Pointes sèches/Hector Malot

Pointes sèchesArmand Colin et Cie, éditeur (p. 19-25).


M. HECTOR MALOT


M. Hector Malot a cessé d’écrire. Il a informé le public de cette intention dans un livre qui n’est pas un roman, mais l’histoire de ses romans. Il a renoncé à ce genre, qui lui valut tant de succès. Et pourquoi a-t-il pris cette résolution, alors que l’âge n’a pas encore glacé sa plume ? Se trouve-t-il las, découragé ? A-t-il envie de goûter un repos qu’il a certes gagné, ou bien se repose-t-il contre son gré, vaincu par l’indifférence du public ? La foule est ingrate et brûle volontiers ses vieilles idoles ! Mais non ! M. Hector Malot n’a rien à lui reprocher. Il s’est retiré sur une victoire très honorable, et l’on peut croire que l’explication qu’il donne de sa retraite est sincère. Il estime que l’artiste ne peut produire éternellement, que sa faculté créatrice s’affaiblit au delà de l’âge mûr ; que ceux qui veulent durer en dépit des lois naturelles s’exposent aux pires désagréments ; que leur décadence apparaît à tous les yeux ; qu’ils sont les seuls à ne pas la voir : « L’homme-plante se cramponne pour prolonger son rôle. Mes fleurs étaient belles, mes fruits étaient bons, pourquoi ne le seraient-ils pas toujours ? Misérables discussions avec son orgueil et son intérêt dont je ne veux pas pour moi ! Misérable esclavage qui ne sera pas le mien, car j’entends finir libre comme j’ai vécu, sans faiblesses ni compromissions avec moi-même. » Ainsi parle M. Hector Malot. Ainsi parle la sagesse. Il ajoute, non sans fierté :

« En quoi l’artiste, son œuvre accomplie, fait-il acte méritoire en mourant la plume ou le pinceau à la main, au lieu de s’arrêter dans une production qui n’a plus d’autre but que d’exploiter un nom auquel les années ont donné une valeur commerciale, alors que cette exploitation n’est indispensable ni à sa vie matérielle ni à celle de sa famille ? N’y a-t-il pas là une obstination sénile et aussi une âpreté de gain qui ni l’une ni l’autre ne méritent l’éloge ? Ce n’est pas la plume à la main que ceux-là meurent, c’est l’argent à la main. » Ce n’est point là une vaine déclamation. Le romancier a conformé ses actes à ses paroles. Quelques semaines avant sa retraite, il reçut du directeur d’un grand journal populaire une alléchante proposition. On lui offrait cinquante mille francs pour un feuilleton de vingt mille lignes. Or, vingt mille lignes sont un jeu d’enfant pour la fécondité de M. Hector Malot. Il eut le courage de résister à la tentation. « J’ai dit que je partais… Je pars ! ». M. Malot est parti... Honneur aux grands caractères !

Il est délicat de sonder la conscience et les reins d’autrui, surtout lorsqu’on n’y est pas autorisé. On peut cependant se demander s’il n’entre pas un soupçon de mélancolie et d’amertume dans la philosophie de M. Hector Malot. Considérons sa carrière. Il arrive à vingt ans de sa province normande et, après quelques tâtonnements de courte durée, il s’assied à sa table de travail. Il n’en bouge plus pendant un quart de siècle. Il besogne comme un bénédictin. De cinq heures à onze heures du matin, de deux heures à sept heures du soir, il « met du noir sur du blanc ». Il se refuse tout délassement qui pourrait l’enlever à son labeur. Il vit en ermite dans sa maisonnette de Fontenay ; il ne va jamais dîner en ville, et il s’abstient du théâtre, pour éviter les fatigues et les lourdeurs de tête du lendemain. S’il voyage pendant l’été, ce n’est point pour s’amuser, mais pour recueillir des notes et documenter son prochain livre. Il ne savoure pas un seul plaisir inutile. Son esprit est constamment tendu vers le « manuscrit à faire », dont la tyrannie est plus absorbante que celle de la « scène à faire ». Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un ouvrier plus patient et plus tenace que M. Malot... Bos suetus aratro !... Il met au monde, avec une merveilleuse régularité, dix volumes, vingt volumes, cent volumes. Il porte ses romans comme les pommiers de son pays donnent leurs pommes. Quand vient l’automne, le fruit est toujours mûr et prêt à être cueilli. Cela est admirable. Et ces romans échappent à la banalité courante. Ils sont moraux sans froideur ; ils disent quelque chose ; ils instruisent le lecteur et le réconfortent. L’auteur s’attaque courageusement aux abus ; il peint loyalement les mœurs de son temps. Il s’occupe de l’armée dans le Lieutenant Bonnet, du clergé dans Marié par les prêtres, des magistrats dans Complices, des médecins dans le Mari de Charlotte. Si ces livres sont un peu massifs, ils sont fortement construits. Il ne subordonne pas, comme certains de ses confrères, l’intérêt du récit à l’analyse des âmes, mais il ne sacrifie pas entièrement la psychologie à la rapidité de la narration. Il a soin d’inventer une action dramatique qui ne laisse pas languir la curiosité. Et sur cette fiction qui constitue la charpente de l’ouvrage, il bâtit sa thèse. Il signale une lacune du code, il flétrit un abus, il revendique un progrès. Et presque toujours ce qu’il demande est juste, probe et sain. Cet homme de lettres est un brave homme.

