Pointes sèches/Sur un sonnet de Stéphane Mallarmé

Pointes sèchesArmand Colin et Cie, éditeur (p. 143-152).


SUR UN SONNET DE M. STÉPHANE MALLARMÉ


J’étais l’autre soir en une compagnie où se trouvaient assemblés d’honnêtes gens, curieux des choses de l’art et de la littérature. Il y avait là plusieurs poètes, un symboliste instrumentiste, trois éphèbes initiés aux mystères du verbe déliquescent et un brave homme de critique que le Mercure de France tourne volontiers en dérision en l’appelant « épicier de lettres ». L’entretien, après avoir effleuré les romans du jour, s’égara vers les ouvrages de M. Stéphane Mallarmé. Ces ouvrages sont considérables, si l’on mesure leur mérite au bruit qu’ils font dans le monde. M. Stéphane Mallarmé n’a publié jusqu’ici qu’un volume, luxueusement imprimé, et dont les rares exemplaires sont entre les mains d’amis fidèles. Mais son nom est connu de tout l’univers. Lorsque Verlaine mourut, M. Stéphane Mallarmé le remplaça dans la confiance des rédacteurs du Mercure qui représentent, comme on sait, l’élite de l’esprit humain. Il fut élu « Prince de la jeunesse » par cent cinquante suffrages. M. Sully Prudhomme n’en obtint que douze, et son prestige fut gravement diminué par cet échec. Celui de M. Mallarmé rayonna d’un éclat prodigieux. Les grammairiens d’Europe et d’Amérique étudièrent ses vers, la loupe en main ; les obscurités qu’ils y rencontrèrent, au lieu de les rebuter, les remplirent d’admiration. C’est le propre des grands génies, de ne pas se laisser pénétrer du premier coup. M. Stéphane Mallarmé est assurément un grand génie, car il est impénétrable. Le vulgaire ne saurait aspirer à le comprendre. Il faut recourir, pour déchiffrer sa pensée, à la sagacité des artistes subtils, experts aux jeux de l’analyse et de l’exégèse. Et c’est pourquoi j’ai prêté l’oreille aux discours qui se sont tenus devant moi, et que je transcris exactement…

L’épicier de lettres, dans une intention perfide. Avez-vous lu le dernier sonnet de Stéphane Mallarmé, intitulé Tombeau et consacré à la louange de Verlaine ? Je suppose que ce morceau est élogieux. Mais je n’ose rien affirmer. Je me suis creusé la cervelle à en découvrir le sens…

Le symboliste, avec ironie. Votre cervelle n’a pas éclaté ?

L’épicier de lettres. Je me suis arrêté à temps.

Le symboliste. Et vous avez relu, pour vous remettre, la Grève des forgerons ?

L’épicier de lettres. Non ! J’ai relu la Nuit de mai.

Le symboliste. Ça revient au même.

L’épicier de lettres. Mon Dieu, mon cher confrère, j’ai gardé, je l’avoue, une tendresse de cœur pour Musset. On aime toujours un peu ceux qu’on a beaucoup aimés. Mais je ne suis point absolu dans mes idées. Je ne demande qu’à me convertir. Ouvrez-moi les yeux, j’y consens. Faites-moi toucher du doigt des beautés du « Prince de la jeunesse », et j’abjurerai mes erreurs, je baiserai la poussière, dans l’attitude d’un député musulman… Traduisez-moi un morceau de Stéphane Mallarmé, un tout petit morceau, le plus clair de tous ces morceaux…

Le symboliste. Je vous vois venir, beau masque. Vous êtes décidé à ne rien admettre. Il n’est pas de pire sourd…

L’épicier de lettres. Que risquez-vous d’essayer ?

Le symboliste. Vous jurez au moins de m’écouter en silence, de ne pas interrompre ma démonstration par des observations incongrues ?…

L’épicier de lettres. C’est juré !

Le symboliste. Je commence donc et, pour éclairer votre ignorance, je vous dirai ce que vous sauriez déjà, si vous aviez pris la peine de lire les lumineux commentaires de Francis Vielé-Griffin. Je vais vous formuler en deux mots la poétique du prince et son esthétique.

L’épicier de lettres. Je bois vos paroles.

