Flammarion (p. 79-86).
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HONORINE
HONORINE

Madame Lepic

Quel âge avez-vous donc, déjà, Honorine ?

Honorine

Soixante-sept ans depuis la Toussaint, madame Lepic.

Madame Lepic

Vous voilà vieille, ma pauvre vieille !

Honorine

Ça ne prouve rien, quand on peut travailler. Jamais je n’ai été malade. Je crois les chevaux moins durs que moi.

Madame Lepic

Voulez-vous que je vous dise une chose, Honorine ? Vous mourrez tout d’un coup. Quelque soir, en revenant de la rivière, vous sentirez votre hotte plus écrasante, votre brouette plus lourde à pousser que les autres soirs ; vous tomberez à genoux entre les brancards, le nez sur votre linge mouillé, et vous serez perdue. On vous relèvera morte.

Honorine

Vous me faites rire, madame Lepic ; n’ayez crainte ; la jambe et le bras vont encore.

Madame Lepic

Vous vous courbez un peu, il est vrai, mais quand le dos s’arrondit, on lave avec moins de fatigue dans les reins. Quel dommage que votre vue baisse ! Ne dites pas non, Honorine ! Depuis quelque temps, je le remarque.

Honorine

Oh ! j’y vois clair comme à mon mariage.

Madame Lepic

Bon ! ouvrez le placard, et donnez-moi une assiette, n’importe laquelle. Si vous essuyez comme il faut votre vaisselle, pourquoi cette buée ?

Honorine

Il y a de l’humidité dans le placard.

Madame Lepic

Y a-t-il aussi, dans le placard, des doigts qui se promènent sur les assiettes ? Regardez cette trace.

Honorine

Où donc, s’il vous plaît, madame ? je ne vois rien.

Madame Lepic

C’est ce que je vous reproche, Honorine. Entendez-moi. Je ne dis pas que vous vous relâchez, j’aurais tort ; je ne connais point de femme au pays qui vous vaille par l’énergie ; seulement vous vieillissez. Moi aussi, je vieillis ; nous vieillissons tous, et il arrive que la bonne volonté ne suffit plus. Je parie que des fois vous sentez une espèce de toile sur vos yeux. Et vous avez beau les frotter, elle reste.

Honorine

Pourtant, je les écarquille bien et je ne vois pas trouble comme si j’avais la tête dans un seau d’eau.

Madame Lepic

Si, si, Honorine vous pouvez me croire. Hier encore, vous avez donné à monsieur Lepic un verre sale. Je n’ai rien dit, par peur de vous chagriner en provoquant une histoire. Monsieur Lepic, non plus, n’a rien dit. Il ne dit jamais rien, mais rien ne lui échappe. On s’imagine qu’il est indifférent : erreur ! Il observe, et tout se grave derrière son front. Il a simplement repoussé du doigt votre verre, et il a eu le courage de déjeuner sans boire. Je souffrais pour vous et lui.

Honorine

Diable aussi que M. Lepic se gêne avec sa domestique ! Il n’avait qu’à parler et je lui changeais son verre.

Madame Lepic

Possible, Honorine, mais de plus malignes que vous ne font pas parler M. Lepic décidé à se taire. J’y ai renoncé moi-même. D’ailleurs la question n’est pas là. Je me résume : votre vue faiblit chaque jour un peu. S’il n’y a que demi-mal, quand il s’agit d’un gros ouvrage, d’une lessive, les ouvrages de finesse ne sont plus votre affaire. Malgré le surcroît de dépense, je chercherais volontiers quelqu’un pour vous aider…

Honorine

Je ne m’accorderais jamais avec une autre femme dans mes jambes, madame Lepic.

Madame Lepic

J’allais le dire. Alors quoi ? Franchement, que me conseillez-vous ?

Honorine

Ça marchera bien ainsi jusqu’à ma mort.

Madame Lepic

Votre mort ! Y songez-vous, Honorine ? Capable de nous enterrer tous, comme je le souhaite, supposez-vous que je compte sur votre mort ?

Honorine

Vous n’avez peut-être pas l’intention de me renvoyer à cause d’un coup de torchon de travers. D’abord je ne quitte votre maison que si vous me jetez à la porte. Et une fois dehors, il faudra donc crever ?

Madame Lepic

Qui parle de vous renvoyer, Honorine ? Vous voilà toute rouge. Nous causons l’une avec l’autre, amicalement, et puis vous vous fâchez, vous dites des bêtises plus grosses que l’église.

Honorine

Dame ! est-ce que je sais, moi ?

Madame Lepic

Et moi ? Vous ne perdez la vue ni par votre faute, ni par la mienne. J’espère que le médecin vous guérira. Ça arrive. En attendant, laquelle de nous deux est la plus embarrassée. Vous ne soupçonnez même pas que vos yeux prennent la maladie. Le ménage en souffre. Je vous avertis par charité, pour prévenir des accidents, et aussi parce que j’ai le droit, il me semble, de faire, avec douceur, une observation.

Honorine

Tant que vous voudrez. Faites à votre aise, madame Lepic. Un moment je me voyais dans la rue ; vous me rassurez. De mon côté, je surveillerai mes assiettes, je le garantis.

Madame Lepic

Est-ce que je demande autre chose ? Je vaux mieux que ma réputation, Honorine, et je ne me priverai de vos services que si vous m’y obligez absolument.

Honorine

Dans ce cas-là, madame Lepic, ne soufflez mot. Maintenant je me crois utile et je crierais à l’injustice si vous me chassiez. Mais le jour où je m’apercevrai que je deviens à charge et que je ne sais même plus faire chauffer une marmite d’eau sur le feu, je m’en irai tout de suite, toute seule, sans qu’on me pousse.

Madame Lepic

Et sans oublier, Honorine, que vous trouverez toujours un restant de soupe à la maison.

Honorine

Non, madame Lepic, point de soupe ; seulement du pain. Depuis que la mère Maïtte ne mange que du pain, elle ne veut pas mourir.

Madame Lepic

Et savez-vous qu’elle a au moins cent ans ? et savez-vous encore une chose, Honorine ? les mendiants sont plus heureux que nous, c’est moi qui vous le dis.

Honorine

Puisque vous le dites, je dis comme vous, madame Lepic.