Poésies par Henri de Régnier

Poésies par Henri de Régnier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 425-433).

POÉSIES


LE PIN



Je plante en ta faveur cet arbre de Cybelle,

Ce Pin…
Pierre de Ronsard.




À l’ombre des pins verts où je prends au hasard
           Le sentier qui m’engage,
Je m’assois sur le sable et j’ouvre mon Ronsard
           À sa plus belle page.

L’heure est douce ; le bruit des cimes dans le vent,
           Au-dessus de ma tête,
Unit sa rumeur rauque au murmure savant
           Des vers du vieux poète ;

Parfois, je m’interromps et je lève les yeux
           De la strophe nombreuse,
Et j’écoute tomber de l’arbre résineux
           Une pomme écailleuse ;

Pendant que longuement vibre le mètre ailé
           Tout bas, à mon oreille.
Et qu’un papillon blanc vole dans l’air salé
           Où bourdonne une abeille.


Mais le livre bientôt qui pèse entre mes mains
            Me rappelle à sa page ;
Sur son charme sonore, odorant et vin
            Je penche mon visage :

Car tantôt l’Ode en feu bat de son vol pourpré
            Le ciel qu’il illumine,
Tandis que l’on entend la Muse au pas sacré
            Qui monte la colline ;

Tantôt l’Hymne en chantant lève son rameau d’or,
            Et l’Églogue alternée
Cueille l’humide jonc dont sa tête est encor
            Doublement couronnée ;

À moins que l’Épigramme avec le Madrigal
            Et la Chanson qui danse
Ne mêlent aux échos du Bocage Royal
            Leurs diverses cadences ;

Mais partout, ô Ronsard, ton livre est tour à tour,
            En ses strophes écloses
Aux rayons de la gloire, aux flammes de l’amour,
            Plein de pourpre et de roses.

Les Muses, les Héros, les Amans et les Dieux
            Y parlent aux mortelles
Dont le regard salue en la hauteur des cieux
            L’astre qui les fit belles ;

Tu nous dis le cortège aux Indes parvenu
            Sous le pampre et la grappe,
Le Satyre et le Faune également cornus
            À qui la Nymphe échappe,

Le noir bouc dont le sang rougit le vert gazon
            Que l’Avril renouvelle.
Le temps de chaque fruit et de chaque saison
            Et la terre éternelle.

De toutes les beautés qu’elle expose aux humains
Tu sais l’ordre et le nombre,
La moisson et son blé, la vigne et son raisin,
Les fleurs, la forêt sombre ;

Mais, mieux que les grands bois et les rives des eaux
Marines et courantes,
C’est la source petite au milieu des roseaux,
O Ronsard, que tu chantes !

C’est l’épine fleurie où vient le rossignol
A la fin des journées,
La lumière du ciel et la douceur du sol
Où tes amours sont nées ;

C’est la fontaine vive et c’est le jeune pin
Par-dessus toutes choses
Que célébra ton vers odorant et divin,
Le laurier et les roses.

C’est pourquoi, dans ce bois où murmure le vent
Aux branches qu’il incline.
Et qui, sonore, harmonieux et grave, sent
Le sable et la résine,

O Ronsard, en ce bois marin qui, rouge et vert.
Pousse du sol de France,
Et dont le bruit se mêle au refrain de la mer,
O poète, je pense

À ce pin de Bourgueil où tu gravais un nom
A la place choisie,
Dont les lettres d’amour devaient croître à raison
De l’écorce élargie.

Il me semble te voir, du bout de ton couteau,
Entailler le jeune arbre
Plus éternellement qu’un sculpteur, du ciseau,
Ne façonne le marbre.

Tu répètes tout bas le sonnet immortel
Que ta pointe éternise,
Et, deux fois, la quadruple rime, à ton appel,
Sonne en ta barbe grise,

Alors qu’auprès de toi, modeste et coutumier
De la même victoire.
Préparant à ton front le bandeau de laurier
Se tient debout la Gloire.

Muse ! Si je ne suis pareil au Vendômois
Dont le luth fit entendre
La louange sans fin et qui dure en sa voix
D’Hélène et de Cassandre,

Je n’en ressens pas moins le glorieux désir
Qu’un peu de moi demeure
Et l’espoir de ne pas tout entier me mourir
Avec ma dernière heure.

