Points obscurs de la vie de Lamennais

Victor Giraud
Points obscurs de la vie de Lamennais
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 192-199).
POINTS OBSCURS DE LA VIE
DE
LAMENNAIS[1]

Il y aurait à écrire sur Lamennais, son œuvre et son temps un livre qui serait, qui pourrait être tout au moins, pour notre XIXe siècle français, ce qu’est l’admirable Port-Royal de Sainte-Beuve pour le XVIIe, un livre qui, en même temps qu’une étude d’histoire littéraire, serait une étude de psychologie et d’histoire religieuses. Autour de Lamennais pris comme centre, on grouperait tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont eu quelques rapports avec le fougueux écrivain ; et de Victor Hugo à Lacordaire, de Bonald à George Sand, de Joseph de Maistre à Sainte-Beuve, de Béranger à Vigny, combien de physionomies diverses, combien d’attitudes morales n’aurait-on pas à observer, à saisir et à peindre ! D’autre part, si l’on voulait, comme ce serait sans doute nécessaire en un pareil sujet, rattacher Lamennais à la renaissance religieuse des premières années du XIXe siècle et suivre son action, visible ou secrète, dans les divers mouvements successifs que l’on désigne sous les noms de « catholicisme libéral » et de « catholicisme social, » ce serait, on le voit, tout un siècle de pensée religieuse qui viendrait se refléter dans ce livre...

Celui qui l’entreprendra aura toute sorte d’obligations à un érudit breton que connaissent bien tous les « mennaisiens, » et de longue date. M. l’abbé F. Duine est probablement aujourd’hui l’homme de France qui connaît le mieux son Lamennais : il lui a consacré de nombreux travaux d’approche, et nous lui devons, entre autres choses, un excellent volume de Pages choisies de son héros. « Si M. Duine, — écrivions-nous ici même, il y a trois ans, — voulait reprendre et développer un peu l’étude biographique et bibliographique qu’il a placée en tête de ces Pages choisies, il nous donnerait peut-être la monographie la plus précise et la plus complète que nous ayons encore sur l’auteur des Affaires de Rome. » M. Duine a entendu et il vient de réaliser ce vœu. Le livre qu’il a publié sur Lamennais, dans une nouvelle Bibliothèque d’histoire littéraire et de critique, résume et condense à peu près tout ce que l’on peut savoir aujourd’hui sur cette œuvre et sur cette vie également tourmentées, et, sur bien des points, il nous apporte des précisions nouvelles. Il serait désormais un peu imprudent de parler de Lamennais sans s’aviser au préalable de ce qu’a pu en dire M. Duine.

L’enquête à laquelle s’est livré celui-ci pour composer son ouvrage a été longue et consciencieuse, et il semble bien qu’elle ait épuisé toutes les sources d’information qui nous sont actuellement accessibles. M. Duine ne s’est pas contenté de lire et de relire de près toutes les œuvres de Lamennais ; il en a examiné et confronté les diverses éditions ; il a dépouillé toute sa correspondance imprimée, dont une partie est dispersée en des recueils parfois assez rares ; il a consulté les innombrables pamphlets, réfutations, articles et livres dont la personne et les écrits de Lamennais ont été l’objet incessant depuis un siècle, bref, toute l’énorme « littérature » du sujet. Enfin il a utilisé nombre de documents inédits : manuscrits de quelques-unes des œuvres de Lamennais et « quelques-uns de ses autographes les plus importants, des lettres qu’il écrivit ou qui lui furent adressées, son agenda commencé en 1809, ses carnets de comptes, quantité de cahiers et de papiers de Robert des Saudrais, son oncle, de l’abbé Jean, son frère, d’Ange Blaize, son neveu, le journal des visites reçues au domicile de Lamennais pendant sa dernière maladie, des notes relatives à ses funérailles. » Si discrète que soit généralement son érudition, il arrive à M. Duine, — ce qui nous arrive à tous, — d’étaler avec quelque complaisance les textes inédits qu’il utilise, alors que la règle devrait être de « ne réserver d’autre place à l’inédit que celle qu’il aurait dû avoir, s’il était déjà imprimé. » Mais plutôt que de le lui reprocher bien sévèrement, je serais un peu tenté, je l’avoue, de regretter, en ce copieux volume, l’absence complète de toute note et de toute référence. On nous dit, je le sais bien, que « la collection ne comporte pas d’annotations, » et l’on nous promet, « si les circonstances le permettent, » la publication d’une bibliographie de Lamennais. Voilà l’auteur entièrement justifié. Mais l’éditeur, lui, n’a-t-il pas trop aisément cédé à certain préjugé à la mode qui, de proche en proche, semble aujourd’hui gagner jusqu’aux publications les plus savantes ? Sous le fallacieux prétexte qu’on a trop abusé des appareils bibliographiques, que ce luxe de notes au bas des pages n’est trop souvent qu’un trompe-l’œil, — ce qui est quelquefois vrai, — et qu’il faut abandonner aux pédants d’outre-Rhin ce ridicule déploiement d’érudition inutile qui rebute le grand public, on supprime, de propos délibéré, dans les ouvrages de critique et d’histoire, toute annotation, toute référence ; on prive les travailleurs de leurs moyens naturels d’information et de contrôle ; on les force à faire confiance à des esprits qui, sans doute, sont la probité même, mais qui enfin peuvent se laisser aller à quelque légèreté et à quelque paresse... Il serait pourtant si simple aux lecteurs qui n’aiment pas à descendre au rez-de-chaussée de rester au premier étage !