Le symboliste. Le prince part de ce principe que toute chose, fût-elle la plus mesquine, a une signification et est autre chose qu’elle ne nous paraît. Le Prince entre dans la vie quotidienne ainsi qu’en un monde vierge ; il y marche à travers des forêts de symboles dont la première tige est encore innommée ; et, seul, en face des questions, il les prend une à une et se les pose… Si tel objet n’est pas ce qu’il vous semble être, mais autre chose, et si le Prince découvre cette autre chose inconnue (qui est cet objet que vous croyez connaître) ; si, fort de sa certitude, il parle de cet objet que vous croyez connaître en termes se rapportant à ce qu’il est en réalité, c’est-à-dire à cette autre chose que vous ignorez, vous ne vous entendrez avec le Prince qu’autant que vous irez comme lui jusqu’à l’essence, au lieu de vous arrêter à la surface des choses…

Les trois initiés. Cela est limpide…

L’épicier de lettres. Votre explication est sans doute fort ingénieuse. Mais (excusez mon infirmité !) il me semble que quelques nuages flottent encore autour de la vérité et la dérobent à ma faible intelligence. Ne pourriez-vous joindre la démonstration à la théorie et me citer au moins un exemple ?

Le symboliste. Il m’est aisé de vous satisfaire. Quel poème voulez-vous que je vous dise ?

Premier initié… La Pipe, d’une évocation meurtrie et, en sa chute, d’une inouïe tendresse !…

Second initié.… Le Phénomène futur où pleure un avenir qui est déjà le présent !…

Troisième initié. … Le Nénuphar blanc, qui est la noble abstention de celui qui ignore à jamais.

L’épicier de lettres. Ce Nénuphar, qui est blanc comme presque tous les nénuphars, me séduit. La Pipe me plaît aussi. Je vote pour la Pipe ou le Nénuphar.

Le symboliste. Vous n’aurez ni l’un ni l’autre. Vous aurez le sonnet à Richard Wagner, qui est, j’ose le prétendre, un des chefs-d’œuvre immortels de notre langue.

Les trois initiés, extasiés et psalmodiant ensemble le premier vers du chef-d’œuvre :

Le silence déjà funèbre d’une moire…

L’épicier de lettres, poursuivi par une fâcheuse réminiscence et se rappelant mal à propos son répertoire classique :

Je suis déjà ravi de ce petit morceau !

Le symboliste. De grâce ! soyez sérieux, ou je quitte la partie ! Nous ne sommes pas ici pour nous amuser !

L’épicier de lettres. Vous avez raison. J’offre au Prince mes excuses.

Le symboliste. Voici le sonnet à Richard Wagner (il le scande lentement d’une voix mélancolique et les yeux levés au ciel) :

Le silence déjà funèbre d’une moire
Dispose plus qu’un pli deuil sur le mobilier
Que doit un tassement du principal pilier
Précipiter avec le manque de Mémoire.


Notre si vieil ébat triomphal du grimoire,
Hiéroglyphes dont s’exalte le millier
À propager de l’aile un frisson familier,
Enfouissez-le-moi plutôt dans une armoire !

Du souriant fracas original haï
Entre elles, de clartés maîtresses a jailli
Jusque vers un parvis né pour leur simulacre,

Trompettes tout haut d’or pâmé sur les vélins.
Le dieu Richard Wagner, irradiant un sacre
Mal tu par l’encre même en sanglots sibyllins.


Les trois initiés, jouissant de la stupeur de l’épicier de lettres. Eh bien ?

L’épicier de lettres. Superbe !! Le sonnet est d’une ampleur, d’une harmonie, d’une richesse de rimes !… Maintenant, je ne serais pas fâché d’apprendre au juste ce qu’il signifie.

Le symboliste. Comment ! vous n’avez pas compris ?

L’épicier de lettres. Pas un traître mot !…

Le symboliste. Non ! ce n’est pas possible ! Vous vous moquez de moi ! Ces vers sont si simples !

Les trois initiés. D’une simplicité enfantine !

Le symboliste. Et d’abord le début ne peut prêter à l’équivoque. Il s’agit de l’antagonisme de la poésie et de la musique. Les poètes ont préparé l’avenir et s’imaginent qu’ils régneront sans partage. Mais leur outillage est imparfait (tassement du principal pilier). Et la musique, plus savante, plus complète (dispose un pli deuil sur le mobilier) et s’installe à sa place et règne désormais, se suffisant à soi-même. Le mobilier Séculaire de la poésie et des belles-lettres (vieil ébat triomphant du grimoire) est enfoui dans une armoire et détrôné par un art plus neuf, par l’art de la symphonie, du drame lyrique, par l’art de Richard Wagner…

L’épicier de lettres. Cette interprétation ne me paraît point déraisonnable…

Le premier initié. Permettez, messieurs ! Elle me paraît, à moi, tout à fait contraire aux intentions de l’auteur !