Lorsque le vent d’oubli disperse au ciel d’hiver
La forêt qui frissonne.
Fais que je sois semblable à ce feuillage vert
Qui ne craint pas l’automne,

Et si, sur mon front nu, le laurier souverain
A tes doigts ne se plie,
Muse, accorde-moi cette branche de pin :
C’est l’arbre de Marie !


PÉGASE AU SATYRE


« Rustique compagnon que jadis j’eusse fui,
Je viens à toi, puisque les hommes, aujourd’hui,
Vivent indifférens en leurs villes de marbre,
Au vent qui passe d’herbe en herbe et d’arbre en arbre,
Car ils ne savent plus chanter comme autrefois
Le spectacle divin de la plaine et des bois,
La montagne, la mer, les fontaines, les roses,
Et leurs yeux sont fermés à la beauté des choses !

Au moins, toi, fils difforme et rustique des dieux,
Tu conserves encor, Satyre au poil boueux,
La trace d’avoir bu à genoux dans la vase
De la source tarie, et ta face où s’écrase
Ton nez camus, encor, garde un reflet vermeil
D’avoir mordu la grappe et dormi au soleil.
Et toi seul, maintenant, connais peut-être encore
Le mystère oublié de l’aube et de l’aurore !
Et c’est pourquoi je viens à toi, humble témoin
De tout ce que l’on a quitté pour d’autres soins.
Toi dont les doigts salis, pourtant, savent peut-être
Guider le souffle long et grave qui pénètre
Au fond du creux roseau de la flûte et en sort
Harmonieuse gamme où le son prend l’essor ;
Et c’est pourquoi, malgré que ta peau soit velue.
Malgré ton pied de bouc et ta tête cornue,
Le glorieux cheval dont le vol est divin.
Présentant doucement sa crinière à ta main,
Pliant son fier jarret et courbant l’encolure,
A toi, dernier chanteur dont la bouche est impure.
En ce matin d’avril encor tout étoilé,
Pégase, qui hennit, offre son dos ailé ! »


LUNE


Un jour je serai las de vous, ô l’une rose,
Lumineuse déjà en un ciel encor clair.
Et qui, lente, sereine et mollement éclose,
Montez à l’horizon au-dessus de la mer.

Je serai las de vous et las de votre face
Dont le profil aigu qui s’incurve en croissant,
S’arrondit pour former au milieu de l’espace
Votre visage d’or, de cristal ou d’argent.

Je serai las de vous et baisserai la tête
Vers ce sable qui cède aujourd’hui sous mes pas,
En songeant que demain sur sa grève parfaite
Mon empreinte sans but ne se marquera pas.

Pourtant, j’ai bien aimé, ô lune différente,
Ta lumière fidèle et tes regards divers.
Et, dans les ciels nombreux, où ta course est errante,
J’ai salué souvent ton astre par mes vers.

Je t’ai vue, éclairant de ma terre natale
Les villes, les coteaux, les fleuves et les bois,
Lune, et je t’ai connue aussi, orientale,
Au-dessus des cyprès et des minarets droits.

Sur ce qui fut Byzance et ce qui fut Athènes,
J’ai vu tes beaux rayons, de la hauteur des nuits,
Descendre et reposer leurs lueurs incertaines
Sur les jardins en fleurs et les marbres détruits,

Et, sous l’enchantement de ton silence, ô Lune,
J’ai vu Rome dormir en son éternité,
Et Venise, à demi baignée en sa lagune,
Toute chaude du jour, rire de volupté.

Lune, dans les agrès d’un navire qui roule
Par delà l’Océan, vers un monde nouveau.
Je te revois, dansante au branle de la houle
Et mêlant ton feu pâle aux couleurs des fanaux ;

Sur un fleuve qui gronde et tombe en cataracte
Et qui remplit l’écho d’un tonnerre gelé
Je revois, clair et dur au froid qui le contracte,
Ton disque étincelant dans un ciel étoile ;

Et sur la molle terre où pousse la liane
Aux arbres limoneux de l’humide forêt.
Je me souviens de toi, aux nuits de Louisiane
Où tu mirais ta face au miroir des marais.

Peut-être en plus d’un ciel te chercherai-je encore
Jusqu’à ce que mes yeux indifférens et las
Se ferment pour ne plus savoir à quelle aurore
Ton astre à son déclin aura conduit mes pas ?