Ces observations ne s’appliquent pas à M. Duine qui est le plus consciencieux des historiens, qui, s’il en eût été le maître, nous eût libéralement fourni toutes les indications positives, tous les moyens de vérification que nous eussions pu souhaiter, et qui d’ailleurs nous les fournira quelque jour. Je ne crois pas que les « mennaisiens » les plus avertis puissent aisément le prendre en flagrant délit d’information insuffisante ou inexacte. Et de même sa critique, très prudente et très sage, réalise fort bien l’idéal d’impartialité auquel elle vise. Sa grande sympathie, — catholique et bretonne, — pour Lamennais ne l’empêche point de signaler les défauts et les défaillances de son héros et de déplorer les erreurs de ce dernier. Au reste, il est plus préoccupé de laisser parler les faits que de juger et de condamner. Peut-être même lui arrive-t-il, par excès de scrupule historique, quand les faits, insuffisamment connus ou insuffisamment établis, ne parlent pas assez d’eux-mêmes, de se dérober un peu vite à l’effort d’imagination ou de conjecture qu’ils semblent appeler et que notre curiosité sollicite. Je l’avoue, — et dût cet aveu m’attirer les faciles ironies des historiens à prétentions « scientifiques, » — je ne partage pas tous ces scrupules. J’estime qu’un critique, s’il doit tout d’abord épuiser tout le « connaissable » d’un sujet, n’est nullement dans l’obligation de s’en tenir là. Nos moyens d’information sont, généralement, si pauvres, il y a un tel écart entre les « vérités » relatives et sporadiques qu’ils nous permettent d’atteindre, et la vivante et complexe « réalité » que nous voudrions saisir, que nous sommes parfaitement autorisés à « remplir tout l’entre-deux, » et à deviner ce que nous ne parvenons pas à savoir : l’essentiel est de procéder à cette opération avec prudence et avec tact et de ne pas donner pour des faits objectivement acquis nos conjectures personnelles.

Le grand mérite du livre de M. Duine est d’avoir bien posé tous les problèmes mennaisiens, et, sur toutes les questions que soulève l’étude de la vie et de l’œuvre de Lamennais, d’avoir très clairement résume les faits actuellement connus et acquis. Il nous permet ainsi de mieux nous rendre compte des multiples obscurités qui subsistent encore aujourd’hui dans cette biographie morale, obscurités dont la plupart, je le crains, ne seront sans doute jamais complètement élucidées. Afin de préciser les idées, signalons-en quelques-unes.

On sait que Lamennais ne fit sa première communion qu’en 1804, à vingt-deux ans. Qu’il ne l’ait pas faite à douze ans, en 1794, en pleine persécution révolutionnaire, je veux bien admettre, avec M. Duine, que « la chose s’explique sans peine. » Mais ce qui s’explique moins, c’est qu’il ait attendu dix années encore pour se résoudre à cet acte essentiel de la vie chrétienne. Dira-t-on que le milieu où il vivait n’était guère chrétien, et que ni son père, ni son oncle, l’excellent Robert des Saudrais, ne durent beaucoup l’encouragera suivre la règle commune ? Mais n’est-ce pas oublier que Lamennais avait un frère, le futur abbé Jean, de deux ans son aîné, qui, lui, le jour de sa première communion, faite à neuf ans, se sentit appelé au sacerdoce, et dont la foi inentamée finit, quinze ans plus tard, par avoir raison des incertitudes et des atermoiements de Félicité ? Pour que les deux frères, qui s’aimaient tendrement, aient suivi, dans ces années décisives de la première jeunesse, une direction morale si différente, il faut que leurs divergences d’idées et de caractères aient été singulièrement profondes ; et l’on est conduit à penser qu’avant de se convertir à vingt-deux ans, le futur auteur des Paroles d’un croyant était allé assez loin et s’était attardé bien longtemps dans la voie de l’indifférence religieuse. Bien des choses nous échappent de ce premier Lamennais d’avant la conversion. Nous en savons assez cependant pour entrevoir en lui des chocs, peut-être douloureux, d’opinions contradictoires, un développement moral heurté, bref, des sautes d’humeur et d’idées qui auraient pu inspirer quelques craintes pour la parfaite solidité de ses convictions futures.

