Flammarion (p. 147-154).
LES POUX
LES POUX

Dès que grand Frère Félix et Poil de Carotte arrivent de l’institution Saint-Marc, madame Lepic leur fait prendre un bain de pieds. Ils en ont besoin depuis trois mois, car jamais on ne les lave à la pension. D’ailleurs, aucun article du prospectus ne prévoit le cas.

— Comme les tiens doivent être noirs, mon pauvre Poil de Carotte ! dit madame Lepic.

Elle devine juste. Ceux de Poil de Carotte sont toujours plus noirs que ceux de grand frère Félix ? Et pourquoi ? Tous deux vivent côte à côte, du même régime, dans le même air. Certes, au bout de trois mois, grand frère Félix ne peut montrer pied blanc, mais Poil de Carotte, de son propre aveu, ne reconnaît plus les siens.

Honteux, il les plonge dans l’eau avec l’habileté d’un escamoteur. On ne les voit pas sortir des chaussettes et se mêler aux pieds de grand frère Félix qui occupent déjà tout le fond du baquet, et bientôt, une couche de crasse s’étend comme un linge sur ces quatre horreurs.

M. Lepic se promène, selon sa coutume, d’une fenêtre à l’autre. Il relit les bulletins trimestriels de ses fils, surtout les notes écrites par M. le proviseur lui-même : celle de grand frère Félix :

« Étourdi, mais intelligent. Arrivera. »

et celle de Poil de Carotte :

« Se distingue dès qu’il veut, mais ne veut pas toujours. »

L’idée que Poil de Carotte est quelquefois distingué amuse la famille. En ce moment, les bras croisés sur ses genoux, il laisse ses pieds tremper et se gonfler d’aise. Il se sent examiné. On le trouve plutôt enlaidi sous ses cheveux trop longs et d’un rouge sombre. M. Lepic, hostile aux effusions, ne témoigne sa joie de le revoir qu’en le taquinant. À l’aller, il lui détache une chiquenaude sur l’oreille. Au retour, il le pousse du coude, et Poil de Carotte rit de bon cœur.

Enfin, M. Lepic lui passe la main dans les « bourraquins » et fait crépiter ses ongles comme s’il voulait tuer des poux. C’est sa plaisanterie favorite.

Or, du premier coup, il en tue un.

— Ah ! bien visé, dit-il, je ne l’ai pas manqué.

Et tandis qu’un peu dégoûté il s’essuie à la chevelure de Poil de Carotte, madame Lepic lève les bras au ciel :

— Je m’en doutais, dit-elle accablée. Mon Dieu ! nous sommes propres ! Ernestine, cours chercher une cuvette, ma fille, voilà de la besogne pour toi.

Sœur Ernestine apporte une cuvette, un peigne fin, du vinaigre dans une soucoupe, et la chasse commence.

— Peigne-moi d’abord ! crie grand frère Félix. Je suis sûr qu’il m’en a donné.

Il se racle furieusement la tête avec les doigts et demande un seau d’eau pour tout noyer.

— Calme-toi, Félix, dit sœur Ernestine qui aime se dévouer, je ne te ferai pas de mal.

Elle lui met une serviette autour du cou et montre une adresse, une patience de maman. Elle écarte les cheveux d’une main, tient délicatement le peigne de l’autre, et elle cherche, sans moue dédaigneuse, sans peur d’attraper des habitants.

Quand elle dit : Un de plus ! grand frère Félix trépigne dans le baquet et menace du doigt Poil de Carotte qui, silencieux, attend son tour.

— C’est fini pour toi, Félix, dit sœur Ernestine, tu n’en avais que sept ou huit ; compte-les. On comptera ceux de Poil de Carotte.

Au premier coup de peigne, Poil de Carotte obtient l’avantage. Sœur Ernestine croit qu’elle est tombée sur le nid, mais elle n’a que ramassé au hasard dans une fourmilière.

On entoure Poil de Carotte. Sœur Ernestine s’applique. M. Lepic, les mains derrière le dos, suit le travail, comme un étranger curieux. Madame Lepic pousse des exclamations plaintives.

— Oh ! oh ! dit-elle, il faudrait une pelle et un râteau.

Grand frère Félix accroupi remue la cuvette et reçoit les poux. Ils tombent enveloppés de pellicules. On distingue l’agitation de leurs pattes menues comme des cils coupés. Ils obéissent au roulis de la cuvette, et rapidement le vinaigre les fait mourir.

Madame Lepic

Vraiment, Poil de Carotte, nous ne te comprenons plus. À ton âge et grand garçon, tu devrais rougir. Je te passe tes pieds que peut-être tu ne vois qu’ici. Mais les poux te mangent, et tu ne réclames ni la surveillance de tes maîtres, ni les soins de ta famille. Explique-nous, je te prie, quel plaisir tu éprouves à te laisser ainsi dévorer tout vif. Il y a du sang dans ta tignasse.

Poil de Carotte

C’est le peigne qui m’égratigne.

Madame Lepic

Ah ! c’est le peigne. Voilà comme tu remercies ta sœur. Tu l’entends, Ernestine ? Monsieur, délicat, se plaint de sa coiffeuse. Je te conseille, ma fille, d’abandonner tout de suite ce martyr volontaire à sa vermine.

Sœur Ernestine

J’ai fini pour aujourd’hui, maman. J’ai seulement ôté le plus gros et je ferai demain une seconde tournée. Mais j’en connais une qui se parfumera d’eau de Cologne.

Madame Lepic

Quant à toi, Poil de Carotte, emporte ta cuvette et va l’exposer sur le mur du jardin. Il faut que tout le village défile devant, pour ta confusion.


Poil de Carotte prend la cuvette et sort ; et l’ayant déposée au soleil, il monte la garde près d’elle.

C’est la vieille Marie Nanette qui s’approche la première. Chaque fois qu’elle rencontre Poil de Carotte, elle s’arrête, l’observe de ses petits yeux myopes et malins et, mouvant son bonnet noir, semble deviner des choses.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-elle.

Poil de Carotte ne répond rien. Elle se penche sur la cuvette.

— C’est-il des lentilles ? Ma foi, je n’y vois plus clair. Mon garçon Pierre devrait bien m’acheter une paire de lunettes.

Du doigt, elle touche, comme afin de goûter. Décidément, elle ne comprend pas.

— Et toi, que fais-tu là, boudeur et les yeux troubles ? Je parie qu’on t’a grondé et mis en pénitence. Écoute, je ne suis pas ta grand’maman, mais je pense ce que je pense, et je te plains, mon pauvre petit, car j’imagine qu’ils te rendent la vie dure.

Poil de Carotte s’assure d’un coup d’œil que sa mère ne peut l’entendre, et il dit à la vieille Marie Nanette.

— Et après ? Est-ce que ça vous regarde ? Mêlez-vous donc de vos affaires et laissez-moi tranquille.