Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 62-68).


VI


En effet, Egor Mikhaïlovitch sortait en ce moment de chez la barinia. Les uns après les autres, les paysans ôtèrent leurs bonnets et, à mesure que le gérant s’approchait, toutes les têtes se découvraient, chauves du front et du crâne, blanches ou grises, rousses, noires ou blondes. Et peu à peu les voix s’apaisèrent pour se taire bientôt tout à fait.

Egor Mikhaïlovitch se tint sur le perron et fit signe qu’il voulait parler. Avec sa longue redingote, ses mains négligemment fourrées dans ses poches, sa casquette d’ouvrier rabattue sur les yeux, fièrement campé sur ses pieds écartés, dominant du haut des marches ces têtes tournées vers lui, pour la plupart vieilles et à longues barbes, Egor Mikhaïlovitch avait une tout autre assurance que devant la barinia : il était majestueux.

— Voici, mes enfants, la décision de la barinia ; elle ne veut pas donner de dvorovi ; et celui que vous aurez désigné vous-mêmes, c’est celui-là qui partira… Il nous faut aujourd’hui trois recrues.

— Certes, c’est bien cela ! firent des voix.

— Pour moi, continuait Egor Mikhaïlovitch, c’est à Khoroschine et à Mitioukhine que votre choix doit aller tout d’abord ; ceux-là, c’est Dieu même qui les a désignés.

— C’est juste ! disait-on dans la foule.

— Le troisième doit être ou Doutlov ou quelqu’un des dvoïniki. Qu’en dites-vous ?

— C’est à Doutlov de partir. Les Doutlov sont des troïniki !

Et, petit à petit, les cris recommencèrent ; de nouveau l’on en vint au carré de choux et à quelques autres vilenies.

Egor Mikhaïlovitch gérait depuis vingt ans les biens de la barinia. C’était un homme intelligent et d’expérience. Il resta là, écouta un quart d’heure ; tout à coup il imposa silence à la foule et dit aux Doutlov de tirer au sort entre tous les trois à qui partirait.

Les billets furent préparés : Krapkov les mit dans un chapeau, et en sortit le nom d’Iliouchka[1]. Tous se turent.

— C’est mon nom ? montre-le ! s’écria Ilia, d’une voix entrecoupée.

Chacun gardait le silence. Egor Mikhaïlovitch donna l’ordre d’apporter le lendemain l’argent des recrues, à raison de sept kopeks par famille, et, après avoir déclaré que tout était fini, invita la skhodka à se disperser. Les moujiks s’ébranlèrent, en remettant leurs chapeaux, dans un grand bruit de voix et de pas.

Debout sur le perron, Egor Mikhaïlovitch suivait des yeux ceux qui partaient. Quand les jeunes Doutlov se furent retirés, il appela à lui le vieillard, qui s’était arrêté de lui-même, et tous deux entrèrent dans le bureau.

— J’ai pitié de toi, vieillard, dit Egor Mikhaïlovitch, en s’asseyant sur le fauteuil, près de la table. C’est ton tour. Rachètes-tu, oui ou non, ton neveu ?

Le vieillard, sans répondre, jeta sur Egor un regard significatif.

— Il n’y a pas à tortiller ! dit Egor en réponse à ce regard.

— Eh ! je serais bien content de le racheter, mais avec quoi, Egor Mikhaïlovitch ? Nous avons perdu deux chevaux cet été. Puis j’ai marié mon neveu… C’est sans doute parce que nous vivons en honnêtes gens que cela nous arrive !… Il en parle à son aise ! ajouta-t-il en songeant à Bezoun.

Egor Mikhaïlovitch se passa la main sur le front et bâilla. Il commençait à en avoir assez, et il eût bien voulu prendre son thé.

— Eh ! vieux ! Cherche dans ta cave, tu vas peut-être y trouver quelques centaines de roubles. Je me charge de t’acheter un bon remplaçant. Hier il y en avait un qui se proposait.

— Dans le chef-lieu ? demanda Doutlov. Par le chef-lieu il entendait la ville.

— Eh bien ! achètes-tu ?

— Oh ! je ne demanderais pas mieux. Mais Dieu le voit…

Egor Mikhaïlovitch l’interrompit d’un air sévère.

— Eh bien ! écoute, alors, vieillard. Qu’Iliouchka ne porte pas les mains contre lui. Dès que je l’enverrai chercher, aujourd’hui ou demain, qu’on me l’amène sans retard. C’est toi qui l’amèneras ; c’est toi qui en réponds. Et si, par malheur, il lui arrive quelque chose, je prends ton fils aîné, entends-tu ?

— Mais ne pourrait-on par hasard prendre un dvoïnik, Egor Mikhaïlovitch ?… C’est tout de même révoltant, ajouta-t-il après un silence, puisque mon frère est mort soldat, qu’on prenne encore son fils. Pourquoi ai-je à subir une telle iniquité ? disait-il presque en pleurant et prêt à tomber aux pieds d’Egor.

— Va, va, disait celui-ci, il n’y a rien à faire : c’est la loi. Surveille Iliouchka, tu en réponds.

Doutlov s’en revint chez lui, en frappant de son bâton le sol de la route.


  1. Diminutif d’Ilia, Elie.