Franchissons une trentaine d’années. De la crise d’âme qui, à cinquante ans, a fait sortir Lamennais de l’Eglise, nous voudrions tout connaître. Nous voudrions pouvoir suivre, jour par jour, la lente évolution qui l’a détaché des croyances où, si longtemps, il avait apaisé l’inquiétude de sa pensée et l’ardente mobilité de son cœur. Là encore, un mystère plane qui, très probablement, ne sera jamais parfaitement éclairci. Lamennais a dû emporter avec lui son secret dans la tombe. « Il n’a fait, dit très bien M. Duine, aucune confidence sur l’heure de la rupture intérieure... Ses combats douloureux, il les a ensevelis au plus profond secret de sa vie intime, affectant, au contraire, de proclamer, comme un défi à ceux qui le condamnaient au nom de Dieu, la paix, la satisfaction, le bonheur de son âme. » Et il conjecture que la foi de Lamennais en la divinité du Christ a dû s’écrouler avant même que l’encyclique Singulari, qui condamnait les Paroles d’un croyant (25 juin 1834), n’eût rompu les derniers liens qui l’attachaient encore à la Papauté. Il note en effet, dans une lettre à Mme de Senfft, sous la date du 27 avril 1834, les paroles suivantes qui sont comme le leit-motif des Notes et Ré flexions, purement rationalistes, dont, en 1846, il a accompagné sa « traduction nouvelle » des Evangiles : « Nous oublions trop qu’ici-bas notre existence n’est qu’un combat, un effort douloureux pour remonter à l’état d’où nous sommes déchus ; et ce qui est vrai pour chacun de nous est vrai pour les peuples, pour l’Humanité entière. Jésus-Christ n’en est-il pas le vrai type aussi bien que le chef ? Qui a plus combattu, plus souffert que lui ? Et tout cela sur la terre n’a dû aboutir qu’à un tombeau. » La conjecture est fort plausible. Pourtant il est possible aussi, — et j’inclinerais volontiers à cette interprétation, — qu’avant de se cristalliser dans l’incroyance définitive, la pensée de Lamennais ait eu, comme il arrive si souvent en pareille matière, des allées et venues, des reprises, des repentirs, des retours en arrière, itus et reditus, comme eût dit Pascal, et qu’il y ait eu chez lui un mélange assez singulier, mais très humain, d’idées et de velléités contradictoires.

Parmi ses papiers inédits de cette époque, M. Duine a retrouvé la belle page que voici : « Jésus, fils de Dieu et fils de l’homme, je vous adore tel que vous étiez avant tous les temps, alors que des hauteurs de l’éternité, la création s’épanchait de votre main comme une avalanche de mondes ; je vous adore tel que vous apparûtes au milieu des temps, faible comme le roseau qui ondoie sur le bord du marécage. Vous vîntes, et la terre tressaillit de joie, et la race humaine affaissée sentit la vie couler en elle. Altérée, elle but à longs traits et la foi et l’amour et l’espérance inépuisable. » Cette page est d’une orthodoxie parfaite. M. Duine croit qu’elle est de 1833 plutôt que de 1834. Mais quand il serait prouvé qu’elle est postérieure à la lettre à Mme de Senfft, il ne faudrait pas s’en étonner. Je la verrais très bien, pour ma part, contemporaine de ces autres pages inédites, mais datées, et qui, n’ayant rien de très spécifiquement chrétien, pourraient être d’un pur déiste, à la Rousseau : « Mon âme, fortifie-toi, car, bientôt, tu n’auras plus que Dieu. Les hommes s’en vont et te laissent seule. Tu as aimé la vérité et la justice ; tu as voulu cela, rien que cela ; et eux, ce qu’ils aiment, c’est l’opinion qui flotte et qui passe ; ce qu’ils veulent, c’est un mol chevet pour y reposer leur tête. Mon âme, fortifie-toi, car tu as encore à souffrir beaucoup ; il reste encore au fond du calice quelques gorgées de lie qu’il faudra bien que tu boives. Reçois ce breuvage de la main du Père ; tout ce qui vient de lui est bon : tu le sentiras plus tard. » (7 mai 1834) — « Ils disent que je suis seul. Quand le Christ mourut sur la croix, il était seul aussi... Je leur avais donné du lait, ils l’ont changé en venin (13 juillet 1834). [2]. »

Ne nous hâtons pas trop de déclarer que l’homme qui écrivait ces lignes est entièrement détaché du catholicisme. Le 21 mai 1834, il écrivait à M. de Coux : « Mon intention est de rester soumis dans l’Eglise et libre en dehors de l’Eglise... Dans l’attente de ce qui sera, on doit demeurer uni à l’institution existante, adhérant de cœur à tout ce qui est bon et vrai, séparé de cœur de tout ce qui est mauvais et faux, sans même, quand on le peut, s’occuper de fixer exactement la distinction entre ce qui est divin et ce qui est humain, chose quelquefois très difficile. » Et nous savons qu’au début d’août il avait l’intention très arrêtée de reprendre la célébration de la messe, si toutefois on ne prenait aucune mesure canonique contre lui.

