Poésies nouvelles (1836-1852)/Dupont et Durand
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DUPONT ET DURAND
Mânes de mes aïeux, quel embarras mortel !
J’invoquerais un dieu, si je savais lequel.
Voilà bientôt trente ans que je suis sur la terre,
Et j’en ai passé dix à chercher un libraire.
Pas un être vivant n’a lu mes manuscrits,
Et seul dans l’univers je connais mes écrits.
Par l’ombre de Brutus, quelle fâcheuse affaire !
Mon ventre est plein de cidre et de pommes de terre.
J’en ai l’âme engourdie, et, pour me réveiller,
Personne à qui parler des œuvres de Fourier ?
En quel temps vivons-nous ? Quel dîner déplorable !
Que vois-je donc là-bas ? Quel est ce pauvre diable
Qui dans ses doigts transis souffle avec désespoir,
Et rôde en grelottant sous un mince habit noir ?
J’ai vu chez Flicoteau ce piteux personnage.
Je ne me trompe pas. Ce morne et plat visage,
Cet œil sombre et penaud, ce front préoccupé,
Sur ces longs cheveux gras ce grand chapeau râpé…
C’est mon ami Durand, mon ancien camarade.
Est-ce toi, cher Dupont ? Mon fidèle Pylade,
Ami de ma jeunesse, approche, embrassons-nous.
Tu n’es donc pas encore à l’hôpital des fous ?
J’ai cru que tes parents t’avaient mis à Bicêtre.
Parle bas. J’ai sauté ce soir par la fenêtre,
Et je cours en cachette écrire un feuilleton.
Mais toi, tu n’as donc pas ton lit à Charenton ?
L’on m’avait dit pourtant que ton rare génie…
Ah ! Dupont, que le monde aime la calomnie !
Quel ingrat animal que ce sot genre humain,
Et que l’on a de peine à faire son chemin !
Frère, à qui le dis-tu ? Dans le siècle où nous sommes,
Je n’ai que trop connu ce que valent les hommes.
Le monde, chaque jour, devient plus entêté,
Et tombe plus avant dans l’imbécillité.
Te souvient-il, Dupont, des jours de notre enfance,
Lorsque, riches d’orgueil et pauvres de science,
Rossés par un sous-maître et toujours paresseux,
Dans la crasse et l’oubli nous dormions tous les deux ?
Que ces jours bienheureux sont chers à ma mémoire !
Paresseux ! tu l’as dit. Nous l’étions avec gloire ;
Ignorants, Dieu le sait ! Ce que j’ai fait depuis
A montré clairement si j’avais rien appris.
Mais quelle douce odeur avait le réfectoire !
Ah ! dans ce temps du moins je pus manger et boire !
Courbé sur mon pupitre, en secret je lisais
Des bouquins de rebut achetés au rabais.
Barnave et Desmoulins m’ont valu des férules ;
De l’aimable Saint-Just les touchants opuscules
Reposaient sur mon cœur, et je tendais la main
Avec la dignité d’un sénateur romain.
Tu partageas mon sort, tu manquas tes études.
Il est vrai, le génie a ses vicissitudes.
Mon crâne ossianique, aux lauriers destiné,
Du bonnet d’âne alors fut parfois couronné.
Mais l’on voyait déjà ce dont j’étais capable.
J’avais d’écrivailler une rage incurable ;
Honni de nos pareils, moulu de coups de poing,
Je rimais à l’écart, accroupi dans un coin.
Dès l’âge de quinze ans, sachant à peine lire,
Je dévorais Schiller, Dante, Gœthe, Shakspeare ;
Le front me démangeait en lisant leurs écrits.
Quant à ces polissons qu’on admirait jadis,
Tacite, Cicéron, Virgile, Horace, Homère,
Nous savons, Dieu merci ! quel cas on en peut faire.
Dans les secrets de l’art prompte à m’initier,
Ma muse, en bégayant, tentait de plagier ;
J’adorais tour à tour l’Angleterre et l’Espagne,
L’Italie, et surtout l’emphatique Allemagne.
Que n’eussé-je pas fait pour savoir le patois
Que le savetier Sachs mit en gloire autrefois !
J’aurais certainement produit un grand ouvrage.
Mais, forcé de parler notre ignoble langage,
J’ai du moins fait serment, tant que j’existerais,
De ne jamais écrire un livre en bon français ;
Tu me connais, tu sais si j’ai tenu parole.
Quand arrive l’hiver, l’hirondelle s’envole ;
Ainsi s’est envolé le trop rapide temps
Où notre ventre à jeun put compter sur nos dents.
Quels beaux croûtons de pain coupait la ménagère !
N’en parlons plus ; ce monde est un lieu de misère.
Sois franc, je t’en conjure, et dis-moi ton destin.
Que fis-tu tout d’abord loin du quartier latin ?
