Flammarion (p. 101-106).
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LE PROGRAMME
LE PROGRAMME

— Ça vous la coupe, dit Poil de Carotte, dès qu’Agathe et lui se trouvent seuls dans la cuisine. Ne vous découragez pas, vous en verrez d’autres. Mais où allez-vous avec ces bouteilles ?

— À la cave, monsieur Poil de Carotte.

Poil de Carotte

Pardon, c’est moi qui vais à la cave. Du jour où j’ai pu descendre l’escalier si mauvais que les femmes glissent et risquent de s’y casser le cou, je suis devenu l’homme de confiance. Je distingue le cachet rouge du cachet bleu.

Je vends les vieilles feuillettes pour mes petits bénéfices, de même que les peaux de lièvres, et je remets l’argent à maman.

Entendons-nous, s’il vous plaît, afin que l’un ne gêne pas l’autre dans son service.

Le matin j’ouvre au chien et je lui fais manger sa soupe. Le soir je lui siffle de venir se coucher. Quand il s’attarde par les rues, je l’attends.

En outre, maman m’a promis que je fermerais toujours la porte des poules.

J’arrache des herbes qu’il faut connaître, dont je secoue la terre sur mon pied pour reboucher leur trou, et que je distribue aux bêtes.

Comme exercice, j’aide mon père à scier du bois.

J’achève le gibier qu’il rapporte vivant et vous le plumez avec sœur Ernestine.

Je fends le ventre des poissons, je les vide et fais péter leurs vessies sous mon talon.

Par exemple c’est vous qui les écaillez et qui tirez les seaux du puits.

J’aide à dévider les écheveaux de fil.

Je mouds le café.

Quand M. Lepic quitte ses souliers sales, c’est moi qui les porte dans le corridor, mais sœur Ernestine ne cède à personne le droit de rapporter les pantoufles qu’elle a brodées elle-même.

Je me charge des commissions importantes, des longues trottes, d’aller chez le pharmacien ou le médecin.

De votre côté, vous courez le village aux menues provisions.

Mais vous devrez, deux ou trois heures par jour et par tous les temps, laver à la rivière. Ce sera le plus dur de votre travail, ma pauvre fille ; je n’y peux rien. Cependant je tâcherai quelquefois, si je suis libre, de vous donner un coup de main, quand vous étendrez le linge sur la haie.

J’y pense : un conseil. N’étendez jamais votre linge sur les arbres fruitiers. M. Lepic, sans vous adresser d’observation, d’une chiquenaude le jetterait par terre, et madame Lepic, pour une tache, vous renverrait le laver.

Je vous recommande les chaussures. Mettez beaucoup de graisse sur les souliers de chasse et très peu de cirage sur les bottines. Ça les brûle.

Ne vous acharnez pas après les culottes crottées. M. Lepic affirme que la boue les conserve. Il marche au milieu de la terre labourée sans relever le bas de son pantalon. Je préfère relever le mien, quand M. Lepic m’emmène et que je porte le carnier.

— Poil de Carotte, me dit-il, tu ne deviendras jamais un chasseur sérieux.

Et madame Lepic me dit :

— Gare à tes oreilles si tu te salis.

C’est une affaire de goût.

En somme vous ne serez pas trop à plaindre. Pendant mes vacances nous nous partagerons la besogne et vous en aurez moins, ma sœur, mon frère et moi rentrés à la pension. Ça revient au même.

D’ailleurs personne ne vous semblera bien méchant. Interrogez nos amis : ils vous jureront tous que ma sœur Ernestine a une douceur angélique, mon frère Félix, un cœur d’or, M. Lepic l’esprit droit, le jugement sûr, et madame Lepic un rare talent de cordon bleu. C’est peut-être à moi que vous trouverez le plus difficile caractère de la famille. Au fond j’en vaux un autre. Il suffit de savoir me prendre. Du reste, je me raisonne, je me corrige ; sans fausse modestie, je m’améliore et si vous y mettez un peu du vôtre, nous vivrons en bonne intelligence.

Non, ne m’appelez plus monsieur, appelez-moi Poil de Carotte, comme tout le monde. C’est moins long que M. Lepic fils. Seulement je vous prie de ne pas me tutoyer, à la façon de votre grand’mère Honorine que je détestais, parce qu’elle me froissait toujours.