Le symboliste. Et en quoi donc, s’il vous plaît ?

Premier initié. Vous commettez un énorme contre-sens ! Vous alléguez que Richard Wagner a supprimé la poésie, quand au contraire il l’a exaltée, quand il en a magnifié l’auréole. Bien loin de l’abolir, il l’a élargie, vivifiée, il lui a ouvert des horizons que l’on ne soupçonnait pas. Ce qu’il a détruit, ce sont les formes surannées de la musique, l’opéra mélodramatique et l’opéra-comique, ce vieil ébat du grimoire, ces hideux hiéroglyphes, ces œuvres sans noblesse, propres tout au plus à propager de l’aile un frisson familier… Ce vers, à lui seul, éclaire le texte. Je suis surpris qu’un critique sagace, comme vous l’êtes, ait pu s’y tromper…

L’épicier de lettres. Eh ! mais cette version me donne à réfléchir. Il se pourrait qu’elle fût la bonne !

Le symboliste. La bonne ! Vous êtes fou, je pense, avec votre opéra-comique ! Pourquoi pas l’opérette, et les féeries du Châtelet ? et les ballets des Folies-Bergère ? Le Prince est un trop haut esprit pour prêter à Wagner des préoccupations indignes de lui. Wagner s’inquiétait bien vraiment des serinettes d’Auber ! Il ne les apercevait même pas de son Olympe. Le vers que vous citez (à propager un frisson familier) s’applique uniquement et la poésie…

Premier initié. À la musique !

Le symboliste. À Alfred de Musset !

Premier initié. À Adolphe Adam !

L’épicier de lettres. Messieurs, je vous en supplie, tâchez de tomber d’accord !

Second initié. C’est moi qui vais vous y mettre…

L’épicier de lettres, poussant un soupir de joie. Enfin !

Second initié. Vous cherchez l’un et l’autre midi à quatorze heures. La solution est bien plus naturelle. Le prince ne s’est pas perdu dans ses spéculations transcendantales. Il a visé un détail matériel, précis. Lisons tranquillement ses vers, sans leur attribuer un sens figuré. Ils vont s’illuminer aussitôt. Quelle révolution a opérée au théâtre Richard Wagner ! La révolution de la mise en scène. Il a remplacé le décor humain par le décor de rêve. Et c’est de cela que le poète le loue. Il lui rend grâce d’avoir délivré le théâtre de ses accessoires surannés (enfouissez-le-moi plutôt dans une armoire) et remplacé ces grotesques enluminures par d’héroïques pages de missel (Trompettes tout haut d’or pâmé sur les vélins)… Vous rendez-vous à l’évidence ?

Le symboliste et le premier initié, ensemble. Absurde !

L’épicier de lettres. Cette troisième interprétation me plonge dans l’incertitude.

Le symboliste, s’animant. Le Prince rirait bien s’il vous entendait !

Premier initié, un peu nerveux. Il ne rirait pas, car ce travestissement rapetisse son chef-d’œuvre.

Second initié. Vous avez dit « travestissement » ?

Premier initié. Je maintiens l’expression.

Second initié. Mais elle est injurieuse ! Douteriez-vous, par hasard, de ma bonne foi ?

Premier initié. Peut-être !

Second initié. Monsieur !

L’épicier de lettres. Messieurs, ne vous fâchez pas, je vous en supplie. Nous sortons de carnaval, où tout peut se travestir, même le sens d’un sonnet. Mais j’y songe ! Que n’allez-vous prier le Prince lui-même de trancher votre différend ? Il ne nous refuserait point ce léger service.

Le symboliste. Vous raillez ! Ce serait lui faire injure ! D’ailleurs on n’obtiendrait rien de lui.

L’épicier de lettres. Est-il donc si rebelle à l’interview ?

Premier initié. Non, certes. Il ne déteste pas que les journaux s’occupent de lui. Mais il a besoin de mystère.

Second initié. Et que deviendrait-il le jour où le premier venu comprendrait la signification de ses vers ?

Le symboliste. On ne les lirait plus !

Premier initié. Et il serait obligé d’en composer de nouveaux !

Second initié. Ce qui le gênerait fort !

L’épicier de lettres. Et ce qui vous gênerait davantage !