Quand ?
Lorsqu’à dix-neuf ans tu sortis du collège.
Ce que je fis ?
Oui, parle.
J’ai fait ce que l’oiseau fait en quittant son nid,
Ce que put le hasard et ce que Dieu permit.
Mais encore ?
J’ai marché devant moi, libre, bayant aux grues ;
Mal nourri, peu vêtu, couchant dans un grenier
Dont je déménageais dès qu’il fallait payer ;
De taudis en taudis colportant ma misère,
Ruminant de Fourier le rêve humanitaire,
Empruntant çà et là le plus que je pouvais,
Dépensant un écu sitôt que je l’avais ;
Délayant de grands mots en phrases insipides ;
Sans chemise et sans bas, et les poches si vides,
Qu’il n’est que mon esprit au monde d’aussi creux ;
Tel je vécus, râpé, sycophante, envieux.
Je le sais ; quelquefois, de peur que tu ne meures,
Lorsque ton estomac criait : « Il est six heures ! »
J’ai, dans ta triste main, glissé, non sans regret,
Cinq francs, que tu courais perdre chez Bénazet.
Mais que fis-tu plus tard ? car tu n’as pas, je pense,
Mené jusqu’aujourd’hui cette affreuse existence ?
Toujours ! J’atteste ici Brutus et Spinosa
Que je n’ai jamais eu que l’habit que voilà.
Et comment en changer ? À qui rend-on justice ?
On ne voit qu’intérêt, convoitise, avarice.
J’avais fait un projet… je te le dis tout bas…
Un projet !… mais au moins tu n’en parleras pas…
C’est plus beau que Lycurgue, et rien d’aussi sublime
N’aura jamais paru si Ladvocat m’imprime.
L’univers, mon ami, sera bouleversé.
On ne verra plus rien qui ressemble au passé ;
Les riches seront gueux et les nobles infâmes ;
Nos maux seront des biens, les hommes seront femmes,
Et les femmes seront… tout ce qu’elles voudront.
Les plus vieux ennemis se réconcilieront,
Le Russe avec le Turc, l’Anglais avec la France,
La foi religieuse avec l’indifférence.
Et le drame moderne avec le sens commun.
De rois, de députés, de ministres, pas un ;
De magistrats, néant ; de lois, pas davantage,
J’abolis la famille et romps le mariage ;
Voilà ! Quant aux enfants, en feront qui pourront.
Ceux qui voudront trouver leurs pères chercheront.
Du reste, on ne verra, mon cher, dans les campagnes,
Ni forêts, ni clochers, ni vallons, ni montagnes.
Chansons que tout cela ! Nous les supprimerons.
Nous les démolirons, comblerons, brûlerons.
Ce ne seront partout que houilles et bitumes,
Trottoirs, masures, champs plantés de bons légumes,
Carottes, fèves, pois, et qui veut peut jeûner ;
Mais nul n’aura du moins le droit de bien dîner.
Sur deux rayons de fer un chemin magnifique
De Paris à Péking ceindra ma république.
Là, cent peuples divers, confondant leur jargon,
Feront une Babel d’un colossal waggon.
Là, de sa roue en feu le coche humanitaire
Usera jusqu’aux os les muscles de la terre.
Du haut de ce vaisseau les hommes stupéfaits
Ne verront qu’une mer de choux et de navets.
Le monde sera propre et net comme une écuelle ;
L’humanitairerie en fera sa gamelle,
Et le globe rasé, sans barbe ni cheveux,
Comme un grand potiron roulera dans les cieux.
Quel projet, mon ami ! quelle chose admirable !
À d’aussi vastes plans rien est-il comparable ?
Je les avais écrits dans mes moments perdus.
Croirais-tu bien, Durand, qu’on ne les a pas lus ?
Que veux-tu ? notre siècle est sans yeux, sans oreilles.
Offrez-lui des trésors, montrez-lui des merveilles :
Pour aller à la Bourse, il vous tourne le dos.
Ceux-là nous font des lois, et ceux-ci des canaux ;
On aime le plaisir, l’argent, la bonne chère ;
On voit des fainéants qui labourent la terre ;
L’homme de notre temps ne veut pas s’éclairer,
Et j’ai perdu l’espoir de le régénérer.
Mais toi, quel fut ton sort ? À ton tour sois sincère.
Je fus d’abord garçon chez un vétérinaire.
On me donnait par mois dix-huit livres dix sous ;
Mais il me déplaisait de me mettre à genoux
Pour graisser le sabot d’une bête malade,
Dont je fus mainte fois payé d’une ruade.
Fatigué du métier, je rompis mon licou,
Et, confiant en Dieu, j’allai sans savoir où.
Je m’arrêtai d’abord chez un marchand d’estampes
Qui, pour certains romans, faisait des culs-de-lampes.
