Poil de Carotte/02
Comme à l’ordinaire, M. Lepic vide sur la table sa carnassière. Elle contient deux perdrix. Grand frère Félix les inscrit sur une ardoise pendue au mur. C’est sa fonction. Chacun des enfants a la sienne. Sœur Ernestine dépouille et plume le gibier. Quant à Poil de Carotte, il est spécialement chargé d’achever les pièces blessées. Il doit ce privilège à la dureté bien connue de son cœur sec.
Les deux perdrix s’agitent, remuent le col.
Qu’est-ce que tu attends pour les tuer ?
Maman, j’aimerais autant les marquer sur l’ardoise, à mon tour.
L’ardoise est trop haute pour toi.
Alors, j’aimerais autant les plumer.
Ce n’est pas l’affaire des hommes.
Poil de Carotte prend les deux perdrix. On lui donne obligeamment les indications d’usage :
— Serre-les là, tu sais bien, au cou, à rebrousse-plume.
Une pièce dans chaque main derrière son dos, il commence.
Deux à la fois, mâtin !
C’est pour aller plus vite.
Ne fais donc pas ta sensitive ; en dedans, tu savoures ta joie.
Les perdrix se défendent, convulsives, et, les ailes battantes, éparpillent leurs plumes. Jamais elles ne voudront mourir. Il étranglerait plus aisément, d’une main, un camarade. Il les met entre ses deux genoux, pour les contenir, et, tantôt rouge, tantôt blanc, en sueur, la tête haute afin de ne rien voir, il serre plus fort.
Elles s’obstinent.
Pris de la rage d’en finir, il les saisit par les pattes et leur cogne la tête sur le bout de son soulier.
— Oh ! le bourreau ! le bourreau ! s’écrient grand frère Félix et sœur Ernestine.
— Le fait est qu’il raffine, dit madame Lepic. Les pauvres bêtes ! je ne voudrais pas être à leur place, entre ses griffes.
M. Lepic, un vieux chasseur pourtant, sort écœuré.
— Voilà ! dit Poil de Carotte, en jetant les perdrix mortes sur la table.
Madame Lepic les tourne, les retourne. Des petits crânes brisés du sang coule, un peu de cervelle.
— Il était temps de les lui arracher, dit-elle. Est-ce assez cochonné ?
Grand frère Félix dit :
— C’est positif qu’il ne les a pas réussies comme les autres fois.