Flammarion (p. 163-172).
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LETTRES CHOISIES de Poil de Carotte à M. Lepic ET QUELQUES RÉPONSES de M. Lepic à Poil de Carotte
LETTRES CHOISIES de Poil de Carotte à M. Lepic ET QUELQUES RÉPONSES de M. Lepic à Poil de Carotte

De Poil de Carotte à M. Lepic
Institution Saint-Marc.
Mon cher papa,

Mes parties de pêche des vacances m’ont mis l’humeur en mouvement. De gros clous me sortent des cuisses. Je suis au lit. Je reste couché sur le dos et madame l’infirmière me pose des cataplasmes. Tant que le clou n’a pas percé, il me fait mal. Après je n’y pense plus. Mais ils se multiplient comme des petits poulets. Pour un de guéri, trois reviennent. J’espère d’ailleurs que ce ne sera rien.

Ton fils affectionné.


Réponse de M. Lepic.
Mon cher Poil de Carotte,

Puisque tu prépares ta première communion et que tu vas au catéchisme, tu dois savoir que l’espèce humaine ne t’a pas attendu pour avoir des clous. Jésus-Christ en avait aux pieds et aux mains. Il ne se plaignait pas et pourtant les siens étaient vrais. Du courage !

Ton père qui t’aime.

De Poil de Carotte à M. Lepic.
Mon cher papa,

Je t’annonce avec plaisir qu’il vient de me pousser une dent. Bien que je n’aie pas l’âge, je crois que c’est une dent de sagesse précoce. J’ose espérer qu’elle ne sera point la seule et que je te satisferai toujours par ma bonne conduite et mon application.

Ton fils affectionné.


Réponse de M. Lepic.
Mon cher Poil de Carotte,

Juste comme ta dent poussait, une des miennes se mettait à branler. Elle s’est décidée à tomber hier matin. De telle sorte que si tu possèdes une dent de plus, ton père en possède une de moins. C’est pourquoi il n’y a rien de changé et le nombre des dents de la famille reste le même.

Ton père qui t’aime.

De Poil de Carotte à M. Lepic.
Mon cher papa,

Imagine-toi que c’était hier la fête de M. Jâques, notre professeur de latin, et que, d’un commun accord, les élèves m’avaient élu pour lui présenter les vœux de toute la classe. Flatté de cet honneur, je prépare longuement le discours où j’intercale à propos quelques citations latines. Sans fausse modestie, j’en suis satisfait. Je le recopie au propre sur une grande feuille de papier ministre, et, le jour venu, excité par mes camarades qui murmuraient : — « Vas-y, vas-y donc ! » — je profite d’un moment où M. Jâques ne nous regarde pas et je m’avance vers sa chaire. Mais à peine ai-je déroulé ma feuille et articulé d’une voix forte :

VÉNÉRÉ MAITRE,

que M. Jâques se lève furieux et s’écrie :

— Voulez-vous filer à votre place plus vite que ça !

Tu penses si je me sauve et cours m’asseoir, tandis que mes amis se cachent derrière leurs livres et que M. Jâques m’ordonne avec colère :

— Traduisez la version.

Mon cher papa, qu’en dis-tu ?


Réponse de M. Lepic
Mon cher Poil de Carotte,

Quand tu seras député, tu en verras bien d’autres. Chacun son rôle. Si on a mis ton professeur dans une chaire, c’est apparemment pour qu’il prononce des discours et non pour qu’il écoute les tiens.




De Poil de Carotte à M. Lepic
Mon cher papa,

Je viens de remettre ton lièvre à M. Legris, notre professeur d’histoire et de géographie. Certes, il me parut que ce cadeau lui faisait plaisir. Il te remercie vivement. Comme j’étais entré avec mon parapluie mouillé, il me l’ôta lui-même des mains pour le reporter au vestibule. Puis nous causâmes de choses et d’autres. Il me dit que je devais enlever, si je voulais, le premier prix d’histoire et de géographie à la fin de l’année. Mais croirais-tu que je restai sur mes jambes tout le temps que dura notre entretien, et que M. Legris, qui, à part cela, fut très aimable, je le répète, ne me désigna même pas un siège.

Est-ce oubli ou impolitesse ?

Je l’ignore et serais curieux, mon cher papa, de savoir ton avis.


Réponse de M. Lepic.
Mon cher Poil de Carotte,

Tu réclames toujours. Tu réclames parce que M. Jâques t’envoie t’asseoir, et tu réclames parce que M. Legris te laisse debout. Tu es peut-être encore trop jeune pour exiger des égards. Et si M. Legris ne t’a pas offert une chaise, excuse-le : c’est sans doute que, trompé par ta petite taille, il te croyait assis.




De Poil de Carotte à M. Lepic.
Mon cher papa,

J’apprends que tu dois aller à Paris. Je partage la joie que tu auras en visitant la capitale que je voudrais connaître et où je serai de cœur avec toi. Je conçois que mes travaux scolaires m’interdisent ce voyage, mais je profite de l’occasion pour te demander si tu ne pourrais pas m’acheter un ou deux livres. Je sais les miens par cœur. Choisis n’importe lesquels. Au fond, ils se valent. Toutefois je désire spécialement la Henriade, par François-Marie Arouet de Voltaire, et la Nouvelle Héloïse, par Jean-Jacques Rousseau. Si tu me les rapportes (les livres ne coûtent rien à Paris), je te jure que le maître d’étude ne me les confisquera jamais.

Réponse de M. Lepic.
Mon cher Poil de Carotte,

Les écrivains dont tu me parles étaient des hommes comme toi et moi. Ce qu’ils ont fait, tu peux le faire. Écris des livres, tu les liras ensuite.


De M. Lepic à Poil de Carotte.
Mon cher Poil de Carotte,

Ta lettre de ce matin m’étonne fort. Je la relis vainement. Ce n’est plus ton style ordinaire et tu y parles de choses bizarres qui ne me semblent ni de ta compétence ni de la mienne.

D’habitude, tu nous racontes tes petites affaires, tu nous écris les places que tu obtiens, les qualités et les défauts que tu trouves à chaque professeur, les noms de tes nouveaux camarades, l’état de ton linge, si tu dors et si tu manges bien.

Voilà ce qui m’intéresse. Aujourd’hui, je ne comprends plus. À propos de quoi, s’il te plaît, cette sortie sur le printemps quand nous sommes en hiver ? Que veux-tu dire ? As-tu besoin d’un cache-nez ? Ta lettre n’est pas datée et on ne sait si tu l’adresses à moi ou au chien. La forme même de ton écriture me paraît modifiée, et la disposition des lignes, la quantité de majuscules me déconcertent. Bref, tu as l’air de te moquer de quelqu’un. Je suppose que c’est de toi, et je tiens à t’en faire non un crime, mais l’observation.

Réponse de Poil de Carotte.
Mon cher papa,

Un mot à la hâte pour t’expliquer ma dernière lettre. Tu ne t’es pas aperçu qu’elle était en vers.