J’en fis durant deux ans. Dans de méchants écrits
Je glissais à tâtons de plus méchants croquis.
Ce travail ignoré me servit par la suite ;
Car je rendis ainsi mon esprit parasite,
L’accoutumant au vol, le greffant sur autrui.
Je me lassai pourtant du rôle d’apprenti.
J’allai dîner un jour chez le père la Tuile ;
J’y rencontrai Dubois, vaudevilliste habile,
Grand buveur, comme on sait, grand chanteur de couplets
Dont la gaieté vineuse emplit les cabarets.
Il m’apprit l’orthographe et corrigea mon style.
Nous fîmes à nous deux le quart d’un vaudeville,
Aux théâtres forains lequel fut présenté,
Et refusé partout à l’unanimité.
Cet échec me fut dur, et je sentis ma bile
Monter en bouillonnant à mon cerveau stérile.
Je résolus d’écrire, en rentrant au logis,
Un ouvrage quelconque, et d’étonner Paris.
De la soif de rimer ma cervelle obsédée
Pour la première fois eut un semblant d’idée.
Je tirai mon verrou ; j’eus soin de m’entourer
De tous les écrivains qui pouvaient m’inspirer.
Soixante in-octavos inondèrent ma table.
J’accouchai lentement d’un poëme effroyable.
La lune et le soleil se battaient dans mes vers ;
Vénus avec le Christ y dansait aux enfers.
Vois combien ma pensée était philosophique :
De tout ce qu’on a fait faire un chef-d’œuvre unique,
Tel fut mon but : Bramah, Jupiter, Mahomet,
Platon, Job, Marmontel, Néron et Bossuet,
Tout s’y trouvait ; mon œuvre est l’immensité même.
Mais le point capital de ce divin poëme,
C’est un chœur de lézards chantant au bord de l’eau.
Racine n’est qu’un drôle auprès d’un tel morceau.
On ne m’a pas compris ; mon livre symbolique,
Poudreux, mais vierge encor, n’est plus qu’une relique.
Désolant résultat ! triste virginité !
Mais vers d’autres destins je me vis emporté.
Le ciel me conduisit chez un vieux journaliste,
Charlatan ruiné, jadis séminariste,
Qui, dix fois dans sa vie à bon marché vendu,
Sur les honnêtes gens crachait pour un écu.
De ce digne vieillard j’endossai la livrée.
Le fiel suintait déjà de ma plume altérée ;
Je me sentis renaître et mordis au métier.
Ah ! Dupont, qu’il est doux de tout déprécier !
Pour un esprit mort-né, convaincu d’impuissance,
Qu’il est doux d’être un sot et d’en tirer vengeance !
À quelque vrai succès lorsqu’on vient d’assister,
Qu’il est doux de rentrer et de se débotter,
Et de dépecer l’homme, et de salir sa gloire,
Et de pouvoir sur lui vider une écritoire,
Et d’avoir quelque part un journal inconnu
Où l’on puisse à plaisir nier ce qu’on a vu !
Le mensonge anonyme est le bonheur suprême.
Écrivains, députés, ministres, rois, Dieu même,
J’ai tout calomnié pour apaiser ma faim.
Malheureux avec moi qui jouait au plus fin !
Courait-il dans Paris une histoire secrète,
Vite je l’imprimais le soir dans ma gazette,
Et rien ne m’échappait. De la rue au salon,
Les graviers, en marchant, me restaient au talon.
De ce temps scandaleux j’ai su tous les scandales,
Et les ai racontés. Ni plaintes ni cabales
Ne m’eussent fait fléchir, sois-en bien convaincu…
Mais tu rêves, Dupont ; à quoi donc penses-tu ?
Ah ! Durand ! si du moins j’avais un cœur de femme
Qui sût par quelque amour consoler ma grande âme !
Mais non ; j’étale en vain mes grâces dans Paris.
Il en est de ma peau comme de tes écrits ;
Je l’offre à tout venant, et personne n’y touche.
Sur mon grabat désert en grondant je me couche,
Et j’attends ; — rien ne vient. — C’est de quoi se noyer !
Ne fais-tu rien le soir pour te désennuyer ?
Je joue aux dominos quelquefois chez Procope.
Ma foi ! c’est un beau jeu. L’esprit s’y développe ;
Et ce n’est pas un homme à faire un quiproquo,
Celui qui juste à point sait faire domino.
Entrons dans un café. C’est aujourd’hui dimanche.
Si tu veux me tenir quinze sous sans revanche,
J’y consens.
La consommation d’abord pour essayer.
Je vais boire à tes frais, pour sûr, un petit verre.
Les liqueurs me font mal. Je n’aime que la bière.
Qu’as-tu sur toi ?
Trois sous.
Entrons au cabaret.
Après vous.
Après vous.
Après vous, s’il vous plaît.