Pointes sèches/Émile Bergerat

Pointes sèchesArmand Colin et Cie, éditeur (p. 3-10).


M. ÉMILE BERGERAT


Il faudrait être un autre Bergerat pour parler congrûment de M. Émile Bergerat. Il est vrai d’ajouter qu’il n’a besoin de personne pour cet office, et qu’il y suffit parfaitement. Si l’on réunissait les chroniques, préfaces, manifestes, fantaisies en vers et en prose, qu’il a consacrés à son apologie, à ses haines, à ses malheurs, on aurait la matière de vingt volumes. On y trouverait des pages qui se répètent. M. Bergerat a publié cinquante fois sa catilinaire bien connue contre la Comédie-Française, et renouvelé cent fois pour le moins l’accusation de tripatouillage qu’il lança contre un directeur de l’Odéon. Mais on lui pardonne ses redites, en considération de sa belle humeur. Car M. Émile Bergerat a la colère extrêmement comique. Il n’est jamais si gai que quand il se fâche. C’est ce qui fait souhaiter à ses admirateurs qu’il continue d’avoir quelques mécomptes, et particulièrement au théâtre. Jusqu’ici, leur vœu s’est réalisé. M. Bergerat n’a pu décrocher la timbale du succès, j’entends du succès pécuniaire, qui se chiffre par de nombreuses représentations. Il n’a connu que les « insuccès d’estime ». On s’est récrié sur son talent ; les artistes — ses pairs — l’ont congratulé ; il s’est congratulé lui-même. Mais la foule n’est pas venue. Et M. Bergerat continue de voir fuir devant lui, indéfiniment, son espérance suprême, qui est de palper les recettes du Tour du Monde en quatre-vingts jours.

En vérité, il a de quoi se consoler, et sa carrière a été brillante. Enfant prodige, il échoue à son baccalauréat, mais il broche une pièce en un acte qu’il envoie chez Molière, et qui est reçue sans coup férir. Par une étrange ironie, cet homme, qui poursuivit toute sa vie la chimère du théâtre, y débuta à dix-sept ans, et y fut plus précoce qu’Augier, Dumas fils et Pailleron… Puis, il se tourne vers le journalisme : il publie au Figaro, en 1864, des articles qu’il signe du pseudonyme de Jean Rouge ; il collabore au Gaulois, au Paris-Journal, au Bien Public, au Voltaire, Il traite tous les sujets, il aborde tous les genres : le conte, le roman, la critique d’art, la satire, l’étude de mœurs ; il y déploie une vivacité, une verve funambulesque, et surtout une virtuosité de langage qui lui assignent une place au premier rang des humoristes. C’est un Sterne, avec moins de flegme, un Rabelais, avec moins de philosophie et de bon sens. Du bon sens, M. Bergerat, dès cette époque, ne se pique guère d’en avoir. Il le méprise… Il est le paradoxe fait homme ; il se plaît aux raisonnements facétieux qui se tiennent en équilibre sur une pointe, comme les chapeaux de clowns.

Son irrévérence s’attaque à tout ce qui inspire aux hommes du respect et de la considération, à tout ce qui est assis et posé. S’il s’occupait de politique, il fronderait les corps de l’État, la magistrature, le clergé, les fonctionnaires et les ministres. Dans le domaine des lettres, il attaque les écrivains bien rentés, ceux qui séduisent les bourgeois et les gens du monde et qui possèdent un fauteuil sous la Coupole. L’Académie est sa bête noire. Tantôt il la transperce de sa flamberge, avec les gestes du spadassin Lampourde ; tantôt, quittant le ton tragique, il accommode les Quarante à la sauce verte, il leur lance des nasardes et gambade autour d’eux, comme Arlequin, en leur allongeant des coups de batte, en les saluant d’un pied de nez. Si quelque confrère malavisé eût prédit, vers 1872, à M. Émile Bergerat qu’il aspirerait un jour à la succession de quelque immortel, un éclat de rire homérique eût accueilli cette prophétie. Et de même, il y a vingt ans, Caliban ou Bergerat (c’est tout un) eût repoussé avec horreur le ruban rouge, si on le lui avait offert. Sa mémorable philippique contre la Légion d’honneur restera comme un de ses morceaux les plus brillants. C’est un modèle du genre. L’ironie s’y allie à l’invective. Et il est très bien composé. M. Bergerat s’est souvenu, pour une fois, qu’il avait fait sa rhétorique. Je vous assure que ces deux cents lignes valent qu’on les soumette à l’analyse. On y découvre l’essence même du genre de M. Émile Bergerat.

