La PlumeVolume 14 (p. 489-490).

Poison


Pourquoi retires-tu de ta blouse ton petit col droit, Dodo ? »

Elle n’accorda pas de réponse.

« Peut être ne peut-il plus servir ? »

Pas de réponse.

Un tel silence irrite comme un poison le système nerveux de celui qui questionne ; il excite tout le cerveau et met les nerfs à fleur de peau.

« Entends-tu, toi ? »

La jeune fille posa tranquillement une petite feuille de papier, et la maman lut cette note d’un journal anglais :

« Le cou de la femme. Vous négligez, mesdames, depuis de longues années votre bien si précieux : le cou ! Retirez de suite vos durs carcans.

« Ce n’est qu’en toute liberté que les organes peuvent se développer, et tout ce qui veut atteindre la beauté ne le peut que libre. Toute contrainte tue. Le corset tue la poitrine, le col le cou, l’ordre d’aujourd’hui l’âme. Par l’étouffement tout devient mou ; mais par la liberté souple ! Expulsez tous les cols de laine, enlevez de vos blouses toute raideur, prenez de légers vêtements de soie, ou marchez sans voile. Ne calomniez pas votre cou, laissez-le vaillamment se défendre contre le froid et la tempête. Chaque coup d’air, chaque rayon de soleil apporte à votre cou des forces esthétiques. Jeunes filles ! faites de la gymnastique ! La gymnastique modèle le cou. Qu’il soit beau au repos, plus beau encore en mouvement ! Un cou gonflé, c’est presque un crime moral. »

Comme si un domestique avait cassé un service, ou s’il était revenu à la maison une heure en retard, ou s’il avait apporté au lieu de bière forte de la petite, la bonne dame fut bouleversée. On aimerait dans ces cas-là à jeter des cris aigus, à grincer des dents, bref à rejeter son ennemi à la façon d’un gorille, les cheveux hérissés et la lèvre pendante.

La dame dit : « On devrait cacher les journaux devant toi. Où as-tu trouvé celui-là ? »

Comme on dirait : « Où as-tu trouvé la petite bouteille de poison ?!… »

« Il était dans le monde, comme toutes les vérités. Je l’y ai pris. »

« Tu es stupide. Dodo, je te prie de ne pas retirer ton col, n’est-ce pas ?! »

Point de réponse.

« Dodo, ne retire pas ton col. Je ne le puis supporter. Je ne le supporte pas, ça suffit. »

L’esprit de la jeune fille était inébranlable comme des lansquenets suisses, comme une muraille d’airain.

Soudain elle sourit de la vanité de l’objet.

« Pourquoi ris-tu ? »

La jeune fille retira le col, le coupa en deux et le laissa tomber.

Le gorille gémit intérieurement ; ses cheveux sur sa tête s’affaissèrent.

La dame dit doucement : « Sotte fille… »

La jeune fille prit la main de la maman, la baisa et dit : « Toi, maman, tu ne comprends pas ça. Autrefois vous étiez parfaites de vous-mêmes. Rien ne vous minait, rien ne vous fouettait. Pensant doucement, d’une âme légère, vêtues de légères mousselines, vous restiez assises dans vos chambres et quelqu’un venait qui vous prenait à propos de rien. Mais nous… »

« Alors, je suis tout à fait bornée ?  ! imparfaite ?  ! »

La petite jeune fille doucement : « Mais nous, nous devons nous parfaire nous-mêmes ! »

« Je ne comprends pas ça. »

« Aujourd’hui, je m’achète de petites haltères d’un quart de kilo. »

« Tu es folle, Dodo. N’as-tu pas fait de la gymnastique pendant trois ans chez Chimani !  ! »

« Il faut en faire éternellement, de la gymnastique, maman ! non pendant trois ans chez Chimani ! »

…Au souper, la dame dit : « Depuis aujourd’hui, papa, mademoiselle Dodo ne porte plus de faux-cols empesés. »

Le père pensait : « Ce truc pour mon client, avec des câbles électriques, personne ne pouvait l’inventer, personne que moi ! que moi ! »

Puis il dit : « À quoi penses-tu, maman ? »

« À rien… », dit la dame, et elle écrasa dans les salières de sympathiques petits morceaux de sel et les enfonça avec la pointe de son couteau.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mademoiselle Dodo ne porta pourtant point longtemps de cols ronds en soie molle, ni même le cou tout nu.

Car la tante Z… avait dit à maman : « Sais-tu ce que ça produit ? Un scandale, ma chère ! »

Mais le soir, quand la petite jeune fille était étendue dans son lit, elle prenait la vieille découpure de journal et, comme dans une bible, lisait les vœux de l’Anglaise inconnue, si aimée et respectée, et pensait :

« Ma petite-fille aura le cou libre, et elle sera si belle et si forte qu’elle pourrait marcher nue dans les rues, malgré le vent et les tempêtes !

Ma petite-fille ! »

Peter Altenberg
(Traduit par A. Basler et R. Meunier).