurais-tu pas une petite lanterne ? Je voudrais aller donner l’avoine aux chevaux.

Doutlov, sans regarder Ilia, se mit tranquillement à allumer la lanterne. Ses moufles et son knout étaient passés dans sa ceinture, et son caftan était ceinturé avec soin. On eût dit qu’il arrivait avec tout un convoi. Placide était son visage, où se lisait seulement le souci des affaires de sa maison.

En apercevant son oncle, Ilia se tut, baissa les yeux d’un air morne, et dit au staroste :

— Fais venir de la vodka, Ermil ; je veux boire de la vodka.

Sa voix était mauvaise et sombre.

— Que parles-tu de vodka maintenant, fit le staroste en buvant un peu de sa tasse ; tu vois bien que tous les autres ont mangé et se sont couchés ; il n’y a que toi qui te rebiffes.

Le mot donna justement à Ilia l’idée de la chose.

— Staroste, je vais faire un mauvais coup, si tu ne me donnes pas de vodka.

— Ne pourrais-tu pas le calmer, toi ? dit le staroste en se tournant vers Doutlov, qui avait allumé sa lanterne, mais s’était arrêté pour écouter, et jetait un oblique regard de compassion sur son neveu, comme surpris de son enfantillage.

Ilia dit de nouveau, les yeux baissés :

— Donne-moi de la vodka, ou je fais un mauvais coup.

— Laisse donc cela, Ilia ; répondit le staroste avec douceur, laisse cela. Ma foi, cela vaut mieux.

Il n’avait pas fini qu’Ilia, s’étant brusquement levé, donnait du poing dans le carreau :

— Vous n’avez pas voulu m’écouter ! criait-il de toutes ses forces ; eh bien ! voilà !

Et il se jeta sur un autre carreau pour le briser aussi.

En un clin d’œil, Polikey fit deux tours sur lui-même et se cacha dans le coin du poêle, au grand effroi de tous les cafards. Quant au staroste, il laissa là sa tasse et courut à Ilia.

Doutlov posa lentement sa lanterne, ôta sa ceinture, claqua de la langue, hocha de la tête et s’approcha de son neveu, déjà aux prises avec le staroste et le dvornik, qui voulaient l’entraîner loin de la fenêtre. Ils l’avaient saisi par les mains et le tenaient ferme, semblait-il. Mais la vue de son oncle, qui marchait vers lui la ceinture à la main, décupla ses forces ; il se dégagea et, les yeux injectés, le poing levé, il alla à Doutlov.

— Je te tue ! Ne m’approche pas, barbare ! C’est toi qui m’as perdu, oui, toi, avec tes brigands de fils. Pourquoi m’avez-vous marié ? N’approche pas, ou je te tue !

Iliouchka était terrible. Sa figure toute rouge, ses regards égarés… tout son corps robuste et jeune avait comme une fièvre : il semblait vouloir et pouvoir tuer les trois moujiks qui se dirigeaient vers lui.

— C’est le sang de ton frère que tu bois, vampire !

Quelque chose éclata sur le visage toujours calme de Doutlov. Il fit encore un pas en avant.

— Ah ! tu n’as pas voulu entendre raison ! fit-il soudain. Et, avec une énergie surprenante, d’un brusque mouvement il saisit son neveu, roula par terre avec lui, et, avec le secours du staroste, essaya de lui lier les mains derrière le dos.

Ils luttèrent pendant cinq minutes.

Enfin Doutlov, aidé du moujik, parvint à décrocher les mains d’Ilia crispées sur sa chouba ; il se releva, puis releva Ilia, les mains liées, et l’assit sur un banc dans un coin.

— Je te l’ai dit, que les choses se gâteraient, dit-il encore tout essoufflé de la lutte, en arrangeant la ceinture de sa blouse. Pourquoi pécher ? Tous mourront un jour… Mets-lui un caftan sur la tête, ajouta-t-il en s’adressant au dvornik, pour que le sang ne lui monte pas à la tête.

Il prit la lanterne, se ceignit d’une corde et sortit pour s’occuper de ses chevaux.

Ilia, les cheveux en désordre, le visage pâle, la blouse chiffonnée, examinait la chambre, comme pour se rappeler où il était. Le dvornik ramassait les débris du verre, et disposait un touloupe le long de la fenêtre pour empêcher le vent d’entrer. Le staroste revint à sa tasse.

— Eh ! Iliouchka, Iliouchka, j’ai pitié de toi, je t’assure. Mais que faire ? Voilà Koroschine qui est aussi marié. Mais que faire ? Impossible de résister.

— Mais moi, je suis perdu par mon brigand d’oncle ! répéta Ilia avec fureur. Il n’a d’yeux que pour les siens ; ma petite mère disait que le gérant l’avait engagé à acheter un remplaçant ; et il s’y refuse, il prétend qu’il n’en a pas les moyens ! Mais est-ce que nous, avec mon frère, nous n’avons pas apporté assez d’argent dans la maison ? C’est un brigand ! un misérable !

Doutlov rentrait dans l’isba ; il fit sa prière devant les icônes, se déshabilla, et s’assit à côté du staroste. La servante lui apporta du kvass et une cuiller. Ilia se tut, et, fermant les yeux, se coucha sur le caftan. Le staroste le désigna silencieusement et hocha la tête. Doutlov fit un geste de désespoir.

— Quoi ! n’ai-je donc pas de pitié ? C’est le fils de mon frère, et non seulement je serais sans pitié pour lui, mais encore on me fait passer pour un brigand à ses yeux ! Sa femme, une petite baba rusée, malgré sa jeunesse, lui aurait-elle mis dans la tête que nous avons assez d’argent pour acheter un remplaçant ?… Voilà qu’il m’accable de reproches, à présent. Et que je le plains, pourtant !…

— Ah ! c’est un bon garçon !… dit le staroste.

— Mais je n’ai plus la force de m’en charger. Demain j’enverrai Ignat ; sa femme viendra aussi.

— Envoie, tu feras bien, répondit le staroste en montant sur le poêle… Qu’est-ce que l’argent ? L’argent ce n’est rien.

— S’il y en avait, de l’argent, qui aurait refusé de le donner ? fit un ouvrier du marchand, en levant la tête.

— Eh ! l’argent, l’argent, que de péchés n’engendre-t-il pas ? dit Doutlov. Rien au monde n’engendre autant de péchés que l’argent. Cela est dit dans les Saintes Écritures.

— Tout y est dit, reprit le dvornik. Un homme m’a raconté ceci. Il y avait une fois un marchand qui avait amassé beaucoup d’argent et qui ne voulait rien laisser après lui. Il l’aimait tellement, son argent, qu’il l’emporta avec lui dans la tombe. Au moment de mourir, il donna seulement l’ordre de déposer certain petit coussin dans sa bière. On n’eut alors aucun soupçon. Puis les fils se mirent à chercher l’argent : rien. L’un d’eux comprit que l’argent devait se trouver dans le petit coussin. On alla jusqu’au czar ; et il permit d’exhumer. Eh bien ! que penses-tu ? On ouvrit le tombeau, et il n’y avait rien ; il n’y avait que la bière pleine de vermine. Et on l’inhuma de nouveau. Voilà ce que fait l’argent.

— Certes, il engendre beaucoup de péchés, dit Doutlov.

Il se leva, et se mit à prier Dieu. Sa prière faite, il regarda son neveu. Celui-ci dormait. Doutlov s’approcha, délia sa ceinture, dont il s’était servi pour le garrotter, et se coucha. L’autre moujik s’en alla dormir près des chevaux.

  1. Cidre.