Que conclure de tout cela, sinon qu’en 1834, même après l’encyclique Singulari, l’âme de Lamennais, très partagée. n’était pas encore décidée aux résolutions extrêmes ? Mieux entouré, manié par des mains à la fois plus habiles et plus charitables, n’aurait-il pas pu être ramené à une conception plus sage des choses et s’épargner à lui-même le douloureux démenti qu’il allait bientôt donner à tout son passé ? On est d’autant plus fondé à se poser la question que les raisons d’ordre « scientifique » ou philologique n’ont été absolument pour rien, — M. Duine l’observe justement, — dans son évolution spirituelle. On n’avait pas encore inventé, dans ce temps-là les crises d’irréligion à base d’exégèse ! Lamennais n’avait pas d’opinion particulière sur la date du Pentateuque. Et ce ne sont pas non plus des raisons proprement philosophiques qui l’ont détaché du dogme chrétien : on ne voit pas qu’il ait changé d’avis sur la valeur et la portée de la raison, ou sur l’autorité de la loi du devoir. Les raisons qui ont ruiné sa foi religieuse sont d’ordre exclusivement moral, et même sentimental. C’était un malade, un nerveux, — j’allais dire un neurasthénique, — auquel l’équilibre du tempérament, du caractère et de l’intelligence a toujours été refusé. Obstiné avec cela, comme tout bon Breton, passionnément individualiste, comme tous les fils de Rousseau, il était asservi plus que d’autres aux fantaisies de son imagination et aux caprices de sa sensibilité. Ulcéré par les réfutations, les injures qui lui venaient de son propre parti, fort de son absolu désintéressement, il prit pour « la haine de la vérité » ce qui n’était qu’exaspération de la polémique, et il commença à douter de la légitimité d’une doctrine qui s’accommodait de pareils moyens de défense. La Révolution de 1830 avait exalté ses aspirations plébéiennes et l’avait imbus, comme tant d’autres de ses contemporains, de mille généreuses chimères sur la prochaine émancipation des peuples. Quand il vit que la Papauté refusait de le suivre dans cette voie, de s’associer à son rêve d’une théocratie démocratique, cette prudence trop compréhensible lui fit l’effet d’une abdication et d’un suicide : il vit dans sa propre condamnation la preuve décisive que la vie s’était définitivement retirée du vieil arbre auquel il avait essayé de rendre un peu de sève, et, dans cette désillusion suprême, sombra tout ce qui lui restait de croyances. La « défection » de Lamennais a été la conséquence assez logique de cet état mental fort complexe et qui a ses multiples origines dans tout le passé de l’écrivain. Pour empêcher cette défection, il aurait fallu que les circonstances, ou des amitiés tendrement éclairées et discrètement dévouées vinssent modifier les dispositions morales du malheureux grand homme. Les circonstances et les amitiés, tout lui manqua à la fois.


VICTOR GIRAUD.

  1. La Mennais, sa vie, ses idées, ses ouvrages, d’après les sources imprimées et les documents inédits, par F. Duine. Un vol. in-8 de la Bibliothèque d’histoire littéraire et de critique. Paris, Garnier frères, 1922.
  2. Citons encore ici, pour la beauté de la forme, quelques-uns de ces fragments d’un journal inédit. — (7 mai 1834) : « J’étais comme un arbre chargé de feuilles et couvert de fleurs. Les fleurs sont tombées : les feuilles sont tombées au souffle de la tempête ; elle a brisé jusqu’aux branches mêmes, et le vieux tronc maintenant est là solitaire et dépouillé. Les pluies ne le ranimeront plus. L’eau des nuées, chassée par les vents, coule sur sa sèche écorce, à travers la mousse, et rien ne reverdit. » — (8 mai). « Je viens de revoir le lieu où je souhaite qu’on dépose mes os. Un rocher, un chêne qui croît dedans, c’est là tout. Pauvre chêne, tu seras mon dernier et mon fidèle ami. Lorsque tous auront dit : « Je ne le connais point ! » toi, tu me connaîtras encore et me protégeras de ton ombre. Puis, viendra un jour où tu plieras aussi sous le temps, ou sous la cognée ! Alors, je tressaillerai une dernière fois sur la terre. »