Ollendorff (p. 217-222).


Podêr


Il s’appelait Jean-François-Marie Podêr, — ou du moins c’était le nom inscrit sur son livret. Les camarades l’appelaient Jean-Marie Nigousse. Il avait des yeux clairs, gris, sans fond, un nez épaté et des dents pointues ; trapu et large d’épaules, il marchait comme un canard. D’ordinaire, il tirait sa flemme sur son lit qu’il avait poussé dans le coin de la chambrée comme le plus ancien. Souvent il manquait à l’appel du soir : c’est qu’il était parti en bombe. Il y restait cinq jours et revenait le sixième, avant d’être porté déserteur. En rentrant, il mettait pantalon de treillis, bourgeron, calot, et allait trouver l’adjudant à la salle des rapports. Le lendemain, il était soûl au balayage, trouvant toujours moyen de se faire apporter une cruche de vin de la cantine à la prison, et à l’œil. Dans le Mazarot, il avait son coin, sa couverte, et son bout de bat-flanc ; et sous le ressaut de bois qui sert d’oreiller sa blague à tabac, un saucisson et une chandelle. Quand l’adjudant râflait le fourniment, il descellait une dalle et se creusait une cave à provisions.

Il était l’ami du trompette Guitô, qui ne parlait presque pas français, un brun maigriot à moustaches naissantes. Le soir, souvent, après l’extinction des feux, ils restaient tous deux à causer du pays, assis sur un lit, les jambes pendantes — Guitô sur le pied — Podêr à califourchon contre le traversin, avec une gamelle de rata dans la fourchette de ses cuisses. Je devins leur compagnon, une nuit qu’on jouait à attraper d’un coup de dents une pomme de terre pendue à la planche à pain, avec une chandelle fichée au milieu. Guitô y mordit d’aplomb, avec son rire breton :

« Toi payer bouteille de rhum ; moi boire comme une vache. »

Et après la bouteille, on sauta le mur. Avec la voiture de la cantine, une corde à fourrages attachée a la galerie extérieure, c’est vite fait. Hors de la grille du quartier, on passa dans l’ombre de la guérite loin de la lanterne du poste — et puis le long du mur. — Et en route pour la Vigne en fleur, pour jouer au trois-sept, boire du rhum, prendre des états-majors, et regarder la petite bonne.

Quand le régiment partit pour le camp, il nous fallut, à Podêr et à moi, nous appuyer la route à pattes. Le soleil de juillet tapait dur ; nos figures rouges et moites étaient plaquées de poussière blanche. C’était une poudre fine qui empâtait la langue et « groulait » sous les dents. Alors Podêr me « tapa au frique, » autrement il me chipait de la braise de bouchon en bouchon pour lamper des bolées. Et il devint mon ami dévoué. Il avait trimardé, le bon Podêr. Il avait mangé de la grand’route à coups de souliers, et dormi dans le fossé, le derrière à l’air. Il avait « croûté » un peu n’importe comment, des fois sur le pouce, des fois pas du tout.

« Vois-tu, bleu, disait-il, les trimardeurs, ça n’a pas de veine. Aujourd’hui qu’il y a des cheminots pour mener le monde dans des wagons, les pétrousquins ne vont plus en campagne. Je voudrais me mettre dans le commerce. Quand la petite sera sortie de condice, nous aurons une roulotte. »

La petite était en condition dans un château près de Quimperlé. Les monsieurs étaient très avares et ne lui donnaient presque jamais à manger — un peu de groux, de temps en temps. C’était de la canaille, des gens qui avaient tant d’instruction !

Podêr me racontait cela en m’enseignant à jouer au foutreau, un jeu terrible qu’il avait appris je ne sais où. M. Foutreau dirige le jeu par l’intermédiaire d’un mouchoir avec un gros nœud. Quand on insulte le Roi-Major, ou d’autres vénérables en cartes, le mandataire de M. Foutreau s’écrie : « Quinze coups gras à Monsieur ! — Quatre coups maigres à Monsieur ! » Et après cette punition, qu’il fixe comme il l’entend : « Honneur à Monsieur Foutreau, et en avant le jeu ! » J’ai su depuis que le foutreau se jouait dans la clique à Cartouche. Podêr y était merveilleusement fort. Les bandes de garçons de cambrousse qui partent à la détrousse des paysans lui avaient donné une solide éducation.

Souvent il s’arrêtait de jouer et songeait un instant ; il murmurait : « Quand la petite sera sortie de condice » ; puis, se reprenant : « Honneur à Monsieur Foutreau, et en avant le jeu ! »

C’était son rêve, cette roulotte. Le bonheur à deux par la nuit noire, dans la campagne, sous la bâche frissonnante, avec une petite femme qu’on tient serrée contre soi. Sans compter qu’on peut gagner dans la partie. Un soir, au camp, il me tira les pieds sous la tente ; il était terriblement saoul.

« La petite est arrivée, me dit-il en hoquetant ; elle est dans la turne de la mère Legras : veux-tu venir la voir ? »

Le cabaret avait un plancher de terre battue ; deux petits cochons y grouillaient ; on tirait le cidre mousseux à même le tonneau. Dans l’âtre, accroupie, était une petite Bretonne aux pommettes saillantes, aux cheveux mêlés, à la taille courte ; elle leva timidement sur moi ses grands yeux noirs.

« T’es encore bu, Jean-François, dit-elle, en l’entourant de ses bras — méchant ! »

Et Podêr alors lui marmotta des paroles tout bas, et s’assit près d’elle. Moi, je buvais du cidre dans les bols de faïence peinte, en regardant les cochons et la mère Legras.

Quand nous sortîmes sous les étoiles, Podêr me disait : « Elle est gironde, la petite, hein ? Mais je n’ose pas ; elle va retourner au château : c’est pas encore le moment de se tirer. Nous aurons une roulotte, tout de même. » Et le long de la route, au clair de la lune qui découpait par les haies de grandes plaques d’ombre sur la poussière blanche, Podêr me parlait de la petite et de la vie qu’ils auraient ! — Et fini de rouler sa bosse — et on aura un chez soi dans sa bagnole — c’est-y-pas vrai ?

Le lendemain soir, à l’appel, mon ami Podêr était parti en bombe. Après, il entra en prison. Je le vis quelques jours, le balai à la main, le calot sur l’oreille, derrière la brouette. Il fit la marche forcée, avec paquetage sur le dos, du camp jusqu’au quartier.

Et puis, un soir, je me réveille dans mon lit, la lueur d’une chandelle sur le nez. Dans le rond de la lumière je vois la figure de Podêr, marbrée de taches rouges avec deux yeux luisants.

« Donne-moi cent sous, bleu, veux-tu ? me soufflait-il. Nous nous tirons avec la petite. »

Machinalement je passai la main sous mon fantassin et je lui tendis la pièce. Puis, me retournant, j’entendis les pas de Podêr, descendant doucement l’escalier ; je pensai : « Il m’a tapé. » Puis, me rendormant, je crus voir filer sur la route blanche, à la lumière de la lune, Podêr et sa petite assis l’un près de l’autre, sur la banquette de leur carriole. Le petit cheval trottinant devant secouait ses deux plumeaux, et l’ombre fugitive de la roulotte courait le long des fossés. Et le trimardeur avec sa copine étaient heureux sous la bâche clapotante.

Je n’ai plus jamais revu depuis Jean-François-Marie Podêr.