Telle fut sa tâche. En fut-il équitablement récompensé ? Assurément, il a connu les triomphes populaires, l’ivresse des éditions enlevées, la gloire de la « pile » sous les galeries de l’Odéon, et aussi, disons-le, la satisfaction du gain légitime et copieux. Mais à côté de ces jouissances il en est d’autres dont l’artiste, quand il a le cœur bien situé, est encore plus friand. Il est très doux de captiver un million de bourgeois anonymes qui se délectent à votre prose. Il est plus doux, peut-être, de plaire à cent mandarins, qui, à tort ou à raison, représentent l’élite des connaisseurs. Ils règlent le ton, pérorent dans les salons et dans les cénacles, préparent les élections académiques, décident si un tel est de premier ou de second ordre, dosent le talent ou le génie, et rendent des arrêts qui sont acceptés sans résistance et répandus en tous lieux par l’innombrable légion des snobs. Que ces arrêts soient toujours sensés, je me garderai de l’affirmer. Et cependant on est obligé d’en tenir compte, car ils suffisent à vous élever ou à vous abaisser dans l’opinion générale. Eh bien ! ils n’ont jamais été très favorables à M. Hector Malot. Il n’est jamais tout à fait sorti de la grosse popularité. Il n’a pas cessé d’être aux yeux des dilettantes un romancier pour la foule, non pas sans doute au même degré que M. Émile Richebourg. On lui a accordé une nuance d’estime particulière ; on a rendu hommage à son mérite, à l’intégrité de son esprit, à l’excellence de ses intentions. Mais il n’a pu conquérir la réputation d’un Daudet, d’un Bourget, d’un Zola. On n’admet pas qu’il soit de la même essence.

Me fais-je bien comprendre ? Supposez, au siècle dernier, une réunion de gentilshommes de la plus pure noblesse, auxquels vient se joindre le fils d’un riche marchand. Ce dernier fût-il encore de meilleure mine, ne sera pas avec eux sur un pied de complète égalité. M. Malot est un peu comme ce fils de marchand. Il lui manque quelque chose pour se fondre dans la race des gentilshommes artistes. Que lui manque-t-il ? Mon Dieu ! nous pouvons le proclamer sans offense, M. Malot pèche par la forme. Sa langue est lourde, sauf lorsqu’il est entraîné par le mouvement du récit ; elle est souvent incorrecte. Il s’en exhale comme un parfum boutiquier, comme une odeur de cassonade et de chandelle. Ecoutez-le quand il rédige son testament, dont nous citions plus haut quelques lignes : « J’aurais pu continuer d’exploiter un nom, auquel les années ont donné une valeur commerciale. » Il se défend, plus loin, de ressembler à « ces jeunes peintres qu’un petit succès vient de signaler à l’attention des marchands de tableaux, qui les enrôlent à leur service, en leur achetant d’avance leur fabrication... » Un négociant rédigeant son prospectus userait à peu près des mêmes termes. M. Malot ignore l’élégance des demi-teintes, les caresses du style, la subtile ironie des sous-entendus et des malices perfides. Cela a éloigné de lui les estomacs difficiles qui préfèrent à la solidité des viandes substantielles et communes la saveur des cuisines raffinées. Et puis, ce qui lui a nui plus que tout le reste, c’est son parfait équilibre, son air de santé inaltérable. Le moraliste affirme que les amants veulent faire tout le bonheur et, s’ils ne le peuvent, tout le malheur de ceux qu’ils aiment. De même l’écrivain arrive à conquérir le public par ses défauts non moins que par ses mérites. Il s’impose par ses traits saillants, par un je ne sais quoi qui constitue sa physionomie et qui n’est pas toujours ce qu’il y a de meilleur en lui. Ce je ne sais quoi, M. Hector Malot en est dépourvu. Il fut toujours excellent. Que n’a-t-il été parfois exécrable et parfois sublime ! Son malheur fut d’avoir des qualités trop unies et d’être trop bien portant.