Lune, du sable pur de quelque beau rivage
Ou par la vitre étroite au mur de la maison,
Quand mon regard verra ton lumineux visage
Pour la dernière fois monter à l’horizon,

Je ne regretterai de tes heures limpides
Que celles dont l’instant fugitif fut compté,
Au battement plus prompt de mon cœur plus rapide,
Par le jeune Désir ou par la Volupté.


SOIRÉE


C’est la nuit. Tout est bien ; tout est doux ; tout est beau ;
La fenêtre est ouverte et l’air est embaumé ;
Un vent vague et furtif soulève le rideau
Et le silence est plein d’un souvenir aimé.

Taisons-nous. L’heure est bonne et voici sur le mur
Les livres familiers, les portraits, les estampes.
Ce vase, sur la table, est frais comme un fruit mûr
Et son bouquet s’empourpre à la lueur des lampes.

Ses roses en riant regardent le miroir
Qui les reflète au fond de son cristal nocturne
Où comme elles souvent tu aimes à te voir
Comme elles, souriante et pourtant taciturne ;

Mais l’heure est si tranquille et si tendre, et le vent
Si léger au rideau qu’il soulève et tourmente
Que tu restes, ce soir, allongée au divan
Et que je te contemple ainsi, sage indolente,

Et ton visage seul suffirait à mes yeux.
Qu’enchantent ton repos, ta grâce et ta beauté,
Si je ne voyais pas, vif et mystérieux,
Ton pied charmant et qui est nu dans la clarté.


ORIENT


Orient ! tu dormais au fond de mes pensées,
Équivoque, secret, odorant et subtil,
Dans le kiosque où touche aux lampes balancées
La main sèche d’un Aladin au noir profil !

Tes mille et une nuits de parfums et d’étoiles
T’avaient fait ce sommeil de sultane au jardin,
Et je te regardais sans écarter les voiles
Où ton visage obscur attendait le matin.

Assis en l’ombre bleue attentive aux fontaines
Où la tulipe est droite au bord des bassins frais,
J’écoutais longuement, perle des nuits sereines,
La voix du rossignol aux pointes des cyprès.

Mais, comme ta beauté voluptueuse et grave
Qui a le goût des fruits et le parfum des fleurs,
Comme tes pieds posés aux faïences que lave
Le jet d’eau qui s’irise aux feux des sept couleurs.

Je savais tes ardeurs et tes amours jalouses
Et le rusé lacet et le sabre coupant
Qui changent aux cous nus des perfides épouses
Les grains de leurs rubis en gouttes de leur sang.

Car si, dans le parfum des jasmins et des roses,
Et sur la douce soie et les tapis tissés,
Ta langueur, Orient, s’étire et se repose,
Un redoutable éclair luit en tes yeux baissés.

Que la colère coure en tes veines brûlantes
Et te voici debout soudain, et tes talons,
Habitués longtemps aux marches indolentes,
Pressent le flanc fougueux des ardens étalons !


Adieu, les longs loisirs et la sieste divine,
Ta paresse se cambre en orgueil frémissant,
Comme la lune ronde au ciel qu’elle illumine
Se contracte, amincie, et s’aiguise en croissant !

Et tu passes alors en mes rouges pensées,
Non plus mystérieux, subtil et le corps oint
D’essence précieuse et d’huile parfumée,
Mais l’étrier au pied et l’étendard au poing.

Et je te vois alors, sous le turban de guerre
Dont la coiffe d’acier te protège le front,
Regardant, devant toi, saigner dans la poussière
La tête du vaincu, qui pend à ton arçon………

La double vision à mes yeux évoquée
Tourmente tour à tour mon esprit incertain,
Tandis qu’au minaret de la blanche mosquée,
Guttural et criard, chante le muezzin.

Il fait sombre déjà sous les larges platanes
De la petite place ombragée où je suis,
Et j’écarte parfois d’un geste de ma canne
Un chien jaune qui rôde et dont le croc blanc luit ;

Dans le ciel clair encore à travers le feuillage
Les martinets aigus croisent leurs cris ailés
Et dans la tasse étroite où glisse leur image
Mon café refroidit auprès du narghilé.

La rue en pente va vers l’échelle prochaine
Et, de la Corne d’Or où mon caïque attend,
Je verrai se lever, courbe et visible à peine,
La Lune, sur Stamboul où règne le Croissant !

Henri de Régnier.