Et, d’abord, pour ne pas désorienter ses lecteurs, il se lance en pleine fantaisie. Il déclare que Napoléon Ier est un faux grand homme ; que les historiens ont exagéré son prestige ; qu’il ne fut ni grand capitaine, ni grand diplomate, ni grand empereur ; qu’il sut simplement profiter des circonstances, et se servir d’une élite de guerriers incomparables et d’un état-major de généraux qui se dévouèrent à son ambition. Donc, Napoléon est surfait ; c’est un point établi pour M. Bergerat. Il n’eut, durant sa carrière, qu’une minute de génie : celle où il fonda son ordre, où il inventa ce prodigieux moyen de gouvernement que l’on nomme la Légion d’honneur :« Avoir observé cela que plus on avance en Égalité, plus on éprouve le besoin d’en sortir, et avoir opposé à la grande utopie de la Révolution française cette « noblesse de poche » qu’on appelle la Légion d’honneur, grâce à laquelle nous sommes tous égaux sans l’être, quelle trouvaille !… » Et il était temps de s’en aviser, car la nation devenait impatiente, elle menaçait de s’insurger. Ce bout de moire, miroitant au soleil devant ses yeux, l’apaisa, la rendit joyeuse : « La mare aux grenouilles coassait affreusement et elle refusait tous les soliveaux. Il prit un bout de ruban rouge et il l’attacha à sa ligne. Toutes les rainettes entrèrent en danse. Elles avaient un dieu, une patrie, des lois, une justice ; une société et des mœurs. Le ruban rouge leur représentait tout cela. Leur vie, à présent, avait un but. » Napoléon disparut. Son œuvre ne mourut pas. Elle est plus que jamais vivace. Les croix continuent de pleuvoir. Sur quelles poitrines tombent-elles ? Ici, M. Bergerat devient lyrique ; il fouaille à revers de bras ; il se hausse au ton de Juvénal. Écoutez-le : « Un bon chef d’État s’inquiétera moins de savoir pourquoi un citoyen est décoré que d’apprendre pourquoi un autre ne l’est pas encore. » Et quelles conditions met-il à cette faveur ? Caliban les énumère. Il passe sous silence le mérite ; il n’admet pas que ce motif puisse entrer en ligne. L’âge, à la bonne heure ! « On est décoré pour cause de maturité. La France vous félicite d’avoir passé la quarantaine. On dirait qu’elle vous en indemnise… » D’autres titres ont leur importance, que le pamphlétaire dénombre complaisamment. Un rond de cuir est décoré pour sa patience. Il a souffert. Un Français ne doit pas souffrir. « Ah ! les belles mœurs ! L’un des titres irrésistibles à la décoration, c’est de l’avoir demandée plusieurs fois sans l’obtenir. » Et M. Bergerat conclut par cette phrase charmante, où sa pensée se résume : « Demander la Légion d’honneur au gouvernement, c’est une politesse à lui faire… »

Je sais bien que ces plaisanteries ne sont pas neuves, et que M. Bergerat n’est pas le premier qui les ait couchées sur le papier. Il en a renouvelé la saveur en la rendant plus violente, en l’exaspérant. Nous saisissons en ce chapitre, comme en vingt autres que nous aurions pu choisir, le secret de sa manière. C’est l’outrance dans le fond et dans la forme, une plaisante déviation de la vérité. Les hommes et les choses qu’il raille apparaissent en son style, comme en une boule de jardin, grimaçant en long ou en large, selon son caprice. Il est doué, à un degré éminent, du don caricatural. Mais ce n’est pas un caricaturiste indolent, ni indifférent. Il est passionné. Il ne rit que du bout des lèvres, il ricane ; il montre les dents. M. Bergerat n’est tout à fait excellent que lorsqu’il s’échauffe ; et comme il s’échauffe de préférence sur les questions qui mettent en jeu son intérêt personnel, il en résulte que les meilleures pages qu’il ait produites sont celles où il parle de lui-même.

Cet intransigeant, ce révolté s’est adouci. On raconte que, rendant visite un jour à M. Lockroy, ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, il le pria d’interposer son autorité pour faire jouer, soit à la Comédie-Française, soit à l’Odéon, le Capitaine Fracasse. Le ministre se déroba à ces sollicitations ; mais, voulant offrir à l’écrivain, qu’il aimait beaucoup, une compensation, il se déclara prêt à lui accorder n’importe quelle marque d’estime, de celles qui dépendaient de lui, exclusivement. M. Bergerat s’écria brusquement : « Décorez-moi ! » Et le décret parut le lendemain à l’Officiel. Authentique ou non, l’historiette est jolie ; elle nous ouvre un coin de l’âme du chroniqueur. Au moment où M. Bergerat sollicitait ce « hochet », il n’oubliait pas les facéties qu’il lui avait prodiguées. Quand, un peu plus tard, il se soumettait à la corvée des visites académiques, il se souvenait des brocards impitoyables dont il accablait les candidats. Il savait à quel danger l’exposait ce revirement, et qu’un jeune Bergerat, frais éclos dans la presse, pouvait se servir de ses propres verges pour le fouailler. Que voulez-vous ? M. Bergerat se sentait las, las de ses pirouettes et de ses lazzis, las de ce métier de danseur de corde qui saute pour amuser la galerie, las de l’article à faire, las de cette pierre du journalisme qu’il était obligé, depuis tant d’années, de rouler chaque matin. S’il s’obstinait à chercher au théâtre le succès qui le fuyait, je veux bien admettre qu’il y fût poussé par un sincère amour de l’art dramatique, mais il espérait aussi, n’en doutez pas, y trouver la fortune matérielle et tous les avantages qui en découlent : le repos d’esprit, l’indépendance, le loisir de ne travailler qu’à ce qui vous plaît et que quand cela vous plaît. Il me dit une fois : « Il arrive un âge où l’on a besoin de gloire ! » Et il me sembla que cette parole était profonde et touchante. Oui ! il est un âge où les ardeurs combattantes tombent avec les cheveux, où le marin aspire au port après les orageuses traversées. Les comédiens fatigués s’achètent, avec leurs économies, une maisonnette, et se retirent à Nemours, pour y attendre la mort. Ils y vivent, d’ailleurs, généralement jusqu’à un âge avancé. N’est-il pas naturel que M. Émile Bergerat, illustre comédien qui redoute la vieillesse, cherche à bâtir sa petite maison de Nemours ?