Flammarion (p. 263-268).
LES IDÉES PERSONNELLES
LES IDÉES PERSONNELLES

M. Lepic, grand frère Félix, sœur Ernestine et Poil de Carotte veillent près de la cheminée où brûle une souche avec ses racines, et les quatre chaises se balancent sur leurs pieds de devant. On discute et Poil de Carotte, pendant que madame Lepic n’est pas là, développe ses idées personnelles.

— Pour moi, dit-il, les titres de famille ne signifient rien. Ainsi, papa, tu sais comme je t’aime ! Or, je t’aime, non parce que tu es mon père ; je t’aime, parce que tu es mon ami. En effet, tu n’as aucun mérite à être mon père, mais je regarde ton amitié comme une haute faveur que tu ne me dois pas et que tu m’accordes généreusement.

— Ah ! répond M. Lepic.

— Et moi, et moi ? demandent grand frère Félix et sœur Ernestine.

— C’est la même chose, dit Poil de Carotte. Le hasard vous a faits mon frère et ma sœur. Pourquoi vous en serais-je reconnaissant ? À qui la faute, si nous sommes tous trois des Lepic ? Vous ne pouviez l’empêcher. Inutile que je vous sache gré d’une parenté involontaire. Je vous remercie seulement, toi, frère, de ta protection, et toi, sœur, de tes soins efficaces.

— À ton service, dit grand frère Félix.

— Où va-t-il chercher ces réflexions de l’autre monde ? dit sœur Ernestine.

— Et ce que je dis, ajoute Poil de Carotte, je l’affirme d’une manière générale, j’évite les personnalités, et si maman était là, je le répéterais en sa présence.

— Tu ne le répéterais pas deux fois, dit grand frère Félix.

— Quel mal vois-tu à mes propos ? répond Poil de Carotte. Gardez-vous de dénaturer ma pensée ! Loin de manquer de cœur, je vous aime plus que je n’en ai l’air. Mais cette affection, au lieu d’être banale, d’instinct et de routine, est voulue, raisonnée, logique. Logique, voilà le terme que je cherchais.

— Quand perdras-tu la manie d’user de mots dont tu ne connais pas le sens, dit M. Lepic qui se lève pour aller se coucher, et de vouloir, à ton âge, en remontrer aux autres ? Si défunt votre grand-père m’avait entendu débiter le quart de tes balivernes, il m’aurait vite prouvé par un coup de pied et une claque que je n’étais toujours que son garçon.

— Il faut bien causer pour passer le temps, dit Poil de Carotte déjà inquiet.

— Il vaut encore mieux te taire, dit M. Lepic, une bougie à la main.

Et il disparaît. Grand frère Félix le suit.

— Au plaisir, vieux camarade à la grillade ! dit-il à Poil de Carotte.

Puis sœur Ernestine se dresse et grave :

— Bonsoir, cher ami ! dit-elle.

Poil de Carotte reste seul, dérouté.

Hier, M. Lepic lui conseillait d’apprendre à réfléchir :

— Qui ça, on ? lui disait-il. On n’existe pas. Tout le monde, ce n’est personne. Tu récites trop ce que tu écoutes. Tâche de penser un peu par toi-même. Exprime des idées personnelles, n’en aurais-tu qu’une pour commencer.

La première qu’il risque étant mal accueillie, Poil de Carotte couvre le feu, range les chaises le long du mur, salue l’horloge, et se retire dans la chambre où donne l’escalier d’une cave et qu’on appelle la chambre de la cave. C’est une chambre fraîche et agréable en été. Le gibier s’y conserve facilement une semaine. Le dernier lièvre tué saigne du nez dans une assiette. Il y a des corbeilles pleines de grain pour les poules et Poil de Carotte ne se lasse jamais de le remuer avec ses bras nus qu’il plonge jusqu’au coude.

D’ordinaire les habits de toute la famille accrochés au porte-manteau l’impressionnent. On dirait des suicidés qui viennent de se pendre après avoir eu la précaution de poser leurs bottines, en ordre, là-haut, sur la planche.

Mais, ce soir, Poil de Carotte n’a pas peur. Il ne glisse pas un coup d’œil sous le lit. Ni la lune ni les ombres ne l’effraient, ni le puits du jardin comme creusé là exprès pour qui voudrait s’y jeter par la fenêtre.

Il aurait peur, s’il pensait à avoir peur, mais il n’y pense plus. En chemise, il oublie de ne marcher que sur les talons afin de moins sentir le froid du carreau rouge.

Et dans le lit, les yeux aux ampoules du plâtre humide, il continue de développer ses idées personnelles, ainsi nommées parce qu’il faut les garder pour soi.